Conflits et schismogenèses dans les films
La fonction principale de l’adversaire
est d’attaquer la faiblesse du héros.
(John Truby, L’anatomie du scénario, p. 107)
J’ai choisi de vous présenter le thème du conflit sous un angle particulier, celui du cinéma. Il faut commencer par dire que pour les scénaristes le conflit est un élément indispensable au film. Autrement dit, il n’y a pas de film sans conflit. Mais la notion scénaristique qu’il faut encore définir semble insuffisante pour penser le rapport du spectateur au film. Mieux, on peut se demander si le conflit fonctionne dans un film majeur de la même façon que dans un film mineur, c’est-à-dire quand les normes de l’industrie du cinéma sont subverties. L’ensemble de ces questionnements nous portera à envisager dans le cadre du cinéma l’idée d’une conception plurielle du conflit, sous la forme d’échelle schismogénétique.
I — Le conflit dans le cinéma majeur
Dans un premier temps, il convient de définir précisément ce que revêt la notion de conflit dans le cinéma. C’est dans le cadre scénaristique que cette notion est présente et elle reprend pour l’essentiel les définitions courantes du mot conflit, tout en les inscrivant dans un dispositif proprement cinématographique.
A- L’essence du conflit en territoire-cinéma
Selon le CNRTL [1], il y a quatre définitions courantes du conflit : a) un choc, un heurt qui se produit « lorsque des éléments, des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer réciproquement. », comme dans une lutte armée, une guerre (opposition physique) ; b) une forte opposition, une divergence profonde, un différend grave, un vif désaccord entre deux personnages ou deux groupes (opposition morale) ; c) une contestation élevée entre deux partis sur le même droit, la même compétence, la même attribution (opposition juridique) ; d) une « action d’être aux prises, combat » ou « combat moral, intérieur » (Morales sur Job, de Grégoire Le Grand, XIIe siècle).
La force du cinéma, c’est d’abord de dialectiser ces différents sens courants en les répartissant en deux catégories (interne /externe). Ainsi, le quatrième sens qui n’est pas sur le même plan que les autres prend ainsi plus d’importance. Mais surtout, c’est de faire de cette notion de conflit une pièce maîtresse du film, en la plaçant dans un dispositif. Dans ce dispositif, le conflit est articulé au personnage principal, le héros est dans un certain rapport à d’autres personnages et à lui-même. Olivier Cotte, scénariste et théoricien, résume bien la nouvelle fonction du conflit : il est « ce qui constitue l’intrigue et qui résulte de l’opposition but/obstacle » (cf. Écrire pour le cinéma et la télévision, Dunod, 2014, p. 185). Le conflit résulte de la mise en relation de trois éléments : le protagoniste, l’objectif et les obstacles au sein d’un film.
Le protagoniste n’est pas forcément un personnage fait de chair et de sang. Il peut être un paysage ou même, dans de rares cas, un principe abstrait. Il prendra place dans une fiction selon la ligne narrative choisie par le scénariste. En général, une histoire comporte trois parties distinctes, appelées, selon Bruce Block : « l’exposition », le « développement » et la « résolution ». Cette tripartition vient directement d’Aristote (de sa Poétique) et est associée chez le philosophe à l’idée de mimesis. L’exposition (souvent ce sont les 10 premières minutes) pose le conflit, sous la forme le plus souvent d’une situation critique ; le développement concerne les péripéties qui aggravent le conflit ; et la résolution qui a nécessairement un pic, un climax, et qui résout le conflit. Le film se développe ainsi comme une sorte d’organisme qui évolue entre un début, un milieu et une fin. Le film est donc la mise en place d’une sorte de nœud (le conflit) et des moyens pour le défaire. Mais il n’y aurait pas conflit, si le protagoniste était sans but et s’il n’y avait personne pour contrarier son action.
Le but est un objectif que le héros s’est fixé et qui est pour lui difficile à atteindre. Le but est d’ailleurs désiré par un autre personnage : l’antagoniste, c’est celui qui va s’opposer au protagoniste. Le conflit sera alors nommé « externe ». Le but cependant n’aura pas pour le protagoniste et pour l’antagoniste la même valeur : gagner la guerre pour un Américain, ce n’est pas la même chose que gagner la guerre pour un nazi. Le but peut parfois être multiple, ce qui rend l’arc narratif plus complexe. Dans Titanic le héros veut aller aux USA (il prend le bateau, comme tous ceux qui émigrent), mais il veut aussi tomber amoureux. L’opposition à un antagoniste peut se faire sur un plan physique, moral, ou juridique, comme le suggèrent les trois premiers sens courants du mot. Dans le film Incassable, l’opposition est physique (entre deux hommes) ; dans Carnage, l’opposition est morale (entre deux familles) ; Manon des eaux, l’opposition est d’ordre juridique (l’accès à un puits).
Comme le rappelle Truby, « les oppositions simplistes entre deux personnages anéantissent toutes chances de profondeur, de complexité ou de réalisme » (J.Truby, L’anatomie du scénario, p.107). C’est pourquoi Truby préconise de créer dans le scénario un « réseau d’oppositions ». Pour cela, le scénariste doit envisager un adversaire principal et au moins deux adversaires secondaires. On peut schématiser les choses ainsi : le héros est l’un des quatre points d’un carré, tandis que ses adversaires sont placés aux trois autres points. On parle alors d’ « opposition en quatre points ». Cela suggère que chacun des personnages est en opposition avec tous les autres, que leurs valeurs divergent, qu’ils sont très différents, mais aussi l’opposition à quatre points peut s’élargir (selon le degré d’implication dans le monde), et surtout que les obstacles qu’ils mettent en œuvre sont différents.
Les obstacles s’opposent à la réalisation de l’objectif. Les obstacles sont ce qui retarde la réalisation du but du protagoniste. Les obstacles peuvent être de deux sortes : soit externes, soit intérieurs. Soit le protagoniste est empêché soit il s’empêche lui-même d’agir. Dans le conflit interne, l’opposition se fait avec soi-même. Le héros est son propre obstacle, son propre frein à la réalisation de son but. Anakin, dans Star Wars, est un être passionné. Ce n’est pas un simple trait de caractère du personnage, celui-ci a été programmé génétiquement en laboratoire pour ne pas se maîtriser dans les moments difficiles. Ce qui l’empêche d’être un Jedi à part entière et permet au chancelier Palpatine de prendre le pouvoir. Jack, dans Titanic, s’interdit d’aller sur le pont supérieur du bateau, car les gens de sa condition ont leur place dans les ponts inférieurs, on ne fricote pas avec le riche. Scottie, dans Vertigo, a le vertige, faiblesse qui sera exploitée. Le cinéma américain va privilégier le conflit interne sur le conflit externe, sauf peut-être quand le héros est un espion (exception faite de Casino Royale).
Il arrive parfois qu’on parle de conflit (avec un grand C) dans un film, c’est le cas pour les films de guerre. Tant que le conflit comme guerre n’est pas en lien direct avec le personnage, ce n’est pas un conflit au sens cinématographique. Le conflit alors relève d’un genre, la guerre et il sert de toile de fond de la diégèse. Quand le conflit (Conflit) touche à la diégèse et ne concerne pas que le protagoniste, mais le plus de monde possible, alors c’est le conflit interne qui prime.
Il peut y avoir plusieurs conflits externes, simultanés ou successifs. Dans Wendy et Lucy, le conflit est multiple : il naît de la condition difficile de Wendy, qui fait de la société un allié ou son pire cauchemar, il s’envenime avec la disparition de son chien, qu’elle tente de retrouver. Le conflit s’achève quand elle décide de l’abandonner à un maître qui l’a recueilli. Le conflit interne peut être aussi, dans de rares cas, multiple : quand le héros a de multiples personnalités (folie).
Le conflit interne n’est pas exclusif du conflit externe. Parfois les deux se confondent, se superposent. Dans Take Shelter, Curtis, ouvrier et père de famille, est en proie à des visions apocalyptiques qui l’obligent à creuser dans son jardin un abri. Ces visions sont l’expression d’une schizophrénie (conflit interne), comme le suggère Dominique Parent-Altier dans son livre Approche du scénario (Armand Colin, p. 59). Même si le plan final du film semble lui donner tort.
B- Le paradoxe du conflit
Mais le dispositif cinématographique est plus complexe encore qu’il n’y paraît. Le conflit n’est pas statique, car il est « la force motrice de l’histoire » (Dominique Parent-Altier, op.cit., p.54). Ainsi contrairement à ce qui se passe dans la vie réelle, le conflit dans un film ne « bloque » pas les personnages, c’est même le contraire : il rend possible leur action. Le conflit, c’est ce qui mobilise sans cesse le protagoniste et l’(les) antagoniste(s). Il se développe donc dans la durée. Paradoxalement, c’est aussi cette portée dynamique du conflit qui le conduit à sa propre disparition. Le film fait vivre le conflit pour le faire mourir au bout d’un certain temps. Le conflit est à la fois le problème et la solution. Dans un film majeur, le conflit n’est qu’une manière d’aboutir à son dénouement. Le conflit externe peut s’aggraver, mais arrivé à la résolution du film, il doit se défaire d’une manière ou d’une autre. Un des personnages l’emporte ou quelque chose a lieu. Le conflit externe trouve sa résolution par la mort ou la défaite apparente de l’antagoniste, en général pour l’enrayer. La résolution de l’intrigue implique un rééquilibrage avec le monde et avec soi, même s’il peut y avoir l’apparition d’un nouveau conflit dans le cas d’un film d’horreur (les choses ne font que se déplacer, c’est typique des films de possession) : il est juste déplacé. Le conflit interne se résout par ce que Truby appelle une révélation, un changement moral du protagoniste. Le conflit est d’ordinaire une manière d’empêcher l’adéquation du personnage avec lui-même dans son état originel. Le héros gagne en moralité, en grandeur, il se dépasse. La résolution du conflit interne est d’ordre émotionnel et moral. Les meilleurs films jouent souvent sur un subtil tissage du personnage dans son rapport à son même et au monde.
Dominique Parent-Altier distingue deux modes de résolution du conflit qu’il qualifie de « satisfaisant » ou de « non satisfaisant (ou ambigu) » et deux modes de non-résolution du conflit qu’il qualifie aussi de « satisfaisant » ou de « non satisfaisant ». Mais son critère ici n’est plus vraisemblablement le personnage, mais le spectateur. Il en convient lui-même : « l’appréciation de la résolution d’un conflit est sujette à l’appréciation personnelle du spectateur ». Dans le cas des modes de résolution de conflit, avec une fin satisfaisante, il y a catharsis, puisqu’elle apporte une « exaltation ou une compréhension approfondie du drame et de sa propre existence ». C’est le mode le plus fréquent. Avec une résolution non satisfaisante, le héros meurt (Thelma et Louise) et cela nous chagrine. Pour Dominique Parent-Altier, les deux autres modes (non-résolution du conflit satisfaisant ou non) laissent le spectateur dans l’incertitude. Le scénariste prend l’exemple du film Les Oiseaux. Le conflit qui a lieu entre les hommes et les oiseaux est pour le scénariste non résolu, car il n’y a pas de catharsis et que nous ignorons ce qui va advenir des personnages. Mais, à notre avis, le problème n’est pas là. Le conflit est en fait clairement résolu contrairement à ce que dit Parent-Altier, au profit d’un rapport de forces en faveur des volatiles [2]. La raison de ce changement est d’ailleurs déductible des événements du film : c’est une révolte, une volonté de s’arracher à la domination de l’homme, et non un phénomène surnaturel ou religieux. La fin du film Take Shelter, évoquée également par Dominique Parent-Altier, a aussi un dénouement dans la mesure où un autre personnage que Curtis, sa femme, voit la vague arriver ; ce qui signifie que l’hypothèse de la folie n’est plus valable. La vague, symbole de la fin du monde, on comprend qu’elle aura bien lieu. On peut donc douter des catégorisations de Parent-Altier qui d’autre part reprend la notion d’Aristote (catharsis) sans la justifier.
C- Échelle du conflit ou schismogenèses
Contrairement à ce que dit Dominique Parent-Altier, il faut donc nettement distinguer le conflit lié au personnage, à la ligne narrative, et celui lié au spectateur. Olivier Cotte, on l’a dit, a parlé de trois éléments pour définir le conflit (protagoniste, objectif, obstacles) ; à aucun moment il n’intègre l’appréciation du spectateur comme élément du conflit. Il faudrait donc distinguer plusieurs sortes de conflits, si l’on ne veut pas faire l’économie du jugement du spectateur. Il s’agit de mettre un peu d’ordre dans les notions scénaristiques et de distinguer plusieurs plans ou niveaux dans l’approche du conflit d’un film. On peut envisager une sorte d’échelle.
Le niveau 1 de l’échelle, c’est celui du conflit lié au protagoniste qui est fixé par le scénariste en fonction des règles et normes sociales et dont on ne peut pas ne pas constater la présence, car elles sont la matière même du film ; le niveau 2, c’est celui du spectateur (jugement), qui peut intervenir à n’importe quel moment du film sans pour autant nuire au premier niveau, puisqu’il réagit à ce niveau en fonction de son référentiel moral ; et le niveau 3 est un mode d’appréhension du film qui se passe du jugement de valeur du spectateur, mais qui permet à celui-ci d’atteindre un regard plus critique sur le film, en le faisant accéder aux limites du dispositif du film mis en œuvre. Détaillons un peu les choses.
Le premier niveau du conflit – celui dont nous parlons depuis le début – est fixé par le scénariste. Avec lui, le spectateur intègre le référentiel du personnage, c’est-à-dire sa manière d’être au monde (conflit externe) et avec lui-même (conflit interne). Le spectateur, sans s’identifier au personnage, suit alors le déroulement des actions du personnage, puisqu’il a intégré son système de normes en même temps que celui de la société qui l’entoure. En fait, le spectateur à ce niveau intègre une opposition. Le spectateur se situe dans un centre de gravité, un « point zéro » à partir duquel il envisage à la fois le système de normes du protagoniste et celui de la société. Il est au cœur d’une différenciation. La notion de conflit nous semble trop statique et rigide. Le spectateur prend ainsi conscience en même temps des traits moraux du protagoniste et de ce qu’il rejette. Cette mise en relation dialectique est elle-même en devenir, processuelle, car elle évolue dans le film. On pourrait donc dire que l’opposition n’est pas jamais aussi tranchée que le serait une opposition dans la vie réelle et qui se matérialise par une séparation, une sorte de blocage. Il y a dans un film une portée dynamique du conflit. Qu’on pense au film Falling Down (Schumacher, 1993), le protagoniste, un père de famille qui a perdu la garde de sa fille, et qui après être rentré dans un fast-food va complètement vriller. Il entre en conflit avec n’importe qui et c’est au cours du film que nous comprendrons la raison de sa transformation en forcené. Plutôt que de conflit qui n’est qu’une façon limitée de parler d’opposition dans la vie réelle, on parlera de schismogenèse. À l’origine, cette notion est apparue dans un contexte anthropologique, où elle définit un contact entre populations différentes qui dégénère en conflit ou qui est marqué par une opposition.
La schismogenèse est donc un processus de différenciation s’effectuant à partir des normes comportementales des individus (ou des groupes) lorsqu’ils entrent en contact. Si l’un des groupes absorbe l’autre ou détruit l’autre, il n’y a plus conflit. Gregory Bateson différencie, dans les années 1930, trois formes de schismogenèse : symétrique, complémentaire ou mixte
Dans la première forme, les groupes ont les mêmes comportements, ils rivalisent, cet effet miroir crée une hostilité de plus en plus grande. Dans la seconde forme, les groupes sont dans une relation de domination les uns par rapport aux autres, plus l’un durcit sa position, plus l’autre se soumet jusqu’à l’élimination d’un groupe. Il y a schismogenèse quand il y a différentiation.
David Graeber ne retient que la différenciation qui pousse des groupes à ne pas suivre les mêmes coutumes et à durcir leurs positions pour marquer leur identité. Si on s’en tient au cadre du film, référentiel narratif, alors le différentiel est celui d’une opposition grandissante qui peut ne pas aboutir à une guerre, mais à deux tribus différenciées identitairement.
Pour notre part, nous parlerons ici de trois sortes de schismogenèse, de trois types de différenciation qui distinguent des régimes d’opposition dans la compréhension d’un film.
La schismogenèse est d’abord interne (ou zéro), intradiégétique. Dans les films noirs, les westerns, les valeurs de la société sont représentées par le collectif, les lois, les conduites des gens. Le personnage est donc plus ou moins en écart avec ce référentiel. Le scénariste fabrique partiellement la schismogenèse interne qui marque l’écart entre le personnage et un antagoniste. La plupart du temps, il imite des référentiels sociaux existants ou ayant existé (lois ou des règles). Dans les films commerciaux, les Blockbusters, la schismogenèse interne est, pour reprendre la catégorie de Bateson, qui pourrait être ici une sous-catégorie de notre nouvelle classification, d’un type complémentaire : le héros va fonctionner systématiquement en opposition avec ce qu’on attend de lui, en réaction à un ennemi ou à la société (posture de domination) et l’ennemi ou la société va réagir de plus en plus contre lui. En général, elle débouche sur la victoire d’un personnage.
Le deuxième niveau du conflit, c’est celui du spectateur rattrapé, si l’on peut dire, par son propre référentiel moral. Le personnage dans un film peut nous énerver (quand il agit pour nous stupidement), il peut nous résister (quand nous ne « comprenons » pas le sens de ses actions, c’est-à-dire que nous ne les acceptons pas). Possiblement, une opposition entre le spectateur et le personnage peut se faire jour et peut conduire à un conflit radical, c’est-à-dire à une rupture entre eux : le spectateur quitte alors le film. Ce second niveau implique l’intégration du système référentiel du personnage et des autres personnages (schismogenèse interne ou zéro), il vient par-dessus en quelque sorte, mais il s’en distingue. Cette confrontation du spectateur au héros est un nouveau conflit qui témoigne cette fois du rapport propre que le spectateur entretient avec le personnage et en contrepoint dit quelque chose du rapport que le spectateur a envers lui-même (ce qu’il n’aime pas chez le héros, c’est quelque chose qu’il n’aime pas forcément en lui). Cette conception éclaire l’insatisfaction dont parle Dominique Parent-Altier à propos du conflit de niveau 1.
Ainsi quand le scénariste parle de résolution d’un conflit dans un film, il privilégie le niveau 2 au niveau 1. Certes, Thelma et Louise se jettent dans le vide du Grand Canyon, le conflit est résolu, mais le spectateur peut se sentir insatisfait, car il aurait aimé que les héroïnes puissent défendre leurs droits devant un tribunal. Mais c’est oublier que la ligne narrative n’est pas articulée à la justice, mais à la liberté. Nous plaquons donc un système référentiel qui n’est pas forcément celui du film lui-même (au niveau narratif). Certes, en fonction du formatage du niveau 1, les appréciations du public peuvent être envisagées, mais un film commercial tente d’évaluer le film sur un double plan, le plan narratif et le plan moral. Selon l’âge aussi du spectateur. En général, un enfant va réagir en fonction de l’idée qu’il se fait du personnage. On peut s’identifier au personnage, à une victime, parce qu’on la voit souffrir, sans comprendre que le personnage peut lui-même être à la source du malheur de ses bourreaux. Dans La Planète sauvage, les géants sont les méchants et font souffrir les hommes plus petits. Je me souviens que plus jeune, j’avais éprouvé de l’empathie pour un géant qui avait été capturé et torturé par les petits hommes. L’appréciation est souvent partielle et affective. Il peut arriver aussi que dans le cas des super-héros, l’enfant s’identifie au plus fort.
Le troisième niveau du conflit est plus complexe à atteindre et en général les spectateurs lambda n’y sont pas sensibles. Le film peut résonner non pas avec un référentiel moral (nécessairement variable), mais avec des traits « culturels ». J’emploie ici le mot culturel en un sens très particulier : il s’agit de la culture des images, de ce qui est partagé sur le plan de la connaissance et non de nos habitus (La Joconde, par exemple, est un tableau de Léonard de Vinci, etc.). C’est si l’on veut entretenir une résonance vraie avec une image ou avec un son. Certains plans vont entrer en résonance avec autre chose. La notion de conflit est liée ici à la manière d’appréhender le tout du film, son sens général. La schismogenèse se fait absolue, quand elle nous oblige à comprendre le film en lien avec des éléments « culturels », quand elle dépasse les limites de tout référentiel moral, nécessairement subjectif et limité, pour nous porter à voir le film dans une forme d’objectivité. Par exemple, en regardant la scène de la douche et en la confrontant à d’autres images comme les images du storyboard, il m’apparaît que les pommeaux de douche n’y sont pas et qu’ils mettent en place un certain montage de la scène. Au niveau 1, c’est le meurtre, au niveau 2, c’est l’émotion pure de la peur et de la surprise. Le niveau trois dessine une certaine interprétation du film et de la scène de la douche, voire de la conception filmique d’Alfred Hitchcock comme un sas [3]. Le point de vue sur un film peut changer du tout au tout en passant d’un niveau à un autre : un film peut avoir des valeurs humanistes et être au fond un film raciste et colonial (cf. exemple plus bas : La proie nue).
Il y a un rapport de coïncidence, de congruence avec le personnage, tant que le spectateur suit le référentiel normatif du personnage, mais dès qu’il interfère avec son propre système normatif, alors il y a écart. Mais tant que l’on reste au niveau 2 de la saisie d’un film, on n’interroge pas vraiment le film, on réagit à tel ou tel trait du film et on ne touche pas au système culturel (entendu ici au sens d’une culture du cinéma, de l’art, et non pas d’un système social de valeurs). Ce n’est qu’à ce troisième niveau, détaché de toute dimension subjective, que nous pouvons comprendre le personnage dans le film d’une manière plus critique, car nous en comprenons le dispositif. Il faut une « déterritorialisation absolue » (Deleuze) pour regarder un film. Il y a un plan narratif que nous ne pouvons ne pas suivre, il y a un plan moral qui nous fait interagir avec le film, mais ce n’est que lorsque nous quittons notre référentiel moral, que nous pouvons saisir le fonctionnement du dispositif cinématographique à l’œuvre dans tel ou tel film. Il y a donc une échelle de compréhension du film, qui déploie trois types de schimogenèse interne ou zéro (celui du personnage, de la narration), externe (interférence entre deux systèmes moraux), absolue (celui qui confronte des traits du film avec d’autres référentiels).
D- L’exemple d’un film majeur : La proie nue
Pour illustrer les différents niveaux de conflit, je prendrai un seul exemple, un film majeur : La « Proie nue » (Cornel Wilde). Ce film n’a pas été choisi au hasard car c’est en me confrontant à la difficulté de ce film que j’en suis arrivé à élaborer cette échelle schismogénétique.
L’histoire de ce film se passe en Afrique, un chef d’un safari, joué par le réalisateur lui-même, encadre un groupe de chasseurs qui refusent les présents d’usage aux guerriers d’un village de la savane, qui se vengent en les faisant prisonniers et en les mettant à mort par des tortures horribles. Au chef du safari ils réservent un sort différent : ils ne lui laissent qu’une longueur d’avance avant de se lancer à sa poursuite. Il devient "la proie nue". À force d’endurance, de ruse, de courage et parce qu’il est aussi impitoyable que ses poursuivants, le héros va en réchapper au milieu d’une nature hostile où les hommes sont aussi cruels que les animaux. Seul moment paisible et rempli d’humanité : la brève rencontre avec une fillette, seule rescapée d’un village attaqué par des trafiquants d’esclaves [4].
Le premier niveau de conflit est clair. Dans ce film, le héros est présenté comme une victime qui subit les conséquences de la conduite d’autres personnages, des chasseurs. Il devient lui-même chasseur pour s’en sortir. C’est, sans ambiguïté, un conflit externe classique.
Le second niveau est également apparent : comme il peut varier en fonction des mœurs, des valeurs de chacun, j’évoquerai la manière dont le film m’est apparu. J’ai été sensible à la moralité du personnage, qui veut d’abord que les chasseurs offrent un tribut au chef africain, sensible aussi au fait qu’il sauve une jeune africaine des trafiquants d’esclaves. Le portrait du héros m’est apparu comme celui d’un humaniste, victime malgré lui d’une chasse à l’homme. À cela j’ajouterai un intérêt pour l’acteur, ancien athlète de parents juifs hongrois, et réalisateur du film, dont j’avais vu Terre brûlée.
Le film m’apparaissait comme un film survivaliste, un film loin de tout dérapage idéologique, plus proche d’un film comme La Prisonnière du désert, - certes, réalisé cependant avec beaucoup moins de talent cinématographique, - que d’un western classique. Très clairement, je regardais ce film comme un divertissement, c’est-à-dire avec le niveau d’exigence des studios de cinéma. Il était déjà très tard, la nuit avait commencé et je dois avouer que la beauté des images m’avait ensorcelé. Le lendemain, je parlais par mail de ce film à Alain Brossat, qui, après l’avoir visionné, n’eut pas la même vision. Je défendis d’abord mes positions. Il me fallut quelque temps pour comprendre la position d’Alain qui ne voyait pas le film au même niveau que moi. Alain voyait le film à un tout autre niveau, que je nommerai aujourd’hui schismogenèse absolue.
Si on envisage ce qui se passe dans ce film en considérant le plan des images, de toutes les images que nous sommes capables de voir, alors un référentiel culturel apparaît de manière évidente et c’est celui du colonialisme. Le héros, Blanc, organise des safaris dans un pays colonisé et malgré le système de tribut, il exploite le territoire des autochtones ; d’autre part, il semble éprouver une véritable jouissance à voir mourir ceux qui le pourchassent, notamment quand il les encercle et met le feu à la brousse. La perspective de les voir brûler le réjouit, il danse même. Cela m’a rappelé l’attitude des Américains sudistes proches du K.K.K au temps où ils capturaient et brûlaient des Noirs.
Certains plans du film montrent le protagoniste en train de courir avec sa lance, vue de profil, d’en haut, de façon à souligner l’esthétique du corps : ce qui n’est pas sans rappeler l’esthétisation du corps sportif dans le film Olympia de Leni Riefensthal, film nazi. Si le film a bien des relents humanistes, il n’en est pas moins un film colonialiste et raciste. La jeune fille de couleur n’est acceptée que pour autant qu’elle sache trouver de la nourriture et qu’elle connaisse les dangers du pays. Les esclavagistes apparaissent sous les traits de Musulmans (Muslim-face). C’est la première fois, je dois l’avouer, que je me suis laissé embarquer par le film sans pouvoir exercer mon regard critique. La fatigue y est peut-être pour quelque chose, mais pas entièrement. Je n’ai pas dépassé le second niveau de conflit. Je n’ai pas vu la dimension idéologique sous-jacente. Je ne pouvais imaginer que ce cinéaste puisse porter des valeurs foncièrement racistes et pour certaines présentes dans les films westerns de l’époque.
II. Schismogenèse et conflit dans le cinéma « mineur »
Il reste à examiner si cette conception du conflit se retrouve dans le cinéma mineur. Dans ce dernier, le conflit – sur le plan niveau narratif – a un rôle plus limité, voire problématique. Les cinéastes construisent leur récit autrement qu’en subvertissant la mise en place du conflit. Le spectateur est d’emblée arraché aux premiers niveaux de l’échelle pour envisager le film selon un niveau critique qui est déjà absolu. Je prendrai trois exemples pour le montrer.
A- Premier exemple : King & Country (1964, Losey)
Mon premier exemple est un film de Losey : King & Country. Durant la Première Guerre, un soldat est accusé d’avoir déserté et présenté devant une cour martiale. C’est son procès que nous allons suivre. Les choses ainsi résumées suggèrent un conflit externe. Pourtant, dès le début du film, le conflit est impossible. Il n’y a pas plus de conflits externes que de conflits internes. Car pour qu’il y ait conflit, encore faudrait-il que le personnage le reconnaisse, reconnaisse être un déserteur. Or c’est tout l’enjeu et le problème du film, c’est que le protagoniste n’est pas un déserteur. Lorsque Hamp est interrogé par l’officier chargé de le défendre, il répond : « je ne me suis pas enfui, dit-il, j’ai marché, marché … Je ne sais pas pourquoi ». Les questions de l’officier sur son engagement visent à le disculper. Il répond qu’il a pris les armes non par conviction, mais pour « faire » mentir son épouse qui croyait qu’il ne le ferait pas. Non seulement Hamp ne comprend de ce dont on l’accuse, mais il ne comprend pas grand-chose : c’est un simplet. Du côté de l’État-major, des officiers chargés de le juger, il ne peut y avoir que deux places : celle du héros ou celle du déserteur. Il n’y a rien entre ces deux extrêmes.
Le conflit est donc suspendu : il ne peut avoir lieu. Même durant le procès, il n’y a pas de possibilité pour le héros d’entrer en conflit. Chaque tentative de rejeter les arguments pour sauver le soldat Hamp est balayée par l’officier qui le défend, mais Hamp est extérieur à ce qui lui arrive.
D’autre part, en tant que spectateur, nous ne pouvons pas plus entrer dans son « cadre », « référentiel » que nous y opposer, Hamp nous échappe. Nous ne pouvons nous-mêmes nous opposer à lui, mais nous ne pouvons accepter la logique d’enfermement que l’état-major propose. Hamp sera exécuté. Le procès se révèle une mascarade, car quel que soit le plaidoyer de l’officier, Hamp n’entre pas dans les cases. Les premières balles des soldats ne feront que le blesser et, ironie du sort, c’est son avocat qui lui donnera le coup de grâce. Et il sera laissé comme un animal sur le champ de bataille, dans la boue. Pour Hamp, il n’y a pas d’autre place. Le film permet ainsi au spectateur de se décentrer du cadre social, moral dans lequel on enferme le héros.
À cet égard, le générique est très révélateur du fonctionnement du film. Il nous porte d’emblée dans une logique contradictoire, une opposition entre deux visions de la guerre. Dans un long travelling latéral, le spectateur voit successivement des plans d’un monument aux morts : un soldat allongé, des batailles, des scènes héroïques, puis le plan cut d’une explosion, suivi d’images d’un champ de bataille en plan général, puis de nouveau un plan cut d’explosion, suivi de paysages de désolation du no man’s land, où l’on voit d’abord la carcasse d’un cheval, puis la dépouille d’un soldat dans la boue qui est Hamp. Une voix off prend la parole alors comme pour faire mentir toutes les images précédentes, puisque le soldat n’est pas mort en héros sur le champ de bataille, mais a été exécuté pour désertion. En commençant ainsi (par ce générique), Losey donne le ton et nous oblige à considérer le point de vue du mort et à rompre avec le récit officiel.
B – Deuxième exemple : Fear and Desire (1952, Kubrick)
Mon second exemple est Fear and Desire premier long métrage de Stanley Kubrick dont il a écrit le scénario. Ce n’est pas le seul film sur la guerre qu’il a réalisé, d’autres viendront : Les Sentiers de la Gloire, Full Metal Jacket. Mais dans ce film, le conflit est d’abord incertain et finit par se neutraliser lui-même, comme on va le voir. Le film préfigure le mode d’exposition énigmatique des épisodes de la série La Quatrième dimension (1959, 1er épisode). Dès le départ, une voix off nous indique que cette guerre pourrait se passer n’importe où et n’importe quand et que les soldats pourraient être de n’importe quel camp. Nous suivons donc l’avancée d’un groupe de quatre soldats, parmi lesquels un général et son aide de camp, mais on ne voit pas leurs ennemis, du moins pas avant les deux-tiers du film. Les quatre héros ne sont différenciés que par leur grade : aucun n’est le protagoniste, ils le sont tous. Nous suivons ces soldats, nous suivons leurs peurs, leurs désirs (une femme passe par la forêt et elle est prise pour une espionne, faite prisonnière, un soldat tente de la violer). L’idée du scénariste est d’empêcher qu’il y ait conflit interne ou externe. Le soldat ne peut avoir de conflit avec lui-même : car même troublé, c’est la guerre qui est plutôt la conséquence de son état. Il ne peut davantage être en conflit avec un antagoniste précis, car l’ennemi est invisible, on n’a donc pas l’impression qu’il existe. Le spectateur a du mal à entrer dans leurs têtes et à accepter le système référentiel (affects) des personnages. Mais nous sommes incapables d’envisager leurs desseins, nous suivons juste leur progression sans nous poser de questions. Mais lorsqu’au bout d’un moment nous voyons l’autre camp, des soldats avec des uniformes différents habitant des maisons et semblant eux aussi obsédés par l’ennemi ou par la peur, nous ne sommes pas davantage capables de nous identifier à eux.
Pas tout de suite, pas immédiatement, mais rapidement, si nous sommes attentifs, nous remarquons que les ennemis non seulement sont composés du même nombre de soldats, mais que malgré les uniformes, les cartes d’État-major, le fait qu’ils soient installés dans des bâtiments, deux d’entre eux sont identiques. Le général et son aide de camp ont la même apparence que le général et son aide de camp du camp adverse. Ils forment ensemble des doubles. Une fois que nous avons vu cette construction symétrique, le conflit est neutralisé. Cet effet-miroir place le spectateur dans une schismogenèse qui l’extrait du conflit. Il y a défection de celui qui regarde. Il s’extrait des affects purs.
C— Troisième exemple : The White Dawn (1974, Kaufman)
Le dernier exemple est The White dawn [1974] de Philip Kaufman. Ce film qui s’inspire de faits réels qui se sont déroulés en 1896, met en scène des chasseurs de baleine dont l’embarcation fait naufrage et qui se retrouvent bloqués dans le Nord canadien de l’Arctique. Ils sont alors sauvés in extremis par des Inuits (ou Eskimos pour parler comme Marcel Mauss) avec qui ils vont vivre pendant des mois. Le conflit dans ce film est retardé jusqu’à la fin, il ne commande pas le film. Lorsqu’il apparaît, c’est pour opposer les Inuits aux marins qu’ils tuent. Le début du film en noir et blanc suggère l’idée d’un film documentaire et la description de la vie des Inuits est fidèle aux analyses des anthropologues, notamment Marcel Mauss. Le film n’a plus rien du documentaire à la façon de Nanouk, même s’il y a la reprise de quelques scènes (scène avec le phoque, par exemple), car l’enjeu n’est pas de retracer la vie d’un Inuit mais de montrer que l’opposition, le conflit est intrinsèque à la civilisation occidentale qui n’accepte pas ce qui lui est étranger, à la différence des Inuits. En un sens ce film est l’image inversée de La Proie nue.
Billy, Dagget et Portagee ne s’adaptent pas tous de la même façon à cette nouvelle vie. Philip Kaufman a imaginé trois personnages « américains » qui incarnent trois facettes bien distinctes de la rencontre entre deux cultures : la jouissance désintéressée, la volonté d’intégration et la position de retrait. Billy est le plus réticent, il juge que les Inuits sont des primitifs ; Portagee est un opportuniste ; Dagget, le plus ouvert, apprend la langue inuit et est prêt à vivre parmi les membres de la tribu. Au fil des mois Billy commence à mal se comporter (troc, alcool, vol de bateau). Ce qu’il a du mal à accepter, c’est surtout la variabilité des mœurs des autochtones entre la saison estivale et la saison hivernale.
Comme l’a bien décrit le célèbre sociologue Marcel Mauss dans un article mémorable [5], la société Inuit a en effet un double fonctionnement. En été, les hommes se dispersent en groupes de 20 ou 30 individus placés sous l’autorité d’un aîné, toujours un homme. Pêche en eau douce, chasse des oiseaux. Chacun protège jalousement ses possessions. En hiver, les Inuits se regroupent dans des habitations serrées les unes contre les autres, égalité et altruisme l’emportent, tout est partage, richesses, et hommes et femmes s’accouplent sans se préoccuper des unions légitimes.
Il n’y a guère que le chaman, extérieur à la communauté, mais Inuit, qui n’a pas le même point de vue sur les étrangers. Le chaman simule sa propre mort pour les inviter à chasser les étrangers, car il pense qu’ils vont fissurer l’équilibre de la communauté. Il joue lui-même une sorte de conflit interne, une opposition, mais sur un mode théâtral : c’est ainsi qu’il entend conjurer le malheur à venir. Les naufragés découvrent une société capable de vivre selon des règles contradictoires, car pour elle, il n’y a pas d’opposition : elle est A et elle est aussi B. Elle peut aussi bien vivre dans un système que dans un autre, mieux : elle a besoin de ces deux systèmes, ils ne s’opposent donc pas du point de vue autochtone. Cette capacité de subjuguer la division sociale est précisément ce qui est incompris par les marins et ce qui les conduira à leur perte.
Le conflit (au sens scénaristique, le niveau 1 de la schismogenèse) surgit quand une jeune inuit est retrouvée morte de froid dans la neige, après avoir bu de l’alcool, créant un déchirement dans le tissu social. Les trois marins sont exécutés le lendemain. Ce film nous sort de l’approche anthropologique mainstream que l’on trouve dans certains films d’aventure qui oppose toujours une tribu à une autre, une société à une autre. Le spectateur d’aujourd’hui, qui se placera au niveau normatif qui est le sien (niveau 2), peut observer l’écart entre les comportements occidentaux et les comportements des Inuits, mais il n’éprouvera ni pitié pour ces marins, mais n’arrivera pas non plus à adhérer complètement au point de vue inuit. Il restera plutôt intéressé par la capacité adaptative des Inuits à exister différemment en fonction des saisons. Il aura lui-même un regard d’anthropologue (qui veut confronter objectivement des cultures hétérogènes).
On peut tout de même repérer une certaine résonance entre le système des mœurs des Inuits et le nôtre, mais elle est tout de même limitée et de nature différente, en se plaçant au niveau 3. Car dans nos sociétés, il peut y avoir aussi une variation des mœurs, mais elle est passagère. Pendant le carnaval, nous jouons à être un autre. Michel Foucault parle à propos du carnaval d’hétérotopie [6]. Nos sociétés n’envisagent le dépassement des conflits sociaux que sur le mode d’une subversion provisoire, « jouée ». On remarquera que les déguisements visent précisément à effacer les différences sociales. Nos sociétés ne semblent capables de subvertir réellement le fonctionnement politique. Peut-être parce que contrairement aux variations saisonnières de certaines tribus, le pouvoir est pris trop au sérieux, il est un enjeu pour un groupe, une classe, un individu et il est déconnecté de la nature. Il reste tout de même que c’est une forme de variation propre à nos sociétés, dont nous ne pouvons pas nous passer, comme si cette hétérotopie était un irréductible, une sorte d’immémorial indéfectible. En tant que simulation, les fêtes ont, cependant, perdu leur dimension politique [7].
Conclusion
Le conflit, censé être le moteur d’un film majeur, est en quelque sorte empêché, retardé ou suspendu dans un film mineur. Le conflit ne règle plus le fonctionnement du film voire est l’élément qu’il faut rendre problématique. On remarque que la notion de conflit dépasse l’usage que les scénaristes en font. Dans un film majeur, le personnage est marqué moins par une opposition que par une différenciation évolutive entre les personnages. Le spectateur peut entrer en conflit avec le film, à condition de ne pas confondre le plan narratif et le plan déontologique propre au spectateur. Au final, la notion de conflit apparaît moins pertinente que la notion de schismogenèse, plus processuelle et plus complexe, et qui pourrait bien la remplacer.
Annexe : Tableau récapitulatif des niveaux de conflits ou schismogenèses dans un film mineur