Hétérotopies, communautés, lieux de vie
La crise du présent se condense dans celle de l’habitabilité du monde. Moins que jamais, nous ne savons où habiter, comment habiter ni avec qui habiter. Habiter, selon la tradition philosophique occidentale, c’est infiniment davantage qu’occuper un lieu, avoir une maison ou un logement, y installer ses meubles, y passer son temps, y dormir. C’est s’établir en un emplacement particulier, dans le monde, y trouver sa place et y définir ses relations avec l’environnement fait d’autres êtres humains, d’autres vivants et de choses plus ou moins inertes. Ce n’est pas nécessairement s’installer dans un territoire ou le découper – dans la mesure où le territoire, comme espace d’appropriation, c’est avant tout l’affaire de l’Etat. Mais les sujets humains, quels qu’ils soient, n’accèdent à la vie qualifiée qu’en occupant un espace – en l’habitant, que ce soit sur un mode ou un autre, sédentaire ou nomade. On peut se décréter « citoyen du monde » et passer sa vie à arpenter la Planète, à s’y déplacer. Mais ce sera encore une manière de l’habiter. On ne saurait être entièrement acosmique, sans monde à habiter – ou bien alors dans un état extrême d’arrachement, de désorientation, de désaffiliation, de déperdition – proche de la mort, en vérité. Regardez Robinson sur son île : perdu, coupé du monde, seul, jusqu’à sa rencontre avec Vendredi – mais il l’habite, son île, et comment !
Ce qui fait époque aujourd’hui – et pour autant, précisément, que cette époque porte le doux nom d’Anthropocène – c’est la crise généralisée des modes d’habitation de la planète, les menaces multiples qui pèsent sur les possibilités même de l’habiter, le spectre d’une planète devenue inhabitable, et qui hante toutes les dystopies... [1]
On pourrait à ce propos parler d’un paradigme de Taïwan. Ceux-celles qui y sont né-e-s ne peuvent pas mesurer la violence du choc qu’éprouve l’étranger venu d’ailleurs, disons, dans mon cas, d’Europe occidentale, et qui découvre en sortant de l’aéroport ce paysage urbain en continu, massivement bétonné, avec ses grappes d’immeubles de vingt étages serrés les uns contre les autres, ses entrelacs d’autoroutes et d’échangeurs routiers à plusieurs niveaux, le tout agrémenté de voies ferrées, de ponts colossaux aux impressionnantes superstructures métalliques, du ruban suspendu sur lequel circulent en continu les trains à grandes vitesse, de plus petits ensembles d’habitation destinées au couches populaires, avec leurs horribles façades lépreuses et leurs fenêtres grillagées, comme dans une prison – le tout brusquement entrecoupé de quelques rizières d’un vert éclatant, de vestiges de forêt semi-tropicale, comme si tout ceci avait poussé sur cette terre au petit bonheur la chance, en l’absence de tout plan d’urbanisme, sous la seule impulsion de la plus dépourvue de scrupules des lois du marché ou de la lutte de tous contre tous, dans une sorte de Far West immobilier s’étendant sans interruption ou presque de Keelung à Pingtung, du nord au sud de l’île... [2]
Pour ce qui me concerne, il m’a fallu plus d’une décennie non pas pour m’habituer à ce désastre ou plutôt cet attentat contre l’habitabilité de cette terre (je ne m’y habituerai jamais et je m’en réjouis, car c’est un signe de vie), mais simplement, pour pouvoir coexister avec lui sans tomber dans une dépression perpétuelle. Je ne sais pas où ni par qui ont été formées les générations successives d’architectes, urbanistes et autres ingénieurs qui ont fabriqué ce paysage d’apocalypse, de perpétuelle dystopie, mais une chose est sûre : s’il existe un enfer réservé à ces professions et à ceux qui leur passent commande et les supervisent, je leur souhaite sincèrement d’y mijoter à petit feu, et pour l’éternité.
Imaginons maintenant qu’un miracle se produise, que tout s’arrête et qu’on nous dise : « Eh bien, allons-y, reprenons tout à zéro, vous avez carte blanche, nous vous donnons des moyens illimités pour rendre cette île à nouveau habitable, y recréer un cadre de vie et des lieux d’habitation qui respectent la qualité humaine de ses habitants ! » Eh bien, précisément, le problème de ce pays, c’est précisément que le désastre urbanistique et architectural y est parvenu à un tel degré d’intensité qu’il a atteint un point de non-retour, ce qui écarte toute possibilité d’un radical recommencement. La destruction de l’environnement et des paysages sous l’effet de la démesure développementiste et productiviste, du délire urbanistique est parvenue à ce point de saturation où l’on ne peut plus envisager aucune forme de réaménagement, aucun processus de destruction/reconstruction qui permette de rétablir des conditions d’habitabilité acceptables, au-delà de ce désastre même.
Dans la tradition occidentale, on sait désormais que les civilisations sont mortelles et que les ruines laissent une chance à l’avenir, à la vie qui se réinvente et continue – au devenir des civilisations : on peut reconstruire, réaménager, redessiner le paysage urbain, la stratification des époques, des civilisations, des règnes (etc.) peut se poursuivre au fur et à mesure que se transforment et se redéploient les conditions de l’habitabilité. On pave les routes au haut Moyen-Age avec les débris des temples gallo-romains.
A Paris, la façon dont le baron Haussmann a, sous le Second Empire, détruit d’anciens quartiers populaires et en a radicalement transformé le paysage avec l’apparition de larges avenues rectilignes et l’uniformisation par les fameux immeubles de six étages dont le style porte son nom – tout ceci a été perçu comme très violent à l’époque. Cela l’a été dans la mesure où cela a entraîné la transformation de la géographie urbaine de Paris, en accélérant la conquête de l’Ouest et du centre de Paris par les bourgeois, au détriment des couches populaires – un processus qui, aujourd’hui, se parachève par la boboïsation de la capitale tout entière. Mais avec tout cela, cela n’a pas rendu la capitale proprement inhabitable, les immeubles haussmanniens sont désormais inséparables de son paysage et, pour une part, de son mode de vie. Lorsqu’ils tombent en ruine et deviennent insalubres, on peut les remplacer par des constructions plus modernes sans que cela défigure nécessairement les alignements d’immeubles, le paysage des façades, l’allure générale des rues.
Par contraste, ce qui frappe sur la côte ouest de Taiwan, c’est l’évidence du caractère irréparable du désastre urbanistique. Ce qui s’est entassé là comme masses de béton hypothèque tout avenir « post-bétonnique », post-autoroutier, non enfermé dans la religion de la croissance économique et de l’horizon ploutocratique. Cet urbanisme-là, c’est une prise d’otage irréparable de l’avenir. Même en ruines, à l’issue d’un désastre nucléaire ou d’une apocalypse qui aurait balayé tout ça, ce paysage demeurerait inhabitable. Tout comme, d’ailleurs, dans les mégalopoles chinoises du continent qui répètent le même scénario suicidaire.
C’est, si l’on veut, le paradigme des herbes folles. Observons les maisons traditionnelles sans étage, en briques rouges, qui se maintiennent encore, plus ou moins à l’abandon ou en ruines, un peu partout à Taïwan, à la campagne surtout, dans les villages et les bourgades. Et voyez, dès qu’elles sont à l’abandon, avec quelle vitesse la végétation, les herbes folles repoussent entre les briques, s’infiltrent dans les ruines et redessinent un paysage ensauvagé, où les petits mammifères, les oiseaux, mais aussi les fleurs et les arbres viennent remplacer les humains, sans transition ou presque. C’est ce que j’appelle un mode de construction et d’habitat modeste, à dimension humaine, et qui laisse ses chances à l’avenir. Mais les méga-tonnes de béton, c’est tout l’inverse – les herbes folles ne poussent pas sur le béton, surface molaire, inerte et fondamentalement hostile à la vie et au devenir. Plus généralement, la vie ne repousse pas sur les ruines du béton.
C’est ici que nous commençons à nous rapprocher de notre sujet : lorsqu’on ne peut plus espérer reconstruire l’ensemble des formes de vie en détruisant la matrice du désastre du présent (le développementisme prédateur et la religion de la croissance et de l’innovation sur lesquels est fondée la supposée prospérité taïwanaise), lorsqu’on abandonne cette perspective de la reconstruction globale et alternative à laquelle s’est accroché, à l’échelle de la planète, le discours de la Révolution (socialiste, communiste...), alors c’est en termes d’interstices et d’herbes folles qu’il faut commencer à penser. C’est dans les brèches et les fissures du désastre plutôt que sur ce que seraient ses ruines inimaginables (le socialisme étant censé se construire, c’est bien connu, « sur les ruines du capitalisme ») qu’il faut entreprendre d’expérimenter des pratiques, d’imaginer des dispositifs destinés à réinventer la vie, à imaginer d’autres cadres et d’autres formes de vie. Et c’est ici qu’apparaît toute l’importance des trois motifs avancés dans le titre de mon exposé : hétérotopies, communautés, lieux de vie.
Pour dire les choses simplement, les utopies sont des projections d’espérances, d’affects, de flux imaginatifs dans des fictions, des récits. L’utopie, en Occident, c’est avant tout un genre littéraire, des histoires, et qui ont proliféré dans nos sociétés depuis Platon jusqu’à ce qu’elles se renversent distinctement en dystopies, avec le 1984 d’Orwell. Aujourd’hui, et c’est un signe d’époque, bien sûr, la dystopie a amplement recouvert de ses cendres l’utopie. En tout cas, l’utopie a un pacte non seulement avec l’imagination mais aussi avec la fiction au sens où elle trouve son expression la plus vive dans la construction d’espaces sans consistance réelle, imaginés – et c’est même cela qui fait que souvent les utopies peuvent être si parfaites, si ordonnées, si rectilignes. Elles se réalisent dans des espaces sans espace et c’est bien ici que se noue leur difficulté constitutive à rejoindre le réel. L’utopie, en ce sens, reste du côté du rêve, et c’est la raison pour laquelle, dans le langage courant, elle est souvent connotée de façon négative – « c’est de l’utopie, tout ça ! » – pure rêverie, sans substance ni consistance...
C’est précisément dans cette brèche de l’utopie qu’est apparu et a rapidement prospéré le motif de l’hétérotopie, mis en circulation par Michel Foucault, à partir des années 1960. L’hétérotopie, c’est, par opposition à l’utopie, un espace autre, réellement existant et dont la propriété est d’être doté d’une qualité critique ou d’une propriété d’opposition, de résistance, face aux formes dominantes du réel et du présent. Dans ses modes d’apparition pratiques, l’hétérotopie, c’est toujours un objet ou un lieu, mais ceci de manière infiniment variable – il n’y a pas de substance de l’Hétérotopie, en soi, il y a des hétérotopies et qui sont toujours « en situation », c’est-à-dire qui incarnent la différence et l’altérité par rapport aux formes dominantes (« majeures ») du réel de façon infiniment variable. On pourrait dire à ce titre que ce sont ces dernières formes dominantes, compactes, molaires, qui appellent et suscitent le besoin vital d’hétérotopies par un jeu d’oppositions infinies : la vie au travail appelle les vacances qui sont, en principe, dotées d’une qualité hétérotopique, les enfants ont besoin, pour résister à la pression de l’ordre familial et scolaire, d’espaces autres de toutes sortes et qui leur appartiennent à eux seuls, des cabanes dans la forêt, des cachettes au fond du jardin, des recoins secrets où se replier avec pour seule compagnie leur animal domestique familier, etc. L’île, elle-même, est dotée de qualités hétérotopiques, par rapport au continent, ce qui a permis à quelques bons esprits frottés d’un peu de foucaldisme de soutenir la thèse selon laquelle Taïwan serait, en soi, une hétérotopie par rapport à la grande puissance continentale voisine – exemple typique de récupération opportuniste d’un concept en vogue (une « hétérotopie » aussi manifestement alignée sur un dispositif molaire et hégémonique que l’est Taïwan ne saurait être, à proprement parler, une hétérotopie).
Mais le village aborigène perché dans les collines, lui, a bien une fonction et une qualité hétérotopiques, même si celles-ci, pour toutes sortes de raisons et de multiples façons, sont passablement endommagées : il est bien, tant du point de vue de la topographie que du mode de vie, l’autre de la conurbation continue de la côte ouest, un autre qui se présente en opposition et parfois en résistance à ce qui constitue le « modèle » dominant et mortifère dans l’espace de l’île.
L’hétérotopie se situe toujours en position minoritaire ou mineure face à un milieu dominant. Elle est un emplacement particulier, par opposition au milieu – plus ou moins éloigné de celui-ci, discret, secret, caché, furtif, en déplacement, etc. Elle remplit des fonctions multiples : lieu d’évasion, de refuge, de résistance, de contestation, de consolation peut-être aussi, même si Foucault dit que ce sont les utopies qui consolent et les hétérotopies qui ont pour vocation d’inquiéter. En tout cas, elle est toujours une ligne de fuite possible par rapport aux espaces dominants et c’est bien sûr la raison pour laquelle elle joue un rôle si déterminant dans nos sociétés où notre assignation à ces espaces (les institutions, les appareils, les milieux...) est si enveloppante, si impérieuse et souvent si brutale. Il faut insister ici sur le fait que les hétérotopies sont moins des substances que des fonctions. Prenons un exemple simple : dans bien des circonstances, les collines, la montagne, la forêt peuvent jouer le rôle d’hétérotopies – comme refuges pour les persécutés, les allergiques à l’Etat, aux impôts et à la conscription, les déserteurs, les bandits, les hérétiques, etc. Mais pour autant, ces entités ne sont pas par essence des hétérotopies et rien d’autre – elles peuvent au contraire être toutes sortes d’autres choses et même le contraire des hétérotopies, quand elles sont colonisées par l’Etat, mises en coupe réglée par l’exploitation du bois, des minéraux, de l’or blanc (la neige, les stations de sport d’hiver), etc.
D’autre part, les hétérotopies ont souvent (pas toujours) un pacte public ou secret avec la communauté. La communauté est ici, pour dire les choses aussi simplement que possible, ce qui s’oppose à la société comme forme dominante d’organisation de la vie commune. La société procède par répartition des groupes et des individus, elle fixe leurs emplacements respectifs dans des réseaux serrés et fortement normés de relations, de hiérarchies et d’interactions. Le régime du social, c’est « à chacun sa place » dans un système général plutôt froid – les passants dans la rue ne s’embrassent pas à tous les coins de rue, ils s’ignorent plutôt – et où les intensités affectives sont assignées à des espaces particuliers – la famille, les love hotels pour les couples adultères, les rassemblements patriotiques, les matches de foot, etc.
Par opposition, le régime général sous lequel est placé la communauté est « chaud », il est, dit le philosophe français Jean-Luc Nancy, celui de l’entre-exposition des subjectivités, c’est-à-dire d’un mode d’exposition de chacun à l’autre sans cesse réintensifié, la communauté est nécessairement affective et elle engage chacun dans son destin collectif de façon totale [3].
C’est précisément parce qu’au cours du XXème siècle ce motif de la totalisation communautaire a été radicalement dévoyé, en Europe, par les mouvements nationalistes et les régimes totalitaires (la communauté du sang nazie, entre autres), que Nancy parle de communauté désœuvrée – il faut en passer par un radical travail du deuil pour pouvoir renouer avec ce motif. La communauté a été profanée, les pires des poisons politiques et idéologiques l’ont infectée et la tentation est forte de déclarer ce motif, pour cette raison même, irrécupérable, au vu de l’histoire européenne du XXème siècle.
Mais c’est, je crois, une tentation à laquelle il nous faut résister fermement pour essayer de renouer avec le motif de la communauté dans le monde d’après les apocalypses historiques du XXème siècle. Ce qui a, entre autres, été si dommageable à la communauté, c’est qu’elle s’est trouvée embarquée dans l’histoire et le destin des Etats-nations, des structures molaires, compactes, idéologies et systèmes politiques indissociables des jeux de puissance découlant des affrontements entre Etats-nations et systèmes politiques – démocraties contre régimes totalitaires, communisme contre capitalisme, etc. – toutes ces puissances compactes et molaires. Dans le monde d’après, donc, le motif de la communauté ne peut revenir, renaître que sur un mode moléculaire, rhizomatique, dispersé, furtif – et c’est ici, précisément, que sa rencontre avec l’hétérotopie est décisive. C’est dans les interstices de l’ordre social et politique, dans ses brèches et ses fissures que peuvent se produire ces rencontres et que nous pouvons en faire un terrain d’expérimentation en les multipliant, en les intensifiant.
D’où l’importance, dans cette perspective, des projets d’architecture dissidente et alternative qui sont l’occasion de cette rencontre. Ce qui y est en question, ce sont bien des projets où s’établit un lien indestructible entre les trois motifs des lieux de vie, de l’hétérotopie et de la communauté.
Il est plus urgent que jamais d’imaginer et d’expérimenter en commun de nouveaux lieux de vie, inséparables de nouvelles formes de vie. Nous pouvons nous rappeler ici que tout au long du XXème siècle a été vivante, un peu partout dans le monde, une autre tradition de la communauté et d’autres formes de vie, donc d’autres lieux de vie, une autre tradition que celle, mortifère, dont je viens de parler ; une tradition mineure s’associant à l’expérience de formes de la communauté se situant aux antipodes de ce qu’en ont fait les Etats modernes, les régimes nationalistes et les pouvoirs totalitaires ; une tradition se présentant sous la forme d’une légende dispersée – des formes de vie communautaires apparues en Russie ou en Ukraine dans les années qui ont suivi la révolution de 1917, dans les villes autant que les campagnes à celles qui ont prospéré en Europe occidentale et en Amérique du nord dans les années suivant le grand mouvement communiste-libertaire de 1968, en passant par une multitude d’expériences moléculaires dont vous trouvez des traces innombrables dans la littérature, au cinéma, la musique, etc. [4]
C’est bien aujourd’hui le fil de cette tradition mineure qu’il s’agit de retrouver, dans un contexte où la crise des formes dominantes (majeures) de l’habiter n’a jamais été aussi aigüe – à Taïwan aujourd’hui, si vous appartenez à la classe populaire, vous êtes condamné, pour des raisons économiques à vivre dans ces cages à lapins grillagées et obscures qui sont la norme de l’habitat accessible aux gens à revenus modestes ; si vous appartenez à la classe moyenne aisée, impossible ou presque d’échapper à la norme de l’accession à la propriété dans un de ces micro-ghettos en forme de gated communities alias condos équipées d’une multitude de codes, de gardiens et de caméras de surveillance, une acquisition pour laquelle vous allez, si vous ne disposez pas d’un substantiel héritage, vous endetter pour les trente ans à venir, espace sinistre d’entre-soi du nouveau patriciat ploutocratique par excellence où chacun a à cœur d’exhiber sa distinction et son aisance sous forme de grosses cylindrées rutilantes et autres signes extérieurs de richesse [5].
Plus les formes de vie sont vulgaires et sinistrées, que ce soit par la richesse ou la pauvreté, et plus la crise de l’habiter devient manifeste – moins l’on sait, donc, comment, où, et avec qui habiter le monde et l’espace auquel on est assigné.
Un signe très sûr de l’approfondissement de cette crise, c’est la prolifération dans tous les pays du Nord global, des bulles, des sphères et des cocons, dans une tentative tout à fait illusoire de restaurer des conditions immunitaires (le confort de la sécurité) dans un environnement dont l’habitabilité est toujours plus douteuse. Ce phénomène est lié notamment à la dégradation croissante de l’environnement, un phénomène particulièrement alarmant, ici, à Taïwan, et au réchauffement climatique. Dans la mesure où le monde environnant et partagé devient de plus en plus inhabitable, ceux qui en ont les moyens sont portés à se replier dans des sphères, des bulles dont le principe est évidemment en tout premier lieu sélectif et discriminatoire. Ce qui caractérise la sphère ou la bulle en ce sens, c’est qu’elle a un code d’accès et que tout le monde n’en dispose pas. En ce sens, donc, la gated community, le SUV, le café chic climatisé, l’immeuble de bureaux high tech où est installé le siège d’une multinationale, et demain, bien sûr, l’abri anti-atomique que les riches se feront construire sous leur maison de style Disneyland (etc.) sont des bulles.
Ce qui caractérise la bulle, évidemment, en tout premier lieu, c’est qu’elle est fermée et séparée de l’extérieur par des membranes plus ou moins épaisses et étanches. Son existence même repose sur un principe d’opposition et non de circulation entre intérieur et extérieur. Il y a quelques semaines, je faisais du vélo sur les routes de campagne, avec des amis, dans la région de Pingtung, un peu « en-dessous » du Tropique du Cancer, donc. Et, à un moment donné, nous avons fait une halte dans un café vanté par mes amis comme un lieu particulièrement accueillant. En fait, ce que ce site avait de remarquable, si l’on peut dire, c’est qu’il était fondé sur le principe de la double bulle : d’abord le café lui-même, conçu comme un espace soigneusement isolé par des rideaux d’arbres et de végétation d’un environnement rural passablement salopé, comme partout à Taïwan, avec ses déchets plastiques dans les champs, les gobelets et les canettes métalliques tout le long de la route, etc. Première bulle, donc, le café et son jardin, soigneusement entretenus, propres, accueillants, et où se diffusait en sourdine l’habituelle musique relaxante ; et puis, seconde bulle, bulle dans la bulle, une sorte de serre dans laquelle l’air conditionné se trouvait branché à fond et où les valeureux cyclistes se trouvèrent invités à prendre du repos et se rafraîchir en buvant leur café.
Il me semble qu’on tient là, avec cet exemple tout simple, le paradigme de ce que la vie ou l’habitation du monde est en train de devenir dans les pays du Nord global et, particulièrement dans un pays comme Taïwan où les conditions environnementales et climatiques sont particulièrement dégradées : ceux qui en ont les moyens se protégeront toujours davantage en s’enfermant dans des bulles à eux seuls réservées. Les autres, tous les autres, la majorité seront voués, de façon toujours plus dommageable à faire face aux conditions d’une exposition directe aux risques liés à l’inhabitabilité croissante du monde environnant (Umwelt). Ce sera d’une façon croissante l’une des formes nouvelles de la division et de la lutte des classes : patriciat des sphères et des bulles contre plèbe ou prolétariat de l’exposition directe aux conséquences de la destruction de Gaïa [6].
Dans le même sens, une autre chose qui me paraît caractéristique de l’impasse dans laquelle est enfermé le mode de vie, dans des pays comme Taïwan ou, aussi bien, la Chine, c’est la multiplication des malls. Le mall présente à l’évidence un caractère hétérotopique : c’est le lieu où il fait frais quand l’atmosphère est irrespirable, à cause de la canicule ou la pollution à l’extérieur, et c’est, par opposition au monde du travail ou de la famille, le lieu où l’on s’en va flâner et consumer son temps libre. Mais c’est aussi, à l’évidence, un lieu dystopique – un monstre de béton voué au culte de la marchandise, un lieu où tout est artificiel, à commencer par la lumière, un lieu d’illusion et de déréalisation par excellence. On n’y va pas pour flâner, activité poétique par excellence selon Baudelaire, mais pour faire du shopping. A ce titre, donc, le mall est un dispositif terrifiant puisqu’il réussit à combiner les caractéristiques (en principe salutaires) de l’hétérotopie et celles de la plus contemporaine et avérée des dystopies. Il faut donc l’appeler par son nom : une hétérodystopie aux couleurs du désastre du présent – j’espère que ce néologisme savant vous reviendra en mémoire la prochaine fois que vous mettrez les pieds dans un de ces lieux de perdition...
Pour des raisons liées à l’histoire du peuplement de Taïwan, la géographie humaine de l’île présente des affinités certaines avec le monde de la Zomia que décrit James C. Scott dans son célèbre ouvrage intitulé en anglais The Art of Non Being Governed, An Anarchist History of Upland Southeast Asia (2009) ; un ouvrage dans lequel il oppose le monde (humain) des terres hautes ou des collines à celui des vallées et des plaines dans cette vaste région de la Zomia, aux confins de la Chine méridionale, de l’Inde, de la Thaïlande, du Laos, du Cambodge, de la Birmanie. Pour lui, ce qui caractérise la Zomia, c’est ceci – en résumant à l’extrême : elle est l’espace de repli, le refuge, le point d’ancrage de toutes sortes de résistances à l’Etat et à l’étatisation des populations qui passe par leur sédentarisation, les cultures céréalières (Scott parle d’Etat-rizière), l’impôt, la conscription, le travail forcé et l’esclavage souvent. La Zomia, c’est une vaste et mouvante hétérotopie repliée dans les hauteurs d’accès difficile, par opposition à la culture étatique qui est établie dans les vallées. En termes d’organisation sociale, c’est un monde désigné par les propagateurs de la puissance étatique comme celui des tribus et des ethnies – des barbares et des sauvages. En termes de mode de vie, c’est généralement un monde infiniment plus égalitaire que celui, plus hiérarchique, des vallées. En termes de religions et de croyances, c’est un monde où prospèrent les prophétismes et les messianismes, les religions minoritaires et enfin, c’est souvent un monde dont les habitants, s’ils ne sont pas sans traditions, ne sont pas très sensibles au motif de l’histoire, dans le sens que les sociétés étatiques donnent à ce terme, et aussi, relativement peu tournés vers l’écriture dont le destin, pour Scott est indissociable de celui de l’Etat.
Je ne prétendrai évidemment pas que ce modèle ici grossièrement résumé puisse se décalquer sur la réalité de Taïwan aujourd’hui, et ceci d’autant moins que Scott précise bien que ce qu’il décrit est un monde aujourd’hui disparu, dans la Zomia elle-même ; ce que je veux simplement suggérer, c’est que nous pouvons y trouver toutes sortes d’inspirations pour (re)penser la question de l’habitabilité et de l’hétérotopie dans le contexte taïwanais. Tout le monde sait ici que, si vous voulez trouver des interstices dans lequels des emplacements habitables et vivables puissent être imaginés et aménagés, il vous faut monter vers les collines, ce qui veut dire aussi, en termes de population, vers les mondes mineurs, pas seulement les aborigènes mais ceux qui, pour toutes sortes de raisons, se tiennent éloignés des formes dystopiques de la vie réelle dans les espaces et territoires dominants des basses terres surpeuplées, urbanisées et industrialisées à outrance – les plaines côtières, les vallées essentiellement.
Monter vers les collines, trouver des interstices, c’est aller vers les arbres, apprendre à habiter avec les arbres plutôt qu’avec l’horrible matériel urbain et les panneaux publicitaires géants qui prospèrent plus bas. Ici, à cause des autoroutes mentales qui relient la République de Chine (Taïwan) à l’Amérique du Nord, comme si celle-ci était le cerveau du monde (LOL), dès qu’on évoque le motif de la forêt comme refuge ou recours, c’est l’inévitable Walden de Thoreau qui vient encombrer la conversation... Mais Walden est-il autre chose que le décalque proto-écolo et un peu scout de la conquête de l’Amérique par les Blancs, au détriment des peuples premiers ? La communion avec la nature comme douce musique d’accompagnement du génocide indien et de la conquête du territoire par les Blancs ? On en viendrait presque à oublier à lire cette bluette pastorale et forestière, que ce qui soutient l’intensité de ce motif, le recours à la forêt, ou bien, en termes d’emplacement hétérotopique, la cabane dans la forêt, c’est le danger – la communauté humaine en péril, exposée le plus souvent à un péril mortel. Les références sont ici innombrables et variées : la communauté des hommes-livres, à la fin du roman d’anticipation (et du film qui en reprend le motif) Fahrenheit 451 ; Scènes de la vie d’un faune (1953) de l’écrivain allemand Arno Schmitt, mais aussi bien toute l’abondante littérature sur les maquis de la Résistance française pendant la Seconde guerre mondiale, les guérillas latino-américaine au temps du Che Guevara ou, tout près de Taïwan, leurs équivalents aux Philippines...
Ce n’est bien sûr par pour rien que le travail de l’architecte Hsieh Ying Chun s’associe aussi étroitement à des désastres subis par des communautés humaines, des groupes dont l’intégrité, la cohésion et le mode de vie ont été mis en péril par ces catastrophes [7]. Ce n’est pas pour rien que la réflexion qui soutient ce travail se fonde sur une radicale critique des procédures habituelles de la reconstruction après la catastrophe, d’une reconstruction dont le propre est généralement qu’elle ne tient aucun compte des enseignements qui devraient être tirées de ces épreuves et des pertes subies, du point de vue, précisément, des modes d’habitation des emplacement dans lesquels nous sommes établis – aménagement des espaces, répartitions, matériaux, types de relations entre les sujets humains induits par les formes de l’habitation, etc. Ce n’est pas pour rien que l’architecture est, dans ce cas, une pratique critique radicale des modes dominants de l’habiter dans nos sociétés. Il s’agit bien ici, en travaillant, en mode mineur, sur les lieux de vie de s’activer en vue de la refondation du mode de vie lui-même – et c’est ici que le double motif de l’hétérotopie (l’invention d’espaces-autres) et de la communauté (pas seulement le « vivre ensemble », mais une restauration de l’esprit du « commun » ayant l’égalité pour ligne d’horizon) inspire ce travail dans toute sa dimension prospective.
On peut voir ici resurgir le motif de l’utopie, dans la mesure même où tout ce travail se projette vers l’avenir et constitue un appel à faire en sorte que les herbes folles se multiplient, ici et ailleurs, dans les interstices qui persistent, envers et contre tout, entre les dalles de béton des formes majoritaires d’occupation de l’espace par les humains. Mais on voit bien que le motif de l’utopie subit un déplacement décisif dès lors qu’il se déplace du roman, de la pure fiction imaginative, vers l’habitation et la reconstruction de lieux de vie : l’utopie, dans le second cas, devient pratique et concrète, elle s’enracine dans l’espace et le monde vécu des vivants. Et si l’on avance dans cette direction, on voit bien qu’utopie et hétérotopie ne se séparent plus mais, sans se confondre, se chevauchent, tendent à former un continuum. Pour revenir à l’exemple que je prenais plus haut, on dira, dans un sens tout négatif, que les malls, ce ne sont pas seulement, pour ceux qui en sont les usagers ordinaires, des hétérodystopies, mais aussi qu’elles sont l’utopie du Capital. Ou, plus exactement, qu’elles sont des hétérodystopies en tant qu’elles sont l’utopie du Capital.
Il faut bien comprendre ici la raison pour laquelle, dans les brefs textes et interventions où il met en avant le motif de l’hétérotopie, Michel Foucault l’oppose ou plutôt le contre-appose à celui de l’utopie : c’est, dit-il, que le milieu dans lequel se déploie et prospère l’utopie, c’est le temps et, plus précisément le temps historique. La prospérité de l’utopie comme genre littéraire et support de l’imagination est indissociable, dans les sociétés occidentales modernes, du déploiement de la conscience historique, de la croissance de l’Histoire (Geschichte) comme milieu de vie des hommes, dans les sociétés modernes. Or, dit Foucault, il serait sans doute temps que, au rebours de ce tout-Histoire, nous en revenions à l’espace, comme milieu de vie, que nous infléchissions les termes de la conversation de façon à remettre au premier plan de nos préoccupations, dans le présent, les questions spatiales ; ce qui veut dire, bien sûr, les questions de géographie, de géo-politique, mais pas seulement, les questions de topographie, les questions d’aménagement du territoire, et, on y est devenu très sensible aujourd’hui, les questions des ressources dans leurs relations aux espaces et aux territoires (la question de l’extraction, l’extractivisme).
Dans le Nord global, les urbanistes, les architectes ont très rapidement saisi la perche que leur tendait Foucault et fait leur miel du mot magique hétérotopie ; mais sans que cela les conduise, dans l’immense majorité des cas, à remettre en cause les pactes qui les lient au marché de l’immobilier et à l’aménagement du territoire aux conditions de l’Etat capitaliste.
Aujourd’hui, c’est pour l’essentiel un désastreux présentisme qui s’est pour l’essentiel substitué au « tout-Histoire » balayé, pour l’essentiel, par l’effondrement de l’Union soviétique à la fin du XXème siècle. Ce présentisme aveugle est enveloppé dans le régime de la catastrophe annoncée, qu’elle soit environnementale ou guerrière – le réchauffement climatique, les nouvelles croisades de la démocratie impérialiste universaliste globalisée... Dans ce contexte sinistré, les questions de temps historique et d’espace tendent à fusionner, placées sous le signe de la recherche toujours plus pressante d’espaces de repli, de refuges, de points de résistance à la catastrophe annoncée. Les élites ont déjà en tête deux lignes de fuite : l’une les conduit au bunker, à l’abri antiatomique, la bulle de béton parfaite, mais évidemment réservé aux happy-few, et la seconde à la planète bis, l’utopie des milliardaires addicts au voyages dans l’espace extra-terrestre, exutoire davantage encore réservé aux happy few... Rien, dans ces « solutions » férocement sélectives et néo-darwiniennes, qui ne puisse nous séduire, nous, gens du commun...
Ce qu’il nous faut donc imaginer et travailler à construire, ce sont des espaces et des conduites de défection, de désertion et de résistance qui soient ouverts à tous. Nous ne sommes pas en position de proposer des alternatives globales susceptibles de se substituer aux formes de vie dominantes, et encore moins de renverser celles-ci ; nous sommes un peuple minoritaire, marginal, furtif voire invisible, parfois carrément réprouvé, des marges et des lisières – nous n’avons pas vocation à devenir majoritaires mais à accompagner la fin du monde qui s’annonce, celle des modèles dominants de production, de développement, de croissance et des formes de vie qui vont avec. Cet accompagnement est actif, il passe par la multiplication des conduites de défection et de dissidence, ce qui a inévitablement pour prolongement la création d’espaces autres, d’autres lieux de vie et d’expérimentation, dans les fissures du désastre ambiant. Ce n’est pas un programme, un modèle complet de social ou political engineering qui peut être opposé à la catastrophe du présent (et d’où le sortirions-nous ?), ce sont des impulsions enracinée dans nos pratiques les plus immédiates (et dispersées au stade actuel) de la défection ou la désertion.
C’est dans un petit livre récemment publié par deux amis italiens, Luca Salza et Pierandrea Amato, intitulé La fin du monde – pandémie, politique, désertion (L’Harmattan, 2021) que je trouve la meilleure définition des dispositions sur lesquelles se fonde aujourd’hui une politique de la défection : « Nous devons faire appel à ce qui n’existe pas comme notre seule chance d’être ici, ensemble, autrement qu’avant ».
C’est qu’en effet, si nous ne faisons pas appel à ce qui n’existe pas, c’est-à-dire à ce qui est irréductible aux conditions du présent et ne peut donc que résulter d’une rupture radicale avec celui-ci, nous nous condamnons à retomber dans les ornières du désastre du présent – ce qu’a été précisément le destin de l’URSS et des régimes socialistes de l’Est européen – sans parler des mégalopoles chinoises d’aujourd’hui. Notre imagination et notre désir de changement ne nous permettent que d’anticiper par brefs éclats dispersés sur un futur réellement émancipé du présent, et c’est la fonction même des interstices hétérotopiques et des gestes de défection ; mais ils ne peuvent pas se substituer à ce que seul un peuple de l’avenir serait à même d’inventer – ce peuple qui manque cruellement, aujourd’hui, justement. Comme le disent justement mes amis italiens, ce que nous pouvons faire, plutôt que tirer des plans sur la comète et fabriquer des programmes improbables, c’est ne pas gâcher notre chance d’ « être ici, ensemble, autrement qu’avant » – former des collectifs, travailler dans l’horizon du commun, en nous activant sans relâche à différer d’avec l’ « avant » ; à nous émanciper des assignations à être ce que nous sommes supposés être – tout ce qui se subsume sous le vocable de l’ « avant » et qui tient aujourd’hui et demain captifs d’hier.
Nous ne sommes pas de grands fauves prédateurs, nous n’allons pas prendre le Capital au collet et l’obliger à « rendre gorge » (L’Internationale), nous sommes des fourmis. Nous ne devons pas avoir peur de dire que nous faisons un travail de fourmi, infinitésimal, à peine visible à l’œil nu – mais inlassable. Nous sommes, pour l’heure, de petites bandes dispersées de fugitifs, de brigands, d’hérétiques, de réprouvés, de dissidents, mais potentiellement, nous sommes le nombre, la masse, the many – comme les fourmis. Paradoxalement, nous avons tout le temps, parce que nous savons que le désastre n’est pas ce qui se tient devant nous, ce qui menace, mais ce présent même dans lequel le pire est déjà échu. Alors nous continuons, parce que nous savons que c’est l’unique façon de lutter contre la mort, dans notre époque et notre temps.