Complètement à côté de ses pompes
« Nous parvenons au sens du mot ’penser’ quand nous pensons nous-mêmes. Pour qu’un pareil essai réussisse, nous devons être prêts à apprendre à penser. » Martin Heidegger, Que veut dire ’penser’ ?
1- N. trouvait profondément injuste d’avoir dû se défendre d’être un harceleur sexuel, juste pour avoir passé une peau de chamois sur l’écran d’Alexa, tout en écoutant celle-ci lui exposer la météo du lendemain. « Je n’ai pas les mains baladeuses, se récriait-il, c’est juste que je n’aime pas la poussière ! ».
2- Ce que le plan fixe sur les turpitudes alléguées de tel ou tel cinéaste place entièrement hors-champ, c’est le spectacle lui-même – et ses turpitudes. La critique des industries culturelles s’efface devant l’urgence absolue qu’il y aurait à brûler en place publique ceux qui ont abusé de la faiblesse des actrices en herbe. Ce sont là deux modalités de l’exercice du jugement qui s’opposent radicalement. D’un côté, la morale, sous sa forme la plus rudimentaire et la plus suspecte, celle qui tranche péremptoirement entre le bien et le mal, qui voue le coupable à l’enfer et à la damnation, qui lie le sort de la justice à une dramaturgie bon marché, qui s’associe souvent à des images de traque et de chasse aux sorcières. De l’autre, la critique qui prend son temps, qui est une longue patience, qui réfléchit, cherche les bonnes prises, suppose constance et application, qui se trompe parfois, et se reprend... Le théâtre de la morale outragée réduit le tableau du monde à sa plus simple expression, en le peuplant de coupables et de victimes, c’est, ici, une fabrique de monstres acharnés à profaner l’innocence de la jeunesse. Cette mise en contraste de la prime jeunesse, associée à la naïveté et la candeur, à l’âge mûr tout entier basculé, lui, du côté de la lubricité, de l’abus de pouvoir et du cynisme a quelque chose d’infiniment suspect.
La critique, elle, est constamment portée à prendre la mesure de la complexité des choses, à explorer le maquis dense des ambiguïtés – des œuvres d’abord, puisque c’est, quand même, ce qui, importe en premier lieu, bien avant les péripéties des tournages. Selon la nouvelle modalité, le tournage d’un film cesse d’être l’occasion de la réalisation d’une œuvre, qui est à la fois un produit (industriel, commercial) et, éventuellement, un objet d’art, pour devenir une scène de crime réelle ou potentielle – celle où se rejoue inlassablement la scène horrifique du réalisateur sans scrupule (une sorte de vampire) abusant une frêle jeune fille. A ce compte, tout film dans lequel un réalisateur d’âge mûr dirige une adolescente est potentiellement, avant même d’exister, un film de vampire. C’est un trait d’époque que l’œuvre ou l’objet-film tende ainsi à s’effacer devant les circonstances de son tournage, ou, dit autrement, que la chronique tende à se substituer à la critique.
A cela on ajoutera que le tournage d’un film, même pour une adolescente, ce n’est pas le service militaire, on n’y est jamais convoqué sans appel ni rémission, on se présente généralement à un casting, on lit un scénario (car on sait lire), on y va de son plein gré et, davantage, selon son désir – celui de devenir une actrice, riche et célèbre, si possible.
Le gros plan actuel sur les abus de tournage et les inconduites sexuelles, sur l’emprise (encore un mot d’époque) exercée par des cinéastes dans la force de l’âge au détriment d’adolescentes pressées d’avoir leur nom à l’affiche organise la disparition de deux choses : d’une part, la scène de la séduction ne se laisse pas réduire à celle où le vampire se glisse dans la chambre où l’innocente jeune femme repose, endormie, pour lui enfoncer ses crocs dans l’artère jugulaire – il y a, dans la rencontre réelle entre l’un(e) et l’autre, encore et toujours des interactions, des circulations d’affects, des intérêts en jeu, des transactions, des tactiques, des conduites dans lesquelles l’actif ne se situe pas tout entier d’un côté et le passif de l’autre. Une jeune femme de dix-sept ou même de quinze ans, ça n’est pas une bûche ou une biche, ça s’oriente dans la vie, ça joue et ça calcule, ça rêve, ça ambitionne, ça se situe dans un champ affectif, ça endosse un ou des rôles, ça connaît ses atouts, etc. ... et ça conserve une certaine prise sur ce que cela fait, ou pas, de son corps dans et autour d’un film – en y engageant sa personne, son désir et son discernement.
Au cinéma, comme sur un stade, d’ailleurs, ou dans tout spectacle, il s’agit bien toujours d’une manière ou d’une autre de faire commerce de son corps pour en retirer certains avantages. Ce qui est singulier, c’est qu’avec la saturation de l’espace public par la nouvelle dramaturgie de teinture tératologique agencée autour de la figure de l’abuseur-vampire, les films et la part active qu’y ont prise les plaignantes et accusatrices d’aujourd’hui disparaissent à peu près complètement – les films, en tant, précisément, qu’ils sont ce qui convoque la critique ; là où sont en jeu, en particulier les stéréotypes du corps-marchandise féminin, du fétichisme du nibard et du cul, de la commodification du corps féminin, bref, la quintessence de la mise en spectacle du féminin au cinéma, toutes choses qui ne sauraient s’opérer sans que des actrices s’y engagent – les concours de nibards, petits et grands, on ne les y a tout de même pas conduites avec un fusil dans le dos (Au hasard : Joyeuses Pâques, grosse et lourde farce belmondesque de Georges Lautner, avec la juvénile et déjà retorse Sophie Marceau, 1984).
On en vient à oublier complètement que dans les films, les acteurs ne sont pas de purs truchements, des otages ; qu’ils contribuent activement à construire le spectacle, à donner consistance aux stéréotypes et aux images, aux clichés toxiques qui y prennent corps, à la transformation des corps en fétiches. Si, dans les films, les femmes tendent régulièrement à devenir des « objets », comme on dit, des marchandises circulant sur le marché du spectacle, les actrices qui font commerce de leur corps pour que le film prennent consistance, et trouve sa chair y sont quand même un peu pour quelque chose ; elles y trouvent quand même un peu leur intérêt, dans tous les sens du terme. C’est précisément ce qui est un peu débilitant avec les fables qui tiennent le haut du pavé dans le storytelling contemporain : les complexités qu’il revient à la critique de démêler et d’exposer, qu’il revenait, plutôt (la critique étant désormais résiduelle), ont cédé le pas à des « histoires », des scénographies, des contes pour enfants où il n’est plus question que de méchants ogres et de leurs malheureuses victimes. Ce ne serait qu’un peu affligeant si cela n’entrait pas en résonance avec ce néo-maccarthysme qui prolifère à tout-va, le goût immodéré des traques, des chasses aux sorcières – des chasses à l’homme. Le revers du moralisme ambiant, de la moralisation à outrance, sur tous les fronts, c’est le désir de persécution et sa mise en pratique. Dans le domaine des mœurs, chaque poussée de civilisation est désormais accompagnée, comme par son ombre, d’un tour de vis de forme inquisitoriale et policière qui en annule à peu près entièrement le bénéfice. Le procès de civilisation (la civilisation des mœurs comme procès) s’associe traditionnellement à l’accroissement de l’auto-contrôle et aux disciplines comme enjeu de subjectivation. Tout se passe aujourd’hui comme si un basculement s’était produit : à l’auto-contrôle, aux disciplines acquises se substituent désormais, ouvertement, la répression, voire la persécution. Mais comment ces deux sinistres sœurs jumelles pourraient-elles conduire ou accompagner quelque « progrès » que ce soit, en matière de civilisation des mœurs ?
3- Cet imbécile de Biden est tellement gâteux qu’il ne s’est pas même avisé de ce que son sonore et distingué « SOB » adressé à Trump se transformait aisément, au prix du changement de peu de lettres, en un tout aussi insultant et pertinent « Son of a Biden » ! « SOB » se dit ou du moins s’écrit désormais couramment, en français, « FDP ». Lu ce jour même, fébrilement et furieusement inscrit au feutre sur une planche destinée à remplacer une porte endommagée, à l’entrée d’une cave d’immeuble, l’inscription suivante : « Merci au FDP qui a défoncer (sic) à coups de pieds cette porte ». Il va falloir que j’y repasse pour voir si le FDP a répondu.
4- Troublante expérience : je tombe, au fil de mes lectures, sur un article déjà ancien, et le nom de son auteur me dit quelque chose, vaguement. L’article est plein d’esprit, ce qui attise ma curiosité, je cherche dans mon souvenir, je me dis que j’ai bien dû le croiser un jour, cet homme à la tête bien faite – mais comment se fait-il qu’il soit devenu si discret, ces derniers temps, au point de se faire oublier – il écrit de si bonnes choses... ? Je veux en avoir le cœur net, j’y vais voir sur Wikipédia et je le découvre parti il y a dix ans déjà, d’une de ces maladies qui vous emportent comme d’un coup de torchon... Parti sur la pointe des pieds, si discrètement que la chose m’a échappée... Je me sens étrangement pris en faute – n’aurais-je pas pu, à l’époque, être un peu plus attentif et, à défaut d’autre chose, saluer son départ d’une pensée, fût-elle fugace, mais sincèrement attristée, d’un bref geste de recueillement... ? Trop tard pour réparer, malheureusement... – enfin, si, persévérer à le lire ou le relire – la lecture comme réparation.
5- Une implacable loi de l’Histoire : quand le fond de l’air est décidément brun, ça commence à dorioter sérieusement, du côté de la gauche parlementaire – Rufin, Roussel, etc.
6- Je ne doute pas que certain.e.s dirigent résolument leurs pas vers les boîtes à livres dans le but d’y assouvir leur passion du crime – en extraire tel ouvrage honni, en purger tel auteur abominé et, une fois le prélèvement accompli, à la sauvette, s’empresser d’aller précipiter l’objet du délit (supposé) dans le plus proche des bacs en plastique à couvercle jaune – l’esprit de vindicte n’est pas incompatible avec le tri sélectif. Ce qui m’a mis sur cette piste a été, tout récemment, la disparition suspecte d’un exemplaire à couverture rouge de Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, en italien, dans une boîte du voisinage – présence tant insolite qu’inattendue. Je vois d’ici le tableau : le fringant Fratello d’Italia venu en voisin s’approvisionner en romans de Patricia Cornwell transposés en idiome dantesque, s’abattant sur l’opus diabolicum comme un vautour sur la dépouille d’un grand fauve. Toute la question étant de savoir si le cactus philosophique de Lénine aura fini sa carrière dans une poubelle française ou italienne...
7- Tout récemment, la chroniqueuse pleine d’esprit Lydie Graft-Vermulot épinglait dans ces colonnes mêmes, un article publié dans la version électronique du Monde, évoquant une enquête réalisée pour le compte du Défenseur des droits auprès des policiers et gendarmes, à propos de l’exercice de leur métier ; de cette étude, il ressortait, entre autres, que, « si l’usage de la force pour obtenir des aveux est réprouvée dans plus de neuf cas sur dix, près de six répondants sur dix (59,8%) estiment que, dans certains cas, le recours à plus de force que ce qui est prévu dans les textes [je souligne] devrait être toléré » – une formule qui, traduite en bon français, veut bien dire : un peu de torture ne saurait nuire (à l’enquête).
Or, comme chacun sait, la torture, il suffit que ceux qui la pratiquent s’y habituent pour que ça devienne une institution, tandis que fatalement, par effet d’entraînement, l’usage « modéré » de la torture s’épanouit et prospère sous la forme d’une collection de sévices abominables – la gégène et le reste pendant la guerre d’Algérie, la torture systématique des détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, etc.
Deux jours plus tard, la version papier du Monde (29/02/2024) reprend le même article sous un titre légèrement modifié. Simplement, les veilleurs de nuit de la rédaction ont entretemps pris la mesure du caractère tant soit peu litigieux de ce qui se dévoile, dans ce résultat, des dispositions présentes de la corporation policière. Alors, ce passage de l’article passe à la trappe et est avantageusement remplacé par la consignation des réactions, entièrement négatives, de deux syndicats policiers à l’initiative de la Défenseure des droits – Alternative police et Alliance-police, l’un et l’autre vent debout contre la création d’un récépissé des contrôles d’identité : « c’est un serpent de mer qui ne contribuera qu’à alourdir la procédure et instaurer un climat de défiance entre la police et la population », statue péremptoirement Alliance-Police, plus marino-darmanien que jamais.
Voici donc le journalisme renégat pris la main dans le sac. Voici donc comment cette espèce-là, avec tant de zèle que de constance, aplanit le chemin qui conduira nos fascistes notabilisés aux affaires.
A défaut de pouvoir en faire davantage, on prend date.
8- Une supposition que l’on parvienne, grâce à des modifications génétiques appropriées, à faire en sorte que les loups deviennent parfaitement végétariens, herbivores, fructivores, amateurs de plantes aromatiques et des baies sauvages – est-ce que cela suffirait à désarmer les fanatiques préventions des éleveurs et, plus généralement, de la tribu hétéroclite et féroce des anti-loups ? Pas sûr, improbable, même.
9- « Quand les alliés auront évacué la Chine, le parc des tombeaux, qui nous aura été ouvert un moment, redeviendra impénétrable aux Européens pour des temps que l’on ignore, jusqu’à une invasion nouvelle peut-être, qui fera cette fois crouler le vieux colosse jaune... A moins qu’il ne secoue son sommeil de mille ans, le colosse encore capable de jeter l’épouvante, et qu’il ne prenne enfin les armes pour quelque revanche à laquelle on n’ose songer... Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait-là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction !... Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés ont été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance ».
Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (1900)
Comme quoi, on peut être membre de l’Académie française, officier de marine, impérialiste impénitent et conserver des accès de lucidité.
10- Il est parfaitement choquant que vous apostrophiez Alexa en termes discriminatoires, en clair que vous la traitiez de salope, chaque fois qu’elle vous annonce qu’il fera un temps de merde dans votre région, le lendemain. Ceci pas seulement parce qu’il est déraisonnable de la tenir pour responsable du temps qu’il fait ou ne fait pas – j’espère que vous l’avez compris.
11- Il y a un gros problème d’ophtalmologie blanche : en moins d’un siècle, les Jaunes ont cessé d’être jaunes pour devenir des Asiatiques, là où l’on parlait couramment de race jaune, terre jaune, pays jaune, peuple jaune et, donc, péril jaune. Même Trump n’a pas osé réveiller la couleur lorsqu’il a agité le motif du « virus chinois », au temps de la pandémie covidienne. Les Amérindiens, de même avaient, précédemment, peu à peu cessé d’être rouges pour devenir peuples premiers, premiers habitants, etc. Ce qui est troublant, quand on se plonge dans la littérature d’époque, c’est que ces couleurs des autres ne relevaient pas seulement de conventions de langage – les colonisateurs européens voyaient bien les Chinois, les Japonais, les Vietnamiens, les Malais (…) comme vraiment jaunes – ceci probablement jusqu’à la Seconde guerre mondiale au moins. Ils voyaient bien, au temps des guerres indiennes, les « Peaux-rouges » comme vraiment rouges. Comment, par la grâce de quelles métamorphoses ou opérations de reconditionnement ces peuples ont-ils pu perdre leurs couleurs respectives – tandis que les Blancs, eux, demeurent invariablement blancs, à leurs propres yeux comme à ceux des autres ? Et pourtant, l’espèce blanche est-elle à l’examen si uniformément blanche que ça ? Ici, c’est bien la convention qui prend le dessus – le blanc des Blancs se décompose aisément en blême, basané, rose, laiteux, pâle, cuivré, etc. Ce n’est pas la couleur mais la morphologie qui opère le partage entre les Européens (« Caucasiens ») et les peuples d’Asie orientale. En vérité, le seul domaine dans lequel la différenciation entre les « espèces » (davantage que les races) humaines continue à coïncider avec les différences de « couleurs », c’est celui de ce qui, aux Etats-Unis, se désigne comme color divide – là où le Blanc est ce qui s’oppose au Noir. Les Noirs persistent à être noirs, qu’ils soient Africains ou Afro-américains et, comme tels, à se distinguer de tous les autres, y compris les Asiatiques à la peau plus ou moins sombre (Indiens, Srilankais...).
Ce que montrent bien tant ces variations que ces constantes, c’est que la couleur est avant tout, dans la désignation des espèces humaines et de ce qui les distingue visiblement, un attribut. Dès lors, la question de savoir qui attribue quoi à qui, qui dispose du pouvoir d’attribuer, devient cruciale. Elle rejoint ici celle de l’attribution d’un espace ou d’une origine – les Juifs jadis et naguère désignés comme peuple oriental.
La connaissance de la variabilité des attributions, en la matière, c’est, bien sûr, le meilleur des antidotes contre l’essentialisme racial – les races sont, fondamentalement, des constructions ou des institutions imaginaires. Des constructions fragiles et qui tendent à s’user, au fil de leurs emplois et suremplois au service de la conquête, de la fabrication de l’hostilité ou de l’altérité mauvaise. Ce qui explique leur relativisation croissante – les Japonais ont progressivement cessé d’être jaunes en devenant démocrates, les Chinois en devenant une grande puissance et un pays « développé », plus Taïwan se rapproche des Etats-Unis et plus ses habitants deviennent des quasi-Blancs, selon la même procédure qui a fait des Israéliens des tout-à-fait Blancs, même quand ils sont d’origine marocaine ou irakienne. Plus la couleur s’efface comme marqueur des différences irréversibles, facteur de différenciation molaire, et plus s’avancent sur le devant de la scène le « culturel » et le religieux. Dans les usages courants de l’hostilité ou de la discrimination, le « ta sale race », « ta couleur maudite » n’a plus trop la cote. En revanche, « ta sale religion », « tes détestables habitudes vestimentaires » sont en plein boom. On veut bien passer sur ta couleur, pour peu que tu te plies à notre régime de vie, à notre mode de domination qui, envers et contre tout, demeure celui de l’identique.
12- Un crime demeuré impuni : vers trois heures de l’après-midi, N. s’était assis sur la terrasse ensoleillée du café italien et y avait commandé un déca. Une serveuse aux cheveux rouges et à l’accent prononcé, comme il se doit, lui avait servi un café bien serré, très noir et légèrement amer. Le soir, ayant regardé sur son ordi un honorable film de Louis Malle, avec Brigitte Bardot et Marcello Mastroianni, lu quelques pages d’un émétique (comme toujours) roman de Céline, N. avait éteint la lumière et tenté de s’endormir – en vain. Très énervé, il avait rallumé la lumière, vers une heure et relu quelques pages du roman de Céline, toujours aussi émétique. Une sourde rage montait en lui : à l’évidence, ce n’était pas un déca que lui avait servi la gourgandine aux cheveux rouges, mais bien un vrai café, à réveiller les morts. Or, le lendemain, il lui fallait se lever tôt et une journée chargée l’attendait. A trois heures, n’y tenant plus et toujours aussi alerte, ivre de vengeance, N. s’était levé, habillé et, ayant enfourné dans son sac à dos une bouteille de white spirit et une boîte d’allumettes, s’était dirigé par les rues désertes vers le café italien. S’étant assuré qu’aucune caméra ne balayait les lieux, il avait arrosé les chaises et les tables retenues ensemble par une grosse chaîne cadenassée, balancé une allumette au hasard avant de s’éloigner en courant. Le souffle de l’incendie l’avait presque rejoint lorsqu’il avait tourné au coin de la rue avant de regagner son immeuble, puis de rejoindre son lit où il s’était endormi aussitôt, sans avoir même pris la peine de se déshabiller.
Contre toute attente, il s’était réveillé frais et dispos et la journée (chargée) ne s’était pas si mal passée que cela. Au boulot, on ne parlait que de ça : incendie volontaire, immeuble en flammes, quinze morts, des dizaines de blessés, plus ou moins gravement brûlés.
L’enquête piétina longtemps, la piste terroriste un moment évoquée, dut rapidement être abandonnée, faute d’indices probants et peu à peu l’affaire sombra dans l’oubli. N. évitait de fréquenter le café italien qui, depuis belle lurette, avait repris ses activités et prospérait à nouveau. Il lui venait parfois – ô, très fugacement ! – comme un regret – tous ces morts pour un faux déca ? Une balle dans le genou de la fille aux cheveux rouges n’aurait-elle pas suffi à rétablir la justice ? Mais, à la réflexion, était-ce bien elle qui avait, sciemment ou par pure négligence, remplacé le déca par le criminel express ? Ou plutôt le Rital mal rasé installé derrière le comptoir et qui, au moment de payer, lui avait annoncé (sans vergogne) le montant en italien ? Mais alors, il aurait fallu enquêter, revenir sur les lieux pour en avoir le cœur net et, selon toute probabilité, le désir de vengeance s’étiolant avec le temps, l’outrage serait demeuré impuni.
Or, plus que jamais, ce qui importe par les temps qui courent, où tout va à vau-l’eau, c’est de rendre coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent. Ou mieux : pour un œil, les deux, pour une dent, toute la gueule. C’est exactement ce que N. avait fait, d’instinct, et il ne parvenait pas à le regretter – la justice est un balai de fer, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, etc.
Mais surtout, ce qui confortait N., surtout, c’était le sentiment d’être en harmonie avec l’esprit de son temps.
Jérôme Civet