Le Grand Voile de Caroline Coppey
Il était dans la tradition des hôpitaux du Moyen-âge d’accueillir aussi bien les étrangers de passage que les malades. C’est cette double tradition que perpétue l’actuel directeur de l’hôpital, Frédéric Roussel. D’un côté, celle des soins au sens large, distribués gratuitement à une cité, c’est l’aspect care, de l’autre côté, celle de l’accueil de l’étranger. Ici, en l’occurrence, une artiste, Caroline Coppey qui a appris son métier à l’Université de Strasbourg. D’autres « étrangers » devraient lui succéder dans les années à venir. Didier Guth avec le groupe franco-allemand Plakart, puis Germain Roesz, Sylvie Villaume et le méridional Claude Gagean.
On sait que l’hôpital de Tonnerre, fondé à la fin du XIIIè siècle par Marguerite de Bourgogne, aidée en cela par quelques compagnes appartenant à l’aristocratie, est la plus grande halle médiévale du monde, à mettre en rapport avec les Hospices de Beaune 1. Sa destination a toujours été le care. Le mot care, très courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par soins, attention, sollicitude, concernement.
Or si la finalité de la fondation est éminemment religieuse (une femme appartenant à la lignée royale, ayant reçu une éducation la destinant à exercer le pouvoir politique, qui après son veuvage, décide de se mettre au service des pauvres, au milieu des plus démunis, en faisant vœu de pauvreté et de chasteté), il n’en va plus de même depuis la laïcisation complète de l’hôpital et la professionnalisation de son personnel. Même si la philosophie du care appartient à l’éthique des relations intersubjectives, avec des auteurs anglo-saxonnes comme Francesca Cancian, Carol Gilligan, Joan Tronto, Jean Watson, en France l’inflexion a été plus sociale-politique (Sandra Laugier (2), Pascale Molinier, Serge Guérin).
On peut faire la proposition suivante : dans des sociétés comme les nôtres où la politique de l’Etat-providence est manifestement dans une impasse parce que la redistribution des richesses ne s’effectue plus égalitairement, même dans les sociétés scandinaves, le temps est peut-être revenu d’un certain évergétisme (3), qui ne serait plus le fait de citoyens fortunés (comme les mécènes anglo-saxons sur le modèle romain), mais d’institutions qui dans des situations locales désastreuses, élargiraient le champ de leurs activités à la prise en charge de populations déshéritées, en particulier sur le plan psycho-social.
B.Stiegler pose (4) ainsi le problème de l’auto-dévaluation collective actuelle de la nouvelle « plèbe » en termes de destruction du narcissisme primaire, distingué classiquement, à la suite de Freud, du narcissisme secondaire. Quand la dépréciation de soi se généralise et s’extériorise, par exemple du fait de l’extension du chômage, de l’exclusion sociale, du rejet par le système scolaire, etc, devenant haine de soi, elle fait le lit du populisme. Sans narcissisme primaire inconscient, sans cette santé native de l’individu qui se sait socialement reconnu parce qu’il a une place dans le champ social, comment pourrait-il y avoir autre chose que cette désertion politique à laquelle nous assistons ? Ce mépris de la classe politique et par extension cette haine des élites ? Cette souffrance de la nouvelle « plèbe » se manifeste régulièrement par la multiplication des émeutes urbaines (5), ou des incendies d’automobiles dont seuls les journaux locaux font état.
Comment la nouvelle « plèbe » pourrait-elle « aimer » l’Europe alors que cette dernière n’a pour elle aucune consistance spatiale ? Encore faudrait-il voyager, parcourir ses confins. Si elle ne la parcourt pas, peut-être faut-il la faire venir chez elle ? De la même manière, on peut être atterré par le niveau esthétique des constructions récentes, privées. Seules les institutions publiques, les commandes de l’Etat en premier lieu, peuvent et doivent faire imaginer qu’une autre architecture est possible, entre le sous-produit industriel et la copie du patrimoine (6).
On peut sociologiquement appartenir par la possession de diplômes à la prétendue « élite » et en même temps se sentir parfaitement étranger dans cette société dont les règles échappent.
La vérité, c’est qu’elles échappent à tous et en particulier aux experts en économie dont la seule tâche est de faire oublier leurs erreurs du passé.
Ce que nous avons tous en commun, c’est de croire que les choses qui sont l’ont toujours été et le seront toujours. On peut appeler cela lâchement, comme le dernier P. Veyne (7), « force des choses ». C’est croire à l’éternel répétition du Même, ce qu’un certain Nietzsche nommait « éternel retour ». C’est ne plus avoir foi dans l’exception, c’est-à-dire dans le retournement du temps « comme un gant », comme le confirme le désespoir du dernier Benjamin (8).
On doit pouvoir prendre soin de cette société en lui rendant le goût de l’exception. C’est l’étranger au sens large, qui en rendant le très familier, le trop répétitif, étrange, permet de le découvrir dans sa singularité exceptionnelle. Notre société est en fait la chose la plus énigmatique parce que toujours déjà-là : nous sommes venus au monde en son sein, comment comprendre ce dont nous sommes les produits ? Le paradoxe est qu’il est plus aisé de faire l’ethnographie d’une société exogène, d’emblée opaque, que la sociologie de notre tribu immédiatement transparente.
Le Grand voile de C. Coppey et ses 2 176 couleurs qui vient rompre la continuité spatiale de la nef de la grande halle de Notre dame des Fontenilles joue ce rôle. Il fallait en finir avec ce grand volume vide qui depuis son désoeuvrement comme salle d’accueil hospitalière aurait pu finir comme marché, hangar à foin, lieu d’exposition commerciale, caserne, etc. Ces initiatives iconoclastes avaient été rendues possibles parce que l’extrême familiarité rendait l’architecture exceptionnelle invue. Ce qui procède de l’habitude permet une grande économie d’énergie : on lance son chapeau sur la patère sans même la viser. Souvent l’art contemporain depuis Duchamp consiste, puisqu’on ne voit plus comme telles les œuvres d’art, à les rendre prosaïques, et inversement à rendre étranges les choses les plus prosaïques. Cette « étrangéisation » est le principe du théâtre épique de Brecht. Pour rendre compte du même mouvement, Kracauer utilise le terme de rédemption (9) des choses par l’appareil photographique ou de « sauvetage du réel ».
Bien sûr qu’un mur blanc aurait pu aussi réaliser cet office d’étrangéisation. Mais on voit bien dans l’abbatiale cistercienne de Pontigny toute proche que cela ne suffit pas. Ce voile doit être une parure, un apparat, un appareil décoratif au bon sens du terme. Il serait temps, en cette magnifique occasion, de restituer à la fonction décorative toute sa grandeur, toute sa nécessité que reconnaissait implicitement Monet (10) lui-même. C’est le classicisme qui a séparé l’œuvre de son « hors d’œuvre » « décoratif », l’œuvre « pure » et ce qui prépare la fonction de réception, rituelle ou esthétique. Or peut-on penser séparer le temple de sa colonnade, la statue de ses vêtements, le tableau de son cadre ? C’est Kant qui posait ces questions dans son Esthétique. Peut-on séparer depuis le XIXè siècle, les œuvres dont on établit l’histoire et dontr on célèbre la grandeur de cet appareil esthétique qu’est le musée ? Le musée sur lequel se reporte donc la fonction de préparation de la réception esthétique, autrefois dévolue aux cadres des tableaux et autres supports des statues.
La décoration, qui suppose toujours un ordre, une géométrie, une logique, une répétition, donc peut-être une écriture au sens large, rend encore plus significative la chose qu’il faut distinguer. C’est la fonction que Grabar (11) attribuait aux murquanas de l’architecture musulmane. Les murquanas sont des éléments décoratifs en forme de nids d’abeille et réalisés en stuc peint, en bois, en pierre ou en brique. Ces éléments dégringolent en stalactites ou garnissent les voûtes ou l’intérieur des coupoles de nombreux bâtiments musulmans.
Pour Grabar, ces éléments supposant une géométrie théorique très élaborée, dont les lois mathématiques sont synthétisées aujourd’hui au titre du « pavage du plan », constituaient des ensembles devant marquer la rupture entre l’espace profane et l’espace sacré. Bref, la décoration préparait la méditation et la prière dans une salle quasi vide, la mosquée, puisque seule l’orientation orientale était destinale.
Mais à la différence de cet ordre proprement cosmétique, au sens où il ne peut être séparé d’une référence théologique, l’esthétique moderne, en particulier à partir de Matisse ou de Simon Hantaï, est à la recherche de ses propres lois en introduisant le hasard, obtenu par frottage des éléments par exemple. La proposition de C.Coppey s’inscrit dans cette histoire dont il faut maintenant reconstituer les étapes sur de nouvelles bases. A partir du moment où la frontière entre l’œuvre en soi et sa parure s’est effacée, alors le « décoratif » ne peut plus se contenter de répéter le Même et il doit intégrer l’exceptionnalité de l’œuvre. Si c’est une écriture, c’est-à-dire un espacement réglé entre les éléments, alors ces derniers doivent être à chaque fois différents, voire uniques. C’est cette unicité de chaque couleur-élément que revendique C.Coppey. Selon elle, chaque couleur de sa palette n’est pas seulement différente de toutes les autres (ce serait rester dans le quantitatif de la définition de la couleur en terme de longueur d’onde), mais unique, c’est-à-dire non commutable, comme le sont les phonèmes (12) d’une langue donnée. Mais à la différence des phonèmes, les éléments de son grand voile ne sont pas en nombre fini. Dès lors sa tâche, son faire-œuvre, n’ont pas de limites : elle consiste dans une répétition qui procède par creusement de l’élément lumineux, la chose la plus évidente pour les humains, seuls capables de voir les couleurs, qui devient ainsi la chose plus opaque. Il est évident alors que le lieu de cette expérimentation, la grande halle romane de Tonnerre, devient le lieu d’un double mouvement spéculatif : d’un côté quelque chose comme la constitution d’une langue visuelle universelle dont les éléments constitutifs seront innombrables, de l’autre une revendication de l’Un.
1. Sylvie Le Clech-Charton : L’hôtel-Dieu de Tonnerre. Métamorphose d’un patrimoine hospitalier, XIIIè-XXè siècle., éd. Dominique Guéniot, Langres, 2012.
2. Sandra Laugier et la notion de « politique de l’ordinaire ».
Cf. Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est ce que le care ?, Petite Bibliothèque Payot, 2009.
3. Au sens de l’analyse de P. Veyne : Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Le Seuil, 1976.
4. B. Stiegler : Aimer, s’aimer, nous aimer, Paris, Galilée, 2003.
5. Un laboratoire de sociologie dirigé par Alain Bertho a constitué dans le cadre de la Maison des Sciences de l’homme Paris Nord, « un observatoire des mobilisations visuelles » en 2013.
6. Pourquoi fallait-il que la nouvelle médiathèque de Tonnerre, dite Coeurderoy, en hommage dérisoire à ce grand anarchiste, soit un mauvais compromis entre un hangar agricole et la toiture de la grande halle de l’hôtel-Dieu ? Les édiles tonnerroises auraient dû se souvenir de son « Hourrah ou la révolution par les cosaques… ».
7. A propos de la diffusion irréversible du christianisme à partir de Constantin.
8. Celui des Thèses sur le concept d’histoire, en part. la thèse VIII.
9. S. Kracauer : Théorie du film.. La rédemption de la réalité matérielle. Paris, 2010.
10. P. Francastel : L’Impressionnisme, Paris, 174, à propos des Nymphéas. Cité par C. Coppey : Claude Monet : à l’école de l’œil, Paris, 2013.
11. Oleg Grabar : Penser l’art islamique. Une esthétique de l’ornement, conférences IMA, Paris, 1992.
12. Phonème, selon le dictionnaire Wikipédia : « En phonologie, domaine de la linguistique, un phonème est la plus petite unité discrète ou distinctive (c’est-à-dire permettant de distinguer des mots les uns des autres) que l’on puisse isoler par segmentation dans la chaîne parlée. Un phonème est en réalité une entité abstraite, qui peut correspondre à plusieurs sons. Il est en effet susceptible d’être prononcé de façon différente selon les locuteurs ou selon sa position et son environnement au sein du mot (voir allophone). Les phones sont d’ailleurs les différentes réalisations d’un phonème. Par exemple [ʁ̥] dans croc [kʁ̥o], et [ʁ] dans gros [ɡʁo] sont deux phones différents du même phonème /ʁ/. On transcrit traditionnellement les phonèmes par des lettres placées entre des barres obliques : /a/, /t/, /ʁ/, etc., selon la règle un phonème = un symbole.