L’époque du comédien (1/4)
Des réflexions intéressantes peuvent surgir de l’apparition d’un point d’intersection entre des auteurs ou des textes dont on sera porté à considérer qu’ils n’ont rien en commun, qu’aucune commune mesure ne saurait les rapprocher l’un de l’autre. Ces rencontres se produisent le plus souvent au hasard de lectures à l’occasion desquelles vont s’imposer des rapprochements inopinés. C’est là l’un des avantages qu’il y a à lire plusieurs livres en même temps, à conduire de front plusieurs chantiers – tout un coup deux lectures, deux pistes de recherche viennent se croiser, s’enchevêtrer, se chevaucher et de cette rencontre surgit une petite étincelle – voire davantage si le choc ainsi produit s’avère fructueux.
Je lisais ou relisais donc du Nietzsche à haute dose, histoire de me vacciner contre la grande bêtise du présent, et puis en même temps, je relisais des écrits politiques de Marx avec une petite idée derrière la tête. Et puis, comme j’avançais sur le chemin poudreux de la lecture, tel Œdipe dans le film de Pasolini, est survenu ce croisement où se sont rencontrés deux textes : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) et Le cas Wagner (1888). Un essai et une « lettre » (de Turin) dont c’est un euphémisme de dire qu’ils ne « parlent pas » de la même chose : les circonstances qui, dans les années troublées du milieu du XIXème siècle, permettent au neveu de l’Empereur de s’emparer du pouvoir puis d’établir son régime bonapartiste (Le Second Empire), d’une part, l’évolution au fil de laquelle la création musicale sidérante de Wagner a dégénéré en fabrication d’œuvres patriotiques et ampoulées, selon Nietzsche, au point de rendre la musique malade et donc d’amener le philosophe qui avait tant aimé le compositeur (traité en maître et en inspirateur) à rompre dramatiquement avec lui, sans ménager méchancetés et sarcasmes.
Or, à la lecture en parallèle de ces deux textes, l’un et l’autre emportés par une verve et une énergie vengeresse contagieuses, on ne peut manquer d’être frappé par la présence, la persistance d’une sorte de fil secret qui les parcourt l’un et l’autre : le motif du comédien, voire du bouffon, et, avec ou derrière eux, celui de l’imposteur – de l’imposture politique ou artistique. Mais il s’agit de bien davantage que de mots-clés ou puissants, d’images qui intensifient le discours et mobilisent l’attention. C’est bien tout un appareil de lecture du personnage et de son œuvre qui se déploie avec ces mots. C’est bien quelque chose comme une idée forte ou, dans un autre vocabulaire, une théorie de l’homme politique ou de l’artiste comme comédien qui se dessine dans l’épaisseur des textes respectifs de Marx et Nietzsche. Et, conséquemment, une image-idée ou une doctrine s’appliquant aux champ pratiques dans lesquels ces comédiens exercent leurs talents – la conquête et l’exercice du pouvoir, la production d’une musique destinée à séduire les foules.
La figure du comédien va apparaître dans ces textes comme un opérateur ou un distributeur de sens et qui déploie ses puissances dans plusieurs directions ; qui irrigue des strates du discours que l’on peut distinguer : on y repère, provisoirement, un enjeu de première importance agencé autour de la question de la représentation. Mais tout aussi bien, celle de l’époque entendue comme temps des comédiens, de la farce, des mascarades. Mais encore aussi la question de l’Histoire – de quelle condition historique nos comédiens témoignent-ils et sur quelle ligne d’horizon historique leur imposture se déploie-t-elle ?
La question serait donc celle-ci : comment deux penseurs contemporains dont on peut dire que d’une façon générale leurs philosophies respectives sont incommensurables (la preuve étant que l’exercice de philosophie universitaire consistant à rapprocher ou comparer l’œuvre de Marx à celle de Nietzsche, en général ou sous tel angle particulier, est des plus rares [1]) peuvent-ils, en dépit de cette condition d’hétérogénéité des régimes discursifs sous lesquels se placent leur philosophie, se trouver inscrits dans un même diagramme lorsqu’ils s’essaient à saisir ce qui constitue le trait spécifique et quintessentiel du personnage qui, pour l’un, fait époque dans la sphère du pouvoir politique et, pour l’autre, dans celle de l’art ? C’est bien ici que l’on perçoit l’importance de l’enjeu qui se noue autour de l’intersection : ce n’est pas à une banale rencontre que l’on assiste, prometteuse d’un fructueux « dialogue », c’est plutôt une étincelle qui se produit dans le temps et l’espace de cette conjonction dont on soupçonne d’emblée qu’elle est irréductible à la condition d’une simple coïncidence, tant l’image, la figure du comédien appelle de riches enchaînements et associations lesquels vont nous plonger au cœur de questions philosophiques placées sous le sceau de la plus vive et sagittale actualité – dans le temps où s’écrivent ces textes comme dans le nôtre.
Le point de départ de la caractérisation (par Marx) de Louis Bonaparte comme comédien se trouve dans cette réflexion sur la philosophie de l’Histoire de Hegel, devenue anthologique : « Hegel note quelque part que tous les grands événements et personnages historiques surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : une fois comme grande tragédie et la fois d’après comme misérable farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848-1851 pour la Montagne de 1793-1795, le Neveu pour l’Oncle. Et c’est la même caricature dans les circonstances où se produit la réédition du 18 Brumaire » [2].
Déjà, en 1844, le jeune Marx notait dans les Annales franco-allemandes : « L’Ancien régime moderne n’est plus que le comédien d’un ordre mondial dont les vrais héros sont morts. L’Histoire est gründlich, ingénieuse, et elle traverse bien des phases quand elle porte en terre une forme vieillie. La dernière phase d’une forme de portée universelle, c’est sa comédie » [3].
A partir de ces deux citations se tirent toutes sortes de fils : celui de la filiation conduisant de Hegel à Marx, mais filiation critique – Marx ne se contente pas ici de compléter Hegel, il le déplace et le détourne. Ensuite, la figure de la répétition, ou, comme le dit Marx, de la réédition de l’événement historique sous la forme de sa caricature, figure essentielle dont la présence réitérée dans le texte marxien suffit à ruiner toute notion d’une philosophie de l’Histoire fondée sur le pur et simple enchaînement « dialectique » des figures déterminées par le cours général du développement des forces de production et de la lutte des classes – et orienté par une téléologie des (bonnes) fins de l’Histoire.
L’apparition du personnage comédien (Louis Bonaparte comme comédien) découle de la figure générale de la répétition non pas de l’Histoire en général, mais d’événements spécifiques, par la réapparition (ou réincarnation ?) de personnages historiques sous une forme bouffonne et caricaturale. Ici prennent forme les chaînes d’équivalence qui vont nourrir le raisonnement et peupler d’images la description des faits et gestes du comédien – un « personnage [ je souligne, AB] médiocre et grotesque », l’initiateur de la « farce », la « mascarade », la « parodie » qu’est ce Second Empire où l’on voit le neveu singer l’oncle, le divertissement offert au bon peuple par cet aventurier parvenu, ce maître du plagiat... Les références aux arts de la scène abondent dans Le Dix-huit Brumaire – le nouveau Bonaparte est un « nouveau Masaniello » qui « enchante les dames des Halles », un émule en crapulerie de Robert Macaire, ce pathétique « Jupiter Scapin » qui s’immisce dans le conflit entre la Prusse et l’Autriche. [4]
La notion première qui se dégage de cette accumulation d’images et de références est celle de la représentation en forme d’imitation : Louis Bonaparte se met en scène (face à un peuple atomisé réduit à la condition de public dont il s’efforce de se ménager les suffrages, un peuple-parterre, pourrait-on dire) dans le rôle du sauveur, du héros. Tout est artifice dans cette représentation, le « héros » n’est en vérité qu’un aventurier criblé de dettes, un conspirateur au petit pied. L’opération de conquête du pouvoir puis d’établissement du Second Empire consiste donc à produire auprès du peuple-public une impression de vérité, d’authenticité, là où n’y a qu’un théâtre d’ombres et un jeu d’illusion. Cette opération s’appuie notamment sur un jeu d’imitation(s) supposée compenser l’absence de légitimité du prétendant surgi du néant – il spécule sur son nom, ne ménage aucun effort pour réveiller les souvenirs de l’épopée napoléonienne, adopte les poses impériales de l’oncle. Mais dans la configuration générale de cette figure de la politique et du pouvoir, l’imitation est moins inspiration et force propulsive que ce qui, inévitablement, s’oriente vers la caricature. La copie n’est pas seulement plus « pâle », comme chez Platon, elle rapetisse, elle s’étiole à tous égards – l’imitateur est voué au ridicule, au grotesque, il ne saurait se tenir à la hauteur de son modèle – la petitesse (et donc la bassesse) est son élément comme la grandeur était celle de l’original. D’où le glissement vers la farce, la mascarade, la comédie. D’où, du même coup, ce qui attise la verve satirique de l’observateur dégrisé de cette pauvre représentation. Les efforts de l’Empereur d’opérette (contemporain d’Offenbach, son obligé) pour déployer sur la scène européenne une politique de grand style ne sont traités par la dérision dans le pamphlet de Marx que parce qu’ils sont intrinsèquement ridicules, emportés par une présomption sans cesse davantage portée à s’affranchir de la réalité – d’où la dure chute, à Sedan.
Il y a donc quelque chose comme un paradigme du double imparfait, du double dérisoire qui prend consistance dans l’approche marxienne des jeux de la politique et du pouvoir au milieu du XIXème siècle. La figure de Louis Bonaparte est certes dans ce contexte une figure particulièrement exposée – mais elle n’est pas particulièrement excentrée ou exceptionnelle. C’est au fond sous le même régime que l’analyse marxienne place (en particulier dans Les luttes de classes en France) l’analyse de la Montagne des années 1848-50. Pour lui, la Montagne de juin 1849 est la caricature de la Montagne de 1848 qui est elle-même celle de la Montagne de 1793. Ses principaux animateurs sont aussi des personnages, velléitaires et inconsistants, qui s’essaient vainement à imiter les géants de la Révolution française, qui n’en finissent pas de prendre la pose – avant d’être mise en déroute par l’apprenti-dictateur. Il y a donc ce problème ontologique de la sphère politique comme sphère du dédoublement et de la répétition.
Marx reprend donc à son compte l’affirmation de Hegel selon laquelle le « grand événement » a lieu deux fois – affirmation qui tend à faire de l’Histoire un milieu au cœur duquel est solidement établie la figure de la répétition. Ce n’est pas que toute Histoire ou le tout de l’Histoire soit voué à se répéter constamment, selon la figure d’un perpétuel bégaiement, c’est sur le grand événement (figure à circonscrire) qu’elle se condense ou se cristallise. Mais, bien sûr, l’emprunt qu’opère Marx est paradoxal : dans la mesure où, selon sa correction ou son ajout à la formule hégélienne, la répétition du « grand événement » a lieu en farce, alors celui-ci, dans cette forme même, cesse d’être grand. Il n’y a rien de grand dans la répétition pathétique et caricaturale de la geste napoléonienne telle que la pratique Louis Bonaparte. L’événement, dans le processus même de la répétition, cesse d’être grand, il devient même davantage que petit – ridicule, grotesque.
Cela tient fondamentalement à la façon dont la répétition prend la forme d’une représentation : ce qui, avec le grand homme ou le héros, avait vocation à infléchir le cours de l’histoire, avait le statut d’un geste de création historique, devient, aux mains de l’imitateur, du plagiaire, du farceur, du théâtre – on dirait aujourd’hui du cinéma. Là où l’Empereur remportait des batailles qui faisaient trembler l’ordre européen (l’ordre du monde, l’Histoire universelle, selon les canons de l’époque), son bouffon de neveu se fait tout un cinéma en s’imaginant dans le rôle de l’arbitre des querelles entre les grands empires, les peuples et les nations d’Europe.
Dans la répétition, donc, ce n’est pas simplement que l’on passe d’un régime de la narration ou de la représentation (la tragédie et ses pompes) à un autre (la comédie et ses divertissements), c’est que l’action de l’homme politique, de l’homme d’Etat subit une déperdition d’ordre ontologique. L’Histoire tragique, c’est le temps des héros et des hommes d’action qui y forgent le destin des peuples et des nations. L’Histoire « comique » d’un Napoléon III est un théâtre d’illusion, une gesticulation – il croit « écrire l’Histoire », il aspire à redessiner la carte de l’Europe, il statue, il tranche – mais tout ceci n’est qu’apparence dérisoire. C’est que la « vraie » Histoire se produit désormais ailleurs, à un autre niveau que cette stérile et pitoyable agitation, c’est celle des luttes de classes, c’est celle des peuples en lutte pour la reconnaissance de leur unité, de leur souveraineté.
L’émergence de la figure du bonapartisme – l’homme providentiel autoproclamé qui se hisse au-dessus des classes et des partis – découle de cet affaiblissement de la consistance ontologique du pouvoir. Ce que l’homme d’Etat, celui qui prétend au rôle d’incarnation du peuple et de son destin doit tenter de compenser par son activisme comédien les carences de sa légitimité. Il faut qu’il soit précisément en représentation perpétuelle parce que le doute persiste quant à la solidité de ses titres réels de représentant. Louis Bonaparte recourt au plébiscite qui est une forme d’acclamation trafiquée dans le but même de court-circuiter toute procédure réglée ou discussion sérieuse ayant trait à sa qualité à représenter effectivement le peuple français. Le plébiscite, en ce sens même, est une mise en scène, un « numéro » d’esbroufe politique destiné à extorquer le consentement populaire.
L’aventurier se hissant au rang de l’homme d’Etat providentiel est un comédien parce que le mécanisme de la représentation selon lequel des partis et des hommes politiques seraient l’expression adéquate de groupes sociaux ou d’intérêts économiques est contrarié par la violence de la lutte des classes et de la lutte pour la conquête du pouvoir d’Etat. Cette contrariété a pour effet que la représentation se trouve détournée, réorientée, recodée comme simulation. Tout, dans le champ de la politique agencée autour de l’Etat et de la lutte pour le pouvoir, tend à se déplacer du côté de l’artifice, du simulacre et du spectacle : la représentation s’entend désormais comme spectacle, ceux qui s’y activent sont des acteurs dans le sens théâtral ou spectaculaire du terme, plus précisément des comédiens qui interprètent un texte fait de réminiscences, de bribes d’un passé glorieux ou mythique. C’est en ce sens que l’action de l’homme providentiel qui est en vérité un opportuniste-né tirant parti de concours de circonstances ne saurait être un acte de création – elle est toujours reprise ou, au sens que les industries culturelles et les arts visuels donnent à ce terme aujourd’hui, reenactment. Elle ne peut être qu’une paraphrase du passé, ne disposant pas de la puissance nécessaire pour entreprendre des actions qui dessinent un nouvel horizon historique. Louis Napoléon est comédien parce que tout ce qui, dans l’original qu’il imite portait la marque du sublime, du tragique de la grande Histoire tourne à la blague sous son emprise, selon l’acception que prend ce terme au XIXème siècle.
Cette figure de la « deuxième fois », de la reprise en farce ne va pas sans poser problème, dans la mesure même où elle suppose l’existence d’un original dont la caractéristique première sera l’authenticité et toutes ces qualités positives qui s’associent à la grande Histoire, qu’elle soit épique ou tragique, peuplée de héros ou de martyrs, etc. Or, d’une part, Marx, dans ses différents écrits, est bien loin de ne porter que des jugements positifs sur le personnage et l’œuvre historique de Napoléon Bonaparte qu’il voit, au contraire, comme une figure des plus contrastées. D’autre part, la figure de la représentation entendue comme mise en scène et spectacle, avec, donc, ses personnages et leurs poses, la conquête et l’exercice du pouvoir comme indissociable d’une scénographie – ce trait lui-même s’identifie aisément du côté de l’original aussi. La Révolution française est aussi un théâtre, sur la scène duquel s’activent des comédiens ou plutôt des tragédiens pris dans des postures « romaines ». Le 18 Brumaire, Bonaparte franchit le Rubicon, son imaginaire politique comme ses décisions, ses actions sont peuplés de toutes sortes de souvenirs, de récits, d’images, de mythes. Le couronnement de l’Empereur est une mise en scène proto-hollywoodienne qui emprunte ses pompes, ses ors et ses pourpres au magasin des antiquités du sacre royal ou impérial à travers les âges de l’histoire de l’Occident. Le dualisme de l’orignal et de la copie, tel que Marx l’emprunte à Hegel est donc trop simple. L’original n’est jamais « pur », il est hanté lui-même par le spectre de la répétition, corrompu par les emprunts au passé, les souvenirs. Il n’y a pas, de ce point de vue, dans la pratique historique, de commencement pur et le « grand événement » lui-même, comme le « grand homme » sont, pour une part, pris aussi dans le cycle « éternel » de la reprise.
Ce qui conserve en revanche toute sa consistance, c’est la notion même de la reprise, de la répétition qui à défaut d’être portée par la capacité de différer, est vouée à s’involuer en bégaiement – à décliner vers la caricature, la petitesse, la laideur. Le propre du comédien, c’est d’être enfermé dans la répétition, il est prisonnier du passé qu’il est condamné à caricaturer, étant dépourvu de la capacité inventive et de la puissance qui lui permettraient d’être l’inventeur, le promoteur d’une nouvelle figure historique. Inversement, sa chance, sa providence, c’est un ensemble de circonstances dans lesquelles l’état des rapports de forces entre les classes, l’impossibilité pour la classe ouvrière de forcer le destin en renversant la classe dominante permettent à « un médiocre et grotesque personnage de jouer les héros ». Le comédien est un captif, en imitant, il demeure l’otage des morts, il reprend laborieusement un texte qui n’est pas le sien, il est englué dans le passé. Par contraste, la révolution prolétarienne serait ce mouvement, cette impulsion par laquelle les classes laborieuses s’arrachent au passé, y compris à celui des révolutions passées dont elles s’émanciperaient aussi.
Mais pour que ce saut décisif puisse se produire, il faut que soient remplies un certain nombre de conditions tant objectives que subjectives – cet entre-deux dans lequel la classe possédante ne peut déjà plus dominer et gouverner par les moyens classiques et la classe ouvrière ne peut pas encore s’arracher au passé – c’est ce moment intermédiaire qui est la chance du comédien.
Grattez le comédien et vous trouverez l’imposteur. L’intrigue que monte le comédien tourne toujours autour d’une imposture – se faire passer pour... l’oncle, en l’occurrence, même si l’uniforme de celui-ci est bien trop grand pour le « petit » Napoléon. Dans la figure de l’imposture, la tension entre les deux figures de la représentation atteint un paroxysme : le propre de l’imposture est de reposer sur un jeu de substitution et de falsification – à ce titre, l’imposteur ne représente d’aucune manière le personnage dont il s’inspire, tout au contraire, il le trahit. Mais de l’autre côté, celui du show, le jeu de l’imposteur consiste à rendre crédible cette substitution, en dépit de tout ce qui la dément ou la rend improbable. Pour cela, tous les moyens sont bons pour créer l’illusion : Louis Napoléon s’appuie sur ce conglomérat hétérogène qu’est la Société du 2 Décembre, « la lie de la société bourgeoise » qu’il métamorphose en « phalange sacrée de l’ordre ». C’est de l’esbroufe, de la prestidigitation de bas étage, mais cela en impose aux masses paysannes, au bon peuple de 1848 démoralisé et désorienté et au bout du compte, « le héros Crapulinski fait son entrée aux Tuileries comme ’sauveur de la société’ » – Crapulinski est le sobriquet grotesque dont Marx affuble l’aventurier, le stigmate de l’infamie.
Ce qui conduit le comédien au pinacle, ce qui fait la bonne fortune de l’imposteur, ce n’est pas une quelconque nécessité historique, c’est beaucoup plus la légèreté des « circonstances » et la façon imprévisible dont elles s’agencent. Auteur de plusieurs tentatives de coups de force lamentablement échoués, Louis Bonaparte aurait bien pu demeurer l’éternel conspirateur au petit pied voué à la prison et l’exil. En fin de compte, un coup de dés heureux lui met enfin le pied à l’étrier. Mais que de répétitions à vide où tout n’est que chic et toc et s’achève dans l’ivresse et la débauche, les effets de manche et les fanfaronnades ! Marx reconstitue ces scènes où les velléités du pathétique prétendant animent les folles soirées de la Société du 2 décembre : « Dans les orgies que Bonaparte célébrait chaque nuit avec le swell mob, la haute pègre masculine et féminine, dès que l’heure de minuit approchait et que d’abondantes libations avaient délié les langues et échauffé l’imagination, la décision était prise : le coup d’Etat serait pour le lendemain matin. On tirait les épées, on choquait les verres, on défenestrait les représentants, le manteau impérial tombait sur les épaules de Bonaparte, jusqu’à ce que le lendemain, l’aube eut dissipé les fantômes et que Paris, étonné, eut appris de la bouche de vestales peu réservées et d’indiscrets paladins le danger auquel, une fois de plus, il venait d’échapper » [5].
Dans la mesure où la préparation du coup d’Etat, x fois repoussé, se présente comme une farce, une opérette, un renversement s’opère ici : c’est désormais la vie politique, la vie de l’Etat et les luttes pour le pouvoir qui vont non seulement épouser les formes basses de la représentation théâtrale (la mascarade), c’est, un pas plus loin, la vie politique qui va imiter le spectacle, dans ses formes les plus viles et bouffonnes. Ce tournant (ce retournement) ne concerne pas le seul épisode du pathétique reenactment néo-napoléonien : celui-ci n’est pas un écart, une anecdote dans le cours de l’histoire politique et sociale moderne, tout au contraire – il fait époque. Avec Louis Bonaparte s’inaugure l’ère des hommes politiques comédiens dont le parachèvement est évidemment ce temps où les acteurs d’Hollywood parviennent aux plus hautes fonctions dans ce sanctuaire de la démocratie moderne que sont les Etats-Unis d’Amérique – Ronald Reagan, Arnold Schwartznegger ; le temps où les hommes d’Etat épousent des starlettes, d’accortes petites chanteuses ; où un clown de talent peut faire acte de candidature à la fonction suprême et y trouver l’occasion d’accroître sa popularité – puisqu’aussi bien la politique institutionnelle est une clownerie intégrale...
Désormais, au temps de la démocratie du public, les hommes et femmes politiques, les gens du plus haut niveau de l’Etat sont entraînés à devenir des gens de spectacle par des conseillers en communication, on leur apprend à se tenir devant un appareillage spectaculaire – des caméras de télévision – des spécialistes leur enseignent le maintien en public à l’occasion des campagnes électorales, on les habille, on les maquille, on oriente leur « jeu » – exactement comme des comédiens. Il n’est donc pas surprenant que les gens dont le spectacle, notamment médiatique, est le métier soient de plus en plus nombreux parmi les amis et conseillers des chefs d’Etat : ils se ressemblent tellement !
Napoléon III n’est donc pas un accident, il est un précurseur. Ce n’est pas pour rien, bien sûr, que son règne est le milieu d’élection où prospère l’opérette – un genre dont le principe est que les grands mythes, les dieux et les héros qui peuplent les tragédies antiques soient retraités sur le mode de la farce et de la ridiculisation (Bakhtine), transposés dans l’univers de la bourgeoisie de Second Empire, avec ses parvenus, ses épouses adultères, ses ors et pompes de chic et de toc... [6]
Cependant, l’approche marxienne du comédien ajoute un élément essentiel à la qualification du personnage : celui-ci n’est pas seulement pathétique et dérisoire, ridicule dans ses vains efforts pour se hisser à la hauteur de son modèle – il est aussi une crapule, un criminel. Ce trait substantiellement criminel du personnage aussi bien que de son action et de ses méthodes politiques se cristallise dans le texte de Marx autour de la référence à Robert Macaire – Lous Napoléon est « un » Robert Macaire, ce personnage de théâtre étant devenu, au milieu du XIXème siècle, un type social, une figure de l’aventurier sans scrupules, à la jointure du banditisme (le monde du crime) et des affaires.
Le personnage imaginaire de Robert Macaire apparaît pour la première fois en 1823 dans la pièce de Benjamin Antier, L’auberge des Adrets, incarné par un acteur célèbre, Frédérick Lemaître. Il réapparaît dans une autre pièce, en 1835, intitulée, elle, Robert Macaire, ce qui montre la popularité montante du personnage. D’une pièce médiocre et ampoulée, écrite dans un style de romantisme boulevardier, Lemaître fait une bouffonnerie cynique dans laquelle il campe dans un style cynique un assassin de grand chemin. Ce détournement recueille l’assentiment du public qui rit à gorge déployée. En ce sens, l’acteur Lemaître et son complice Firmin qui endosse le rôle de Bertrand dans la pièce et avec lequel il rivalise dans le registre de l’ironie sinistre, ouvre la voie à Marx en retraitant le motif du criminel dans un registre burlesque : Macaire est bien un criminel endurci, une figure d’une parfaite immoralité, mais dont l’accoutrement et le jeu, lorsqu’il apparaît sur scène, font un personnage de comédie. Mais si le public donne son assentiment à cette opération, à la transfiguration de la crapule en attrayante figure de farce, c’est que ce criminel incarne à ses yeux une figure de la révolte contre l’autorité, figure à laquelle ce public, en tant qu’il est essentiellement populaire, est tout prêt à s’identifier. C’est de la même façon exactement que Louis Bonaparte, le proscrit, l’emprisonné, parvient à incarner au yeux d’une partie de la population, en dépit de toutes ses forfaitures et avec ses manières d’aventurier, la figure du rebelle en conflit avec toutes les autorités établies. Robert Macaire peut alors devenir le modèle inavouable d’un jeu politique ou d’une stratégie de conquête du pouvoir consistant à s’émanciper de tout principe, de toute règle de décence pour parvenir à ses fins. Louis Bonaparte traite les principes et les règles de décence en matière de vie publique « à la blague », tout comme son double ou inspirateur supposé, le grand immoraliste Robert Macaire.
De la même façon que le second célèbre chaque soir sur le devant de la scène du théâtre de la Porte Saint-Martin les épousailles de la raillerie, du vice et de la comédie humaine, le premier s’agite dans les coulisses de la Seconde République en crise en promoteur d’une forme nouvelle de criminalité politique – la comédie noire.
Le fil que saisit Marx ici est celui des affinités du bonapartisme comme régime fondé sur la normalisation (le devenir pérenne) avec l’exception et le crime, inhérent ici à l’exercice du pouvoir. Ce point est essentiel, puisque dans une perspective marxiste, le dictateur bonapartiste fraie la voie à celle du dictateur fasciste ; dans la forme bonapartiste du pouvoir, se dessinent les prodromes du régime fasciste – et de sa criminalité propre. Au XXème siècle, avec la naissance du cinéma comme art populaire, la figure de Macaire « passe » tout naturellement dans le film – bien avant Les Enfants du paradis (1945), dès 1925, Jean Epstein tourne Les Aventures de Robert Macaire, une adaptation de la pièce L’Auberge des Adrets.
Mais sans doute est-ce bien davantage dans un film comme Le Dictateur de Chaplin que se détecte l’affinité de la crapule cynique des temps de la Monarchie de Juillet et du dictateur fasciste. Ou bien, au théâtre, chez Brecht – La résistible ascension d’Arturo Ui.
***
Dans Le cas Wagner – un problème musical, s’entrecroisent le plan biographique et le registre analytique : Nietzsche a passionnément aimé la musique de Wagner et le compositeur lui-même qu’il a longtemps célébré comme un maître, un inspirateur pour lui-même et la jeunesse allemande. Il a vu en lui cet artiste qui incarnait le renouveau de l’Allemagne, la régénération de ses forces spirituelles – dont la musique faisait époque en condensant le meilleur de la modernité allemande.
Et puis, comme les années passaient et comme Wagner apparaissait comme ce « magicien » retors dont les compositions étaient toujours plus étroitement solidaires des fièvres nationalistes qui embrumaient les cerveaux allemands (dans le contexte des victoires successives de la Prusse contre l’Autriche puis de la guerre franco-allemande), Nietzsche a commencé à déchanter. Il lui a fallu apprendre à « tourner le dos » à Wagner et, en se détachant de lui, à se tourner vers d’autres musiques, d’autres compositeurs – Bizet, par exemple, dont il célèbre Carmen.
Le bref essai sur Wagner témoigne donc de ce désenchantement, de cette rupture, mais sur un mode à la fois personnel et analytique : Wagner, ce n’était pas seulement pour lui un génie, un grand artiste respecté, c’était une affection. Le cas Wagner est donc un texte de désaffection, de désamour, pourrait-on presque dire, et donc un pamphlet et un règlement de compte chargé d’intensités affectives – mais construit autour d’une notion, une idée pivot – celle de l’artiste contemporain comme comédien.
La musique de Wagner est un mensonge, celui du « grand style », c’est-à-dire un théâtre d’illusion, un bluff à grande échelle, grandiloquent, pompeux – une escroquerie aux sentiments – Ah, soupire le philosophe dégrisé, « j’étais capable de prendre Wagner au sérieux... le vieux magicien nous en a-t-il fait accroire ! » [7].
Et donc, avec tous ses apprêts, ses attraits et sa redoutable virtuosité, la musique de Wagner, c’est du vent – celui d’une modernité décadente et corrompue par la bêtise – celle du nationalisme triomphant qui, en Allemagne, tend à saturer tous les espaces publics. La musique de Wagner, c’est en permanence l’escroquerie aux grands sentiments, sentiments religieux, historiques, « l’opéra de la rédemption » tel qu’il va exercer son ascendant sur les cerveaux « malades », « épuisés » des Allemands embarqués par le rêve bismarckien de la Grande Allemagne. Wagner et sa musique, c’est une maladie – « il rend malade tout ce qu’il touche – il a rendu la musique malade » [8].
Le « grand artiste » est un séducteur plein de vice et de malice – ses talents le rendent d’autant plus dangereux : « Oh ! La joie de serpent à sonnettes du vieux maître lorsqu’il laisse venir à lui surtout ’les petits enfants’ ! » [9]. Mais ce séducteur est aussi un arriviste, un parvenu, un homme d’affaires – il ne rêve pas que de gloire et de renommée – il lui faut l’argent aussi – « De nos jours, on ne fait de l’argent qu’avec de la musique malade ; nos grands théâtres vivent de Wagner » [10] – et réciproquement, pourrait-on ajouter.
En d’autres termes encore : celui qui est ici établi dans la pose du génie artistique est un séducteur, une sorte d’habile rhéteur, de sophiste – il a quelque chose à vendre, il comble un besoin qu’il a détecté parmi le public, les masses : « le besoin du sublime, du profond, de l’écrasant » [11].
En bref, donc, et c’est là un trait d’époque qu’atteste Nietzsche, « le musicien devient maintenant comédien [je souligne, AB], son art évolue toujours davantage vers l’art de mentir ». Le propre de l’artiste-comédien est d’être en quête perpétuelle d’effets – des effets de choc, dirait-on aujourd’hui, des effets exercés sur les nerfs du public, des effets destinés à transformer le public en masse. Ou bien, inversement, des effets visant à atteindre directement les masses et à faire de celles-ci « le public » ; un public dépourvu d’éducation musicale, dépourvu de goût et de discernement et dont la conquête passe par l’exercice sur lui d’une « pression de cent atmosphères » – le pathos wagnérien. Si donc Wagner fut un jour un musicien, il fut davantage encore, « autre chose », et avec constance : « un incomparable histrion, le plus grand des mimes, le génie du théâtre le plus étonnant que les Allemands aient jamais possédé, notre talent scénique par excellence » [12].
On ne peut qu’être frappé ici par la parenté du registre d’images auquel a recours Nietzsche pour qualifier l’imposture wagnérienne avec celui que mobilise Marx pour qualifier l’imposture néo-napoléonienne. Dans les deux cas, le personnage qu’il s’agit d’épingler est désigné comme ce faux héros (dans sa sphère propre – la conquête et l’exercice du pouvoir pour l’un, la création musicale pour l’autre [13]) qui surjoue ou « charge » tellement dans la mise en scène de son héroïsme supposé (le pathos bonapartiste d’un côté, celui de l’âme allemande de l’autre) qu’il ne peut être qualifié que comme histrion, soit bouffon, mauvais acteur recourant aux plus grossiers des procédés illusionnistes. Du coup se dessine l’homogénéité d’un champ dans lequel la création artistique et l’action politique modernes (contemporaine aux deux philosophes) se trouvent placées sous un même régime – celui de l’imposture ou de la représentation falsifiée. Si Louis Bonaparte et Wagner qui occupent le devant de la scène dans leurs domaines propres peuvent être désignés en premier lieu, c’est-à-dire dans leur singularité, comme des imposteurs et des histrions, c’est bien que se détecte ici un trait propre à l’époque.
Une certaine modernité se dévoile ici comme époque du faux, des effets, de l’illusion ; époque dont le propre serait que la mise en scène, donc la représentation, deviendraient ce qui tient lieu de réalité effective et substantielle. L’illusion devient le réel, par défaut – ce sont bien ces deux histrions qui occupent l’espace de la création (artistique) ou de l’agir (politique) et y déploient des puissances spécifiques. « Il a augmenté à l’infini la puissance d’expression de la musique », note Nietzsche à propos de Wagner. Et Marx, dans le même sens, se passionne pour la montée en puissance de la figure bonapartiste dans le champ de la politique européenne, jusqu’à la défaite calamiteuse de 1870.
Tout devient donc compliqué dans une topographie – la modernité que radiographient Marx et Wagner – où triomphent les puissances du faux. Le grand artiste, l’homme politique providentiel deviennent ce qu’ils sont parce que tel est en vérité leur destin de comédien. Tout devient compliqué dans ce monde où le comédien est en même temps celui qui imite et celui qui préexiste à ce qu’il imite et met en scène. C’est bien ce que dit Nietzsche à propos de Wagner : « Il devint musicien, il devint poète, puisque le tyran qu’il avait en lui, son génie de comédien, l’y forçait » [14]. Son daimon, donc, la force irrésistible qui le meut, c’est ce qui le destine à la comédie. Il deviendra donc ce compositeur qui fait irruption dans le champ de la musique allemande et la bouleverse en tant que comédien – les deux figures sont indissolublement liées. De même, chez Marx, l’histrion précède le sauveur de la nation et son césarisme – il devient le nouveau Bonaparte en tant que double de Robert Macaire. Tout devient vraiment compliqué...
La montée, avec le comédien tel qu’il circonscrit une époque, des puissances du faux, c’est en premier lieu ce qui ruine tout espoir que le présent puisse vivre sous un régime de vérité, entendue comme authenticité. On relève dans l’essai sur Wagner cette sentence mémorable : « On est comédien lorsque l’on a sur le reste de l’humanité un avantage : c’est de s’être rendu compte que ce qui doit produire une impression de vérité ne doit pas être vrai » [15].
La modernité sera entendue en ce sens comme ce temps, ce topos dans lequel ce qui importe, c’est de produire des impressions de vérité. Et, ce que met en relief le rapprochement du texte de Marx et de celui de Wagner, soulignons-le une fois encore, c’est que la modernité pourrait ici se définir, singulièrement, comme cette époque où et la politique et l’art vont être placés sous ce régime, de manière homogène, de la production des impressions de vérité. Notons au passage que le texte de Marx et celui de Wagner, en dépit de tout ce qui, en surface, les sépare, sont parfaitement jointifs, comme on dit en maçonnerie : la fusion désastreuse de la musique de Wagner avec le nationalisme prussien s’ébauche là où s’achève la piteuse aventure néo-napoléonienne – à Sedan. En ce sens, on pourrait presque monter ces deux textes ensemble, comme les deux volets d’un unique essai sur la promotion du comédien en tant que personnage de l’époque.
Le comédien entendu en ce sens est bien davantage qu’un producteur d’illusions – si ce n’était que cela, l’écran de fumée dont il s’entoure, ses tours de prestidigitateur pourraient aisément être dissipés, dévoilés, une énergique politique de rétablissement des droits de « la réalité », de défense des faits établis suffiraient à démasquer son imposture. Mais l’effet de disruption de son apparition dans le domaine de l’art ou celui de la politique est infiniment plus radical et plus désastreux : il bouleverse le régime de séparation (de répartition) du vrai et du faux. Le temps des puissances du faux est, il faut bien le dire, l’opération de séparation devient de plus en plus malaisée, voire irréalisable. Ce n’est pas seulement que le faux, comme dans l’opéra wagnérien, comme dans le jeu bonapartiste de l’empereur d’occasion, se fait passer pour vrai de manière durable ou réitérée, c’est bien plutôt que le faux tend à refouler ou rendre indistinct le vrai en tant qu’il en usurpe durablement la place et le statut. « La musique de Wagner n’est jamais vraie », écrit Nietzsche – ceci dans un contexte où elle tend à être unanimement perçue, par la masse comme par l’aristocratie culturelle qui s’assemble à Bayreuth comme le bien culturel le plus authentiquement allemand. En d’autres termes, on dirait que le sublime wagnérien, ce serait ce qui placerait sa musique hors de portée d’une approche classique en termes de vrai et de faux – de beau ou laid.
Ce qu’incrimine donc Nietzsche lorsqu’il affirme que ce sublime est en toc, que sa production dérive d’une opération où est à l’œuvre un faussaire, c’est donc un rapport. C’est la relation qui s’établit entre le comédien qui monte l’opération et ceux qui la valident. En d’autres termes, la condition de modernité serait celle dans laquelle toute production de vérité serait placée sous le régime du « faire croire », « faire passer pour », « produire une impression de... ». La production de la vérité, en son fond, c’est toujours une opération consistant à prendre un ascendant sur un public, un auditeur, un spectateur, un interlocuteur placé en position de la valider. Qu’importe donc, dans ces conditions, que la musique de Wagner soit « vraie » ou « fausse », pour peu qu’elle parvienne à s’imposer à ceux qui l’écoutent, de près ou de loin, comme ce qu’il y a de plus vrai (en tant que musique des anges, expression la plus profonde de l’âme allemande, peu importe...).
La vérité, donc, c’est une question de puissance, c’est, pour l’essentiel, l’arrachement de l’assentiment. C’est l’enjeu d’un affrontement, d’une conquête – la raison pour laquelle Nietzsche écrit que Wagner « demeura rhéteur en tant que musicien » – la conquête du public est son ambition première et il s’y emploie en déployant, dans le domaine de l’art, les recettes et les expédients d’une sorte de sophistique. Il ne s’agit pas de produire une musique qui s’élève effectivement vers les cimes, mais bien, par les moyens appropriés, des œuvres qui suscitent une impression de grandeur et qui, dit Nietzsche, à défaut d’être profonde, « signifie l’infini ». En d’autres termes, ce qu’il faut produire, c’est l’enthousiasme, celui de la masse – le terme « enthousiasme » étant pris ici en mauvaise part comme ce sentiment d’exaltation superficielle qui voisine avec le fanatisme – comme chez Shaftesbury. L’enthousiasme ainsi entendu (celui que suscite la musique de Wagner) est suscité par un art mensonger qui fait entendre la petite musique du sublime en recourant à des artifices.
Sur ce point, l’analytique du comédien mise en œuvre par Nietzsche va entrer en tension avec celle de Marx et, au terme du parcours, diverger radicalement d’avec celle-ci. La pomme de discorde, c’est l’approche de la modernité comme époque, et corrélativement, celle de la masse (des masses).
« Dans les civilisations de décadence, écrit Nietzsche, partout où le pouvoir souverain tombe entre les mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille encore le grand enthousiasme ».
La modernité, comme temps de la masse (de la démocratie, du socialisme, des partis ouvriers...) est, pour Nietzsche un temps de décadence, une époque faible dans laquelle triomphent les valeurs basses et les instincts réactifs, hérités du christianisme. L’aspiration des masses à faire valoir leurs droits ou s’émanciper masque mal l’appétit de vengeance de l’esclave révolté. Les masses modernes sont intrinsèquement vouées au ressentiment. C’est cela précisément qui fait que le comédien peut s’emparer de l’esprit de la masse, conduire celle-ci en troupeau – en éveillant son enthousiasme par les moyens vulgaires qui flattent les plus bas instincts de celle-ci. C’est précisément parce qu’il est le maître des artifices qu’il s’assure cet ascendant sur la masse. Le semblant est son milieu d’élection, par opposition à l’authenticité, et c’est dans ce milieu même que s’établit la relation organique du comédien à la masse – toute entière établie dans les faux-semblants.
C’est donc bien qu’il existe, dans cette perspective, quelque chose comme une authenticité perdue, une époque de l’authentique, avec de vrais artistes, de vrais penseurs, de vrais philosophes, une époque du vrai comme authentique et qui s’opposerait du tout au tout à cette modernité vouée au toc de la culture de masse, à la tyrannie de la masse – de ses goûts et aspirations vulgaires. Toute la question étant de savoir jusqu’à quel point cette époque où aurait encore prévalu l’authentique, où de vrais artistes auraient trouvé encore ce public éclairé et qualifié pour apprécier leurs œuvres, se distingue du cliché absolu du bon vieux temps perdu, de cette pré-modernité où tout était vrai et à sa place, un cliché destiné à alimenter les plus convenues des nostalgies conservatrices... Ici, le diagnostic (le verdict) sur le présent formulé par Nietzsche, tout entier fondé sur l’approche péjorative de la masse, a des accents distincts de « c’était mieux avant » – la ritournelle commune à tous les conservatismes...
Sur le fond, bien sûr, cette approche s’oppose du tout au tout à la perspective marxienne. Pour Marx et Engels, l’époque inaugurée par le Printemps des peuples de 1848, c’est le temps des révolutions, donc de l’irruption sur la scène historique des masses en lutte pour leur émancipation. Mais, pour eux, la question de la masse se diffracte : il y a « les peuples » en lutte contre les puissances du vieux monde, leur émancipation nationale, et puis il y a la classe ouvrière en lutte, elle, pour ses intérêts propres. Une téléologie historique est ici à l’œuvre, selon laquelle seul le prolétariat a pour destinée manifeste de conduire les révolutions à leur terme – le dépassement de toute forme d’exploitation de la force de travail et de la division sociale qui en est solidaire.
Le caractère différencié de l’approche de la masse dans la perspective marxienne produit en permanence des effets de découplage dans l’analyse du jeu ou du destin de telle ou telle composante de celle-ci. Il y a en effet loin du peuple providentiel auquel revient la mise en œuvre des bonnes fins de l’Histoire (le prolétariat) à la masse, dans ses incarnations sensibles qui sont infiniment variées et sur lesquelles peut s’exercer l’ascendant de l’apprenti-Bonaparte : toute cette petite paysannerie atomisée qui servira de base de manœuvre à sa politique plébiscitaire, toute cette poussière d’humanité des bas-fonds (le fameux lumpenprolétariat) qui forme la Société du 2 Décembre sans l’aide de laquelle le coup d’Etat serait demeuré dans les limbes. C’est dans toute cette zone grise, là où la masse entendue comme peuple informe n’ayant pas partie liée avec la dialectique de l’émancipation tombe sous l’emprise du comédien, que l’analyse de Marx peut s’ajointer à celle de Nietzsche, alors même que leurs diagnostics respectifs sur le présent, « l’époque » définie pour l’un comme temps des révolutions et pour l’autre comme ère de la modernité décadente, s’opposent radicalement.
C’est sous l’égide de cette rencontre placée sous le signe du plus radical des différends que se situent les convergences qui se constatent ici entre deux philosophes dont on rappellera qu’ils sont, pour employer les termes de Foucault, les fondateurs de deux discursivités que tout oppose. D’où le paradoxe de ces formules tranchantes que l’on relève chez l’un et qui seraient parfaitement transposables dans le texte de l’autre : « De cette constatation que nos comédiens sont plus respectés que jamais, nous n’allons pas conclure qu’ils sont moins dangereux » – Nietzsche à propos de Wagner, donc, mais tout à fait compatible avec le texte de Marx : que Louis Bonaparte soit un bouffon avéré, ce n’est pas cela qui le rend « moins dangereux », dès l’instant où il a réussi son coup de force, pris l’ascendant sur la petite paysannerie propriétaire, s’est lancé dans la « grande politique » européenne – bref, où l’illusion a commencé à s’enraciner dans la réalité et, à son tour, à façonner une réalité nouvelle. « L’adhésion à Wagner se paie cher. Nous en avons aujourd’hui encore l’obscur sentiment » [16]. Transportée dans le pamphlet de Marx, la formule trouve son efficace – à la seule condition de la substitution d’un nom propre à un autre.
Sur fond de leur différend radical, Marx et Nietzsche s’accordent donc pour qualifier leur présent comme époque du comédien. Chez Marx, référence est faite au théâtre, chez Nietzsche à la musique, mais pour autant que celle-ci trouve son accomplissement dans la dramaturgie et la mise en scène, avec l’opéra wagnérien. Dans les deux cas, le comédien est un séducteur, un menteur, un imposteur – mais c’est à ce titre qu’il déploie une puissance propre : il agit sur le réel, il le transforme, il produit des déplacements qui, pour être purement négatifs, n’en sont pas moins sensibles, déterminants même. A ce titre, le comédien est tout sauf un simple pourvoyeur d’illusion, il est en prise sur le cours des choses pour autant qu’il les infecte : Wagner a conquis le cœur des Allemands en rendant la musique malade, « il a gagné les masses – il a perverti le goût, il a même perverti notre goût pour l’opéra ! », déplore Nietzsche. De même, le bonapartisme néo-napoléonien est pour Marx une maladie, une corruption et une perversion de la politique : un « populisme », comme on dirait aujourd’hui, placé au service des intérêts des puissances économiques et d’une politique impériale dominatrice. Dans les deux cas, le comédien est, comme dit Wagner, sous l’emprise du fantasme impérial, il est « le ver de l’Empire » – une même maladie, mais pas le même empire...
La propriété commune des deux comédiens, c’est leur fatale capacité à embarquer leurs peuples respectifs, réduits à l’état de masse atomisée, public sous emprise, dans leurs rêves de grandeur impériale et impérialiste. La « grande politique » de l’un, le « grand style » de l’autre sont les formes rhétoriques adéquates à la mégalomanie de l’un et de l’autre. Le comédien est un pourvoyeur de nihilisme, il est comme le joueur de flûte de Hamelin, il entraîne les masses à sa suite, sur la pente des affects les plus mortifères. « Tous les ans, écrit Nietzsche, il – Wagner – amène dans son labyrinthe – Bayreuth – des trains bondés des plus belles filles, des plus beaux jeunes gens, afin de les dévorer ». Quant au petit Napoléon, ce seront ces champs de bataille où il entraînera « les plus beaux garçons » se faire hacher menus par la mitraille russe ou prussienne...
Dans tous les cas, le comédien est, au bout du compte le maître de la mort. Nietzsche a parfaitement compris que la victoire de l’Allemagne sur la France est un triomphe en trompe-l’œil, annonciateur de catastrophes à venir – celles que programment l’affrontement des nationalismes chauffés à blanc. De la même façon, au chapitre antérieur, Marx voit venir de loin la débâcle des ambitions hégémoniques de Louis Napoléon, il l’appelle de ses vœux en partisan fort ambigu qu’il est de la victoire de la Prusse [17].
« Brahms n’est pas un comédien », écrit Nietzsche, et même dans « l’animalité exubérante d’un Rossini », sans parler de la vitalité de Bizet, sa « gaieté africaine », il y a donc bien encore dans la musique des emplacements qui ne sont pas contaminés par les mensonges et les ruses du comédien. Il y a bien encore quelque place pour l’authenticité de l’art. De la même façon, Marx est en quête, dans le présent, de figures politiques qui se distinguent radicalement de celle du faiseur Louis-Napoléon et, dans la perspective d’une philosophie « progressiste » de l’histoire européenne (entendue comme histoire des peuples nationaux), il ne serait pas loin d’identifier en Bismarck, unificateur de l’Allemagne, l’une d’entre elles... En arrière-plan de la polémique que les deux philosophes conduisent contre ce « roi de l’époque » qu’est le comédien, se détecte donc cette la figure d’un art « vrai » ou d’une politique progressiste (allant dans le « sens de l’Histoire » dans l’horizon où la bourgeoisie est appelée à accomplir sa mission) que l’un et l’autre sont tentés d’opposer à cette incarnation du pire de l’époque qu’est le comédien.
Et puis, bien sûr, demeure toute la question de l’original (comme pièce authentique) par opposition à la copie – « derrière » le pathos wagnérien se profile l’ombre immense de la musique héroïque de Beethoven, derrière le petit Napoléon, celle, tout aussi gigantesque, de l’épopée de l’oncle... Mais comment être si sûr que l’héroïque, le tragique, l’épique de ceux-là même que les bouffons du présent malade imitent ne recèle pas, pour peu qu’on les soumette à un examen attentif, leur part plus ou moins secrète de comédie grandiloquente ? N’est-ce pas cela même qui vient se coaguler dans le grandiose, forcément grandiose « pon-pon-pon-pon... » sur lequel s’ouvre la Cinquième symphonie du premier dédiée au second ? Et que dire de la musique des anges qui, dans l’Hymne à la joie, se destine à devenir la ritournelle accompagnant la farce de l’« unification européenne » ?
à suivre...
Alain Brossat