Les boussoles de la liberté
« il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoirs : quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée […] « La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de la plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contre-coup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager ; c’est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir. »
Michel Foucault
Une jeune femme désespérant dans sa chambre devant des petites annonces et souffrant d’étranges maux de tête se jure qu’elle n’ira plus jamais travailler dans cette maudite usine à saucisses. On aura reconnu La Salamandre d’Alain Tanner, et on l’aura compris, c’est peut-être là que se joue ce « quelque chose » dont nous parlait Michel Foucault, « cette part de la plèbe », entre un mal de tête, une colère irréconciliée et la joie qui traverse le corps de cette femme lorsqu’elle renonce à retourner travailler dans cette usine et qu’on la découvre marchant dans les rues avec un beau sourire en faisant tournoyer son sac.
Entre ce mal de tête et la joie d’une échappée, ce que l’on peut dire aujourd’hui, c’est que toute une génération trouvait là une métaphore de la politique et partageait l’évidence d’une manière de vie. Ce que l’on peut dire aussi, c’est que le cinéma « militant » racontait alors de drôles d’histoires de luttes dans des usines, des prisons, des imprimeries ou dans la rue. Et cela s’appelait Cinélutte et Cinéthique, The Newsreal, les groupes Medvedkine, Dziga-Vertov ou Jean Vigo… Assurément ces films répondaient à des préoccupations formelles et conceptuelles variant selon les collectifs, mais on y trouve à chaque fois une même chose. On y trouve des gens qui commencent à penser, à se révolter et à s’approprier les lieux dans lesquels ils vivent, ils travaillent et les gestes qu’ils faisaient tous les jours avec plus ou moins de passion. On y trouve des hommes et des femmes qui prennent la parole pour la première fois pour dire ce qu’ils pensent. Bref, on y trouve des gens qui, le temps d’une lutte, décident de ce que doivent être leur existence entre les lieux où ils travaillent, ceux où ils passent et ceux où ils vivent. Ce qui est intéressant, c’est naturellement que des films en soient l’archive plus ou moins bien ficelée, mais c’est aussi que des cinéastes aient épousé l’évidence d’un certain partage, ou si l’on veut qu’ils aient accompagnés, participés ou se soient pensés comme part d’un réel de l’émancipation en allant rencontrer et vivre avec des ouvriers dans leur grève, entre les luttes, les repas et les occupations, entre les colères, les confusions et les désespoirs ou entre les joies et les intensités d’existence. Ceci dit, le film d’Alain Tanner proposait quant à lui une fiction douce dans laquelle tout cela venait s’incarner comme une évidence, une fable en somme qui, comme une sorte de chaînon manquant, assumait le gardiennage poétique de ce territoire à inventer.
La Salamandre raconte l’histoire d’un fait divers concernant une jeune femme, Rosemonde (Bulle Ogier), accusée d’avoir tirée sur son oncle alors qu’il nettoyait son fusil militaire et qui échappe aux poursuites judiciaires en bénéficiant d’un non-lieu. Un journaliste fauché rêvant d’ailleurs, à qui l’on propose d’en faire le scénario d’un téléfilm, engage ainsi son ami Paul, écrivain gagnant sa vie comme peintre de bâtiment, pour l’aider à écrire et à mener l’enquête. Là où le premier éprouvera les faits en rencontrant tous les protagonistes avec son magnétophone et son appareil photo, le second imagine et invente à sa table ce qu’il s’est passé jusqu’à ce qu’il trébuche, déboussolé, sur le personnage réel. Ils rencontrent donc Rosemonde et partagent avec elle l’aventure désœuvrée d’un compagnonnage qui se veut comme la chronique de la folie douce d’une jeune prolétaire confrontée aux rouages d’une société bourgeoise glacée. Le film est ainsi une sorte de conte d’hiver, dans un territoire quelque peu déréalisé, emporté par la fantaisie des enquêteurs qui se moquent tristement du réel, ce qui rend d’autant plus abrupte la violence du monde dans lequel on découvre Rosemonde égarée. Car cette jeune femme n’arrive pas à supporter « l’autorité », que ce soit la discipline imposée par son oncle, le travail à la chaîne dans une usine ou plus tard l’abrutissement de la vendeuse dans un magasin soumise à la lubricité ou aux ordres secs des patrons. Et Alain Tanner nous présente en somme l’histoire de cette femme piégée là où elle se cogne sans cesse contre la réalité et qui repart pour se cogner à nouveau… Il n’y a pas en elle à la lettre de discours politique mais c’est dans son corps, dans ses gestes, dans une petite folie dans le regard que cela se joue, c’est tout simplement comme le sale caractère d’une femme un peu sauvage ou comme une passion abrupte de la liberté.
Les trois personnages traversent ainsi le paysage comme un étrange courant d’air, et Rosemonde n’aime au fond qu’à s’étourdir à écouter de la musique, à plonger et nager à la piscine, à coucher avec les hommes ou marcher le temps d’un trajet entre l’usine, son domicile et la piscine… On comprend que cette femme est comme la plupart des gens emportée dans une vie qu’elle n’aime pas. Ou plutôt elle ne comprend pas très bien comment tout cela fonctionne, mais elle sait qu’elle s’ennuie, que tout cela lui fait mal à la tête et qu’elle n’arrive plus à respirer. Elle sait qu’elle se heurte sans cesse contre les pans d’une réalité qui l’étouffe, lui reproche son indépendance et c’est alors qu’elle déraille tout à coup et rend cette violence. « La salamandre, nous dit Paul, est venimeuse. Elle ne craint pas le feu et peut traverser les flammes sans se brûler ». Ce serait là le portrait de Rosemonde qui répand son venin politique : comme un « animal » piégé, elle se révolte d’instinct là où les autres consentent. Or si elle traverse les flammes sans se brûler ce n’est pas qu’elle soit insensible à la douleur car bien au contraire elle a mal, et dès lors il y a en elle cette « vie » qui se soulève, il y a toujours en elle cette « part de la plèbe » qui déraille et vient gripper les chaînes du travail, du désir et de l’existence.
On trouvera ainsi deux scènes fameuses dans le film. Celle obscène où l’on découvre Rosemonde à l’usine où elle fabrique des saucissons à la chaîne. Elle enfile la chair qui sort d’un tuyau dans une sorte de peau, de « préservatif », confectionnant donc des séries de phallus qui circuleront ensuite dans les mains de ses collègues.
Or la charge comique de la situation se retourne : on rit évidemment en découvrant ces phallus et puis cela continue longtemps jusqu’à ce qu’on s’arrête de rire, basculant dans le constat d’une aliénation. On comprend effectivement ce qu’il avait dans son mal de tête et après une ultime remarque du contremaître, elle s’énerve enfin et laisse avec son tablier s’étaler sur la table toute cette chair obscène comme une bouillie d’intestins avant de quitter l’usine. La seconde scène nous renvoie à la fin du film dans un magasin de chaussures où elle est employée. Or pendant les essayages des chaussures, elle caresse de manière à la fois sensuelle et distraite les jambes de ses clients désarçonnés, troublant le bon ordre des choses… Il y va d’un côté d’une colère qui explose à l’usine parce qu’elle n’en peut plus, avant cela d’un coup de feu tiré sur cet oncle qui voulait la remettre sur le droit chemin, et enfin de la sensualité d’un geste inventé qui vient fissurer l’espace du travail et des relations. Et l’on découvre à chaque fois une même situation lorsqu’elle se fait renvoyer : elle marche heureuse dans la rue en sortant de l’usine ou du magasin de chaussures, elle marche en faisant tournoyer son sac au dessus de son épaule, en tournoyant elle-même, elle marche avec un sourire émancipé.
Or c’est sans doute là que réside la puissance de cette œuvre d’Alain Tanner éprouvant l’effectivité d’une liberté. Car la liberté cela n’existe pas, ce qui existe en revanche ce sont ces moments de libération qu’on arrache et qui servent en quelque sorte de boussoles de l’existence. Et ce sont ces boussoles que cherche Tanner dans ses films où il est bien souvent question de trajets, de départs, d’impasses, de piétinements, d’échappées et puis finalement de « non-lieu ». Le problème qu’il se pose, sous une forme mélancolique, consiste au fond à localiser ce territoire manquant, ou du moins à trouver la boussole qui en indiquerait le sillage, mais il le fait en se focalisant sur les personnages. Précisément, ce que l’on garde de sa méthode, ce serait un glissement entre les plans des personnages dans des intérieurs où ils passent le plus clair de leur temps à parler, en plans fixes, et leurs petits déplacements, leurs trajets. Un travelling dès les premiers plans du film où l’on voit Rosemonde marcher au bord d’un canal, plus tard Paul circulant en mobylette de son domicile à la ville, un trajet en voiture lorsque tous les trois vont dans le village de Rosemonde retrouver sa famille, mais aussi, cette dernière et Paul à la fin du film circulant à pieds ou en bus entre son appartement et le magasin de chaussures. Il y a aussi ces sortes d’angles morts, ces terrains vagues : Pierre et Paul dans un chemin de forêt, Rosemonde et Paul marchant sur une route enneigée à la campagne en se faisant quelques confidences… Bref, il y a cette respiration entre les intérieurs, les trajets, des non-lieux. Or il n’y a rien à dire en quelque sorte de cette construction induisant une légère distanciation, sinon qu’elle ne cherche qu’à suivre ou accompagner la chronique des personnages. Mais on les suit avec l’arrière-goût d’un manque, celui du hors champ. Et à bien regarder le film, on s’aperçoit qu’il y a très peu contre-champ. Bien souvent la caméra est fixe devant les personnages qui parlent ou circulent dans le plan, des intérieurs généralement, et c’est donc une grammaire de pauvre que propose Alain Tanner où s’introduit une sorte de malaise entretenu avec le « contre-champ » et le « hors champ ».
Il y a ainsi ces moments où la caméra fixe le visage de Rosemonde, immobile, impatiente ou énervée. Avec ce léger strabisme, elle regarde à son tour quelque chose, les yeux dans le vide, lasse, désœuvrée ou au contraire attentive. Mais on ne saura pas ce qu’elle voit, ce qu’elle pense quand elle regarde. Ou plutôt, elle voit avec cette infirmité légère – on dit d’elle en effet qu’elle n’est pas tout à fait normale –, et s’il n’y a pas vraiment de contre-champ c’est qu’elle porte un regard disjoint, à la dérive. Car voilà, elle dérègle un certain ordre des choses là où elle passe avec ce sale caractère, cette folie douce, ce regard, son corps. Et c’est cela que fixe la caméra, le portrait d’une échappée. Il y a également par exemple, cette séquence où on la retrouve avec Paul marchant sur une route enneigée à la campagne : il chante, la prend dans ses bras, elle lui demande aussi s’il fait des trucs quand il couche avec les femmes… La caméra les précède, ils sont de face en parlant, en marchant et à la fin du dialogue, elle pivote dans un arc de cercle pour se retrouver derrière eux qu’on voit désormais de dos, poursuivre leur chemin. Il y aura un même type de plan où l’on verra Rosemonde nue de dos sur son lit, se racontant en voix off. Au plan suivant, on aura le contre-champ mais on la verra encore dans le plan de face cette fois, avec sa colocataire dans l’arrière-fond : c’est le matin, et elles doivent aller travailler dans le magasin de chaussures...
Ces situations viennent au fond cristalliser cet étrange usage du contre-champ. Le principe serait le suivant : les personnages tiennent dans le plan, ils tiennent dans un même plan. Ce qui fait que d’un côté, on les verra toujours en ressentant après coup, un affect, une sorte de « manque » : on sait qu’ils se sont échappés quelque part, mais on ne sait plus où ? Dans quel paysage ? Et de l’autre côté, ce sera la caméra qui ira pivoter autour des personnages, les suivre dans un chemin de campagne ou les réinscrire dans le plan. Car voilà avec des moyens de pauvres, Alain Tanner propose une grammaire où il n’y a que le « champ ». Ou plutôt, l’idée ce serait peut-être que le « contre-champ » ou le « hors champ » se trouvent dans le champ précisément, dans le regard par exemple de Rosemonde qui part ailleurs, dans cette manière d’agiter la tête pour s’étourdir, dans telle impatience ou des pas dans la rue… Ou bien dans des mots : en parlant – et ils ne font presque que parler – les personnages sont à la fois dans le plan et ouvrent autre chose, ils dessinent, envisagent un lieu manquant. Ou pour le dire encore autrement, l’espace de la fiction coïncide ou se dédouble en un territoire politique fuyant : la machine cinématographique se confond structurellement avec ce besoin d’ailleurs, elle nous raconte des histoires, elle imagine. Aussi pour résumer le système de Tanner ou cette sorte de complexe qu’il propose, disons qu’il y aura finalement trois manières d’inscrire les coordonnées et le calendrier d’un « paysage qui manque » : le plan, les mots et la fiction. Dans l’égarement d’un personnage qui tient toujours dans le plan : on cherche à sortir, à s’échapper du plan par le plan. Dans le paysage ensuite qu’induisent les mots et enfin comme le dédoublement entre l’espace de la fiction et celui d’une utopie, d’une hétérotopie – le tout convergeant comme autant de lignes de fuite vers un « non-lieu ».
Quoi qu’il en soit, nous avons là des écarts et c’est précisément comme écart que viendra s’entrouvrir à deux reprises le temps d’une marche et d’un sourire libérés, comme une boussole qu’invente et incarne tout à la fois une jeune prolétaire égarée. On le disait, Rosemonde est une femme piégée, désorientée, elle se cogne sans cesse aux coins douloureux de la société sans savoir les esquiver. Il y a en elle cette sorte de fêlure, ce qui fait qu’elle ne pourra jamais être tout à fait comme les autres épousant les droits chemins – et de fait, elle en invente d’autres, à côté, à chaque fois qu’elle se cogne : des gestes, des colères, des coups de folie comme autant de petites bouffées de réel. Et ce sont au fond ces « chemins », ces « poches d’air », cette « part de la plèbe » aussi bien ou ces moments arrachés que veut saisir Alain Tanner. Or cela on ne peut pas le fixer mais on peut en quelque sorte le suivre dans le glissement ou plus exactement dans l’évidence du sillage que creuse une marche émancipée. Et sa méthode cinématographique consistera alors à suivre, à accompagner un personnage qui invente à la fois le champ et le contre-champ d’un territoire égaré dans un même plan : et ainsi, une femme désorientée devient la boussole d’une utopie. On dira alors qu’Alain Tanner propose cette étrange figure : il filme une boussole plus ou moins cassée qui indique l’horizon d’un territoire à inventer.
A chaque film, on découvrira ainsi une même histoire, la quête à la fois désespérée et heureuse d’une échappée. Et selon les œuvres, elle ira se polariser plutôt sur l’espace, là le temps, ailleurs les mots, une disparition ou bien l’amour. Mais quoi qu’il en soit, il y a une faille ou bien alors quelque chose s’est brutalement cassé chez un personnage, et dès lors l’espace et le temps viennent à se dérégler dans son sillage. Cela commençait avec son premier film Charles mort ou vif où un homme profondément lassé, profite d’un entretien avec un journaliste pour parler, dit-il, pour que sortent des mots qui pourrissait dans sa gorge et retombait dans son estomac : il fait le point sur son existence en constatant qu’il a toujours été pris dans une structure sans pouvoir en sortir, enfermé sans vie dans son confort bourgeois. Alors il attendait, il attendait un événement tout en sachant qu’il ne se passerait plus rien. Et on retrouve ainsi Charles abandonnant sa vie – son travail, sa famille, ses habitudes, sans prévenir du jour au lendemain – dans une chambre d’hôtel où il ne fait plus rien et à errer dans les rues, jusqu’à ce qu’il rencontre un couple avec lequel il emménage pour refaire sa vie. Ou plutôt, il passe son temps à la défaire, à dérailler dans la joie triste de ce compagnonnage, dans une errance où, pour la première fois peut-être, il assume enfin son cheminement. Car il y a bien quelque chose qui s’ouvre alors et dont il devient là encore une boussole, la « vie ». C’est ce temps et ce territoire que suit, qu’accompagne la caméra de Tanner en se fixant sur ces boussoles errantes : quelque chose est cassé en ces personnages, on le disait, et c’est alors le monde qui se dérègle, dans une étrange contiguïté entre le visage, les mots et le paysage dans lequel ils circulent comme l’horizon fuyant d’un non-lieu arpenté.
De cette errance de Charles, aux quelques pas de Rosemonde dans la rue, on retrouve bien la quête d’une échappée, ce qui nous conduit naturellement à Messidor où deux jeunes femmes, par le hasard des circonstances puis au détour d’un meurtre, abandonnent tout là encore et elles se mettent à marcher en avant sans savoir où les conduisent leurs pas. Le portrait que nous propose Tanner de la société est ici encore celui d’un espace quadrillé contre lequel on se heurte. Et ces deux jeunes femmes expérimentent finalement des intervalles dans l’épreuve d’une marche, d’une fuite en avant dans un non-lieu qu’elles inventent. Un espace impossible entre l’illégalité, l’asocialité, la marginalité et les bas-côtés : elles vont à travers champ. Alors bien entendu cela tournera mal pour elles, mais il y a eu cette marche en avant jusqu’à l’épuisement, comme l’invention pas à pas des chemins et d’un calendrier de la liberté.
Car Alain Tanner nous parle toujours d’un lieu impossible ou d’un territoire qui manque. Ce territoire est celui d’une marche en avant dans un non-lieu qu’assument deux jeunes femmes dans Messidor prolongeant ainsi les pas émancipés de Rosemonde en creusant une trouée. Ce sera aussi l’errance de Charles ou bien celle d’un marin (Bruno Ganz) Dans la Ville blanche, qui nous dira que le seul paysage qu’il aime vraiment, c’est la mer, la mer ou bien, ce qui revient presque au même, la femme. Un peu comme Charles, ce dernier quitte son cargo lors d’une escale pour s’installer dans un hôtel à Lisbonne. Fatigué, il reste dans sa chambre immobile, à ne rien faire, il envoie des lettres, des cartes postales filmées à sa compagne en Suisse, il se promène, il déambule jusqu’à son aventure avec sa femme de chambre, Rosa… On comprend bien qu’il est arrivé à ce moment de crise dans son existence où il ne sait plus très bien ce qu’il en est, alors il s’arrête dans la ville blanche, il s’immobilise en déréglant très concrètement l’espace et le temps : il boit, dort, s’étourdit de silence, de blanc… Là où Charles cassait ses lunettes un beau matin, là où Rosemonde secouait sa tête dans tous les sens en écoutant de la musique pour s’abrutir ou tournoyait sur elle-même heureuse en marchant dans les rues, en buvant sa bière notre marin regarde une horloge dans le bar dont les aiguilles tournent à l’envers. Et c’est ce qu’il fait lui aussi finalement, il tourne à l’envers, désoriente ses aiguilles jusqu’à se perdre. Selon la métaphore de Julio Cortázar que reprend Tanner, ce marin est une sorte d’axolotl : ces larves de salamandre, nous disait-il, viennent abolir l’espace et le temps par une immobilité pleine d’indifférence, épiant quelque chose comme un lointain royaume déchu, ce temps de liberté où le monde leur avait appartenu…
Alors on comprend mieux ce qu’il en est : il y a ce territoire égaré quelque part dont l’axolotl serait la boussole, ce territoire dont on aura ici comme les reflets d’un infini, la mer et la femme. Et Paul, le marin, dérive entre les deux ou plus précisément il cherche à se perdre dans une parenthèse, une spirale. Il y aura dans ce film beaucoup de contre-champs : cette horloge déréglée d’abord qu’il regarde comme un miroir en arrivant à Lisbonne, un rideau rouge flottant dans le vent plus tard, mais aussi les images de cette petite caméra qu’il envoie à sa compagne, et puis naturellement la femme, la mer et la ville blanche... Cependant la caméra est toujours aimantée par ce personnage qu’elle suit patiemment, plan après plan. Il tend vers ce territoire déchu, ou plutôt il erre et elle regarde ce personnage. On se dira là encore après coup, mais où est-ce ? Où est-il passé en somme ce territoire qu’il nous semblait avoir appréhendé ? Dans quels angles morts du temps, des mots ou du paysage ? Car le principe là encore consistera à l’inscrire ou à le suivre dans le champ comme une boussole déréglée, à saisir ce corps, le parcours, les gestes d’un homme qui dérive : il s’agit de regarder et d’accompagner cette sorte d’axolotl. Alors, casser le temps et l’espace, ce sera ici sa formule de la liberté, une étrange maladie comme une parenthèse désœuvrée qui aboutit sur l’horizon fuyant d’un non-lieu.
La formule de la liberté est toujours la même chez Alain Tanner : on ne sait plus quoi faire alors on défait, on se défait de sa vie pour en inventer une autre en déréglant le temps et l’espace. Mais elle se joue aussi peut-être en ce lieu que décrivait Benjamin à propos des passages parisiens où se condensaient – au détour d’une promenade où devenaient lisibles les hiéroglyphes du capitalisme – des échardes d’émancipations avortées. Ce sera une jeune femme qui se fait renvoyer de l’usine, du magasin de chaussure ou qui tire sur son oncle, et qu’on retrouve dans la rue à marcher avec un beau sourire émancipé (La Salamandre). Ce sera un homme qui abandonne tout pour détruire cette structure dans laquelle il est enfermé, il détruit et se défait, on le retrouve d’ailleurs avec son ami à brûler dans un feu de joie des objets de toutes sortes (Charles mort ou vif). Ce seront aussi bien deux jeunes femmes qui, par hasard presque, se retrouvent à marcher dans les bas-côtés, à travers champ, dans des non-lieux. Elles vont de l’avant épuisées mais elles marchent en inventant là aussi un terrain vague (Messidor). Naturellement, cela finira très mal bien souvent – comme une loi, Tanner nous dit que la société fait payer chèrement tout mouvement pour s’en échapper : l’hôpital, la mort, la prison, la guerre conjugale, etc., elle a bien prévue des lieux appropriés pour ceux qui errent dans les bas-côtés, le territoire de cette « part de la plèbe » désœuvrée. Mais on disait qu’Alain Tanner expérimente avant tout une sorte de théorème de la liberté, et en réalité il confond deux figures qui se mêlent, se chevauchent ou plutôt on peut le formuler abstraitement de deux manières. D’un côté, il y a naturellement la destruction : il s’agit de détruire, on met le feu dans sa vie pour en inventer une autre et pour entrevoir un chemin. Et de l’autre, il y a la soustraction : on se soustrait au monde dans le ménage à trois, dans les intérieurs de maisons, dans des paroles, dans la rue, ou plus précisément on soustrait quelque chose au monde pour produire un reste. On s’enlève en quelque sorte, on se défait, pour que puisse advenir au détour de cette opération quelque chose comme le territoire d’une liberté. Alors, s’il est question d’utopie, c’est que comme la liberté ou la vie, ce lieu qui manque on ne le trouve sur aucune carte, cela n’existe pas c’est-à-dire qu’il faut l’arracher, ou plus précisément cela s’invente pas à pas et geste après geste. Et c’est au fond ce que fixe la caméra de Tanner, elle regarde, elle accompagne, elle suit une dérive. Elle inscrit dans le plan des personnages qui sont à la fois les boussoles cinématographiques et celles d’une échappée. Et dès lors il invente aussi une figure cinématographique, cette grammaire des pauvres qui consiste à inscrire un non-lieu quelque part dans le plan, le territoire fuyant d’une échappée.