“L’animalité, un analogon de l’humanité”, ou si Kant avait eu un chien
Dès la première phrase de la première section du premier livre de l’Anthropologie, l’humain se construit sur le dos de l’animal assujetti :
Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivant sur la terre.
(Daβ der Mensch in seiner Vorstellung das Ich haben kann, erhebt ihn unendlich über alle andere auf Erden lebende Wesen). [1]
L’animal est dépossédé d’un « Je » ; il n’est personne ; il est inconscient des changements qui peuvent lui arriver [2]. Relégué au rang de choses dont les humains peuvent disposer « à leur guise » [mit denen man nach Belieben schalten und walten kann], l’animal ne semble pas vraiment avoir sa place en tant que tel dans un débat kantien centré sur l’anthropologie [3]. Conditionné par sa propre bestialité, il ne sert que de faire valoir à la dignité de l’homme [4].
Pourtant, il peut y avoir une autre lecture de l’animalité dans l’œuvre de Kant. Cette autre lecture est non seulement possible, mais nécessaire - ce sera mon argument - si l’on veut saisir les enjeux cosmopolitiques ouverts par le projet de Kant qu’est l’humanité [5]. Si l’on suit le propos de Philonenko, à savoir : « la nature humaine [pour Kant] n’est pas essentiellement un passé qui doit être dé-passé ; c’est surtout un avenir qu’il faut atteindre », il n’existerait pas de loi naturelle qui s’opposerait à une ouverture plus bienveillante à d’autres espèces [6]. Mieux anticiper les conséquences de nos actes, prendre en compte comment « une violation du droit [et il faudrait ici ajouter une discussion de qui détient quels droits] en un seul lieu » peut être « ressentie partout ailleurs », ceci est à l’ordre du jour [7]. Pour être à la hauteur de l’impératif catégorique, relu dans une optique écologique, il faudrait se concevoir comme une part d’un tout, ce qui nécessiterait un engagement responsable de notre côté. Ainsi le disait Kant à sa façon :
Demande-toi toi-même si l’action que tu projettes, si elle devait se produire selon une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie, tu pourrais vraiment la reconnaître comme possible pour ta volonté [8].
Beaucoup dépend de cette volonté. Trop souvent l’état actuel des choses étouffe tout projet visant un avenir meilleur ; « la nature humaine » figure comme une forme figée, incapable de se réinventer. Il faut bien de l’imagination, de l’énergie, et même du courage pour vouloir du mieux. C’est beaucoup plus facile de ne pas espérer, de ne pas croire en une possibilité de produire quelque chose de différent, et de continuer à vivre en « appliquant [des] procédés habituels » [9]. Face à notre inertie, Kant nous enjoint de nous aventurer au-delà d’un présupposé statu quo ; à explorer ce qu’on peut faire de l’homme, à activer son potentiel. C’est la raison pour laquelle le projet cosmopolitique nous oriente vers un avenir qui s’ouvre sur d’autres conceptions de vie : c’est le « foyer au sein duquel se développeraient toutes les dispositions originelles de l’espèce humaine » [10]. Pour garder en vue ce projet, il faut adopter un « point de vue plus élevé de l’observation anthropologique », ne pas restreindre ce qui nous est possible par ce que nous faisons déjà, ou par ce que nous avons toujours fait [11]. C’est même le « nous » qui doit être interrogé, sa nature et ses relations avec autrui.
C’est bien la capacité humaine à se comporter différemment qui est mise en avant dans les Leçons d’éthique. Bien que Kant ne soit pas prêt à accorder des droits aux animaux, il nous impose des devoirs envers eux [12].
Ou plus exactement, il suggère que nous devions à nous même des devoirs envers eux. C’est au nom de cette humanité à venir que nous devrions traiter les animaux avec plus de considération, et même d’amour ; de ne pas leur faire du mal quand nous pouvons l’éviter ; de reconnaître tout ce qu’ils font pour nous, même s’il s’agit souvent d’un travail forcé. Nous abîmons « l’affabilité et l’humanité en nous » en tuant notre chien parce qu’il ne nous est plus utile ou serviable. La « cloche de l’ingratitude » [die Glocke der Undankbarkeit], que le vieil âne abandonné par son maître fait sonner par hasard, nous avertit de notre manque de finesse, nous rappelle que nous nous comportons d’une manière indigne de notre potentiel à faire mieux . Elle signale à juste titre qu’il y a grief, même si la bête ne peut l’exprimer elle-même et en tout cas n’a pas le droit de le faire. La cloche nous communique que, pour se situer cosmopolitiquement, il faut repenser nos liens avec le monde et questionner notre position de pouvoir. Il nous reste à faire le travail que Kant n’a pas poursuivi et prendre au sérieux sa proposition que les animaux sont des « analogon[s] de l’humanité » [13]. La reconnaissance du rapport que ces correspondances nous offrent, et c’est une vraie chance, peut contribuer à la mise en forme de la vision kantienne d’un monde meilleur, plus juste, plus beau et potentiellement plus paisible [14].
Dans “Projet de paix perpétuelle”, Kant reconnait clairement comment la guerre, cette source ambivalente de “progrès”, a de tous temps pesé sur le dos des animaux [15]. Il décrit en détail comment, afin d’être utilisés comme “instruments de guerre”, les chevaux et les éléphants sont apprivoisés et domestiqués ; il aurait pu y ajouter les chiens, les pigeons et aussi nous rappeler ces fermes ambulantes, peuplées de vaches, moutons, cochons, qui suivaient les armées pour fournir viande et lait aux troupes [16]. Kant reconnait bien que la civilisation humaine s’est construite en inventant, entre autres, des techniques pour exploiter les animaux comme des “ressources naturelles” [17]. Les humains les ont transformés en matière pour la nourriture et l’habillement, moyens de transport et, dans le cas de la graisse des baleines et des phoques, source d’énergie [18]. Parlant du chasseur, Kant souligne un mode de vie plus primitif que celui de la vie agricole, car entièrement dépendant de l’instrumentalisation d’autres espèces. Il remarque que “[p]armi tous les genres de vie, celui du chasseur est sans nul doute le plus contraire à la condition civilisée” [19]. Par contre, l’agriculture, qui nécessite une vie plus sédentaire, du travail plus soigneux et soutenu dans le temps, a fait proliférer les échanges commerciaux et aussi a promu des rapports plus paisibles entre les gens [20].
Ceci dit, Kant signale que parfois nous ne travaillons pas seulement contre, mais aussi avec ce qu’on appelle “la nature” [21], comme si nos besoins avaient déjà été pris en compte par elle. Il s’agit de l’apparente “prévoyance de la nature” [die Vorsehung der Natur] [22]. L’aptitude des chameaux à traverser le terrain hostile du désert est à mettre en parallèle avec l’ingéniosité humaine déployée pour la construction de bateaux qui traverseront les mers : les chameaux sont en effet “les vaisseaux du désert” [das Kamel, das Schiff der Wüste] [23]. Ils font partie des processus d’hospitalisation de la planète, ils nous accompagnent dans l’histoire et évoluent avec nous. Comme le dit Eric Baratay dans Le point de vue animal : une autre version de l’histoire :
Les animaux vivent dans les conditions imposées par les hommes, en allant de la contrainte brutale à la sollicitation amicale, mais ils réagissent, avec des différences selon les bêtes ou les situations et avec des évolutions, et leurs attitudes rejaillissent sur celles des hommes, les modifient, dans un jeu continu d’interactions. Montrer les conditions subies et les rôles joués permet d’atteindre une réalité plus complexe ; et lorsqu’on accepte l’élargissement de l’histoire et le décentrage du regard, cette réalité est finalement facile à trouver, à observer, à écrire. Le versant animal complète et enrichit le versant humain, mais il a aussi son autonomie et son intérêt propre aiguisé par l’intérêt toujours plus fort pour les animaux et les inquiétudes croissantes sur l’avenir de la biodiversité [24].
Kant lui aussi réclame une autre version de l’histoire qui se dissocie des récits conventionnels et qui produirait une autre optique sur les événements, plus englobante, mais il ne va pas pour autant jusqu’à l’inclusion explicite du point de vue de l’animal et à l’interaction sensible avec l’animal. Il dit :
La nature a ses phénomènes mais l’être humain a aussi ses phénomènes. Personne n’a encore écrit une histoire du monde qui fût aussi une histoire de l’humanité, et pas seulement une histoire des états et leurs changements (qui compte pour beaucoup mais qui n’est en fin de compte qu’une petite partie d’un tout). Toutes les histoires des guerres se ressemblent : elles ne contiennent qu’un descriptif de batailles. Mais dans le long terme [im gantzen genommen], qu’une bataille soit gagnée ou non ne change pas grand-chose. C’est la raison pour laquelle plus d’attention devrait être prêtée aux humains. Hume nous en a donné la preuve avec son Histoire d’Angleterre. Observer l’humain et ses comportements et regrouper ses phénomènes suivant des règles, c’est le but de l’anthropologie [25].
Afin de s’investir vraiment dans “le long terme”, Kant devrait, pour citer le document sur l’approche éco-systémique de la COP 5 (de l’an 2000), tenir compte « des échelles temporelles et des décalages variables qui caractérisent les processus écologiques », et ainsi respecter plus les diverses vies qui forment le monde [26]. Ce faisant, il entrerait forcément en conflit, selon ce même document, avec « la tendance humaine à privilégier les avantages à court terme et à préférer le profit immédiat aux avantages futurs » [27]. Mais ce décentrement des intérêts purement anthropocentriques ne devrait pas lui poser problème, car Kant a toujours été très critique envers les gratifications trop faciles et en définitive illusoires [28]. De plus, il vient de dire que l’anthropologie pragmatique vise à connaître le monde et que ce monde consiste en “la quintessence de tous les rapports dans lesquels l’humain peut entrer et où il peut exercer sa compréhension et son adresse” [Durch die Welt wird hier verstanden der Inbegriff aller Verhältnisse, in die der Mensch kommen kann, wo er seine Einsichten und Geschicklichkeiten ausüben kann] [29]. Il devrait ainsi être obligé d’entrer plus dans la complexité synergétique du rapport humain/animal qui n’est pas seulement “double” [zwiefach], c’est-à-dire “le monde comme objet de nos sens internes” (l’humain) et “le monde comme objet de nos sens externes” (la nature) [30], mais aussi - et j’ajoute- souvent “contradictoire” [zwiespältig]. Kant nous en donne un exemple dans la Critique de la raison pratique en parlant d’expériences sur les animaux, plus précisément sur les insectes [31]. Même si les avancées scientifiques sont souvent faites en s’emparant de spécimens d’autres espèces, et en les torturant, il se peut cependant qu’une petite brèche s’ouvre parfois dans les rapports instrumentalisants avec d’autres formes vivantes. Kant raconte l’anecdote suivante :
Un naturaliste finit bien par aimer des objets qui au départ heurtent ses sens, quand il découvre la merveilleuse finalité de leur organisation et qu’ainsi sa raison se réjouit à la contempler, et Leibniz, après avoir attentivement examiné un insecte au microscope, le posait à nouveau précautionneusement sur sa feuille, parce qu’il trouvait qu’il s’était instruit à le regarder et qu’il en avait reçu pour ainsi dire un bienfait [32].
L’évolution dans la mentalité du naturaliste grâce à sa rencontre avec un autre être vivant ne suffit pas pour apporter une vraie (pure) “valeur morale” à ses actes, car son “amour” pour l’insecte en question est trop informé par sa propre gratification : il “aime” “ce dont la considération [lui] permet de sentir l’élargissement de l’usage de [ses] facultés de connaître”. Néanmoins, cette façon de penser « selon les lois morales » acquiert « une forme de beauté que l’on admire, mais que l’on ne recherche pas encore pour autant » [33].
C’est en effet la beauté qui peut nous préparer “à aimer quelque chose, même la nature, d’une façon désintéressée” (et le sublime à “l’estimer hautement”, avec plus de respect) [Die Schöne bereitet uns vor, etwas, selbst die Natur, ohne Interesse zu lieben ; das Erhabene, es, selbst wider unser sinnliches Interesse, hochzuschätzen] [34]. Le soin (ou ce qu’on tend à appeler aujourd’hui le care) d’un Leibniz n’est pas encore à la hauteur du jugement esthétique [35], mais il peut lui préparer le chemin. Du même ordre est le soin qu’on peut prendre avec les animaux de compagnie. Comme un exemple “[du] pouvoir du mental d’être maître de ses sentiments maladifs par sa seule résolution”, Kant cite le cas d’un “homme âgé” qui parvenait à “exciter ses forces” et à rajeunir ainsi sa vie en s’occupant de ses oiseaux :
[Il] trouvait dans le nourrissage et le soin de ses oiseaux chanteurs amplement de quoi occuper son temps, entre son propre nourrissage et le sommeil [36].
Kant considère que les petites préoccupations de ce monsieur ordinaire apportent autant de bienfaits à la longévité que celles d’un grand philosophe qui, lui, stimule ses forces vitales avec des idées profondes. Le fait de donner à manger à l’autre, comme à soi-même, met en pratique le sens même du compagnonnage, com panis (« avec pain ») [37]. Dans cette scène, la main n’est pas seulement cette disposition [die Anlage], dite “technique”, qui pour Kant distingue l’humain “de façon frappante de tous les autres êtres naturels” en le rendant apte à manier les choses tangibles [die Handhabung der Sachen] aussi bien qu’intellectuelles [38]. Loin d’être un outil de maîtrise, la preuve de la supériorité de l’espèce humaine, la main contribue ici à la formation de ce que Donna Haraway appelle “un devenir mondain” (“becoming worldy”), qui se veut être une autre forme de mondialisation que celle qui domine la société de la consommation [39]. Pour Haraway, ce « devenir mondain » est intimement impliqué dans le quotidien : il “se débat avec l’ordinaire, plutôt que de généraliser à partir de l’ordinaire” [we learn to be worldly from grappling with, rather than generalising from, the ordinary”] [40]. Les petites préhensions attentionnées de la vie de tous les jours peuvent constituer “des variétés imprévisibles du “nous” [unpredictable kinds of “we”] ; de ces rencontres entre “espèces de compagnie” émergent des “nœuds inter-spéciaux” [41]. Ici Haraway rejoint Stengers, parmi d’autres. Ainsi, Lolive et Soubeyran définissent la réflexion cosmopolitique comme la volonté de :
Repenser les mondes communs comme un cosmos pour tenter d’intégrer l’étranger, d’absorber l’hétérogène dans un nouvel ordre du monde qui demeure juste et lui restitue sa beauté. Les cosmopolitiques explorent de nouvelles conditions de possibilité de la politique, mais c’est une politique méconnaissable puisqu’elle est bâtie autour de l’étrangeté (humaine et non humaine) [42].
Il faut revoir ce que Kant appelait “les phénomènes”, en les rencontrant vraiment. Cette re-vision donnerait le sens même de l’acte de respect, de respecere. Pour citer Haraway :
Tenir en regard, répondre, se regarder réciproquement, remarquer, prêter attention à, avoir un regard courtois, estimer : tout cela fait partie des salutations polies et contribue au polis, quand et où les espèces se rencontrent (ma traduction) [43].
Un total manque de ce respect envers l’animal domestique apparaît dans “Qu’est-ce que les Lumières ?”. L’animal figure ici pour nourrir une analogie avec le sort des femmes dans le monde dit civilisé. Kant écrit :
Après avoir rendu bien sot leur bétail (Hausvieh) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles [les femmes] osaient s’aventurer seules au dehors [44].
La “connaissance relationnelle” entre “deux choses dissimilaires” qu’une analogie rend possible est ici sous-exploitée par Kant [45]. Dans son livre Hospitalités, René Schérer élargit l’analyse pour nous, tout en appuyant sur la situation précise des animaux domestiqués. Il écrit :
Si on transpose [ce passage de Kant] à la situation présente, tous les mots portent. Celui de bétail, car c’est bien d’animaux qu’il s’agit, parqués dans des pièces étouffantes, puantes, l’impossibilité de faire un pas “hors du parc”, le “rendu bien sot” correspondant à la dégradation humiliante de l’individu… Et surtout ces mots portent, à la fois, sur ceux qui subissent la déshumanisation, justifiant la manière dont on les traite, et sur le si stupide bétail de la population autochtone, entretenus dans l’idée du danger de l’immigration et de la politique d’endiguement des flux [46].
Schérer attire bien notre attention sur les mécanismes de “dégradation” que certains animaux et certains humains peuvent avoir en commun. Il faut bien reconnaître les effets nocifs engendrés par la subjugation de l’animal, par sa relégation à une position inférieure. Kant en donne une démonstration flagrante dans son “Compte rendu de l’ouvrage de Herder : Idée en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité”. Ayant présenté ce qui doit être compris comme une hiérarchie des félicités à attendre de la vie - celle d’un animal, puis celle d’un enfant, celle d’un jeune homme, et enfin celle d’un homme - Kant s’adresse à Herder :
L’opinion de notre auteur serait-elle celle-ci ? Que si les heureux habitants de Tahiti n’avaient jamais reçu la visite de nations plus policées et se trouvaient destinés à vivre dans leur tranquille indolence encore des milliers de siècles, on tiendrait une réponse à la question : à quoi bon l’existence de ces gens et est-ce qu’il ne vaudrait pas autant avoir peuplé ces îles de moutons et de veaux heureux que d’hommes heureux dans leur pure satisfaction physique ? (c’est moi qui souligne)
Meint der Herr Verfasser wohl, dass, wenn die glücklichen Einwohner von Otaheite, niemals von gesittetern Nationen besucht, ihrer ruhigen Indolenz auch Tausende von Jahrhunderte durch zu leben bestimmt wären, man eine befriedigende Antwort auf die Frage geben könnte, warum sie denn gar existieren, und ob es nicht eben so gut gewesen wäre, dass diese Insel mit glücklichen Schafen und Rindern, als mit im blossen Genusse glücklichen Menschen besetzt gewesen wäre [47].
L’abaissement de l’animal fraye le chemin pour celui des Tahitiens [48]. Apparemment les vies des moutons et des vaches ne valent pas grande chose, et de même, si les Tahitiens étaient restés attachés à leur niveau de félicité naturelle, leurs vies n’auraient compté pour rien. Par voie de conséquence, la colonisation figure comme une intervention salvatrice, en les obligeant à se “civiliser”. Sans elle, on aurait pu se demander, dit Kant : “à quoi bon l’existence de ces gens ?… warum sie denn ganz existieren ?”. Il est difficile de voir dans ce passage une célébration de la différence culturelle, entre humains, sans parler même de celle entre les humains et les animaux [49].
Il semble que l’esclavage, corollaire de la colonisation, soit condamné par Kant à partir des années 1790 [50], mais son abolition est nullement envisagée pour l’animal. En parlant de “la luxure dénuée de toute spiritualité” dans “Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine” comme “l’esclavage le plus abject, jointe à tout le cortège de perversités de l’état barbare”, Kant écrit :
[Le luxe] détourna inévitablement le genre humain des voies qui lui étaient tracées par la nature, pour développer ses dispositions au Bien ; et par là il se rendit indigne même de son existence, qui est celle d’une race destinée à dominer la terre et non pas à jouir de façon animale et à vivre servilement comme des esclaves [51].
La condamnation d’un certain type d’esclavage repose sur le dos des animaux assujettis ; la logique de la division entre l’humain et ce qu’on appelle “l’animal” le mène à présenter son embrigadement, son emprisonnement, sa servitude, comme volontaire [52]. Un autre rapport à l’animal doit bien nous être possible ; il est même peut-être nécessaire pour vraiment explorer ce que l’humain « fait ou peut et doit faire de lui-même », s’il s’agit bien là de l’objet de l’Anthropologie de Kant [53].
Michel Foucault souligne que le monde de l’Anthropologie de Kant ne consiste pas en “l’opposition de l’homme et de la nature”. Il écrit que :
La tâche de se diriger vers une Weltkenntnis est tout entière confiée à une Anthropologie qui ne rencontre plus la nature que sous la forme déjà habitable de la Terre (Erde) [54].
A contrario d’un point de vue déterminant qui fixerait l’humain dans une propre identité, la visée anthropologique comprise ainsi serait la vision d’une “cité à bâtir” plutôt “qu’[un] cosmos déjà donné” [55]. Il faudrait donc revisiter les dernières lignes de l’œuvre qui envisage :
…l’organisation progressive des citoyens de la terre dans et vers l’espèce en tant que système dont le lien est cosmopolitique [56].
…die Erreichung des Zwecks [kann]…nur durch fortschreitende Organisation der Erdbürger in und zu der Gattung als einem System, d.i kosmopolitisch verbunden ist, erwartet warden [57].
Dans l’avenir, et aussi pour l’avenir, les animaux devront pouvoir compter comme citoyens, et pour être véritablement cosmopolitique, le “système” devra embrasser plus que l’espèce humaine. Dans l’entretemps, on devrait au moins reconsidérer le Haustier, l’animal domestiqué/ domestique, cet analogue de la femme de bonne société [58]. Sa situation peut aussi présenter, pour citer encore Foucault, « un réseau où ni le droit ni la morale ne sont jamais donnés à l’état pur mais où leur entrecroisement offre à l’action humaine - et il faut ajouter “à l’action animale ” - son espace de jeu (Spielraum), sa latitude concrète » [59].
Pour conclure, si Kant avait eu un chien, il aurait non seulement bénéficié d’une bonne garde contre “les sentiments maladifs provenant de pensées intempestives” en se promenant avec lui [60], mais il aurait aussi pu approfondir ses réflexions sur les possibles “espaces de jeu” inter-espèces.
Diane Morgan,
School of Fine Art, History of Art & Cultural Studies,
University of Leeds,
Angleterre, R.U.