Filmer le passé
Autour de l’installation artistique Ruine, Part I, Gradishtë [1] de l’artiste Halida Boughriet [2] à la Gallerie delle Prigioni de la Fondation Benetton, Trévise, Italie.
Filmer le passé, en particulier le passé « exceptionnel », douloureux comme celui des camps d’internement, représente un véritable défi pour les arts visuels. Face à l’absence de témoignages directs, l’artiste tente de reconstruire et reconstituer une réalité qui a existé autrefois, mais qui n’est plus aujourd’hui. L’histoire qu’elle retrace peut être évoquée non seulement à travers des fragments subsistants de cette réalité passée – clôtures, murs, fontaines, magasins, etc. – mais aussi à travers les souvenirs, la valeur symbolique que certains objets continuent de porter, en parallèle avec des sensations, désormais dans une réalité complètement différente. Alors, l’enjeu ici réside dans l’énigme : comment filmer le paradigme de la perte ? Est-il transcriptible ou représentable en image ?
Filmer le passé ne peut se limiter à un simple acte documentaire. Il s’agit davantage d’un acte de création. Cet acte de création est ainsi nécessaire pour mettre en interaction la mémoire, les vestiges et l’imagination. Le processus est alimenté à la fois par la mémoire et l’imagination. Le passé ne peut donc jamais être recréé totalement. Mais il peut être saisi à travers les fragments mentionnés plus haut, en juxtaposant ces fragments (souvenirs, objets, ruines) avec un poème, un texte ou une interview, qui complètent le processus de filmage. Ainsi, l’image peut offrir un « film de l’intériorité », de ce qui ne se voit pas mais où l’histoire continue de vivre.
C’est cette démarche qui justifie un film ou une vidéo d’art portant sur ce sujet. Les philosophes parlent souvent de la difficulté de « filmer l’impossible », de « l’indicible » concernant la représentation de la vie dans les camps en image. Dans le cas de l’œuvre Ruine I, Gradishtë [3] de l’artiste Halida Boughriet, ce défi est abordé à travers plusieurs approches conceptuelles et esthétiques, en cherchant à comprendre comment cette époque passée, aujourd’hui disparue, peut être « filmée » ou exprimée aujourd’hui.
Cette installation a été exposée à la Gallerie delle Prigioni de la Fondation Benetton, à Trévise, en Italie. L’artiste disposait d’une cellule de cette ancienne prison comme espace d’exposition. Dans cette installation in situ, la scénographie est un enjeu central. L’artiste conçoit un dispositif de spatialisation pour rendre visible l’expérience passée du camp : des parpaings sont dispersés de manière désordonnée dans la cellule, comme des vestiges du camp de Gradishtë. Sur ces blocs, sont imbriquées différentes photographies du camp. Sur un écran, posé dans un coin de la cellule, une image filmée – il s’agit bien d’un gros plan d’une personne figée fixant la caméra – montre une des anciennes habitantes persécutées du camp ; en parallèle, une voix off jaillissant de l’espace sonore : le texte écrit par l’autrice de ces lignes… Ce fut mon premier retour à Gradishtë, mon lieu de naissance, après 27 ans d’absence. La voix dit :
Peu importe que ma baraque d’autrefois soit encore là
Peu importe que les temps aient changé
Je fais face à la même absence…
Je cherche l’endroit où j’ai eu mes premières règles…
Parmi ces ruines, je devins adulte…
Dans cette œuvre, inspirée de la vie dans un ancien camp de la dictature albanaise, l’artiste cherche à poser des questions fondamentales sur la vie, la mémoire et l’identité. À travers une combinaison de structures en béton, de photographies et de son, cette œuvre transforme la douleur de la vie de ce camp particulier en un appel à la réflexion et à une prise de conscience globale. Et à nouveau, la voix dans la vidéo :
Mes parents travaillaient la terre…
Le soir, ils me racontaient des récits épiques
Ils me nourrissaient de personnages anciens,
D’autres temps,
D’autres époques…
Hors de cette baraque,
Le régime glorifiait le sang de ses héros…
Gradishtë, le camp de travail forcé construit dans les années 1950, a été recréé à partir de matériaux bruts de construction, comme le béton, dans cette galerie italienne, qui autrefois elle-même avait servi de lieu de supplices. Désormais, on ne trouve plus dans cette galerie les personnages réels du camp : ni « ennemis du peuple », ni « déportés », ni « religieux déclassés », ni « jeeps » de sigurimi [4], ni hommes portant deux pantalons en attendant leur tour d’être arrêtés, ni ouvrières pauvrement vêtues récoltant du coton, ni élèves chaussés des bottes de leur oncle adaptés à leurs pieds, ni d’appel quotidien sur la place centrale du camp, ni persécutés sous chantage en échange d’une bourse d’études, ni déclassés contraints de dénoncer leurs compagnons de souffrance pour obtenir une carte de rationnement supplémentaire, ni couples contraints de se marier qu’entre eux, ni des personnes qui écoutent des diffusions radio interdites sous un matelas…
L’espace de l’ancien camp où la dignité était quotidiennement bafouée par une réalité qui conduisait à l’effacement de l’individu, devient maintenant un site d’exposition, une archive de portraits, un inventaire d’absences. L’artiste n’a pas fixé de portraits sur les blocs ; ce ne sont pas des stèles funéraires. Elle a filmé les survivants figés, dont les mouvements imperceptibles ressemblent à un frémissement. Et à nouveau, la voix off dans la vidéo :
Voilà pourquoi j’ai tant retardé ce retour,
Je l’ai repoussé,
Je l’ai reporté sans fin
Je reviens ici
Comme l’histoire qui revient,
Elle aussi, par cycles…
J’ai des larmes de tristesse mais aussi de joie…
C’est tout de même une joie-ruine,
Mais c’est seulement avec cette ruine
Que je peux reconstruire la terreur que j’ai vécue enfant.
Les photographies sur les blocs de béton sont celles du présent. Ce sont des portraits des habitants qui vivent actuellement là. Mais cet album entièrement ancré dans le présent semble surprenant, alors que nous tentons de saisir le passé. Au milieu de cette pièce, je suis moi-même un signe vivant de cette existence : les anciens habitants du camp tentaient d’y construire une forme de vie, selon les critères dictés par la vie elle-même. Plus tard, loin de ce camp, j’ai découvert Nuit et Brouillard, Imre Kertész et La Vita è Bella : tous racontaient les efforts effectués par les déportés pour créer un semblant de normalité dans ces lieux anormaux et paradigmatiques.
En m’intégrant dans cette installation, en faisant de moi une protagoniste et une actrice, l’artiste H. Boughriet me laisse parler à travers la vidéo :
Le jour où je suis entrée dans le monde des adultes
Ma mère a été profondément bouleversée par mon petit sang,
Bien plus que par le quotidien pesant,
Bien plus que par la fange et le mépris subis…
L’artiste me laisse parler. Mais elle ne demande ni exclamations, ni biographisme, ni idéologie, ni pathos. Apparemment, mon « rôle » ici n’est pas de devenir porte-parole, ni pleureuse, ni une ancienne persécutée pour documentaire monté à la va-vite. Mon « rôle » semble être celui de l’exilée qui revient dans le pays où elle est née pour vivre, avec les siens et d’autres « déportés » une expérience paradigmatique. Mon « rôle » était apparemment de revenir avec ma collègue enseignante et artiste, Halida, pour introduire Gradishtë dans ce film. C’est pourquoi, dans la vidéo, la voix dit :
J’ai trouvé mon Ithaque,
Mais elle est invisible,
Ces anciennes baraques d’aujourd’hui le prouvent.
Comme le héros antique,
Dont mon père me racontait le voyage en chuchotant,
Comme s’il avait honte de sa position d’isolé.
C’est seulement au milieu de cet espace hétérotopique, en tant que témoin et actrice, que je fais face pour la première fois à l’étalon de la nostalgie. Au cœur de cette construction commandée par la Gallerie delle Prigioni, dans cette vidéo où je parle, est-ce un véritable retour ? Est-ce un voyage dans le passé ? Suis-je réellement confrontée aux souvenirs d’enfance qui, malgré la douleur matériellement intransmissible de l’exil, restent profondément enracinés dans mon identité et celle de mes semblables ?
Dans cette installation, je suis confinée dans une boîte-vidéo. L’artiste m’a enfermée là pour que je résiste au story-telling pathétique. Elle me demande de m’associer, de loin désormais, à la résistance d’autrefois pour survivre dans le camp. Ainsi, Ruine I, Gradishtë n’est pas une œuvre qui se regarde ; c’est une œuvre qui s’écoute et qui, surtout, doit se ressentir. Le béton utilisé ici ne symbolise pas seulement la vie brutale dans le camp. Il semble aussi relever la douleur des anciens habitants du camp, et la rendre un peu plus réelle pour le spectateur qui n’a pas connu, heureusement, cette forme de vie.
Peut-être est-ce pour cette raison que l’artiste me « retient captive » dans le moniteur placé dans un coin de l’installation. En réalité, la voix dans la vidéo est le seul pont reliant le passé du camp à son présent. Autour de moi, dans la vidéo, gravitent, comme les rochers errants d’Ulysse, des blocs de béton ornés de photographies des habitants actuels de Gradishtë. Ces parois de béton semblent consolider les ruines de Gradishtë d’aujourd’hui. Ainsi, dans l’œuvre de Halida Boughriet, les ruines ne représentent pas seulement des vestiges d’une histoire révolue ; elles deviennent un espace où se produisent des transformations conceptuelles.
En tant que partie intégrante de cette installation, je ressens aussi l’invitation de l’artiste : elle invite donc le spectateur à combler par son imagination les lacunes laissées par les interstices des blocs. Comme composante de cette installation, je n’ai pas de réponses claires ou définitives à offrir. Je me perds entre les portraits des habitants actuels, entre les photos des ruines de ce qui reste de l’ancienne Gradishtë. Ce sont donc les ruines d’une vie brisée qui me poussent à m’interroger : suis-je réellement en train de parler de ma vie passée ? Puis-je vraiment raconter une telle existence ? Puis-je devenir la porte-parole de la souffrance de ma famille ? Et si oui, dans quelle mesure ? Et avec quelle finalité ?
En tant que composante de cette installation, je comprends que l’histoire de la réaction bouleversante de ma mère face à mon premier cycle menstruel, bien qu’elle soit vraie, n’était qu’un deus ex machina pour cette œuvre. J’avais emmené l’artiste avec moi, revenant après de nombreuses années, comme une témoin impartiale, car il ne s’agissait pas de nostalgie. À l’époque, je ne lui avais pas révélé le véritable objectif de ce retour, car je ne le connaissais pas moi-même. Cela, la voix dans la vidéo me le révèle :
J’ai retardé ce retour entre les haies
Les murs de boue et de roseaux,
Pour voir l’histoire
Mais comme à travers un paravent
Qui ne peut dévoiler ses cycles…
Dans la galerie italienne où cette installation artistique est exposée, la voix off reprend en boucle. En effet, la première rencontre avec l’œuvre se fait par le son, puis le regard est sollicité par les volumes et les images mobile ! Les spectateurs découvrent invariablement ce discours au milieu, à la fin ou au début. Cette voix, c’est le souvenir que je laisse à mon passé.
Alketa Spahiu