L’époque du comédien (2/4)
Diderot, le comédien et la société du spectacle
Le premier des paradoxes, ce n’est pas celui du comédien qui n’est vraiment grand qu’à jouer froidement et « d’imitation » plutôt que « de nature » ; ce n’est pas le fait que le grand comédien soit « un spectateur froid et tranquille » de la comédie ou de la tragédie humaine plutôt qu’une nature sensible et un tempérament vif prompt à vivre intensément le rôle qu’il interprète. Le premier des paradoxes, c’est assurément que le monde lui-même soit déjà une scène et que les humains vivant en société soient déjà, eux-mêmes, des acteurs qui « donnent le spectacle », et s’y adonnent passionnément. Si bien que la scène de théâtre sur laquelle excellent ces imitateurs froids et observateurs des mœurs humaines que sont les comédiens est elle-même imitation de cette scène première sur laquelle s’agitent des hommes et des femmes dont la vie en société se définit en premier lieu comme un spectacle.
Cette topographie générale a bien sûr d’emblée pour effet de compliquer considérablement la question de l’imitation et celle de la représentation. Quid du statut ou même de la condition ontologique du comédien comme imitateur ou professionnel de la représentation, si son rôle et sa fonction sont de « copier » des sujets qui sont eux-mêmes, déjà, des comédiens ? Une telle approche, à l’évidence, pulvérise le modèle platonicien de l’original et de la copie. Si le monde réel, voire « la nature » – entendue ici pour l’essentiel comme la vie en société – sont d’emblée un théâtre où se donne un spectacle, alors la question de l’imitation et celle de la représentation deviennent vertigineuses. Ce à quoi l’on assiste, c’est à la disparition de la notion même de l’original ou du réel, entendus comme l’objet premier, le fondement ontologique de la possibilité même de la copie. Or, telle est bien la position qu’énonce Diderot dès le début de son essai – au commencement était le spectacle et le monde est une « grande comédie » : « Les hommes chauds, violents, sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie (…) Dans la grande comédie du monde, celle à laquelle j’en reviens toujours, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre ; tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent les fous, les seconds qui s’occupent à copier leurs folies, s’appellent les sages » [1].
Sur la scène première, celle de la vie, s’adonnent à leurs passions débridées et à leur agitation désordonnée ces comédiens naturels que sont les vivants en société. Ce sont des fous, tant le spectacle dans lequel ils sont engagés les absorbe. Sur la scène seconde exercent leur art ces observateurs sagaces et réfléchis que sont les artistes – ceux qui écrivent les pièces de théâtre, ceux qui les interprètent. Autant le spectacle initial est soumis au régime des impulsions et des affects, autant celui qui en est le miroir se tient du côté de l’intelligence : c’est le souci de la précision et de la vérité qui est sa raison d’être. En ce sens donc, l’imitation, la copie, l’emportent sur l’original – la réflexivité se situe toute entière du côté de l’artiste, du comédien dont le talent consiste à produire des intensités en formes d’impressions de vérité qui saisissent le public, tout particulièrement.
Le comédien qui joue de sang-froid et se défie de l’enthousiasme s’établit dans une position de maîtrise, de souveraineté presque : il peut tout imiter et donc embrasser « toutes sortes de caractères et de rôles ». Il se dédouble dans la production de l’artifice. Diderot prononce l’éloge d’une célèbre actrice de l’époque, la Clairon, louant cette aptitude à épouser le rôle qu’elle interprète, à la maîtrise qu’elle manifeste dans le moindre détail, sans jamais cesser d’être elle-même : « Elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l’horizon (...) Dans ce moment, elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine » [2].
Dans sa perfection, son sens du détail, le jeu du comédien d’imitation est le miroir de l’agitation de l’homme du monde. D’ailleurs, il répète son rôle devant un miroir : il s’exerce à « rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment (…) Les gestes de son désespoir sont de mémoire et ils ont été préparés devant une glace » [3]. La représentation de la représentation (du spectacle) est, en ce sens, purement mimétique, elle semble ici exclure tout déplacement, tout écart, toute différence. Le jeu du comédien est confiné dans la répétition pure, mais dans un sens assez particulier : celle-ci, comme construction d’un pur artifice, est une reconstruction toute mécanique du théâtre primal – Diderot semble anticiper ici sur l’analyse du rire par Bergson.
Selon cette approche, le jeu du comédien d’imitation, le seul qui excelle dans sa profession, c’est avant tout un travail, bien avant d’être éventuellement l’expression du talent voire du génie. Une question de professionnalisme, dirait-on aujourd’hui, de compétence et de conscience professionnelle. Placé sous ce signe, le comédien est un travailleur avant tout, ce que démontre la référence à sa fatigue : « La socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement de l’âme » [4]. Bref, le comédien, si apte à se détacher du rôle qu’il vient d’interpréter sur une scène pour rentrer en lui-même, présente de visibles parentés anticipatrices avec ces personnages d’aujourd’hui que sont les hommes politiques, les gens de médias qui, ayant assuré le show sur un plateau de télévision, déposent la pose et, les sunlights éteints, reviennent à leurs préoccupations ordinaires et aux soucis plus ou moins triviaux de l’existence – et, démaquillés, accusent leur âge et laissent voir leurs traits tirés.
Ou bien encore : avec le comédien d’imitation de Diderot, on est déjà dans la configuration où Marx et Nietzsche situent les personnages dont ils dénoncent l’imposture – celle où tout tend vers le spectacle et où toute figure de l’authentique et de l’originaire devient nébuleuse.
En un sens même, Diderot est plus catégorique que ses deux successeurs dans le rejet de l’authentique et de l’originaire : c’est toute sa vision de la société qui est placée sous le signe du théâtre, du spectacle et donc du jeu de miroirs où l’on voit le comédien imiter un autre comédien qui s’agite sur la scène de la vie en société. Marx et Nietzsche, eux, n’excluent pas qu’il y ait de l’authentique et de l’originaire du côté de ceux auxquels le politicien-comédien ou le musicien-comédien aspirent à s’égaler – Beethoven, Napoléon – ceci même s’ils discernent aussi une certaine forme de théâtralité dans la manière dont ils font époque et font irruption dans la grande Histoire ou le grand Art. Diderot qui est à ce titre pré-hégélien, place la différence entre les deux scènes sous un signe physique : le chaud et le froid. Marx et Nietzsche, eux, sont « embarqués » par le grand paradigme de l’Histoire, avec ses grands hommes, ses héros, ses peuples, ses épopées, ses désastres, la grandeur, le sublime… Les géants que les usurpateurs de leur temps imitent ne peuvent donc être eux-mêmes réduits à la pure et simple dimension du spectacle : ils sont bien, certes, par quelque biais, des comédiens eux aussi (le sacre de Napoléon, le faste des grandes ouvertures symphoniques), mais leur génie les préserve de tomber dans cette triviale condition – une puissance supérieure les habite et les transporte au-delà d’eux-mêmes. Ce qui fait que leurs imitateurs qui, eux, ne sont pas habités par cette grâce sont des usurpateurs, des comédiens dans le sens péjoratif du terme.
Diderot, par opposition, peut prononcer l’éloge sans restriction du comédien dans la mesure même où celui-ci est avant tout un artisan ou un ouvrier qui excelle dans l’exercice de son métier – tout sauf un usurpateur, donc. Mais la condition de cette approche toute louangeuse du comédien qui sait se tenir à la bonne distance de ce qu’il imite (une forme de clairvoyance mêlée d’humilité – il ne « se prend pas pour » ceux qu’il imite »), c’est que le référent « réel » se soit métamorphosé, allégé sans doute, en se faisant spectacle – que le « réel » dans son acception réaliste courante, se soit, en vérité, évanoui. Avec Hegel, il reviendra, sous l’effet peut-être de l’événement qu’est la Révolution française, sous les espèces de l’Histoire. Mais dans le monde de Diderot, il n’est plus rien qui précède cet allègement de l’Etre qui se produit lorsque l’illusion devient première, sans précédence ni antécédence.
Une hypothèse serait que ce monde résolument post-platonicien, effectivement détaché de toute approche réaliste du réel ou de « la nature » définie comme un artifice, ce monde que décrit Diderot – ce serait non encore le nôtre, mais plus que jamais celui dans lequel nous nous déplaçons. Un monde théoriquement balisé par Baudrillard, entre autres, et dans lequel les référents eux-mêmes sont devenus spectraux. Un monde où, par conséquent, les procédures, les formes de la représentation et de l’imitation sont profondément bouleversées – où la mimesis, la représentation aux conditions de la métaphysique occidentale traditionnelle, celle dont un Auerbach se fait encore, pendant la Seconde Guerre mondiale, le promoteur naturel, comme si elle était encore, dans le temps où il écrit Mimesis, une de ces évidences théoriques si in-questionnables qu’elles occupent et appareillent nos pensées en se tenant tout à fait hors de notre portée [5].
L’acteur de talent, celui qui ne succombe pas à la sentimentalité, « pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion » [6]. Encore une fois, l’originaire authentique, ça n’existe pas. Toutes les origines, tous les originaux sont suspects. L’image qui s’impose, lorsqu’on évoque le prêtre en chaire, c’est celle du simulateur, celui qui, comédien déjà, lui-même, remplit son office sans rien croire de ce qu’il prêche. Tout est trompe-l’œil, illusion produite, « singerie » – médiocre ou « sublime ». En d’autres termes, la différence s’est infiltrée dans l’original, l’originaire, vouant les vivants à devenir des acteurs de la vie en société, des personnages de la comédie humaine. La non-coïncidence est devenue la condition ontologique première des sujets humains – le « prêtre incrédule » l’incarne ici sur un mode allégorique, il joue, il triche, il fait illusion, il ment – c’est cela sa vérité – ce qu’il est, sur la scène du présent, en vérité.
Ces vivants assignés à la condition de non-coïncidence avec ce qu’ils sont censés être en vérité (« pour de bon » – le réalisme naïf), Diderot ne manque pas de bonnes raisons pour les appeler des spectres, des fantômes. Ce sont des personnages hybrides, des êtres de l’entre-deux, du vrai-faux. L’Histoire elle-même est un faux-semblant – indémêlable de la mythologie, du théâtre – il ne faudra rien moins qu’un Hegel pour la faire revenir comme milieu réel de la vie des hommes – et encore, l’Histoire universelle hégélienne n’est-elle pas aussi un théâtre avant tout, celui de l’auto-développement de l’Esprit, de la Dialectique, que sais-je… ? Chez Diderot, en tout cas, les grandes figures du passé mémorable, celui des dynasties et des règnes, des figures mythologiques aussi, ont perdu toute consistance naturelle en se théâtralisant « La Cléopâtre, la Mérope, l’Agrippine, le Cinna du théâtre, sont-ils même des personnages historiques ? Non. Ce sont les fantômes (je souligne, AB) imaginaires de la poésie ; je dis trop : ce sont des spectres (je souligne, AB) de la façon particulière de tel ou tel poète » [7].
En d’autres termes : il n’y a rien avant les récits. Ou bien s’il y avait quelque chose, cela est devenu inconsistant, insaisissable, nébuleux, tant les récits l’ont absorbé. Or, énoncer ceci – que les récits rendent vaine et futile la question (le souci) de l’origine (de l’originaire et de l’original), c’est rendre caduc le régime sous lequel se place, selon la métaphysique occidentale, le partage du vrai et du faux. La question du vrai se trouve irréversiblement déliée de celle de l’original-originaire. Le vrai, c’est le « rendu », c’est-à-dire toujours, en définitive, ce qui réussit à se faire passer pour vrai, ce qui est accepté, légitimé, validé (comme on voudra) comme vrai ; mais qui, toujours, l’est précisément en tant qu’il n’est pas le vrai au sens traditionnel. Qui l’est en tant qu’il en est un faux-semblant, une imitation, un reenactment…
Au fil de ce déplacement, de cette mutation, de la production de cette différence, l’ontologie traditionnelle prend un terrible coup de vieux – une sorte d’AVC de l’approche des étants comme le déjà-là – Da-sein. Ce qui est en effet le déjà-là, sous la magistrature diderotienne, c’est le théâtre, dont le propre est de bousculer de fond en comble le régime hérité du partage du vrai et du faux : « Réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai ? Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai, en ce sens, ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité (je souligne, AB) des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien » [8].
L’imitation de la nature à laquelle se voue l’art est en vérité un faux-semblant, car elle est tout sauf mécanique ou servile – elle est recréation et donc affaire d’imagination. Le dramaturge, le comédien, chacun à sa place et dans son rôle, ont pour tâche de pressentir « d’imagination ou de génie » les moment sublimes de la nature et de les « rendre de sang-froid » [9].
On voit donc bien que les enjeux de la représentation, en général, se condensent moins sur la fidélité, l’exhaustivité, que sur des effets d’intensification : ce qu’il faut saisir, ce sont des intensités sur-signifiantes – « les moments sublimes de la nature ». Le travail de l’art, ce n’est pas la reproduction-imitation dans l’horizon du vraisemblable, c’est la stylisation, là où le réel n’est pas copié mais restitué sous une forme telle que l’artifice devient plus vrai que ce qu’il imite : la puissance du faux, c’est ce qui consiste à produire un faux qui s’impose à la perception comme plus vrai que le vrai.
D’où le programme que Diderot assigne aux comédiens : « Ce que nous voulons : que cette femme tombe avec décence, avec mollesse (je souligne, AB), et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l’arène (je souligne, AB) – la décence, la mollesse, la capacité de produire l’impression de « au milieu » ( de l’arène), comme si on y était... – c’est cela l’enjeu du style, ce qui met en mouvement les puissances du faux entendues comme qualité de ce qui produit des impressions de vrai par la mise en œuvre d’artifices qualifiés (tout autre chose que des « trucs » de magicien ou de bateleur) [10].
La condition de cette opération, c’est l’existence d’une distance réglée entre le référent et l’œuvre. C’est la raison pour laquelle, le comédien, dans l’exercice de son art, est l’autre de l’homme qu’il est dans son existence ordinaire. Dédoublé, suggère Diderot : « De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu’on a peine à les reconnaître » [11]. L’expérience du comédien, c’est ce qui lui permet d’établir cette distance, de se tenir dans l’élément du froid (condition de la recréation), en s’éloignant de la chaleur de la « fougue » et des « passions » qui animent la vie courante des hommes en société. Le comédien qui persiste à se tenir trop près de cette agitation et de ce qu’il est dans le civil, comme on dirait familièrement, est voué à la médiocrité : « Un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, un avare, un misanthrope, vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien de ce que le poète a fait, car il a fait, lui, le Tartuffe, l’Avare et le Misanthrope » [12].
Etrange situation : après avoir contaminé l’original-originaire par l’artifice, toujours « déjà là » dans le référent, l’objet premier, Diderot fait revenir les essences et les idéalités. Mais celles-ci se trouvent entièrement reterritorialisées du côté de la création, le spectacle, l’art. C’est l’art authentique – pour lui la comédie, par opposition à la satire – qui est le domaine d’élection des personnages-majuscules, le Tartuffe, le Misanthrope, etc. En d’autres termes, les essences ne prennent consistance qu’au terme d’une production, d’un processus de création dans lequel se conjuguent les efforts du « poète » et de l’acteur. On est bien loin, ici, du dispositif de représentation, on dirait même qu’on en est aux antipodes. Les essences se dévoilent au terme de ce processus dont le milieu est l’art, plutôt que se situer dans l’antécédence, ce dont l’« oubli » se trame dans l’absorption des sujets humains dans l’activité sociale et la vie matérielle – les étants. Le Tartuffe, ce n’est pas seulement une idéalité, c’est l’essence d’un vice – l’hypocrisie. La satire nous enferme dans le domaine sensible où ne s’identifient que des particuliers : « La satire est d’un (je souligne, AB) tartuffe, et la comédie est du (je souligne, AB) Tartuffe. La satire poursuit un vicieux, la comédie poursuit un vice » [13].
En d’autres termes : le faux, compris comme production d’un artifice, action dynamique de création, c’est ce qui rend possible et l’émergence des concepts (le Tartuffe, comme personnage-concept, plus intense et puissant que la tartufferie, comme catégorie) et le dévoilement des essences. Curieuse ontologie, propre à nous désarmer, d’autant plus qu’elle se tient au plus près de notre propre condition – qu’elle l’anticipe, qu’elle en balise prédictivement (prémonitoirement) la topographie.
Le faux, donc, s’associe à la puissance – puissance(s) du faux, c’est-à-dire à la capacité de produire, sinon du réel, du moins des effets de réalité. En d’autres termes, le réel ne se présente aux yeux des vivants que sous cette forme (ou par le truchement) des « effets », c’est-à-dire sous un masque – persona). Produire des effets de réalité, c’est construire des personnages, faire apparaître des masques. Si, dans la perspective de Diderot, le comédien est un personnage puissant, doté d’une sorte de souveraineté, c’est précisément qu’il peut porter tous les masques. Ce comédien-là est l’opposé du bouffon, de l’histrion (Louis-Napoléon selon Marx) qui imite son modèle sur un mode servile et grotesque – il peut tout, ce qui est bien une définition abrégée de la souveraineté. Cette apologie du comédien substantiel et authentique (le maître de l’illusion, selon l’ontologie paradoxale de Diderot) dérive directement de cette prémisse – au commencement était l’artifice, le spectacle.
Le lieu d’exercice par excellence de la (ou des) puissance(s) du faux, id est des effets de réalité les plus convaincants (il s’agit bien toujours d’agir sur les subjectivités humaines), c’est l’art. C’est dans l’art que se produit de la façon la plus pure l’opération consistant à produire des intensités dans lesquelles se condensent les enjeux de vérité s’attachant à une réalité donnée. Du grand comédien, Diderot dit : Tous les masques qu’il pouvait prendre, il les « tenait de son art ». Dans sa perspective, le continuum poète-comédien dessine une ligne de force, on a là un agencement dont les virtualités sont infinies : c’est par le moyen de leur art que le réel et le vrai se rejoignent et se conjuguent : « Le poète a engendré l’animal terrible, la Clairon le faisait mugir » [14].
Le comédien « rare » que célèbre Diderot, « peut-être plus grand que le poète », ce n’est pas celui qui excelle dans tel ou tel rôle – le noble vieillard, le valet ingambe, la fausse ingénue -, c’est celui qui s’entend à s’emparer de son rôle, n’importe lequel et à trouver le ton juste pour le faire vivre : « Un grand comédien n’est ni un piano forte, ni une harpe, ni un clavecin, ni un violon, ni un violoncelle ; il n’a point d’accord qui lui soit propre mais il prend l’accord et le ton qui conviennent à sa partie, et il sait se prêter à toutes » [15]. Le paradoxe du grand comédien, c’est donc qu’il tende vers l’impersonnel, cette sorte de disponibilité infinie qui semblerait ici confiner à la vacuité ; mais cette disposition n’a pas pour fond l’insignifiance, elle est apprise – l’art du comédien, aboutissement de cette démarche ascétique, de ces exercices au fil desquels celui-ci acquiert cette froideur qui lui permet de faire coexister en lui deux sujets séparés – l’homme privé et l’acteur.
En ce sens même, se découvre une profonde et équivoque affinité entre le courtisan et le comédien : car au fond, tout le talent qu’il met à produire des effets de réalité, le second le déploie toujours en vue de plaire, de remporter des succès sur scène. C’est là évidemment une limite distincte de l’horizon dans lequel se déploient ses puissances : l’opération dont il est le moteur est tout sauf désintéressée – il est en quête d’applaudissements. C’est à ce titre qu’il ressemble au courtisan – il est un séducteur : « Celui qui dans la société se propose et a le malheureux talent de plaire à tous, n’est rien, n’a rien qui lui appartienne, qui le distingue, qui engoue les uns et qui fatigue les autres. Il parle toujours et toujours bien ; c’est un adulateur de profession, c’est un grand courtisan, c’est un grand comédien » [16]. Et c’est ici, bien sûr, que le comédien dont Diderot dessine le portrait idéal rejoint le neveu de Rameau. Un pont se trouve ainsi jeté entre la scène première (sur laquelle le courtisan s’active à plaire, en parasite et client romain) et la seconde (sur laquelle le comédien aspire à briller). De perpétuelles interactions se produisent, dans ce monde fluide, ouvert qu’est le territoire de la philosophie diderotienne du spectacle, entre l’une et l’autre scène.
Dans le temps où écrit Diderot, le comédien, les gens de scène et de spectacle, ne sauraient appartenir à la bonne société ; l’Eglise catholique les rejette, le préjugé social continue de s’exercer contre eux, même si, au demeurant, un acteur ou une actrice célèbre peut s’attirer la gloire et richesse. Les stigmates traditionnels ne sont pas effacés, les comédiens ne s’enterrent pas en terre chrétienne, le comédien, c’est l’immoralité, les mœurs douteuses, l’impiété, les marges suspectes de la société, voire pour un certain rigorisme religieux, l’abject. Rousseau, de culture protestante, même si converti au catholicisme, n’est pas loin de partager ce préjugé, quand il tonne contre la société du spectacle. Diderot, aux antipodes de cette approche, fait date en inaugurant brillamment le renversement qui va faire du comédien, durablement, non pas le héros de l’époque, mais le personnage pivot d’un âge dans lequel tous les héros en titre sont devenus suspects ; un temps où le spectacle a envahi toutes les sphères, toutes les manifestations de la vie sociale et où, en conséquence, il a cessé d’être confiné dans la sphère de l’imitation et de la reproduction, de la répétition, pour devenir un mode, une modalité et un style général de l’existence sociale – tous comédiens, nous avons tous un rôle à tenir et c’est notre être même qui tient à ce rôle, à tous ces masques que nous revêtons successivement. Diderot ne se contente pas d’effacer les stigmates traditionnels, l’immémorial du préjugé qui s’exerce au détriment du comédien – au prix d’un prodigieux renversement (coup de théâtre ?), il métamorphose le comédien en figure exemplaire de la modernité dont il se veut le héraut : « Mon dessein n’est pas de calomnier une profession (comme on le fait rituellement, communément, AB) que j’aime et que j’estime, je parle de celle du comédien » [17].
Le comédien est pour lui un personnage dont l’utilité sociale n’est pas reconnue, de manière bien injuste. En raison des préjugés qui pèsent contre cette profession, on ne s’y destine jamais vraiment par vocation, librement – « le théâtre est une ressource, jamais un choix » [18]. On s’y résout, n’ignorant rien des conséquences, pour l’individu qui adopte ce parti, d’une telle décision – jamais il-elle ne sera un membre honorable de la bonne société : « Jamais on ne se fait comédien par goût, pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société et de servir son pays, par aucun des motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme sensible vers une aussi belle profession » [19]. Lorsqu’on embrasse cette profession, on sait qu’on se condamne à une certaine marginalité, on sait le lourd tribut que l’on paiera en termes de reconnaissance sociale.
Cet état des choses, nul ne l’ignore et c’est la raison pour laquelle « si l’on voit aussi peu de grands comédiens, c’est que les parents ne destinent point leurs parents au théâtre » [20]. On peut connaître le succès au théâtre, on peut s’y enrichir, on ne gravira jamais les échelons de la bonne société en devenant comédien.
C’est là, s’indigne Diderot, une situation bien injuste, c’est même le monde à l’envers. En effet, dans une société où prévalent les artifices, où « nos concitoyens se rabaissent à la condition des plus vils histrions » [21], c’est le comédien qui, en rendant visible sur scène de la manière la plus véridique cet empire du faux, joue un rôle éminent d’utilité publique – ne serait-il donc pas temps « que nos comédiens s’élevassent à la condition des plus honnêtes citoyens ? » [22]. Dans un monde où « tout est faux », note Diderot, le théâtre est ce lieu où le spectateur s’en va retrouver le vrai sous sa forme la plus « épurée » – il laisse à l’entrée « tous ses vices » … « pour ne les reprendre qu’en sortant » [23].
Dans un temps où toute existence sociale est placée sous le signe du faux (le mensonge, l’illusion, l’intrigue…), la scène de théâtre est l’espace dans lequel se déploient les puissances du faux transfiguré – le spectacle qui expose le vrai sur le faux. Le spectacle, c’est le moyen par lequel est produit le vrai sur le faux, ce qui fait du « poète » et du comédien deux figures éminentes par l’intermédiaire desquelles le vrai garde ses chances, dans une société d’artifice, de percer sous le faux.
Diderot établit une relation entre la position excentrée du comédien dans la société d’Ancien Régime finissante, ce qui tend à le marginaliser et à l’ostraciser, à faire de lui une sorte de paria, d’une part, et de l’autre, ce qui l’établit dans la position du véridicteur – c’est sur la scène et grâce aux puissances du faux, que de roboratives vérités (sur elle-même) peuvent être jetées à la face de cette société si friande de spectacles. La relation solide qui se forme ici entre la marge et le vrai est vouée, dans les sociétés post-révolutionnaires, en Occident, à une belle postérité – un Baudelaire y figurerait en bonne place.
Plutôt qu’un héros de la vérité, ou un martyr, un prophète, le comédien est décrit ici comme un travailleur précaire de la vérité, celui qui est entré dans ce métier parce qu’il a mal débuté dans la vie et dont ce fut, donc, la seconde chance – mais souvent bien modique – « Un jeune dissolu (…) est resté à vingt ans sans ressources ni talents. Que voulez-vous qu’il devienne ? Soldat ou comédien. Le voilà donc enrôlé dans une troupe de campagne… » [24]. Un « raté » plutôt qu’un parvenu, donc, à l’aune des règles d’airain de la vie sociale, le plus souvent. Mais l’échec social ou la marginalité trouvent leur compensation dans cette relation que le comédien établit, sur scène, avec le vrai – en tant qu’il y produit des images, des « portraits », « de grandes caricatures assujetties à des règles de convention » [25] – des images vraies en tant qu’elles ne se contentent pas d’emprunter au réel ou de le décalquer, mais le stylisent.
Le comédien, c’est celui qui, lorsqu’il joue, est emporté dans un mouvement où il se trouve être l’agent d’une force plus grande que lui. Il se dépouille de son propre caractère pour se revêtir d’un autre, dit Diderot, « plus grand (je souligne, AB), plus noble, plus violent ». Il est, dans cet « autre monde », incommensurable avec la vie réelle (l’ordinaire social), l’autre de ce qu’il est dans son existence sociale et cet autre est plus grand parce qu’il est le moyen par lequel la critique sociale va trouver son point d’ancrage. Tout est question de regard, de perspective, de jeux de miroir : c’est le talent du comédien qui fait que la société (« le public ») peut apprendre à se percevoir, se voir sous un jour nouveau, à se détacher des illusions du réel. Le comédien lui enseigne l’art de la distance à soi-même, condition de l’exercice du jugement : « Les comédiens font impression sur le public, non lorsqu’ils sont furieux, mais lorsqu’ils jouent bien la fureur » [26].
Et c’est ici, précisément, que la boucle se boucle : à l’usage, il s’avère que « le monde », tout le monde imite le comédien, son art rétroagit sur la sphère sociale, pour le pire et le meilleur : « Dans les tribunaux, dans les assemblées, dans les lieux où l’on veut se rendre maître des esprits, on feint tantôt la colère, tantôt la crainte, tantôt la pitié, pour amener les autres à ces sentiments divers. Ce que la passion elle-même n’a pu faire, la passion bien imitée l’exécute (…) Ne dit-on pas dans le monde qu’un homme est un grand comédien ? On n’entend pas par là qu’il sent, mais au contraire qu’il excelle à simuler (je souligne, AB) bien qu’il ne sente rien » [27].
Et c’est ici que se dévoile toute l’équivoque du comédien comme douteux héros de l’époque qui vient : c’est bien pour le meilleur et pour le pire qu’il est le sujet des puissances du faux. Et dans ce trait de l’époque que saisit Diderot, nous reconnaissons la nôtre.