Douces Frances ?
À propos de France, de Bruno Dumont
« Une journaliste d’une TV allemande, lors des inondations de juillet, ne s’est-elle pas mis de la boue sur elle pour faire genre, comme si elle avait aidé les sinistrés, et nous raconter des salades et tout bidonner ? Du France toute crue, non ? »
(Le Monde, 25.08.21, propos recueillis par Jacques Mandelbaum)
« Les journalistes parlent au nom de la France, les journalistes parlent au nom des Français en permanence ; regardez la télévision, ils prennent toujours à partie les Français en disant les Français pensent que… On parle de nous à coups de sondages en permanence, on est sondés en permanence, on sait que les sondages sont faux, et toute l’argumentation des échanges qui se font sur les plateaux se font avec ces bases d’informations qui sont fausses. Les gens en ont assez tout simplement de cette représentation-là. »
(L’Invité des matins, 23.08.21, France Culture, propos recueillis par Chloë Cambreling)
Francecaste
La réception d’un film, celle du public comme celle de la « critique » est toujours intéressante à analyser. Ainsi le film de Bruno Dumont, France, a été hué à Cannes par une partie de ladite « critique », à savoir le personnel médiatique, quelque peu malmené par le réalisateur dans son dernier long-métrage. Voilà pour le mode frontal ; sur un mode plus soft, celui de la réticence mesurée forte de sa superbe subtilité (et de son surplomb), mais sur le fond non moins hostile, on a eu droit à la critique raffinée : Non, décidément, monsieur Dumont, habituellement nous-aimons-beaucoup-ce-que-vous-faites, mais là, non, vraiment, c’est bien trop gros, trop grossier, grosses ficelles, d’un lourd ! Appuyé, trop long, et-finalement-ça-dessert-le-propos. De même une journaliste de France Culture recevant Bruno Dumont, je rapporte en résumant (et sans caricaturer) : Non nous ne sommes pas la parole officielle / vous êtes dur avec nous / nous ne vous avons pas attendu pour être nous-mêmes très critiques envers le système médiatique. [1] Habituelle ritournelle, celle de la défense de la déontologie et de l’indépendance : ainsi le système de l’info-spectacle ne résiderait que (ou essentiellement) dans et par la verticalité, l’autoritarisme des décideurs de la fabrication de l’info – qui plus est, « en continu ». Il est d’ailleurs notable que toutes ces critiques des professionnels de la profession, des plus défavorables jusqu’aux faux-amis, jurent bien sûr leurs grands dieux qu’il ne s’agit nullement là de corporatisme ! Nous sommes ici dans le monde clean des gens de bonne compagnie, libres de leur libre-arbitre et particulièrement conscients de leurs lourdes responsabilités dans l’édification quotidienne des masses contemporaines atomisées, un monde de Chevalerie moderne des arts et des lettres en quelque sorte, monde des idées loin de toute sociologie et des intérêts bien compris, loin de la boue et du vulgaire, des incongruités et des paroles déplacées : autrement dit, tant que Dumont faisait dans le « grossier », quand il s’agissait de plèbes du Ch’Nord et/ou d’autres temps (Ma Loute, P’tit Quinquin, Coincoin et les Z’inhumains…), tout allait bien, mais là, franchement Nous (Nous, la caste, qui bien sûr, ne saurait exister que dans l’imagination de douteux populistes), nous méritons mieux ! Vraiment, vous méritez mieux ? semble adresser le film à ladite caste, qui, prévisible en diable (ajoutant là une joyeuse pincée d’épice à la désolante comédie du « réel » qui se joue hors-salle) se défend d’autant plus bec et ongles que, de la caste au casting – et réciproquement – France déploie un jeu de miroirs fort mal-aimable et pour ne pas dire un tantinet pervers, une peinture en 3D (voire en 4…) d’un monde / bocal / aquarium d’entre-soi, qui, à la façon des labyrinthes de verre des parcs d’attractions sonne un glas des plus glaçants.
France, portrait « d’une femme, d’un pays, d’un système » : c’est l’accroche de présentation du film par les principaux producteurs, 3B productions ; acceptons donc l’invitation, en cheminant à rebours de son énoncé.
I Affabulations
Un « système » : hologrammes et ectoplasmes
France s’ouvre sur une scène qui, littéralement, campe le décor : une conférence de presse du président Macron à l’Élysée ; il s’agit bien ici, du vrai président, et la scène a en effet bel et bien été tournée au Palais, sous les dorures de la République, pour reprendre l’expression usée et en usage. Habile montage numérique s’il en est (mais depuis plus de vingt ans CGI et autres trucages numériques nous ont tant habitués à l’invraisemblable devenu vraisemblance que nous en sommes blasés – habitués, fatigués, au point que plus rien ne nous étonne). Précisément, ici, l’habilité du montage ne réside pas là où l’on pourrait le penser, dans sa prouesse technique, mais dans son traitement esthétique [2] : perspectives subtilement tronquées, lumières surexposées ou contrastées – dans ce qu’il met, littéralement, en lumière, en (sur)exposition. Soit, côté Prince, une image surréelle tout en lumière excessive, le monarque apparaissant plus que jamais en Roi-Soleil-PDG-Dir’Com’, image de synthèse, androïde, sur-humain dans sa version transhumaniste, autant dire un cyborg (liste à compléter ad nauseam), tout cela au choix ou tout en même temps ; côté « public », un parterre de journalistes accrédités, presque un tableau, une image peinte, qui se présente comme réaliste et se veut concrète, public figurant le peuple, qui, bien sûr, manque. Sur ce qu’il s’y dit et comment la scène se déroule ? eh bien il ne s’y dit pas grand-chose, bien sûr, si ce n’est « rien » (mais un rien qui dit néanmoins, forcément, quelque chose), car tout est déjà de part et d’autre surcodé, bien en amont et par-delà toute entente conspirative (« le Spectacle n’est pas un complot , c’est une misère » / Debord) ; ce qui rend d’autant plus possible (et pratique !) le trucage : la parole présidentielle (piquée lors d’une conf’ de presse qui a réellement eu lieu puis remontée-traficotée – v. insert du générique de fin du film) est d’elle-même « naturellement » et suffisamment mécanique et vide, telle la bande sans fin d’un tape-recorder se dupliquant en permanence, qu’elle peut bien en toute circonstance « répondre » à n’importe quoi, que ce soit en live ou via un montage audio-vidéo ad hoc, et ce d’autant plus aisément que lesdites « questions » sont elles aussi de parfaits organes et miroirs de la machine. Jusqu’ici tout va bien. Nous sommes au théâtre, de tréteaux et de foire, face à une commedia ; le « peuple », son substitut, son ersatz, son imposture journalistique ricane, à la manière d’une caricature du langage des signes, en inversion/traduction bouffonne de ladite comédie de masque(s) [3] : grimaces, gestes obscènes, propos orduriers à l’appui de Lou (Blanche Gardin) qui tient le rôle d’une plèbe factice, pseudo-plèbe complice dans un numéro-duo incestueux avec le Prince sur le mode clown blanc / Auguste. Mais tout ce théâtre, ce cinéma, sont théâtre, cinéma, vides d’acteurs et d’actrices – au sens de ceux et celles qui agissent, car ici ne s’agitent que des fantômes, des ombres (théâtre d’ombres est l’autre nom de la scène politique) : nous sommes au désert, non celui de l’émergence possible de l’Événement, non celui de l’espace vide de Brook ou du Théorème de Pasolini, mais plutôt dans un trou noir, un espace-temps inversé, le désert absolu du spectacle clos-plié-chiffonné sur lui-même, tout à la fois mondialisé et provincial, désert nihiliste d’une autodestruction en marche de fin du monde [4] ; car ici, si ici veut encore dire, signifier quoi que ce soit, il n’y a, en fait, déjà, plus personne : il n’y a plus que des personae, des masques – mortuaires. Le fait que Macron « joue » [5] (si l’on peut dire) son propre rôle n’est ni anecdotique ni anodin : au-delà de la mécanique comique de la technique, c’est bien le fait qu’il n’y a, surtout, pas besoin de doublure pour incarner un tel personnage : l’image-montage sera sans conteste, toujours, le meilleur choix, et en tous points supérieur car, ici la copie vaut mieux que l’original, puisqu’elle lui est, au fond, égale.
La scène d’ouverture plante le décor, ou mieux : elle nous invite, pour le lire, à voir le film sous un angle particulier, à la manière d’une anamorphose, soit à partir d’un dispositif, d’une disposition, d’un point de vue où tout devient, ou tout du moins, est susceptible de devenir, potentiellement, virtuellement, un ou une multiplicité de décors, dans le supposé-réel que nous propose le récit en forme du nom de « France » (le système, le pays, la femme). Le film est ainsi, tout entier, un théâtre des opérations – au sens militaire mais aussi dans un espace géométrique / mathématique [6] –, de mises en scène (et d’auto-mises en scène) proliférantes : guerres, migrants, misère, reality et family-shows, romance, faits-divers sordides et monstrueux, jusqu’à l’acte manqué d’un smartphone resté incongrument à l’antenne, mais acte dont les retombées médiatiques seront probablement et ô combien opportunément recyclées, positives et juteuses ! [7] …
France est une fable, une fiction : un film en trompe-l’œil qui s’assume comme tel, comme un regard-caméra qui semble dire à chaque instant ceci n’est pas une pipe. Et si l’on peut sourire, voire rire parfois, ce n’est pas drôle. Le « pays » qui s’esquisse ici n’est pas, ou pas seulement, pas essentiellement, celui d’une comédie, c’est un territoire louche, une interzone qui louche vers un tragique instable et une comédie tronquée, qui trace un diagramme [8] mélancolique de l’époque où, en l’occurrence, ricanement douteux et mièvrerie font très bon ménage.
Un « pays » (?) : ventriloques et zombies
Rappelons le pitch en quelques mots : France de Meurs (Léa Seydoux), jeune-blonde-riche-et-jolie, est LA télé-star journaliste-productrice-réalisatrice de « terrain » et de « plateau » du moment ; peu heureuse en ménage, voilà qu’au faîte de sa gloire, elle renverse accidentellement un jeune homme en scooter ; l’accident est sans gravité mais le petit caillou, le scrupulus va déclencher une grave dépression : c’est le coup du grain de sable qui vient gripper la machine.
France de Meurs se meut dans un monde-système largement hors-sol, et le scrupule lui envoie une première flèche, en forme de question aussi simple que ravageuse : que se passe-t-il, vraiment, au dehors du bocal invisible, des dômes (plateaux, studios, appartement luxueux…) dans lesquels tu frétilles ? Y a-t-il, même, encore un monde, concret, palpable, dicible, atteignable ? Oui, bien sûr, pourrait répondre et objecter le bon sens (dont il faut toujours se méfier) ; sauf que la question ici posée ne se place pas du point de vue du bon sens, mais bien sur le terrain de sa subjectivité consciente et inconsciente : quel est le regard de France sur le monde, sur le pays qu’elle (n’) habite (pas) ? de quel type de regard est-elle capable, depuis le cocon, de quoi est-il pétri ? à son tour : que renvoie le pays France, à France ?
En vrac :
… Un banquet des « élites », parterre consanguin de bourgeoisie techno-capitaliste et médiatique, devant lequel la représentante d’une multinationale, en véritable campagne politique, assume explicitement et frontalement (et non sans jouissance) le banditisme organisé de sa classe prédatrice et la nécessaire liquidation de l’État – et à travers lui, de toute forme de « communs » ; s’ensuit une petite messe de table, sur le mode repas de famille, où le même discours se répète, se décline en mode tranquillement inquisiteur, histoire de vérifier que les membres du club, de la caste, de la famille, de la mafia, ne vont pas virer hérétiques, sermon qui sonne comme une menace fielleuse, comme dans toute cosa nostra (ce qui n’empêchera d’ailleurs pas le « parrain » de s’étouffer tout seul [9])…
… Une famille franco-arabe bien gentille : le Baptiste du scooter (Jawad Zemmar) est légèrement benêt et ses parents fans de France. Famille prolétaire dans les ennuis financiers rivée au monde de la lucarne qui joue timidement et contre son gré, à son insu, la mécanique d’une réplique façon télé-réalité, tandis qu’au-dehors un magazine people guette le scoop…
… Une soupe populaire, une asso d’aide aux plus pauvres : choc frontal et violent comme un car crash : France a beau faire, elle n’est pas ipso facto la bienvenue…
… Une pauvre femme perdue dans sa propre maison et sa çale histoire, quelque part sur la Côte d’Opale, et qui n’a rien vu venir du côté de son homme infâme…
… Un jeune inconnu menaçant en plein pétage de plomb qui, sans raison apparente, fait effraction dans le récit, fracassant un vélo en guise de meurtre symbolique…
Car au dehors du théâtre de foire-fantôme et du monde factice (du simulacre), c’est la désolation d’un pays dé-peuplé, zombifié, décérébré, désespéré ou atteint de ventriloquies. Ça peut bien parler (et il faut, même, que ça parle, car The Show Must Go On et le show est un vampire qui se nourrit de ces malheurs), mais qu’est-ce que cela articule ? Mélancolie, sénilité, ressentiments, haines, désespoirs, France (le pays) est un nom-vitrine, un décor, un signifiant vide pour citer Laclau et Mouffe, un pays comme bien d’autres, saigné à blanc et en voie de dissolution numérique, en proie aux prédations économico-médiatiques jamais rassasiées, prison mentale d’un monde virtualisé qui semble avoir définitivement lobotomisé tout un chacun. Mais puisqu’il est question de système, il faut bien que celui-ci trouve appuis et médiums : le personnage de Lou / Blanche Gardin, davantage qu’une assistante, incarne bien le double, l’ombre sans faille de France, celle sans qui l’écroulement aurait déjà eu lieu ; car avec Lou chaque obstacle, dépression, est objet de rebond. Connectée en permanence à son smartphone et ses tablettes, elle est organiquement liée au monde virtuel qui ne cesse de s’actualiser, faisant corps-machine-avec ; elle est l’interface vivante, deus ex machina (et vice-versa !) des réseaux sociaux (là serait le vrai « peuple » d’aujourd’hui), incarnation du présentisme [10], de l’annulation obstinée de toute expérience sensible authentique : un agent Smith du Spectacle, nihilisme pur qui ne connaîtra jamais aucun état d’âme (elle en semble parfaitement dépourvue). Dans la fable France aux allures faustiennes et où les trois paliers [11] système-pays-femme se superposent et se confondent, elle tient la part du diable (Dumont est hanté par la question du bien et du mal), est essentielle à la mise en tension équilibre / déséquilibre de la mécanique tragicomique, contrepoint nécessaire à France, la femme.
Mais, de quelle femme, de quelle sorte d’être humain s’agit-il ? là est la question.
Une « femme » : persona
Est-elle, ou n’est-elle pas ? Le film semble poser le problème en filigrane, en douce, à l’encre sympathique (ou antipathique), insidieusement. À part quelques scènes de la vie conjugale et familiale, on ne sait rien ou si peu de France de Meurs, et probablement pas beaucoup plus en tous cas que ce que peuvent en raconter magazines people et réseaux sociaux ; jusque dans l’intimité de l’appartement de la Place des Vosges, sublime et froid comme un décor, France est avant tout une image. Certes, il y a le mari (Fred, Benjamin Biolay – écrivain de son état), certes, il y a l’enfant (Joseph, Gaëtan Amiel – lui aussi rivé à sa tablette et son smartphone) : une famille (réduite à son strict noyau), voilà qui pourrait donner quelque consistance, un peu de chaleur, d’empathie et d’histoire charnelle. Mais Dumont reste volontairement à la surface, et le foyer comme l’amour semblent choses mortes ou figées, congelées, perdues ; inaccessibles. France, la femme, l’épouse, la mère, est littéralement désincarnée, son propre produit, son propre persona. Curieusement, elle n’est pas même « propriétaire » de son nom (de famille) : de Meurs, c’est celui de son mari. Nous n’en saurons pas plus, toujours est-il que de Meurs est un nom qui « sonne » du côté de la mort ; est-ce là une fin tragique annoncée, pour le mari et le fils, pour ce pays qui se meurt, pour la femme qui – peut-être – renaîtra de ses cendres ?
Chez Bergman (Persona), Elisabeth Vogler / Liv Ullman perd la voix sur la scène en incarnant Électre dans la tragédie du même nom ; dans France, France perd elle aussi « la voix » (et peut-être la voie). Mais là où la tragédienne ne bougera plus d’un iota dans sa désertion aphasique, amoureuse et professionnelle, emportant tout sur son passage dans son voyage immobile et intérieur, et avec elle l’infirmière Alma / Bibi Andersson dans un jeu de doubles et de miroirs d’une charge puissamment érotique, France, elle, s’égare, s’agite, se reprend, va et vient, recommence, zigzague… Quelque chose s’est certes déclenché et détraqué avec l’accident du scooter, un incident à démarreur comme un exercice oulipien à la Perec (que se passerait-il si… ), le comble, et le plus drôle, le plus intéressant aussi étant que celui-ci est vraiment mineur, voire minable ! Mais si la brèche est si étroite, si petite, minable elle aussi, c’est parce qu’elle est somme toute à la hauteur, si l’on peut dire, de la femme sans qualités de son époque et de son cocon : nous n’avons plus rien d’épique, clap de fin / fin de l’Histoire, juste des histoires, des mises en scène, des storytelling… Car si France, très momentanément, « perd la voix », elle ne perd jamais tout à fait la tête, elle ne cesse de se ressaisir, de rebondir, de recommencer, son devenir semble patiner, faire du surplace. Arrêtons-là le clin d’œil bergmanien. Autres temps, autres mœurs, autres milieux, autre contexte intellectuel (et politique, Persona porte la marque et la signature des années 1960) ; le persona dont il s’agit ici louche et lorgne bien davantage vers un « persona » de marketing [12], sans cependant s’exclure totalement d’une dimension tragique.
Jeune-jolie-blonde-blanche-riche : France, la femme, est déplaisante, a priori haïssable à souhait, narcissique au possible, et déteste qu’on lui résiste [13] ; elle gagne « cinq fois plus que son mari », ne s’est visiblement jamais posé la question de savoir comment s’orienter, se situer politiquement, le comble pour une journaliste qui se veut poser un « regard sur le monde » [14]. Et puisqu’il est question de regard, celui que Dumont nous invite à poser sur France, la femme, n’est pas non plus, a priori, un regard d’empathie : nous aussi nous lui résistons, nous résistons à la réalité (ou du moins à la consistance, l’épaisseur, la profondeur) de sa fêlure, à ses manœuvres de séduction, à ses pleurs : parce qu’au fond de nous, il y a un doute. Il nous est difficile d’y croire tout à fait, de se laisser spontanément embarquer – comme en amour –, tant l’image-télé-star colle à la peau de la femme. Dans la course ou le match qui se joue, elle a un handicap qui barre ou rend incertaine toute sincérité, improbable voire suspecte sa métamorphose. C’est bien la question centrale que pose le film : peut-on changer ? Et il la pose, précisément, à partir d’un personnage dont on peut douter à juste titre, non seulement de la sincérité mais de son existence-consistance même : de sa réalité-même (le « persona » de marketing, factice – autant dire une arnaque) ; ou pour le formuler autrement : à force de spectacle, y a-t-il encore quelqu’un·e derrière tout ce factice, derrière le masque ? [15] Mais à cette question il ne s’agit pas de répondre – catégoriquement du moins. Il ne s’agit ni de suivre France dans son histoire à l’eau de rose (elle serait « l’héroïne-positive-pauvre-victime » [16] : 1), d’une machination de paparazzi ; 2), d’un monde par trop cruel…), ni de réduire son personnage à la seule hypocritès (« celle qui feint »), car si le masque lui colle à la peau, il est clair qu’il lui arrive quelque chose et que le masque se fissure : et tout comme elle, nous ne pouvons savoir ce qu’il en sortira. Ce n’est pas donné d’avance – il n’y a pas de « vérité » qu’il suffirait de « dévoiler » : il y a un processus, avec ses limites. Peut-on changer (radicalement) ? On peut le penser ; le désirer ; France-le-personnage le désire aussi et se débat avec cette question ; mais comme en psychanalyse ou dans toute « prise de conscience », cela ne suffit pas… ce n’est qu’un début… qui n’ira pas, ne peut aller en ligne droite (d’où les zigzags).
On peut certes ne pas adhérer à cette hypothèse, la jugeant par trop invraisemblable ; mais c’est sur cette hypothèse que le film prend appui : un problème posé, et un pari, celui d’un changement, incertain, ténu, mais somme toute ! peut-être possible. Je fais donc ici, avec le film, le pari, et joue le jeu : celui du spectateur, partie prenante du film, et de la fable. Alors oui, probablement, France-personnage voudrait changer. Mais le peut-elle, et jusqu’à quel point ? Et puisque personne n’est seul·e au monde, autrui (« France-et-son-monde » en quelque sorte) la laissera-t-elle faire ? Comme dans la série télé des sixties Le Prisonnier, elle semble ne pas pouvoir s’échapper du Village, le gros ballon de la Matrice la course, la rattrape et l’étouffe – elle-même faisant corps-avec ledit ballon… [17] Aussi pour longtemps – le temps recomposé, monté, fictionnel du film – France « demeure » en poupée russe un personnage dans le personnage dont il faut interroger la fonction ou la nature, dans la toile de la mécanique dramatique. Car au-delà de l’image qu’elle « incarne », France « la femme » est d’abord une figure, un prétexte, un « démarreur », à son tour, celui d’une machine tragique tournée vers les spectateurs et spectatrices, un regard-caméra obsédant qui nous est adressé, un ostinato : pouvons-nous changer ?
France, la femme-fable, pose et se pose l’improbable problème du rachat, de la rédemption, et au-delà de toute connotation morale et religieuse, du changement, du devenir. France, le film, ne donne pas la solution (il n’y en n’a pas, pas de déjà-là). Il met plutôt en abîme une série d’autres problèmes, qui ne sont pas « que » philosophiques, mais liés au cinéma lui-même. Car à bien y regarder – nous revenons ici sur l’idée d’anamorphose – tout ou presque dans France sonne faux, et la matière, le matériau-film lui-même, se fait à son tour acteur-personnage dans une auto-mise en scène qui met en jeu une autre question : celle de la vérité, du vrai et du faux. La tragédie plus ou moins toc, la parole ventriloque-perroquet, la romance à l’eau de rose avec Charles (Emanuele Arioli), véritable roman-photo façon Nous Deux sur fond de musique mélancolique (celle de Christophe, déjà aux manettes dans Jeanne), tout cela concourt à poser la question de la « réalité » (de la « vérité »), de sa perception ; question elle-même excédée par une autre, plus retorse : quel film suis-je en train de voir ? Que recèlent – ou donnent à lire et voir – ces images ?
II Fenêtres sur cours
Télécinoches
La scène d’ouverture – la conférence de presse présidentielle – donne la clé de lecture du film : on plante le décor. Si l’on prend la chose au sérieux, c’est alors toute notre façon de voir qui est déviée, notre regard qui s’en trouve acéré : les plans (le cadre), la structure du scénario, tout converge vers un film mille-feuille où se succèdent, voire se superposent, sit-com, roman-photo, telenovelas, télé-réalité, docu-fiction et… cinéma. Les images ne cessent de mentir ou de semer le doute ; l’appartement est un décor de théâtre, même s’il est « vrai » ; le pare-brise de la voiture de France se présente à l’écran tel qu’il devient lui-même un écran à fond perdu comme celui d’un plateau télé ; l’hôtel de luxe est une maison de repos où l’on peut – pour de bon – perdre la tête et se faire des films [18] : le cinéma se convoque lui-même dans une saturation d’images-fantômes [19] ; la « deuxième flèche », le second accident du film : une histoire d’amour tout-en-rose qui s’avère n’être qu’une manipulation pour la presse à sensation (deuxième flèche, deuxième question : l’amour est-il possible ? et l’on ne peut discerner, pour France, ce qui la fait le plus souffrir, de la déception amoureuse, de l’écroulement du rêve ou de la blessure narcissique) ; la mise en scène de soi et de la guerre faisant écho à d’autres spectacles, d’autres mensonges, d’autres ego, télévisuels, surdimensionnés [20] ; sans oublier du Bresson « d’aujourd’hui », avec une des scènes de la fin du film, où Dumont fait retour à la Côte d’Opale (et à sa filmographie [21]), à travers un fait-divers aussi triste que sordide (interview de la mère, recueillement de France devant la photo de la petite fille violée et assassinée, puis devant un champ de boue, murmurant un C’est beau des plus… pathétiques…) ; l’accident-tragédie-annoncée (on voit venir la chose de loin) : le car crash mortel du mari et du fils, quelque part entre la fin des Valseuses et la scène toujours rejouée des Choses de la vie… Oui, le film en fait trop, il dégorge du faux, sans cesse et jusqu’à plus soif. Jusqu’à son casting : car qui est France, si ce n’est Léa Seydoux, l’actrice française à la carrière internationale (Tarantino, Ridley Scott, Woody Allen, Raoul Ruiz, franchise James Bond et Mission impossible…) et fifille de bonne-grande famille ? Lou, Blanche Gardin, on ne peut plus dans le show ? Fred, Benjamin Biolay, qui connaît bien ce monde-là ? Et encore, et jusqu’à plus soif : les journalistes qui jouent leur propre rôle (ou presque)… et encore, écrivains, universitaires… La distribution est en elle-même un film dans le film et il ne s’agit pas ici de copinage potache, mais bien d’un cadrage, d’une contrainte du regard, d’une écriture : de ce point de vue, il n’y a pas de différence de nature entre P’tit Quinquin et France ; les acteurs et actrices y sont si près de leurs personnages.
Histoire(s) de faussaires
Dans un de ses cours sur le cinéma (Vérité et temps, le faussaire, 1983-1984), Deleuze travaille la question de l’indiscernable, de l’indécidable. France fait partie de ces films où le « fond », le propos s’exprime et prend corps dans sa forme-même, absolument : vous êtes au cinéma, au théâtre, ne cesse de dire Bruno Dumont. C’est bien sûr plus « flou », ambigu, indistinct que dans Jeanne ou Ma Loute, et c’est bien le propos. Ne pas se laisser séduire par les apparences, la traversée des apparences (des images). Ici tout fait signe (si ce n’est sens), dès lors que l’on se laisse happer (pouvoir des images, du montage), nous ne sommes plus très loin d’une folie sous-jacente, possiblement gagnés par une lecture en paréidolie, voire en apophénie (comme le cinéma de Lynch nous y invite). Il n’y a là, au vrai, rien de bien étonnant : le monde « virtuel » de France-le-pays-signifiant-vide et de France-le-personnage, est un monde de nulle part, une utopeople, un dépeupleur, une Dolce Vita de notre époque. France est le Marcello Mastroianni, le paparazzo de notre époque qui erre dans une succession de décors et de séquences, touchée inégalement par ce qui lui arrive. Ainsi, elle peut sembler, du moins en apparence, moins atteinte par la perte tragique du fils et du mari – troisième flèche, troisième question : comment vivre après ça ? –, que par l’accident pourtant insignifiant (en apparence également) du scooter. Mais peut-être est-ce là, justement, le signe d’une amorce de non-jeu, d’où la représentation peut commencer à s’effacer ?
Monde autophage et en circuit-fermé, monde de la dégradation de l’expérience vécue, du flux des images, de la mise en scène de soi, mise en scène déjà-vue mais jamais-vécue de l’amour, de la rencontre, monde dévasté, hanté par la fin et l’écroulement : c’est l’Apocalypse, Carpentier (Coincoin et les Z’inhumains) ! Ainsi « sonne » en trompette si ce n’est en fanfare la scène de fin, quand arrive le jeune homme qui, semblant avoir perdu la raison, s’acharne sur un vélo et le massacre littéralement, ce qui n’est ni politiquement correct ni très écolo. Ce n’est pas clean. Le couple d’amoureux, France et Charles tout juste retrouvés, just married en quelque sorte, en est tout bouleversé, voire terrorisé : c’est le monde, non pas le monde numérique mais le monde brutal, « sans filtre » qui est toujours là, se convoque de lui-même, fait effraction. Insaisissable, « insensé », mal-aimable. Puis la menace, la toujours-possible-mauvaise-rencontre s’éloigne, disparaît, sans plus. Le couple s’enlace, le cocon semble se reformer : comment interpréter dans ce tout dernier plan le sourire de France ? Est-ce l’amour émancipateur enfin trouvé ? Ou le repli sur soi et sur sa classe qui fait retour ? On ne le saura pas, même s’il est clair que, si changement il y a eu, il reste confiné dans un monde aux parois invisibles diablement étanches. On ne se mélange pas. Ce n’est pas un à bientôt j’espère, mais une annonce bien plus obscure, un Demi-clair matin à la Péguy – dont le film s’inspire. Ainsi, France est peut-être le plus expérimental des films de Bruno Dumont, un cadavre exquis, défilé de morts-vivants où certains portent des costards, et d’autres pas.
« Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre chacun de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »
Samuel Beckett / Le Dépeupleur / 1966-1970
Marco Candore