Les corps asiatiques dans le cinéma occidental
Une partie de mon travail sur le cinéma consiste à examiner la façon dont le cinéma occidental est placé, depuis ses débuts, sous l’emprise de ce que j’appelle une « grammaire des espèces ». Ce que j’entends par là est simple : quand un personnage apparaît dans un film, il est d’abord un corps et ce corps est défini et identifié selon des traits phénotypiques qui lui attribuent implicitement une place dans un certain ordre des choses, fondé sur la race ou ce qui apparaît comme tel : dis-moi quelle est ton apparence phénotypique et je te dirai quelle est ta place dans l’ordre du monde, dans tes relations avec d’autres apparences typées, dans une hiérarchie implicite ou parfois explicite. Ou bien, en forçant un peu le trait : dis-moi quelle est ta « couleur » et je te dirai qui tu es, de manière bien plus assurée et définitive que toute autre information te concernant, en particulier.
C’est cela que j’appelle la « grammaire des espèces » dans le cinéma occidental, une grammaire que, bien entendu, personne ne reconnait comme telle, une grammaire sans manuel de grammaire mais dont l’efficace est pour moi si constante et si massive dans la durée de toute l’histoire du cinéma, des origines à nos jours, qu’il m’est apparu que ce serait faire œuvre utile que d’en expliciter et faire apparaître au grand jour les règles et les usages. Ceci dans une perspective générale disons, décoloniale – celle d’une déconstruction décoloniale d’un tenace inconscient collectif du cinéma occidental, impliquant aussi bien ceux qui le font que ceux qui le voient.
N’oublions pas que quand nous parlons notre langue, en pratiquons la grammaire, nous nous exprimons sous son emprise sans nous en aviser – sauf exception. C’est dans le même sens, à peu de choses près, que les choses se passent au cinéma dès lors qu’entre en jeu la grammaire des espèces. Le réalisateur hollywoodien des années 1930 qui tourne une comédie légère dans laquelle va apparaître plus ou moins fugitivement un personnage afro-américain ne dit pas : « Tiens, là, il me faut un Noir bien foncé qui roule des yeux et parle avec un accent grotesque » – il se trouve que précisément le comédien afro-américain que la production a sous la main pour ce rôle est un spécialiste du roulement d’yeux grotesques et du « parler nègre » burlesque – c’est cela la « grammaire des espèces », toutes ces régularités qui font que pendant plus d’un siècle de cinéma, l’apparition d’un-e représentant-e d’une minorité raciale visible, comme on dit maintenant, s’associe à un certain nombre de stéréotypes parfaitement prévisibles.
Pour des raisons historiques et culturelles, c’est la façon dont la « grammaire des espèces » a imposé ses règles, dans le cinéma hollywoodien (et dans toute sa rigueur) à propos des descendants des esclaves, les Afro-américains, qui est, en premier lieu, devenu l’objet du scandale, progressivement, dans la seconde moitié du XXème siècle puis dans les premières décennies du XXIème – ceci tant à propos de l’habitude de faire interpréter les rôles tant soit peu importants de personnages noirs par des comédiens blancs « blackfaced » que de l’affligeante stéréotypie des rôles secondaires interprétés par des comédiens afro-américains. Mais cela concerne tout aussi bien les Indiens, dans les westerns, en tout premier lieu. Du coup, la façon dont la « grammaire des espèces » s’est appliquée si longtemps avec une rigueur tout aussi inflexible aux corps asiatiques est passée un peu au second plan. C’est ce déficit (tout relatif, je ne suis pas le premier à m’attaquer à ce sujet) que je voudrais m’attacher à combler. Après tout, j’écris ce savant papier à Taïwan, en terre asiatique...
Quel serait, dans le cinéma occidental classique dont l’épicentre est Hollywood, le trait commun à tous les corps asiatiques qui y apparaissent ? Je dirais, en première approche, le déficit, le fait que, quelle que soit leur condition, la situation dans laquelle ils apparaissent, il leur manque toujours quelque chose pour que leur humanité soit pleinement constituée, pour qu’ils se présentent comme de la vie pleinement qualifiée – pour emprunter le vocabulaire de Giorgio Agamben. Je parle bien ici de corps et non pas de personnages ou de sujets humains, à dessein – car il est essentiel de se rappeler ici que le cinéma est par excellence un art du visible et qu’un film est avant toute chose un espace, un champ de visibilité dans lequel des corps apparaissent. Des corps humains vivants, le plus souvent. Et donc, les premiers signes que nous détectons, les premiers signifiants que nous voyons surgir sont indissociables de ces corps. Ce qui fait signe en notre direction (nous, spectateurs), en premier lieu, là où nous sommes appelés à détecter du sens, ce sont ces corps, avec leurs caractéristiques propres.
Or, les traits manifestes immédiats d’un corps apparaissant ainsi dans un film ne renvoient pas à une individualité personnelle mais bien à ce qui lui assigne sa place dans un ensemble – sa race, pour dire les choses banalement – un corps « blanc » (« caucasien »), asiatique, noir, latino, etc. Bien sûr, le tableau peut se compliquer si d’autres informations ou éléments de signification viennent se combiner avec le type racial – par exemple si vous voyez apparaître un corps asiatique revêtu d’un uniforme de l’Armée des Etats-Unis. Mais l’uniforme, dans ce cas, apparaîtra comme un trait d’identification secondaire. Ce qui s’exposera en tout premier lieu, ce sera un corps asiatique – dans sa différence même d’avec un corps de type européen, africain, latino, etc. – on est bien là dans le monde différentiel d’une sémiologie de type saussurien où ce qui compte et ce qui créé les conditions de l’intelligibilité, ce sont en premier lieu les écarts entre les signes.
Les trois principales catégories de corps asiatiques qui vont donc apparaître dans ce cinéma occidental, étant toutes trois placées sous le signe du manque, sont les suivantes : le (la) subalterne ou le serviteur, la servante ; le démon, le monstre, le sauvage, le barbare ; la victime, le malheureux, le damné de la terre, le paria. Ce sont en gros, me semble-t-il les trois principales catégories sous lesquelles on peut subsumer la multiplicité infinie des modes d’apparition de corps asiatiques dans ce cinéma. Or, on voit d’emblée qu’en effet chacune de ces catégories est placée sous le signe du manque, pour autant que l’on prend pour norme la vie qualifiée de l’individu pourvu de droits, reconnu comme personne humaine, appareillé par tous les équipements de la civilisation, jouissant d’une fondamentale autonomie, un citoyen (une citoyenne), un personnage identifiable par son nom, son lieu de résidence, ses biens et, last but not least, son accès à la raison et au langage humain...
Eh bien, si l’on examine chacune des catégories que je viens d’évoquer, nous voyons immédiatement qu’aucune d’entre elle ne parvient à cocher la case de la vie pleinement qualifiée : au (à la) subalterne, au serviteur, à la servante manquent la liberté, l’autonomie qui constitue l’un des fondements de la condition de majorité (au sens kantien du terme) dans les sociétés modernes ; le monstre, le barbare ou le diable asiatique, lui, souffre, si l’on peut dire, d’un déficit incompensable du côté de la civilisation et de la morale – à ce titre, il se situe sur le bord extérieur de la communauté humaine. Quant au malheureux, au damné de la terre asiatique, il se situe du côté de la vie nue, par opposition à la vie qualifiée, et pas seulement parce qu’il vit dans des conditions misérables et crève de faim – c’est surtout qu’il ne dispose pas des bases matérielles élémentaires pour être à proprement parler une personne humaine, un individu constitué et institué comme sujet humain par le fait qu’il a « le droit d’avoir des droits », pour reprendre une formule célèbre de Hannah Arendt.
Ce déficit ou, si l’on veut, ce fatal handicap du corps asiatique tel qu’il apparaît à l’écran dans ce cinéma que j’appelle ici occidental mais que je pourrais tout aussi bien désigner comme cinéma blanc ou cinéma de Blancs, c’est bien ce que j’appellerais, en référence à la notion de « grammaire des espèces », une règle de grammaire ou de syntaxe qui ne connaît pratiquement pas d’exceptions. Je vais en donner un exemple qui, je crois, est assez probant : la série populaire des Charlie Chan, qui s’étend sur pratiquement toute l’histoire du cinéma puisque le premier date de 1925 et que jusqu’à une date récente, on en fabriquait encore. Ce n’est pas un cinéma dont on pourrait dire qu’il est placé sous le signe d’un racisme anti-asiatique manifeste puisqu’au contraire, Charlie Chan apparaît de film en film comme un détective astucieux, habile à démêler les fils des intrigues les plus compliqués, inspiré par une « sagesse chinoise » peuplée de proverbes et de sentences à tous usages et insubmersible. Au demeurant, bon père de famille et ami fidèle. Dans nombre de Charlie Chan, le préjugé racial s’exerce ouvertement au détriment non pas du détective chinois mais d’un Afro-américain qui lui sert de factotum et dont le jeu caricatural fait de mimiques ahuries et de roulements d’yeux grotesques ont vocation à désigner le Noir comme l’idiot de service. Charlie, lui, est au contraire une sorte de Sherlock Holmes chinois, expert dans l’art des déductions, de la connaissance indiciaire (Carlo Ginsburg), des raisonnements logiques.
Le problème et ce qui, en dépit de toutes ces qualités, l’ancre irréversiblement dans le déficit, doublement même, c’est ceci : d’une part le personnage de Charlie est, avec constance, incarné par des acteurs blancs grimés de la manière la plus conventionnelle, la plus artificielle qui soit, de façon à l’équiper d’un look asiatique – une affaire de maquillage et de coups de crayon autour des yeux – il faudrait ici fabriquer le concept de slanteyezation [1], opération équivalente au blackface devenu si litigieux, lorsqu’il s’agit de décrire la façon dont à Hollywood on fabrique un corps Est- asiatique à partir d’un corps blanc...
Tout se passe donc comme si, sur tout le cours de cette longue durée de plus d’un demi-siècle, la règle selon laquelle un acteur d’origine asiatique ne saurait, dans un film blanc et destiné essentiellement à un public de Blancs, interpréter un premier rôle souffrir d’exception et moins encore apparaître dans un rôle où il/elle serait le conjoint d’un acteur blanc (horreur du mélange des espèces, des races et des sangs...). On a là une des figures du déficit les plus brutales qui soit et qui, dans l’espace hollywoodien, s’applique aussi bien aux Noirs, aux Indiens, voire aux Latinos. La seconde composante du déficit s’identifie dans la langue : Charlie est un esprit subtil, cultivé – mais il se trouve qu’il parle un anglais simplifié, un anglais de colonisé typique, un désastre syntaxique – il ne sait pas fabriquer une vraie phrase en langue anglaise ; c’est même sa marque de fabrique et une veine comique inépuisable dans les films de la série. Charlie est le personnage central et, si l’on veut, le héros de toute la série – mais, comme tel, il ne peut être incarné que par un acteur blanc déguisé et, comme asiatique, il ne parlera jamais correctement la langue des Blancs, l’anglais ici entendu comme pure et simple marque de distinction et paraphe du vrai civilisé.
On pourrait appeler cela le paradigme de Charlie Chan et c’est ici que la notion de grammaire des espèces trouve toute son importance : elle est ce qui nous permet d’aller au cœur des choses et de dissiper les faux-semblants : Charlie est très bien, un personnage sympathique, un héros positif, simplement, quelque chose le reconduit inévitablement à sa condition subalterne dans l’ordre des hiérarchies humaines fondées sur la couleur et l’apparence – la race – il est et demeure un Chinaman. Jusqu’à la fin du XXème siècle, Hollywood, de ce point de vue, c’est une Afrique du sud sous apartheid perpétuelle : les gens de couleur ne s’y asseyent pas à la même table que les Blancs – comme l’actrice afro-américaine Hattie Mac Daniel, récompensée d’un Oscar pour son rôle de la domestique dévouée dans le fameux soap opera post-suprémaciste blanc Gone with the Wind et placée à part des convives blancs lors du repas de gala suivant la remise des prix et distinctions (1940)...
Nous pouvons maintenant examiner successivement les trois catégories mentionnées ci-dessus et montrer comment le motif du déficit fondamental lié à la spécificité du corps asiatique s’y décline. Afin de me tenir ici au plus près des images, de la présentation des corps, je vais progresser de film en film, et, dans ceux-ci, souvent de « détail » en « détails », de petites choses dans lesquelles, précisément, se détecte le secret des grandes – ici la façon dont fonctionne invariablement et implacablement la grammaire des espèces dans le cinéma occidental.
Je commence par la figure du/de la subalterne, de la domestique asiatique. Dans un film noir hollywoodien de série B, un film sans importance aucune pauvrement nommé Impact (Arthur Lubin, 1949), paraît assez fugitivement et dans le rôle d’une domestique chinoise une actrice sino-américaine qui aurait pu être promise à la plus brillante carrière – n’eût-elle été, précisément, une Chinoise ethnique, même si née aux Etats-Unis et parlant américain sans accent [2]. Cette actrice s’appelle Anna May Wong, son nom est aujourd’hui assez connu des spécialistes et vous allez comprendre pourquoi. Dans ce film noir de médiocre qualité, Anna May Wong joue le rôle de la domestique d’un couple de Blancs de la classe moyenne états-unienne, le mari est un homme d’affaire prospère et sa femme une bien peu recommandable aventurière : lorsque commence le film, nous voyons cette dernière très occupée à organiser l’assassinat de son mari par son amant. Dans la première scène où nous la découvrons, Anna May Wong (Shu-lin dans le film) apparaît brièvement en servante stéréotypée, vêtue d’une robe chinoise, coiffée d’une frange, ombre discrète, servant le thé à ses maîtres, sans un mot. Une ombre chinoise, pourrait-on dire. Lorsque le mari, s’étant un peu échauffé au cours de sa conversation avec sa femme, fait tomber par mégarde un vase contenant des fleurs et, confus, s’apprête à réparer les dégâts, sa femme l’arrête d’un mot : « Laisse, Shu-lin va s’en occuper ! ».
Scène banale emportée par le flux des images et où le spectateur, celui de l’époque tout particulièrement, ne relève rien qui mérite l’attention – ceci précisément dans la mesure où tout y est, selon les représentations courantes, « à sa place » : les maîtres, la servante. Mais il se trouve que cette hiérarchie exposée comme naturelle coïncide parfaitement avec une hiérarchie raciale : les Blancs au sommet, la femme asiatique en bas. Les Blancs sont chez eux, dans leur appartement cossu, ils parlent, ils font des projets, la subalterne asiatique les sert, aussi discrètement que possible et elle ne parle pas. Un « ordre » que tout, dans l’agencement de la scène, tend à faire passer pour naturel, c’est ce que l’on pourrait appeler la puissance subliminale de la grammaire des espèces.
Plus loin, dans le film, Shu-lin, la servante muette, va revenir : l’affaire du meurtre de l’époux s’est compliquée, l’amant a si mal combiné son coup que c’est lui qui a été tué lors du faux accident de voiture à l’occasion duquel l’époux devait mourir et ce dernier a découvert la vérité avec effarement : son épouse a tenté de le faire tuer pour hériter de sa fortune et convoler avec son amant et, pire encore : le cadavre de l’amant ayant été retrouvé, c’est lui qui est soupçonné de l’avoir assassiné ! Le voici donc qui s’active à rechercher les preuves de la machination, aidé en cela par une jeune femme qu’il a rencontrée entre-temps. Or, il se trouve que seule Shu-lin est en mesure d’apporter un témoignage décisif grâce auquel le mari sera innocenté et la meurtrière confondue. Mais Shu-lin, adoptant ici typiquement la conduite de l’immigrée, de l’étranger précaire, a pris peur lorsque l’affaire a pris sa tournure criminelle – ne voulant pas avoir affaire à la police, elle se cache chez un oncle dans le Chinatown de San Francisco, ce qui va nous permettre d’assister à une scène de genre dans laquelle se trouvent accumulés tous les stéréotypes sur les corps et les déficits linguistiques de l’Asiatique.
Mais surtout, dans la scène qui suit, Anna May Wong trouve enfin l’occasion de parler et a enfin la chance de se présenter dans un champ-contrechamp : on y découvre une belle actrice, pas moins bonne que la blonde de service qui lui fait face, mais comme paralysée par la peur, tant il est évident que le monde où l’entraîne cette intrigue n’est pas le sien. Elle livrera donc les informations qui permettront d’innocenter le mari mais elle n’ira pas témoigner devant le tribunal – ce qui est bien dommage, puisque cela lui aurait enfin permis d’avoir sa scène et de montrer son talent, et sa qualité foncièrement égalisatrice, dirait Jacques Rancière, de « parlant(e) ». Mais non, il lui faut demeurer jusqu’au bout dans le rôle de l’outsider, de celle d’en bas et qui, à ce titre, n’a pas droit à la pleine lumière.
Or, ce qui arrive à Shu-lin dans le film de Lubin, c’est ce qui est arrivé à Anna May Wong durant toute sa carrière contrariée par son apparence, sa propriété ethnique, à Hollywood : perpétuellement vouée à des rôles de servantes ou bien de Madame Butterfly maniérées et caricaturales. Lorsque s’était présentée pour elle, avant la Seconde guerre mondiale, l’occasion de décrocher un premier rôle dans un film dont l’intrigue était située en Chine, The Good Earth (Sidney Franklin, 1937), la production la décommanda brutalement pour la remplacer par Luise Rainer, actrice d’origine autrichienne récemment émigrée aux Etats-Unis pour des raisons politiques et donc affligée d’un accent étranger – mais blanche, impeccablement blanche. Plutôt donc, pour un film mettant en scène des paysans chinois une actrice européenne grimée en Chinoise qu’une actrice sino-américaine s’exprimant en un anglais irréprochable et ayant, de longue date, fait preuve de son talent – le déficit, c’est donc ici, dans sa forme la plus accablante, le défaut de présentabilité, c’est-à-dire cette règle d’airain imposée par les studios : pas de corps non caucasien dans les rôles principaux !
Par la suite, lassée de jouer les utilités subalternes à Hollywood, Anna May Wong s’en fut tenter sa chance en Chine – mais sans grand succès : Les rôles de femme légère (le stéréotype blanc de la femme asiatique lascive et facile) qu’elle avait dû endosser par force dans les films américains où elle avait tourné lui collaient suffisamment à la peau pour que le puritanisme ambiant détourne d’elle les producteurs et le public chinois. Triste destin, carrière échouée sur l’écueil de la grammaire des espèces – on en trouve un très bref écho dans un film de David Cronenberg intitulé ironiquement Mr Butterfly (1993).
La seconde série ou, si l’on préfère, le second type de corps asiatique marqué par un déficit criant – un déficit en humanité, tout simplement, une inhumanité constitutive -, c’est le corps asiatique comme monstre barbare. Cette figure qui, tant en termes d’intensité que de quantité occupe une place considérable, dans le cinéma hollywoodien notamment, se condense dans les films dont le théâtre est la guerre du Pacifique et la guerre en Asie orientale. Le corps asiatique barbare et monstrueux, c’est celui de l’ennemi japonais, non seulement ennemi inexpiable des Etats-Unis après Pearl Harbor mais ennemi de la civilisation, ennemi de l’humanité. Ce corps est généralement militaire, des soldats brutalisant les civils, ne respectant aucune règle de la guerre, sanguinaires et fourbes, mais aussi des officiers fanatiques, des gens de pouvoir – c’est tout un peuple dont l’évocation se trouve placée, dans ces films, placée sous le signe de la monstruosité : des films réalisés à chaud, pendant la guerre, mais bon nombre encore, dans les années de l’immédiat après-guerre.
Le trait le plus saillant de cette typification du corps asiatique comme corps japonais fanatisé, c’est l’animalisation. Le cinéma de Hollywood suit ici de très près la propagande étatique et militaire états-unienne qui, inlassablement assimile le Japonais à un animal nuisible ou grotesque, un parasite ou, de façon très insistante, un singe – voir sur ce sujet l’ouvrage de référence de l’historien états-unien John Dower War Without Mercy (non traduit en français). Nombreux sont les films de cette époque où le soldat japonais apparaît, vu de loin, sous des traits simiesques ou bien alors, sous la forme de snipers cachés dans les cocotiers – une sorte de singe armé d’un fusil. Dans d’autres films où ce sont des spécialistes de la police politique ou militaire qui torturent sadiquement des prisonniers blancs, leurs visages, leurs postures, leur jeu caricatural sont destinés à faire passer auprès du public mis en condition par la propagande le message du moment : ces gens-là ont, comme peuple, déserté le camp de l’humanité, ce qui, naturellement nous (le camp de l’humanité et de la civilisation) nous autorise à les traiter comme des nuisibles – ce sont ainsi non seulement les bombardements massifs des grandes villes japonaises qui trouvent leur justification mais, par avance ou a posteriori, la destruction atomique de Hiroshima et Nagasaki.
J’aimerais, sur ce point, attirer l’attention sur un détail qui, pour mon sujet, est de la plus grande importance. Les films de Hollywood qui présentent de la manière la plus caricaturale le Japonais, militaire ou non, comme un monstre et un parasite, sont, bien sûr, ceux qui ont été tournés alors que la guerre faisait rage dans le Pacifique et en Asie orientale. Or, dans ces années-là, aucun acteur nippo-américain n’était disponible, pour la bonne et simple raison qu’on les avait déportés dans des camps d’internement situés dans des régions plus ou moins désertiques au Nevada ou ailleurs. Qu’à cela ne tienne, on va donc prendre, pour incarner le corps de l’ennemi, ce qu’on a sous la main : des acteurs d’origine chinoise ou coréenne habitués à jouer les utilités dans des rôles de comparses, sur les plateaux hollywoodiens...
Un corps (est)-asiatique se substitue à un autre, indifféremment, pour peu qu’il ait un visage asiatique, c’est-à-dire, pour l’essentiel, ici, les yeux bridés. On a là un principe général qui découle de la grammaire des espèces au cinéma – la substituabilité d’un corps exotique, racisé par un autre. Ce principe, dans les films de Hollywood de l’âge classique, s’applique de manière proprement vertigineuse : on tourne des films sur la guerre en Asie orientale ou du sud-est dans des décors de westerns, des zones semi-désertiques situés à deux pas de Hollywood, avec des Indiens empruntés aux réserves dans le rôle des soldats japonais ; on fait jouer à des Mexicains le rôle de guérilleros philippins ou malais, etc. On fait parler tagolog aux habitants de Guam dont la vraie langue est le chamorro – ceci en application du principe général selon lequel un bronzé est parfaitement substituable à un autre bronzé (métèque) et toutes les langues de bronzés se valent, étant également inintelligibles par nature.
Ce qui est en question ici, ce n’est même pas ce qu’on appelle couramment le racisme entendu comme sentiment ou attitude fondée sur le préjugé ou le mépris – c’est, pire que cela en un sens, un principe purement pragmatique et utilitariste de classement, des taxinomies utiles fondées sur l’apparence phénotypique, avec les jeux d’équivalence vertigineux qui en découlent et qui ne concernent pas seulement les corps asiatiques. C’est un principe général qui va, aussi bien, permettre à Omar Sharif, Copte égyptien, de jouer le rôle d’un révolutionnaire latino (le look métèque) ou à Claudia Cardinale, star italienne, de jouer celui d’une aventurière mexicaine. L’essentiel ici, c’est ce « petit quelque chose » qui les rend distinctement différents, dans leur apparence, du Blanc standard de type anglo-saxon, teint clair, cheveux de même et généralement équipé de cet indispensable accessoire désignant la bonne moralité et la race supérieure – les yeux bleus. L’inconscient collectif hollywoodien a, sur ce point, toujours entretenu de troublantes parentés avec la théorie raciale des nazis – l’archétype de l’humain de qualité supérieure, c’est le Blanc blond aux yeux bleus.
Le dernier type de corps asiatique, c’est donc celui de la victime, du malheureux, du damné de la terre entendu non pas dans le sens que Franz Fanon donne à ce terme, mais dans un sens humanitaire et compassionnel. Après l’annexion de la Mandchourie et avec l’invasion de la Chine par le Japon, Hollywood va produire de nombreux films mettant en scène les souffrances du peuple chinois, des paysans et des gens des villes affamés, contraints à l’exode, pris sous les bombardements indiscriminés perpétrés par l’aviation japonaise. Cette condition de victime globale du peuple chinois qui fait de lui, comme corps asiatique collectif, le symétrique (opposé) du corps collectif japonais conquérant et massacreur, culmine, bien sûr, avec les massacres de Nankin et Shanghaï en 1937-38. Le déficit fondamental du peuple qui s’expose ici dans le cinéma hollywoodien, c’est sa condition même de vie nue, d’otage de l’affrontement mettant aux prises les forces en présence, envahisseurs japonais, seigneurs de guerre, nationalistes du Kuomintang et communistes chinois.
Dans cette perspective, la seule planche de salut pour ce peuple martyr, c’est l’intervention humanitaire des bons Blancs, généralement anglo-saxons et bons chrétiens présents sur le sol chinois – religieux, médecins, aventuriers et marchands d’armes même, promptement reconvertis dans l’humanitaire à l’occasion d’un sursaut moral. Ou alors, après Pearl Harbor, aviateurs de l’US Air Force lancés dans de périlleuses missions au-dessus du territoire chinois, en soutien à la résistance à l’invasion japonaise.
On a là une sorte de matrice (ou de topos) qui inspire toute une veine du cinéma occidental sur l’Asie et pas seulement le monde chinois. La mise en scène de l’action humanitaire blanche, en faveur des victimes asiatiques, action inlassable, souvent héroïque et de formes multiples est le voile constamment jeté sur la colonisation de l’Asie par les Européens et les Etats-Uniens, avec son cortège de violences et de prédations. Le corps asiatique devient ici essentiellement celui d’une masse souffrante, violentée, démunie et au secours de laquelle volent les bons humanistes blancs. Le déni de la violence coloniale touche ici à son paroxysme. Dans cette figure, le déficit et le manque qui s’associent au corps asiatique ne tiennent pas seulement au dénuement et à l’absence d’autonomie ; il se situe aussi du côté du défaut d’individualité – l’Asie, dans ce cinéma qui relance ainsi le plus indéracinable des stéréotypes du monde européen sur l’Asie, ce sont avant tout des masses humaines, grouillantes, colorées, innombrables et généralement déshéritées. Le film colonial, néo-colonial, post-colonial, même, tire le meilleur parti ornemental et implicitement suprémaciste de ce stéréotype.
La question serait donc, pour finir, de savoir si ou jusqu’à quel point le cinéma occidental, post-hollywoodien entre autres, parvient à s’extraire de ces ornières narratives après la fin des empires coloniaux, si et jusqu’à quel point il s’émancipe de la grammaire des espèces ; et s’il le fait, selon quelles modalités, en effectuant quel pas de côté ?
J’aimerais apporter une réponse nuancée, si possible équilibrée, à la question et qui prenne la mesure de la complexité du problème. Le cinéma que j’appellerais volontiers industriel plutôt que commercial (car ce qui prime ici, ce sont les conditions de sa production, de sa fabrication, les conditions de la réception viennent en second) procède, en la matière, par rectifications, il se déplace (et efface les traces de ce qu’il souhaite faire oublier) en réécrivant la copie à défaut de pouvoir changer complètement les termes de la conversation. On a donc désormais dans le cinéma états-unien ou européen, des personnages asiatiques, des Sino-américains, des Américains-indiens, des Nippo-américains qui parlent un anglais (un américain) standard et font partie de la classe moyenne, voire des élites politiques ou culturelles ; s’ils parlent avec un accent, c’est qu’ils sont des émigrants récents aux Etats-Unis, comme dans Chang is missing de Wayne Wang. On a aussi des films qui sont tournés par des réalisateurs d’origine asiatique, certains ayant accédé à une grande notoriété, comme Edward Yang ou Chloe Zhao, ce qui, bien sûr, change beaucoup de choses en termes de régime de narration, que leurs films mettent en scène des personnages asiatiques ou non.
Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est la façon dont le cinéma industriel a rempli son cahier des charges en termes de rectification de la copie, là où il était vraiment très urgent d’effacer les traces de stéréotypes devenus totalement inconvenants et imprésentables – ceci notamment dans le monde de l’après-guerre, dans des conditions tout à fait nouvelles où, notamment, les Japonais ne sont plus du tout des primates belliqueux et sadiques mais des élèves dociles et appliqués de la démocratie états-unienne. C’est alors que l’on va voir apparaître dans les films revisitant la guerre du Pacifique des personnages plus ou moins furtifs de « bons Japonais », notamment l’innocente et charmante petite fiancée Nikkei du jeune homme mobilisé – avec tous les drames et les troubles de conscience survenant lorsque la jeune fille et sa famille se trouvent stigmatisées et maltraitées sur le sol des Etats-Unis en conséquence de l’attaque surprise de Pearl Harbor. C’est alors que l’on voit apparaître ces films de contre-champ, comme le Come See the Paradise d’Alan Parker où, précisément, sont évoquées ces persécutions et la déportation des Nippo-Américains dans des camps. C’est alors que d’autres films viennent opportunément rappeler au public des Etats-Unis que des Nippo-Américains se sont portés volontaires pour combattre sous l’uniforme américain et se sont distingués notamment pendant la campagne d’Italie. C’est alors que d’autres films vont poursuivre cet intense debriefing du public états-unien en présentant des militaires japonais de tous rangs, incluant des généraux et des amiraux comme des hommes de devoir et de loyauté emportés par le cours apocalyptique des choses et pris en otages par le clan militariste (Tojo), plutôt que comme ces brutes sanguinaires que représentaient les films de propagande tournés lorsque le sort des armes demeurait encore incertain dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est... C’est alors enfin que vont apparaître ces films dans lesquels l’Empereur du Japon lui-même, Hiro-Hito, va se présenter sous les traits non pas du chef du parti expansionniste et militariste mais comme un brave bougre un peu faible et désorienté, dépassé par les événements et emporté par les luttes de clan faisant rage autour de lui...
Mais ce travail de réécriture inlassable de la copie hollywoodienne nous extrait-il pour autant de la grammaire des espèces et de la fabrique des corps asiatiques déficitaires ? Rien n’est moins sûr. Ce qui, dans ce cinéma états-unien voire ouest-européen d’aujourd’hui vient tenir lieu de réparation pour la discrimination et la stigmatisation systématique des corps asiatiques pratiquée pendant largement plus d’un demi-siècle d’histoire du cinéma – (incluant par exemple le très ambigu premier James Bond (James Bond contre Dr No, 1962) dans lequel le savant fou et maléfique Dr No, un Chinois, est incarné par un acteur blanc pauvrement grimé et où seuls ses comparses sont incarnés par de « vrais » asiatiques, selon les bonnes vieilles règles immuables de la grammaire spécique) c’est, pour l’essentiel une politique des quotas, de la diversité et des minorités visibles qui ne transforme pas fondamentalement les conditions du récit : le corps asiatique, désormais, fait partie du tableau, il peut être celui d’un personnage positif ou négatif, il n’est plus à proprement parler stéréotypé comme déficitaire selon sa condition raciale, mais l’angle mort de cette « réparation », cela demeure sa saisie en tant que membre d’une catégorie : les films post-hollywoodiens et leurs équivalents européens sont de plus en plus appliqués dans la pratique de la politique des quotas ; ce qui consiste, si vous faites apparaître dans un film un groupe d’étudiants sur un campus états-unien, à ne pas oublier d’y pratiquer ce saupoudrage ethnique et culturel en y faisant figurer un ou deux Afro-américains, un ou deux Asiatiques, de type indien ou chinois ou japonais.
Mais c’est précisément ici que le bât blesse : cette politique de la diversité ou des quotas n’a qu’une valeur superficiellement descriptive voire ornementale et, surtout, politiquement correcte ; elle tend à montrer que l’industrie du cinéma et ses auteurs ont pris acte du fait que les sociétés du Nord global ne sont plus uniformément blanches et ne peuvent plus se représenter comme telles, qu’elles sont de plus en plus diverses et métissées.
Mais quelles sont les conséquences de cette mise à jour quant à la construction des récits, quant au régime sous lequel ils sont placés ? Contribue-t-elle de manière significative au décentrement ethnique et culturel des récits qui cesseraient, du coup, d’être placés sous hégémonie blanche – le Blanc comme narrateur providentiel de toute forme de récit occidental ? Contribue-t-elle à l’apparition de personnages non seulement principaux mais complexes dont le propre serait d’être non pas l’Asiatique de service, ni même un personnage identifié en premier lieu par ses caractérisitiques raciales, mais un individu qui serait la somme de ses qualités et particularités propres (sociales, psychiques, historiques...) et un personnage d’ascendance indienne, chinoise ou japonaise (etc.) entre autres choses seulement, c’est-à-dire parmi ces nombreux autres facteurs seulement ? [3]
Ce n’est malheureusement pas cette voie qu’emprunte le cinéma majoritaire aujourd’hui en Occident, notamment dans ses évolutions et prolongements récents du côté de la télévision et des séries. La tournure dominante que prend l’orientation vers la diversité ou l’ouverture à celle-ci, cela serait plutôt le régime du « à chacun son dû » – des séries réalisées par des auteurs Afro-américains dans lesquelles excellent de jeunes acteurs afro-américains et destinées en premier lieu à un public afro-américain ; des séries par publics, compartimentés, par catégories – notamment ethniques et culturelles. Ou bien alors, lorsque des réalisateurs, à force d’endurance, parviennent à repousser les murs du ghetto, comme Spike Lee, c’est au prix de tant de concessions aux normes et standards du cinéma majoritaire, industriel qu’ils en viennent à vendre au public un cinéma « black » qui ne tranche en rien, dans sa forme, avec le cinéma blanc – The Black Klansman, ou bien encore son biopic désastreux sur Malcolm X qui n’est jamais qu’une sorte de Gone with the wind, épopée sirupeuse et prodigue, dans laquelle le descendant d’esclave prend la relève de Rhett Butler ...
Je n’ai pas en tête en tout cas un film états-unien ou européen réalisé au cours des dernières décennies dont un personnage de premier plan, riche et complexe, serait un Asiatique dont le premier des traits serait, précisément, de ne pas être pour l’essentiel soluble dans sa condition ethnique. Mais je ne vois pas tout, bien sûr, et ce que je dis là demeure exposé à toutes les objections possibles.
Ce qui me frappe dans les trois films de Chloe Zhao, précisément, c’est que tout en étant ce qu’elle est, une Sino-états-unienne née et éduquée en Chine continentale, elle a su ne pas s’enfermer dans un cinéma ethnique et aller à la rencontre d’exilés de l’intérieur, de laissés pour compte du douteux « miracle » américain – les descendants des rescapés du génocide indien. Ce que je trouve prodigieux dans ces films, c’est la façon dont elle fait entrer en résonance sa propre condition de « personne déplacée » avec celle de cette plèbe des réserves indiennes puis, dans son dernier film, celui qui l’a consacrée, avec d’autres abandonnés et précaires, ces nouveaux petits Blancs laissés sur le bord de la route par la « nouvelle économie » – Amazon, Facebook, Google, etc. C’est au prix de ce déplacement qui rompt avec les codes de l’identification à ce que l’on est censé être, par destination, que ce cinéma entrouvre la porte de l’universel. Mais gare : aux dernières nouvelles, Chloe Zhao est en affaires avec Marvel et s’il est une industrie qui s’entend à corrompre et détruire les talents les plus éclatants, c’est bien celle du cinéma...
Voici que je m’aperçois que je me suis éloigné de mon sujet à proprement parler – les corps asiatiques dans le cinéma occidental. C’est un film français de 1921, Fièvre de Louis Delluc, qui nous y reconduit au prix d’un vertigineux flashback destiné à nous permettre de renouer avec notre problème en termes de provenance : si l’on tient à savoir de quels tréfonds proviennent, dans la psyché occidentale, dans l’inconscient collectif de l’homme blanc, d’où surviennent les images archaïques des corps asiatiques – qu’il suffise de regarder attentivement ce vieux film muet, non dépourvu de qualités au demeurant – un « classique » du cinéma muet, comme on dit... [4]
Filmographie sélective
Objective Burma (Raoul Walsh, 1945)
Letters from Iwo Jima (Clint Eastwood, 2007)
Pearl Harbor (Michael Bay, 2001)
Emperor (Paul Webber, 2012)
Gung Ho ! (Ray Enright, 1943)
The Inn of Sixth Happiness (Mark Robson, 1958)
Behind the Rising Sun (Edward Dmytryck, 1943)
Kokoda, the 39th Batalion (Alister Grierson, 2006)
John Rabe (Florian Gallenberger, 2009)
Farewell to the King (John Milius, 1988)
Go for Broke (Robert Pirosh, 1951)
City of Joy (Roland Joffé, 1992)
La 317ème section (Pierre Schoendoerffer, 1965)
Red Dust (Victor Flemming, 1932)
Life of a Bengal Lancer (Henry Hattaway, 1935)
The World of Suzie Wong (Richard Quine, 1960)
Love is a Many-Splendored Thing (Henry King, 1955)
Alain Brossat