Jean-Louis Déotte
Le musée, un appareil universel
Nous avons essayé de montrer dans Le musée, l’origine de l’esthétique que la question de l’art n’est possible que du fait de l’institution de cet appareil spécial qu’on appelle musée, parce qu’il suspend, met entre parenthèses, la destination cultuelle des œuvres, c’est-à-dire leur capacité esthétique de faire-communauté et de faire-monde et qu’à partir de lui les œuvres devenant des suspens peuvent être pour la première fois contemplées esthétiquement pour elles-mêmes, à condition, comme le signale Benjamin, que je reste à trois mètres d’elles. D’où l’idée kantienne d’un jugement esthétique nécessairement contemplatif et désintéressé parce que mon existence n’est plus un enjeu de l’œuvre (l’art n’est donc déjà pas pour l’homme !), que mon existence ne dépend pas de celle de l’œuvre, ce qui aurait été le cas, au contraire, si elle avait été de culte, cosmétique au sens fort, théologiquement ou politiquement parlant : niveau d’analyse qui reste celui de M.Heidegger (De l’origine de l’œuvre d’art) .
Le musée est donc cet appareil qui invente l’art au sens moderne de l’esthétique. Mais considérons déjà la question de l’art. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIè, du fait du Romantisme d’Iéna des frères Schlegel, de Schleiermacher (dont on vient seulement de traduire l’esthétique), de Novalis, etc, que la question de l’art a été posée en tant que telle. Auparavant, chez Kant, par exemple, le jugement esthétique ne portait pas sur une œuvre d’art, mais plutôt sur un objet de la nature ( objet présenté dans une collection, et La critique de la faculté de juger ouvre un ensemble de collections qui sont autant de séries d’objets permettant d’exemplifier telle ou telle notion) et la partie esthétique de la Critique s’achève par la reprise, relativement académique, d’un système des beaux arts hiérarchisé selon l’opposition traditionnelle Forme/Matière. Lessing dans son Laocoon introduisait un peu avant à l’esthétique au sens où nous l’entendons aujourd’hui, en émancipant les arts de l’espace (essentiellement peinture et sculpture) de l’assujettissement traditionnel à la poésie, devenant elle-même le paradigme des arts du temps. Lessing marquait ainsi la fin des anciennes cosmétiques, des anciennes fonctions cultuelles des arts, d’autant qu’il introduit la distinction entre une œuvre destinée au culte et la même qui peut-être livrée au jugement esthétique du seul fait de la suspension muséale. Toute l’esthétique allemande depuis la moitié du XVIIIè est en fait une esthétique du musée, de Winckelmann jusqu’aux Cours sur l’Esthétique de Hegel, en passant par Hölderlin, etc. Il en va de même en France pour la critique d’art d’un Diderot ou pour l’écriture de l’histoire d’un Michelet.
Quand on s’interroge comme le critique étasunien moderniste Greenberg ou bien d’autres, sur l’essence de la peinture, de la sculpture, de la musique, etc, on ne devrait jamais oublier d’isoler une sorte de « transcendantal impur » (Adorno), nécessairement technique et institutionnel, lequel ouvre le champ de la question de l’art et qui est donc au cœur du « régime esthétique » de l’art au sens de Rancière . On peut caractériser l’appareil muséal en disant non qu’il invente l’art à partir de n’importe quoi, ce qui serait une stupidité constamment démentie par l’expérience (l’art ne dépend pas d’un consensus d’experts en la matière), mais qu’il en isole le « matériau », si l‘on tient à conserver ce terme trop marqué par l’hylémorphisme aristotélicien. Prenons un exemple de l’invention d’un « matériau » en dehors des arts plastiques, dans la musique contemporaine : si le « son » est l’élément minimal de cette musique depuis la « musique concrète » de l’après-guerre, et non plus la « note », on comprend bien qu’il est indissociable de l’invention contemporaine d’appareils : du magnétophone et des dispositifs techniques d’enregistrement et de production éléctro-acoutisque du studio, du disque, du CD, etc.
Outre le musée pour les arts plastiques, le « régime esthétique » n’aurait pas été possible sans l’invention du patrimoine par Quatremère de Quincy, sans un autre rapport aux ruines (Riegl), sans l’idée romantique d’une Symlitterarur laquelle suppose bien la bibliothèque, ce dont Flaubert fera la magistrale démonstration, déjà avec la Tentation et surtout avec Bouvard et Pécuchet.
Avant d’être un nouveau rapport entre le dicible et le visible comme l’écrit Rancière , le « régime esthétique de l’art » suppose une révolution de la sensibilité commune, du partage du sensible au XVIIIè : l’implicite d’une reconnaissance, celle de l’égalité de la faculté de juger. Ce qui suppose chez tous la même faculté de juger : tous peuvent juger sans distinction d’appartenance, que ce soit des œuvres (expositions du Salon Carré du Louvre à la moitié du XVIIIè), ou des événements politiques (la Révolution française). Nos appareils modernes comme le musée, n’ont pas inventé l’égalité, mais d’une manière plus paradoxale, ils l’ont trouvée/inventée. Ils ont configuré la sensibilité commune. Dans ce sens, c’est de leur côté qu’il faut aller pour dénicher un faire-monde et un faire-époque.
Certes, on n’aura pas attendu la fin du XVIIIè pour parler d’art, il y avait au XVIIè, voire avant en Italie, des Académies dites des beaux arts, en témoigne par exemple en France la querelle du colorisme . Mais ces débats sur les techniques, sur les rapports dessin/couleur, sur les contenus, etc, sont possibles parce que les académiciens partagent les mêmes certitudes, qui font époque, celle de la représentation au sens large : que les arts doivent convaincre et persuader les hommes qu’il faut, et divertir les autres (le commun, le peuple). Outre cette nécessité sociale et politique qu’analyse bien Rancière au titre du « régime représentatif des arts », ces académiciens partagent la même exigence : qu’il faut représenter selon les canons de l’appareil perspectif. Leur programme a été établi, en gros, dès le Della Pictura d’Alberti : l’appareil perspectif établit les règles de la construction légitime de la scène de la représentation. C’est lui qui est ontologiquement et techniquement premier et non l’istoria dont il rend possible l’apparaître.
Les artisans et les artistes qu’ils sont devenus à partir du XVè pouvaient avoir des débats (ce que racontent les Vies de Vasari), mais ils partageaient tous la même croyance dans la destination de leur art parce qu’ils l’appareillaient semblablement. Partageant donc la même cosmétique (au sens fort d’ordonnancement selon les principes et l’ordre du cosmos), c’est-à-dire partageant la conviction qu’une même technique d’apparaître doit être au cœur de leur savoir-faire pour générer une communauté dont ils connaissaient les attentes, ils ne pouvaient avoir de débats relevant de ce que nous, nous, appelons esthétique. Car dès que l’art entre dans l’époque de l’esthétique, le public destinataire est inconnu. Chaque œuvre nouvelle est comme déposée aux pieds d’un public qui n’existe pas, qu’elle devra sensibiliser pour qu’il la reconnaisse comme œuvre d’art. Il y a là un cercle. La question de l’art entraîne celle du public, d’où une crise permanente de l’adéquation de l’art et du public. S’il n’y avait le risque d’être mal compris, on pourrait dire que les débats des artistes « classiques » étaient « académiques » parce que ces débats, idéalement, pouvaient être tranchés par un tribunal, d’où la nécessité des Académies pour intervenir dans les litiges entre artistes ! Par conséquent, les différentes « querelles des images » (querelles à Byzance entre iconoclastes et iconodules , querelles entre Réforme protestante et contre-Réforme catholique ), ces querelles ne relèvent pas de l’esthétique au sens qui est le nôtre, mais plutôt de l’onto-théo-cosmétique qui est un mode de la métaphysique et de la technique au sens large. Elles ont en commun de supposer une norme pour l’image : l’incarnation ou l’incorporation, alors que depuis la Renaissance, la norme légitime est celle de la représentation, où la représentation est séparée de ce qu’elle rend possible ou visible comme objet. Dès lors, entre ces normes ne peuvent exister que des différends cosmétiques au sens du Différend de Lyotard : aucun tribunal ne peut trancher, d’où des luttes à mort et la destruction des œuvres à Byzance comme dans les guerres de religion. Cela n’a rien à voir avec les querelles esthétiques provoquées par les « avant-gardes » dans la modernité. Les questions de la présence effective du Dieu dans l’image, ou du Dieu comme image ou comme représentation ou son absence ou son retrait du sensible, etc, entraînent des partages radicaux au sein des communautés. Ces partages mettent en jeu des appareils théoriques et pratiques, des institutions, parce qu’à chaque fois, c’est la définition de l’être-ensemble qui est en jeu, celle de la sensibilité commune et donc, par voie de conséquence, de l’être quelconque (la singularité). La norme de l’incarnation (et pour les genres de discours, de la révélation) ne peut concevoir cet être-ensemble que comme corps, celle de la représentation (et pour les genres de discours du délibératif) que comme objet idéalement rationnel (la politique délibérative). L’erreur de certains iconophiles actuels, ce serait de rabattre l’incarnation sur la représentation ou de critiquer la représentation au nom de l’incarnation (un certain Levinas), de vouloir politiquement que les sociétés qui font légitimement l’épreuve de la division (démocratie) s’incarnent dans un corps (totalitarisme).
Ce sont des appareils comme le musée qui donnent leur assiette aux arts et qui leur imposent leur temporalité, leur définition de la sensibilité commune, comme de la singularité quelconque . Donnons d’autres exemples d’appareils et limitons-nous à la modernité, laquelle est indissociable de la projection perspective : la perspective elle-même, la camera obscura, le musée, la photographie, le cinéma, la vidéo, etc. Ce sont ces appareils qui font époque et non les arts. Ce qui ruine la prétention à établir une connaissance de l’image, une sémiologie générale de l’image par exemple, comme si on pouvait comparer les peintures de Lascaux et les dessins de Magritte. Ce qui importe, c’est l’étude de l’image et de son support ou de sa surface d’inscription (Lyotard : Discours, Figure, 1971). Une icône byzantine relève d’un programme destinal qui est nécessairement technique : on ne produit pas une icône comme on peint une cité idéale en Italie au XVè ! Mais, au milieu de la liste de ces appareils, le musée a une place bien spéciale : il est celui qui empêche les autres appareils d’accomplir leur tâche qui est de configurer un monde et de définir une existence. Dés lors, des pièces d’origine absolument différentes peuvent cohabiter dans une sorte de « paix des braves » esthétique, tous les différends cosmétiques étant levés, le musée aura été le seul a réalisé la concorde universelle. Il y aurait à retrouver son empreinte dans tous les projets de paix universelle depuis la fin du XVIIIè.
Mais revenons à l’appareillage des arts : ce faisant, on ne réduit pas les arts à des matériaux (ligne, couleur, etc) qui prendraient formes grâce aux appareils qui ont fait époque. On doit y être particulièrement sensible quand on écrit que les arts sont toujours appareillés. Prenons l’exemple du dessin tel qu’il a été appareillé par l’imposition destinale de la perspective à partir du XVè en Italie, alors le dessin est devenu indissociable de cet appareil : on en a pour preuve en Italie l’émergence de la notion de disegno , notion qui par sa dissémination, sa polysémie, nous montre que le dessin n’a pas seulement été assujetti à la géométrie comme l’écrivait Lyotard. En effet, disegno chez les auteurs de Traités, à partir d’Alberti, en passant par Vasari jusqu’à Léonard, va ouvrir un champ sémantique irréductible au concept. Le champ du disegno c’est celui de l’esquisse, de la trace sur un papier, du tracé configurant une figure, du contour pouvant devenir une ombre, quasiment une couleur, à la figure achevée, à l’archive, en passant par le signe de désignation, quasi-linguistique , jusqu’au dess(e)in, c’est-à-dire au projet, puis jusqu’à l’idée a priori de l’œuvre visée par le génie de l’artiste dans une perspective quasi-platonicienne. On voit bien qu’il ne s’agit pas d’un matériau graphique, opposé à la couleur, envahissant brutalement tout le champ du pictural. Inversement, l’appareil perspectif ne peut être mis en œuvre, exposé, disposé, théorisé pour donner le maximum de sa puissance constructive, en toute légitimité, que s’il est tracé sur un mur pour une fresque et surtout sur un papier qui retiendra tout l’inachevé, tout le repentir, travaillant ainsi pour la mémoire culturelle et la transmission en atelier. On ne peut donc distinguer le dessin de l’appareil que pour des raisons d’analyse. Le disegno a même été la condition de démonstration de l’appareil comme pour toute exposition d’un problème de géométrie. S’agissant de l’appareil perspectif, le disegno est donc actualisation de l’appareil et production nécessaire de cet acte en recourrant à un support indispensable : le papier. On ne peut imaginer le disegno sans le papier, qui échappe aussi à la condition de simple matériau. Le papier tient sa suprématie davantage de l’appareil perspectif que de l’imprimerie. Le disegno est au milieu de l’appareil et de l’œuvre : sa temporalité ne peut être que complexe. Les appareils que nous avons analysés ont en commun d’être projectifs, c’est en cela qu’on peut les dire « modernes ». Ils se distinguent des appareils soumis à la norme de l’incarnation, et des appareils plus archaïques, comme ceux soumis à la norme du marquage sur le corps et la Terre (et pour les genres de discours, de la narration ou du récit). Ces appareils « modernes » sont peut-être les appareils par excellence parce qu’on peut les analyser en se les représentant puisqu’on peut les placer, concrètement, devant nous. Ils ont un côté prothèse que n’auront plus ceux qui leur succéderont (les appareils numériques) en innervant parfaitement le corps, devenant ainsi invisibles. Au principe de l’appareil, il y a la fonction de « rendre pareil », d’ « apparier » : de comparer ce qui jusqu’alors était hétérogène. Ce principe est évidemment au cœur d’une collection muséale, mais il l’est pour tous les appareils : c’est ainsi que pour les « modernes », depuis la Renaissance, les phénomènes ne sont connaissables que parce qu’ils sont objectivables (représentables) par l’appareil perspectif qui introduit un espace d’accueil quantifiable, homogène, isotopique : rationnel. D’où la nouvelle physique à partir de Galilée et le principe de raison selon Leibniz. Il en ira de même pour les artistes (peintre, sculpteur, sculpteur, architecte, etc), qui ne pourront représenter le monde et inventer de nouvelles figures que sur cette base. De là, comme on l’a dit plus haut, le privilège du dess(e)in comme projet, esquisse, tracé et délinéation achevée d’une figure. Et la subordination de la couleur, surtout à Florence (ce qui sera moins le cas à Venise). Le musée s’est souvent constitué à partir de collections privées : ce sont deux modes d’appariement des objets, différents à en croire ce très beau texte sur la collection et les collectionneurs qu’est le livre de G.Salles Le Regard . Salles décrit le regard du collectionneur devant un lot d’objets étalés sans ordre : son œil exercé est capable de repérer des similitudes empiriques là où le conservateur de musée, qui n’est autre qu’un historien d’art formé par l’Université, sera soumis à un principe de reconnaissance analytique selon le schème du même. Chez le collectionneur, comme le laisse entendre Salles, c’est un principe de texture qui l’emporte : la raison de sa collection n’est pas analytique. Ses objets, qui peuvent appartenir à des registres artefactuels très différents (mobilier, gravure, peinture, sculpture) ont la même texture, alors que les pièces acquises par le conservateur le sont en fonction de critères analytiques, historiographiques : même producteur, même époque, même école, etc. En faisant cette distinction entre le semblable et le même, entre collection vraie et musée, Benjamin s’intéressant au cas d’E.Fuchs, collectionneur et historien d’art allemand de la fin du XIXè, accorde au collectionneur une faculté quasi artistique de rapprocher les choses, faculté qu’il retirerait au conservateur .
Ce qui distingue l’appareil d’autres entités techniques proches comme le dispositif, c’est que lui seul invente/trouve une temporalité, dès lors l’analyse de la temporalité des arts sera elle aussi soumise à la condition des appareils. Si on ne s’intéresse qu’à la temporalité du dessin comme art, comme le fait d’une certaine manière Derrida dans Mémoires d’aveugle , on insistera sur la non-immédiateté du dessin et du motif puisqu’en dessinant, le dessinateur ne peut que regarder sa main agissant et non le motif extérieur. Pour dessiner, le dessinateur doit s’aveugler au motif ! Le dessin retarde donc toujours par rapport à l’actualité du motif : entre l’événement du motif et l’inscription de la trace, il y a un délai : la temporalité du dessin, en gros, est celle de l’après-coup freudien. C’est celle que l’on rencontre quand on veut décrire le temps : voulant décrire TO, je ne peux le faire qu’en m’en dissociant, me condamnant au T1.
Si, au contraire, je ne m’intéresse qu’à la temporalité de l’appareil perspectif, suivant par exemple la description que fait Alberti du dispositif géométrique – où le textile a une place éminente, puisque tout dans la pyramide visuelle est fils, canevas, découpe, etc – alors je réduirai la temporalité à celle qu’invente Alberti : un tableau, c’est une découpe de la pyramide visuelle, cette découpe ne peut être qu’instantanée. Bref : l’appareil perspectif invente une temporalité inouïe, celle de l’instant, qui est tout autre chose que l’infinie découpe du continuum du mouvement bien connue des Grecs. Or, comme on l’a vu, la perspective a été la condition des arts depuis le XVè, sa temporalité de l’instant s’est imposée. Qu’en est-il maintenant du musée et de sa temporalité ? Si c’est un lieu commun de l’esthétique depuis Lessing de comparer les arts du point de vue de la temporalité (cf. Adorno comparant peinture et musique), il n’en va pas de même des arts en tant qu’ils ont pour condition les appareils. Nous avons distingué ces appareils qui, ayant en commun d’être projectifs parce que leur sol commun, c’est la perspective, peuvent être dits « modernes ». Cette qualification permettra d’entrevoir, à partir d’un autre sol commun, d’une autre surface d’inscription, le numérique et les « Immatériaux » chers à Lyotard, une autre ère temporelle, celle que la notion lyotardienne de « post-modernité » qualifie approximativement. Ces appareils projectifs peuvent être couplés selon un principe de contemporanéité : perspective à point de fuite unique/camera obscura, musée/photographie, cure analytique/cinéma, exposition /vidéo. En effet, au verso de l’appareil perspectif, de ses projections et de sa subjectivisation, il y a un appareil plus archaïque, sans origine, que les Arabes pratiquaient depuis longtemps, la camera obscura. Sa philosophie est celle de l’immanence (plutôt Bergson que Leibniz), sa temporalité est celle de la durée continue sans début ni fin : les images inversées du monde phénoménal coulent sur la paroi inversée, en face du sténopé. La singularité spectatrice, placée au cœur de la chambre, y reste quelconque, présubjective, adhérente aux flux d’images fatalement ombrées. Les deux appareils s’opposent terme à terme, comme l’instant à la durée ininterrompue. Didi-Huberman a pu montrer récemment que la conception d’une durée immanente et continue avait été élaborée par Bergson non pas tant contre le cinéma, qu’il connaissait peu, que contre la chronophotographie de E.J.Marey . Or la chronophotographie reprend au plus près la conception d’une création discontinue d’un monde qui reste fidèle aux lois de la physique, chère à Descartes, authentique philosophe de la perspective. C’est peut-être du côté d’un certain cinéma que l’on trouverait cette temporalité de camera obscura indissociable d’une optique « romantique », à la Fiedrich : Mère et Fils de Sokourov ou : Tropical Malady, d’Apichatpong Weerasetakul. Et, pour la photographie contemporaine : Felten et Massinger.
Le musée et la photographie forment le couple ultérieur. Ils sont quasi-contemporains (fin du XVIIIè, début du XIXè) et projectifs, mais marquent une inflexion par rapport aux précédents appareils, comme si la dimension du projet et de l’idée laissait la place à celle du deuil, voire de la mélancolie. Le paradoxe est le suivant, et il est au cœur de la Révolution française : plus le cercle de l’égalité s’élargit, plus les sans-part rancièriens de La Mésentente montent sur la scène politique et imposent de nouvelles revendications et donc un nouveau partage du sensible, moins des hommes peuvent rester hors l’humanité du fait de tel ou tel handicap (cécité, surdité, mutité, débilité, voire folie), donc plus l’intégration et l’égalitarisation des conditions s’affirment (Tocqueville) d’un côté, plus de l’autre le sans fond de la légitimité révolutionnaire devient patent. Certes, le coeur du pouvoir est bien au centre en un lieu idéalement vide selon les fortes analyses de Lefort, mais depuis la décapitation du roi des Français et la désincorporation du corps politique qui s’ensuivit, la recherche de l’arché, de l’archive (avec les sens d’origine, de commencement, de fondement, de ce qui fait autorité, etc) entraîne une dissociation du projet et de sa temporalité : d’un côté l’idéologie révolutionnaire, de l’autre l’archéologie refondatrice. Le Musée du Louvre (et tout musée depuis lors) sera pensé comme ce qui, d’un côté, émancipe les œuvres du passé, réduites jusqu’alors à l’obscurité des collections princières ou monastiques, les livrant enfin à la pleine visibilité de la communication sans limites, et, de l’autre comme ce qui atteste la permanence idéale de l’unité politique des Français (et tout musée aura tendance à partir de là à affirmer l’idée d’un peuple ou d’une nation). Nécessité politique de refondation que reprendront tous les Présidents post-gaulliens de la Cinquième République française : Pompidou sera à l’origine du Centre éponyme, Giscard du Musée d’Orsay et du parc de la Villette, Mitterand de la pyramide du Louvre, Chirac du Musée du Quai Branly. Or la temporalité de l’appareil muséal est paradoxale : les œuvres les plus « nouvelles » seront absorbées dans la mesure aussi où elles ont la capacité de sauver le passé. Etrange rétroactivité où le plus récent découvre ce qui était déjà-là, dans les réserves par exemple, et le déclare comme sa cause matérielle. En fait la boucle temporelle muséale est au cœur de toute écriture de l’histoire. D’une certaine manière, l’enjeu c’est l’établissement de la « vérité historique » , que l’on ne peut pas attester objectivement, aurait-on tous les documents pour le faire (« vérité matérielle »). Le musée, c’est bien ce qui séparant une œuvre de son ancienne destination, de son ancienne cosmétique, livre cette œuvre à l’esthétique, sachant qu’un double perturbe comme un fantôme la contemplation : la trace de la « vérité historique ». Tel est le thème du film L’Arche russe de Soukourov, où la déambulation esthétique du visiteur « occidental » à l’intérieur de l’Ermitage à Saint Pétersbourg est constamment interrompue par d’anciennes appartenances factuelles ou destinales.
En apparence donc les musées seraient nationaux, cultivant une identité régionale et historique. Mais en fait, il n’en est rien : si l’on se souvient que la puissance de destination des œuvres ne fait plus qu’habiter l’imaginaire muséal, alors, paradoxalement, le musée n’est pas un lieu de mémoire. Le meilleur moyen de casser pour l’avenir (non pour le présent) la puissance d’évocation mémorielle d’une pièce, c’est d’en faire un suspens. Car le musée est un appareil qui génère de l’oubli. Par conséquent : les œuvres sont conservées et perdurent pour l’avenir parce qu’elles sont détachées de toute identité ethnique, politique, sociale, etc. Le musée est cet appareil qui génère de l’universel, un universel par défaut, et qui rencontre, en plus, des destinataires (le public) qui ont tous la même capacité à juger esthétiquement des œuvres (ce qui ne veut pas dire les reconnaître comme le font les clercs). Il en va autrement de la photographie, même si ici la vérité historique est attestable du fait de la nature indicielle de l’image. C’est la temporalité du « ça a été » que Barthes a reprise à Benjamin, qui s’impose. Il y a là quelque chose d’incontestable : pour que cette image soit, il a bien fallu dans le passé qu’un objet réfléchisse un rayon lumineux et que ce dernier impressionne une pellicule photo-sensible, cela malgré les caviardages possibles, malgré les codes que décrivent les sémiologues de l’image. Mais il y a plus, quand la photo a été prise, le photographe d’un côté, mais surtout l’objet saisi de l’autre, « savaient » bien qu’ils travaillaient pour l’avenir. Ils n’ignoraient pas qu’ils s’adressaient à un inconnu à venir auquel ils demandaient une chose simple mais impérieuse, de l’ordre du devoir et donc de la loi : les nommer. Celui qui vous regarde dans une photo, nécessairement du passé, n’attend qu’une chose : que vous le renommiez ! Chaque photo sera pour Benjamin une utopie, non pas du passé, mais gisant dans le passé, nous attendant .
Depuis le XIXè siècle, ce sont non seulement les œuvres « modernes », c’est-à-dire soumises à des appareils projectifs, qui sont entrées au musée, mais aussi bien des œuvres d’incarnation et d’incorporation comme les œuvres de culte du christianisme, ou des œuvres plus largement soumises à la norme de la révélation (Judaïsme, Islam, voire Bouddhisme, etc), ou même ce qu’on nomme improprement œuvres des « arts premiers » ou du Musée du Quai Branly à Paris, comme s’il s’agissait là d’une ère civilisationnelle… Ces œuvres entrant dans le Musée universel, et tout musée étant par essence universel puisqu’il fait surgir la valeur esthétique qui est universelle (à la différence des cosmétiques qui sont toujours particulières et régionales), alors ce sont aussi des appareils modernes (perspective, photographie, cinéma, vidéo), des appareils incarnationnels (tableaux d’autel, icônes, enluminures gothiques, vitraux, etc) ou des appareils « sauvages » (masques, sculptures, étoffes, etc) qui se trouvent absorbés par l’appareil muséal. La puissance de destination à l’œuvre dans ces pièces du fait qu’elles étaient sous la condition d’appareils se trouve à son tour suspendue. Demandons-nous si l’on peut encore s’agenouiller devant une Vierge à l’enfant (imaginons la réaction des gardiens du Louvre devant une telle situation, au milieu de la foule des visiteurs pressés !), demandons-nous si une œuvre en perspective a encore la puissance de générer de la subjectivité ? Rentrons-nous encore dans un flux de perception anonyme devant une toile hollandaise ? Aurons-nous toujours le sentiment d’une attente du nom devant telle ou telle photographie ? Le cinéma lui-même étant intégré dans des installations comme souvent dans les musées d’arts contemporains, nous laissera t-il devant la question du : comment enchaîner ? sur telle plan-séquence ? Et les vidéos nous suggèreront-elles encore le sentiment qu’une nouvelle loi doit être énoncée et qu’un moment du passé ne sera jamais rattrapé ? La puissance du musée est telle, comme celle du patrimoine, qu’il fait entrer dans le cercle de l’inclusion universelle toutes les œuvres, même les artefacts, mais aussi leurs conditions de possibilité techniques et institutionnelles : les appareils. Puisque ces appareils destinaient les singularités et les êtres en commun à prendre telle ou telle pente, le musée ne deviendrait-il pas une machine philosophique dont l’objectif serait d’isoler ce qui précède la différenciation ou déphasage que décrit Simondon entre singularité et être en commun psycho-social, soit ce qu’il nomme être pré-individuel ? Lequel est un mode d’organisation du psycho-social et de l’individu avant toute différenciation. Quand Simondon dans Le mode d’existence des objets techniques décrit le déphasage du processus vital entre techniques et religion, déphasage qui succède à une organisation « magique » du monde naturel et du monde humain, il conserve pour ce qu’il appelle « esthétique » une place centrale, c’est-à-dire nodale entre les techniques et les religions. L’esthétique serait pour lui « au milieu », entre techniques et religions et elle aurait pour tâche de rappeler l’unité magique perdue, voire de la restaurer dans l’avenir. A tout le moins, dans cette situation de rappel de l’origine et d’intermédiaire entre techniques et religions, l’esthétique ne peut être ni totalement anti-technique ni totalement anti-religieuse : elle doit conserver une part essentielle de l’une et de l’autre ne serait-ce que pour les faire communiquer (c’est la beauté d’un pont suspendu ou la technicité du rituel du prêtre). Entre « le plus que l’unité » qu’ouvre toute religion dans sa capacité à totaliser les particularités et « le moins que l’unité » qu’instaure chaque technique nécessairement particularisante comme n’importe quel savoir-faire agissant sur le monde et les autres, l’esthétique fait bien place, mais comme souvenirs et potentialités, à toutes les destinations possibles qui ont configuré ou configureront la singularité et l’être en commun. Il n’y a qu’une différence très mince entre ce qu’ici Simondon entend par « esthétique » et ce qui subsiste des anciennes destinations une fois que leurs œuvres sont entrées au musée. Ce que l’esthétique préfigure, le musée le conserve : l’esthétique muséale est donc bien universalisante. Et ce dans les deux sens : conservant le témoignage des anciennes destinations qui sont à la fois techniques et religieuses (les appareils), mais accompagnant aussi le déphasage continué des religions et des techniques, puis des techniques elles-mêmes en théorie et pratique (les musées d’ethnographie, le Musée des Arts et métiers, les musées des techniques, de l’aviation, de l’automobile, de l’espace, de la marine, etc), ainsi que des religions elles-mêmes en théorie et pratiques (musée dits d’art sacré, musée d’architecture, musée d’archéologie, des antiquités, etc). Le musée constitue l’immense réserve de la culture matérielle, condition de possibilité de la réflexion historique comme de l’art moderne. Et plus encore, condition du développement de la philosophie des cultures et donc de toute philosophie génétique au sens de Simondon, pour lequel un objet technique n’est rien d’autre que sa genèse.
Pour conclure, le musée en suspendant toutes les destinations, toutes les cosmétiques, suspend aussi toutes les formes de temporalité qu’elles ont inventées : il donne ainsi accès à la temporalité du pré-individuel qui est une omnitemporalité, celle d’où toutes les autres sont sorties. Cette omnitemporalité est certainement plus consistante que le spectacle de la paix universelle dont peut témoigner chaque visiteur du musée universel. Ce qui implique que la temporalité du flâneur muséal, celle de sa démarche papillonnante, est d’une certaine manière archaïque : elle englobe et précède toutes les temporalités qui adviendront et seront advenues !