Les puissances du faux - entretien avec Marie-Anne Destrebecq

, par Alain Brossat, Marie-Anne Destrebecq


Où il sera question du métier d’expert en peinture, du peintre Henri Martin et de son petit-fils Kyril Rijik, philosophe qui exerça ses talents à l’Université Paris 8

Quel est le chemin sinueux qui t’a conduite, chère Marie-Anne, d’études poussées de langue et culture chinoise à l’expertise de tableaux, singulièrement de l’œuvre du peintre post-impressionniste Henri Martin (1860-1943) ?

Le chemin ne fut pas vraiment sinueux, à part un détour en khâgne dont je me suis vite détournée pour rejoindre ma route principale (j’ai toujours depuis une pensée reconnaissante pour ce 3/20 en thème grec qui m’a obligée à quitter les rails) : l’art et l’archéologie, qui m’attiraient depuis l’adolescence.
J’ai plutôt franchi des ponts. Deux ponts, que les hasards de la route m’ont invitée à traverser.

Le premier hasard a été que des contraintes horaires en licence d’histoire de l’art m’ont amenée à suivre des cours d’Esthétique chinoise (apprécier les peintures grâce à des textes datant du IVe siècle) pour compléter un cursus centré sur l’archéologie gallo-romaine et l’art de la Renaissance.
Année de rêve, ma première année à Paris, sa lumière – venant du Nord je vous assure que c’est quelque chose - je me suis sentie chez moi sans connaître personne, j’avoue avoir passé plus de temps dans les rues qu’à la fac, j’ai découvert à 20 ans qu’on pouvait vivre en écoutant sa propre voix. Je ne savais pas où j’allais mais j’étais bien.
Je suis ainsi tombée dans la peinture chinoise comme Obélix dans la marmite de potion magique : impossible de repasser le pont, c’est pour la vie. Ce n’est pas une comparaison anodine : la passion donne une force que rien ne peut vous ôter. L’enthousiasme de la jeunesse ne doute de rien, j’ai foncé, sans me rendre compte qu’il me faudrait apprendre le chinois. Arrive le diplôme de maîtrise en histoire de l’art chinois, où enfin ma naïveté tombe : je pars en Chine 6 mois à l’université de Hangzhou – découverte aussi enchanteresse que celle de Paris : j’ai vécu dans les peintures chinoises incarnées. De retour à Paris je fais une licence de chinois tout en poursuivant les recherches pour un doctorat. J’ai 30 ans, une famille et deux cursus à la fois, la nécessité de travailler de temps en temps et... une bonne santé.

Deuxième pont. Ici encore une contrainte amène une chance : ma directrice de thèse – merveilleuse Nicole Vandier-Nicolas - meurt (à plus de 80 ans, car en France les choses chinoises n’étaient guère prises au sérieux, surtout dans le carcan de l’enseignement officiel). J’ai alors quitté la Sorbonne, car la nouvelle titulaire de la chaire était impossible à supporter dans un jury. Il me fallait trouver un autre point d’ancrage administratif pour continuer ma thèse.
J’avais commencé à apprendre seule le chinois avant d’aller à Hangzhou, avec un manuel chinois traditionnel, et avec L’Idiot chinois, ouvrage d’étymographie des caractères chinois par un certain Kyril Ryjik. Quand je me suis trouvée face au problème éthique de refuser d’être jugée par une incapable qui soigneusement – témoignages variés – laissait dans l’ombre ses étudiants doués, j’ai appelé l’université où enseignait Ryjik. J’aimais sa façon de dire les choses, je me sentais bien dans son livre, j’acceptai donc d’être jugée par lui lors du passage de doctorat et je lui demandai de bien vouloir être mon directeur de recherche.
Il a accepté, après quelques atermoiements car il n’aimait pas les contraintes et était assailli de demandes de tous les fous du taoïsme à la mode.

Troisième pont, incroyable hasard : c’était le petit-fils du peintre Henri Martin. Moi, là, qui arrivait avec mon chinois, j’étais historienne d’art, et ensemble, par correspondance avant même de nous rencontrer, nous avons plongé dans ma thèse, dans l’Idiot chinois, dans l’œuvre d’Henri Martin dont personne ne s’occupait sérieusement, et dans la vie.

Ce n’est pas ainsi que je voyais les choses - je pensais que c’était l’écriture chinoise qui avait été le lieu de votre rencontre et que Henri Martin était venu bien plus tard - mais non, les deux ensemble, dès vos premiers échanges, c’est bien ça ?

A la fois oui et non ; concrètement oui, tu as raison, car j’ai rencontré Ryjik via le chinois, mais Cyril Martin n’a obstinément pas voulu, pendant 15 ans [11994-12009], que je m’occupe d’Henri Martin : il savait bien tout le boulot et la responsabilité que cela supposait. En outre Cyril “n’aimait pas la peinture”, car ayant grandi dedans c’était pour lui sans surprise ; s’il a viré philo, c’est pour découvrir sans cesse. Je dirais que surtout, tout notre temps fut désormais consacré à sa passion, L’Idiot Chinois, qu’il avait laissé tomber : sa solitude dans ce domaine lui pesait, et j’ai été le tremplin qui l’a fait rebondir. Nous étions complémentaires en sinologie : son corpus favori était antique confucéen, le mien peinture-poésie plus tardif. Il ne comprenait guère le chinois moderne et me demandait de l’aide pour traduire les notes des commentaires modernes des Classiques. Il ne mit pas 5 ans à se débrouiller mieux que moi dans notes et dictionnaires ! La fusée Ryjik avait redémarré.
Parallèlement à ces quelque 10 heures par jour de travail enthousiaste sur L’Idiot Chinois avec Kyril, Cyril recevait, lors de nos hivers à Paris, des visites de représentants du marché de l’art qui venaient lui présenter des œuvres à authentifier - ou non. J’étais présente, et peu à peu il m’a emmenée dans sa barque, m’a appris à regarder les Henri Martin. Je tentais à l’époque un travail de classement de cette œuvre qui part dans tous les sens, mais juste pour moi.
Un jour de 12009 [1], je reçois une demande à propos du Catalogue Raisonné de l’œuvre d’Henri Martin “que je prépare”, Cyril ayant enfin accepté que j’utilise mes compétences de thésarde.
C’est là le premier pas qui m’a menée à “expert”. Il était intéressant pour l’œuvre - la seule chose qui compte dans tout ce qui va suivre - de fournir des “Attestations d’inclusion dans le Catalogue Raisonné”. Comment faire, car c’était bien sur Cyril Martin qui délivrait les “Certificats d’authenticité”. Cyril Martin, petit-fils de l’artiste mais surtout détenteur du droit moral (ça, c’est la puissance, j’aurai l’occasion d’en reparler), ayant droit (ça, c’est les sous et uniquement par descendance) et connaisseur ayant grandi avec l’œuvre grâce à son père peintre lui aussi, que l’expert de toute grande maison de vente consultait pour le moindre tableau. Donc, j’ai vu, vu, vu. Les historiens d’art sont un œil, seule porte d’entrée au cerveau. Quel bain d’apprentissage ! Un détail qui ne colle pas et hop ! C’est “Houlala”, souvent suivi de “Non”.
Une convocation de Cyril au tribunal de Nanterre après un “Non” m’a bien fait comprendre qu’il fallait... qu’il fallait quoi ? Qu’il fallait être prudent dans la formulation d’un avis négatif. Ça, c’est du plomb dans l’expertise. Les possesseurs de tableaux sont “sûrs que”, et quand l’expert, à regret, dit “non” avec toutes les formules possibles de politesse, ils ressentent la même déception, la même colère, que face à une déception amoureuse, marchand qui perd de l’argent ou famille qui est déçue. C’est une énorme responsabilité. Première conclusion : outre la compétence, il faut une honnêteté sans faille car on tient parfois la vie des gens entre nos mains.

C’est intéressant : avant même que nous soyons entrés dans le vif du sujet - Henri Martin - le spectre du faussaire rôde déjà... L’enjeu du faux est-il donc si important dans le cas d’un peintre reconnu comme HM - dont la renommée et la valeur marchande ne se comparent pas, tout de même (j’imagine...) à celles d’un Cézanne ou d’un Van Gogh...?

L’enjeu du faux est important tant pour l’acheteur que pour le vendeur, évidemment, sur le plan financier mais aussi du point de vue émotionnel d’un collectionneur.
Le véritable enjeu est plus vaste : pour qu’un artiste ait sa place sur le marché de l’art - le souci d’un artiste est, ne l’oublions pas de gagner sa vie et donc de vendre ses œuvres - il faut que quelqu’un s’occupe de l’œuvre pour la faire mieux connaître et que tous les acteurs en piste aient confiance : il faut qu’il y ait une personne de référence (ou un comité) à qui aboutit toute demande d’authentification et dont l’avis n’est pas contesté. C’est le rôle qu’a joué Jacques le fils d’Henri Martin, puis son petit-fils Cyril, et j’ai grâce à lui pris la suite.

Dans le cas d’Henri Martin, oui les faux surgissent... surtout depuis l’ouverture à l’Est, puis avec l’entrée de la Chine Pop sur le marché mondial, les faux y étant de longue date un sport national. Henri Martin se vend assez cher pour que cela vaille la peine de le copier, mais toute son œuvre est loin d’être connue ce qui facilite l’introduction de “nouvelles toiles”. Il n’est pas le seul dans ce cas. D’où l’importance d’éditer enfin un Catalogue Raisonné qui fournira à tout le monde une base de travail cohérente. D’où l’importance d’un “pivot” pour l’expertise, “pivot” aux sens où l’écrivent Zhuangzi, le lieu d’où l’on embrasse tout - ce qui permet de comprendre, et Kongzi qui évoque “l’étoile polaire” autour de laquelle tout tourne. C’est assez comme cela que ça se passe : tout tourne autour d’un expert ou d’un groupe d’experts, qui à leur tour doivent avoir une connaissance encyclopédique... ou un bon carnet d’adresses pour consulter d’autres experts. Pivot perfectible à l’infini, évidemment. Nul n’est infaillible et un expert a le droit de se tromper, même si c’est mauvais pour son moral.

Dans les demandes que je reçois, tout ce qui n’est pas d’Henri Martin n’est pas forcément un faux, càd une tentative volontaire de faire passer une copie pour une œuvre authentique. Dans ce cas, un expert officiel est tenu de faire un signalement. La gendarmerie a un service très efficace de traque des faux. C’est parfois facile à savoir : j’ai entendu parler d’un Henri Martin dont la peinture n’était pas sèche.
Le plus souvent les gens cherchent à qui attribuer un tableau non signé et je fais partie de ceux à qui l’on demande. Parfois aussi la signature n’est pas bonne : une bonne âme s’est un jour dit “Oh ! Un Henri Martin !” et a écrit ce nom en bas de sa propre écriture : une chance sur deux que ce soit une erreur, mais parfois la bonne âme avait raison. Nous avons même vu un jour un Henri Martin signé du nom d’un autre peintre, moins coté : tu imagines la joie du vendeur ! Donc la signature n’est pas un critère, car à l’inverse rien de plus facile à imiter.
Parfois aussi ils sont sûrs d’eux mais moi aussi, souvent tout de suite mon œil dit non. La tribu des déçus. Ce sont souvent les familles : “J’ai toujours vu ce tableau sur la cheminée de ma grand’mère”... se méfier des grand’mères. Ne croire personne sans preuves.
Il existe aussi des entreprises de copie qui se présentent comme telles, mais évidemment c’est dangereux si un gredin s’en empare et le vend pour un vrai.
Quoi qu’il en soit, quand je doute, je demande un avis technique à un expert compétent qui, à juste titre, a insisté pour me seconder. Au moindre doute il est indispensable de voir l’œuvre elle-même, mais aussi le demandeur ne serait pas rassuré sans cela quand je rends un avis négatif. Il faudrait, idéalement, voir toutes les œuvres. Les faire venir en Dordogne depuis Chicago, Dallas, Tôkyô...? Les exigences d’un expert ont les limites du bon sens.
Dans le même ordre d’idées, je ne fréquente personne dans le monde de l’art à titre privé, pour conserver ma liberté. Heureusement que j’ai le même trait de caractère que Cyril Martin, un peu de sauvagerie mâtinée de civilité.

La confiance s’obtient par la compétence et par le sérieux. Par sérieux j’entends avoir le courage de dire “non”, difficile mais indispensable, avoir aussi l’honnêteté de dire que l’on ne sait pas et mettre le dossier en attente : il arrive souvent dans ce cas qu’un élément nouveau surgisse qui permet d’asseoir le jugement.

Tout expert privé n’est pas forcément compétent. Beaucoup s’imaginent que les descendants sont les mieux placés pour connaître l’œuvre, parfois même qu’ils sont les seuls habilités à juger. Dans bien des cas c’est exact, mais pas toujours. N’importe qui peut s’intituler expert de Ixe, Ygrèque ou Zède, mais c’est le monde de l’art qui entérine ou non, et c’est vite vu si c’est du pipeau, mais bien des particuliers l’ignorent. Autre chose est le droit moral, qui se “cède” selon la volonté d’un testateur, et qui donne un pouvoir total sur l’objet, jusqu’à pouvoir exiger la destruction en cas de faux. Tu comprends pourquoi il est capital d’investir d’un tel pouvoir quelqu’un qui n’a pas besoin de pouvoir ! Quand compétence et pouvoir sont entre les mains de la même personne, c’est plus commode. A la mort de Cyril, de grands experts m’ont beaucoup soutenue et je leur dois mon importance actuelle. Oh, pas pour mes beaux yeux, mais pour conserver la stabilité du marché.

Pourrais-tu développer un peu ce motif - « avoir l’œil » - qu’est-ce que c’est, dans ta position d’expert, que l’œil qui s’entend à faire le partage entre le vrai et le faux ? Comment la vérité peut-elle surgir du fond de l’œil ? Qu’y a-t-il de plus subjectif qu’un coup d’œil, qu’un regard ?

“Au premier coup d’œil” - parfois - oui. “Un coup d’œil”, non. Ce qui fait l’œil c’est tout l’apprentissage, toute la mémoire de ce qu’on lui a fait voir et analyser. C’est l’expérience, tout simplement, mais d’un œil qui sait regarder, qui est doué pour cela. Ainsi on parle aussi du “compas dans l’œil” - très énervant pour ceux qui ne l’ont pas - ou de “l’oreille absolue”, on l’a ou pas : dire le nom de la note que l’on entend.
De même, comment un mélomane averti - comme Cyril Martin - fait-il la différence dès les premières mesures entre Haydn et Mozart, entre les derniers Mozart et les premiers Beethoven ? C’est que d’une part son oreille a beaucoup d’œuvres en mémoire, cent fois entendues et avec un plaisir toujours renouvelé, qui lui servent de référence culturelle. D’autre part cette écoute “intelligente” (au sens latin) a fait de lui une oreille qui sait... Quand je dis “œil” ou “oreille”, c’est juste la porte d’entrée privilégiée vers nos tiroirs à mémoire et à neurones. Dans ce domaine, à chacun son talent. C’est très important, ta question, car et d’une il faut avoir le regard doué, et de deux aimer apprendre à regarder, et de trois s’imbiber d’œuvres année après année, comme un besoin vital, et dans ce domaine s’occuper d’Henri Martin c’est avoir en mémoire bien des œuvres depuis Giotto, voire depuis les enluminures des manuscrits médiévaux. Être Henri Martin aussi : LE voyage en Italie est une révélation pour tout jeune peintre et il n’y a pas manqué. Un don sans travail et sans mémoire reste lettre morte, l’inverse doit être bien triste, je crois que c’est vrai dans bien des métiers. Don, passion, patience, connaissance.

Est-on habituellement expert pour un seul peintre, pour une période ou une école – des experts polyvalents, ça existe, en peinture ?

« Habituellement » est une notion incongrue dans le monde où nous sommes ici plongés. Il y a de tout, ça fait un peu arborescence : les experts officiels qui ont passé l’examen nécessaire sont censés tout savoir (je n’en sais pas plus, je peux me renseigner ou bien tu pourrais les interroger directement), mais bien sûr, concrètement, ils doivent surtout savoir à qui s’adresser pour l’expertise de chaque objet qui n’est pas de leur domaine [par exemple j’ai une licence de Langues Orientales, je suis donc censée connaître toutes les langues orientales enseignées, hahaha !]. Le plus rigolo (et fouillis) doit être de faire commissaire-priseur, chez qui arrivent tous les fonds d’héritage : médailles, bijoux, tableaux de la tante Agathe ou d’Henri Martin, potiches variées, papiers - très importants, là, car parfois documentation rare. Un petit tour dans les salles de Drouot rend vraiment perplexe. Ces C.P. [« Chefs de Patrouille », c’est un gag scout mais ce n’est pas si mal vu : ils sont responsables - en ayant le droit de se tromper - de ce qu’ils font, de l’avis et de l’estimation qu’ils délivrent] sont précieux car ils ont a minima assez d’expérience pour savoir ce qui a de la valeur ou non. Je me souviens d’une horrible chaise qui chez nous servait de support au papier toilette, sur laquelle l’expert a bondi, ébaubi. J’ai fait rire tout le monde en lui demandant si vraiment quelqu’un avait fait ce genre de truc (à fanfreluches) exprès ?! Ensuite travaillent les Experts, par goût et expérience sur telle période ou tel style ou telle École, puis, encore plus serré, sur tels artistes. On arrive à des petits comme moi, souvent la famille mais pas forcément (très difficile de faire comprendre à des héritiers qu’ils n’ont pas la compétence nécessaire !) : nous sommes la référence précise pour quelques artistes ou pour une œuvre bien précise. La conclusion est qu’il s’agit, disons, d’une corporation, où l’entraide est de mise pour servir l’œuvre. Qui triche est de suite repéré... même par moi. Oui, une corporation, où l’estime et, une fois de plus, la confiance, est le ciment. Inutile de dire que ça ne va pas tout seul, c’est une image banale de n’importe quelle société. J’ai appris à me méfier des gens en place qui me disaient de me méfier de A ou X. J’ai donc appris à faire confiance à mes sympathies et à mes propres réflexions. L’habituel panier de crabes, pourquoi en serait-il autrement ? Pour plein de gens, il est utile de me manipuler car j’ai un pouvoir. Pas de chance pour eux, je sais quand on me ment. Ce n’est pas agréable. Bon, c’est la vie. J’arrête là, je vais m’énerver, c’est pas bon pour le moral - ni pour la morale, où là c’est toi qui prendrais le relais ?

Exemple de ce pourquoi on ne peut pas être polyvalent et précis à la fois, l’œuvre d’Henri Martin. Ce gars a peint pendant plus de 60 ans, il a peint tout le temps, il peignait rapidement, il a peint jusqu’à sa fin, inattendue, super gaillard qui à plus de 80 ans crapahutait encore sur de hauts escabeaux pour atteindre le haut des grands tableaux, pour grimper le sentier de la colline qui menait de sa maison à son atelier. Cela représente des milliers d’œuvres.
Expert pour un seul peintre, c’est indispensable pour alimenter la connaissance, vas savoir la connaissance future de qui et quand et pourquoi, exactement comme une thèse à l’université, où peut-être tout le monde se fiche du symbole de résistance à l’oppression incarné dans la fleur de prunier, mais qui peut-être fera un jour la révolution [2].

Comment es-tu entrée dans la peau de l’expert ? Il y a eu un déclic, un beau jour, en une occasion précise, ou bien est-ce que ça s’est fait progressivement ? T’y sens-tu parfois à contre-emploi ? Ou alors au contraire, parfaitement à ta place dans la mesure où le relais t’aurait été passé par la main le mieux à même de le faire...

Quand Cyril l’immortel allait mourir, vers 12012, foutues métastases de Tchernobyl. La responsabilité allait être sur mes seules épaules. Je m’y sens chez moi : c’est ma formation et Cyril pendant 20 ans m’a formée puis passé le relais, au quotidien et dans les règles. Je ne m’y sens guère à contre-emploi quand je vois tant d’âneries.

Pourrais-tu en dire un peu plus sur les circonstances qu’on imagine variées dans lesquelles tu es appelée à intervenir en tant qu’expert ? Qui te sollicite et jusqu’à quel point tes avis font-ils autorité ?

Me sollicitent automatiquement les grands maisons de vente, prudemment des galeristes ou des commissaires-priseurs, plus rarement des particuliers qui me connaissent peu, ou alors, des collectionneurs. Parfois pour avis, parfois pour confirmation, parfois parce qu’ils cherchent à qui attribuer un tableau. Quand je n’authentifie pas et que je vois tout de même le tableau passer en vente, je suis renseignée sur l’honnêteté de l’interlocuteur. Je n’ai pas de temps à perdre pour faire le gendarme dans ces cas-là : les vrais sont très compétents. Heureusement c’est rare et le fait de petites maisons. Les grandes me croient d’autant plus que souvent je confirme leur opinion : ils ont un staff compétent, souvent des jeunes avec qui le travail est agréable et efficace. Pendant plusieurs années les contacts se font avec la même personne, des relations de confiance mutuelles se créent rapidement, c’est un des agréments du travail. Ces contacts sont internationaux, surtout USA et GB, donc ma crédibilité est de facto internationale. Du coup j’ai de très bonnes relations avec de plus modestes vendeurs aux Etats-Unis, Jane ou Mary. L’attention que l’on me porte n’est pas seulement pour authentifier - n’oublions pas que ma formation n’est pas technique sur l’objet - un handicap, je suis juste historienne d’art. Un jour, justement, Mary m’envoie les images d’un petit panneau recto-verso de Martin-Ferrières. Pas de problème, mais plus je regardais les deux photos superposées, plus je me demandais, je me disais, je pensais que... hé bien recto et verso se faisaient suite : JMF avait retourné le panneau pour continuer son paysage. Un grand moment. Je suis étonnée de constater que peu de professionnels du monde de l’art ont cette passion d’historien d’art : il en voient trop ? Peut-être est-ce la raison pour laquelle ce genre de connaissance épate plus qu’une compétence technique.

Là où je suis très embêtée, c’est face à un demandeur sûr de me solliciter pour confirmer un Henri-Jean-Guillaume Martin. Justement cela m’arrive en ce moment, d’un galeriste que je ne connais pas : sont joints à une photo divers documents - coupures de presse à propos la vente précédente dans les 80s, certificat d’un expert de l’époque, connu et fiable - mais immédiatement mon œil a pensé NON ! J’examinai la touche de plus près en divers endroits de la toile, examen qui confirma mon étonnement. Je fus tellement sidérée que l’on puisse prendre ce tableau pour un HM que j’envoyai la photo à mon expert de référence : ça lui a donné « une quinte de toux ». Pour que mon avis fasse autorité, je vais devoir être diplomate.

Que je sois amenée à réfuter le certificat d’un ancien expert qui avait à ce point pignon sur rue que c’est son nom que cite Jean Poiret dans la pièce « Le Canard à l’orange » en 1979 peut répondre à ta question, et je t’assure que ce n’est pas confortable.

Est-ce que tu vis entourée de tableaux de Henri Martin ? De son fils et père de Ryjik, Martin-Ferrières ? Est-ce que leurs tableaux entrent dans tes rêves ?

Non.

Ah... mauvaise pioche... De quoi préférerais-tu parler ? Quand on te demande une expertise, on te paie pour ça ou bien est-ce que tu la prends en charge comme une affaire de famille ?

L’expertise elle-même est gratuite, car mon but est la construction du Catalogue Raisonné. L’intérêt est donc que viennent à ma connaissance toutes les œuvres que je ne connais pas encore. Je ne veux pas que le prix soit un obstacle pour me consulter. En cas d’authentification, le demandeur est libre de vouloir une attestation, payante cette fois, ce qui se passe la plupart du temps. Parfois cela m’est payé, parfois à l’association « Robin des Bois », dans la tradition kyrilienne. Jamais comme une « affaire de famille », je ne veux pas d’ennuis avec ce qui en reste.

Le personnage du faussaire, en peinture tout particulièrement, fascine. Orson Welles, dans F for Fake, n’est pas loin d’en faire le modèle de l’artiste, de tout artiste, et le frère jumeau du prestidigitateur, du magicien. Nombreux sont les films et les romans qui expriment cette fascination... qu’il t’est difficile de partager, j’imagine, dans ta position d’expert. Comment le vois-tu, le faussaire ? L’ennemi ? Peut-on admirer le talent d’un faussaire ? Le voir comme une sorte d’artiste ? Dévoyé ?

Oui, on peut admirer le talent d’un faussaire. Je dirais même plus : on doit l’admirer. Cela dépend de ce qu’il copie, bien sûr. Copier 3 grosses taches qui valent 3 millions, le seul mérite en revient au filou qui arrive à les caser, et je suppose que ce n’est pas l’artiste lui-même qui maîtrise cet aspect du faux. Je suppose même qu’il est exploité. Copier un Henri Martin, c’est autre chose : c’est heureusement presque impossible. “Presque”, hélas.
Alors, sûrement pas un ennemi, simplement il me complique la vie, mais pas plus que le plombier. Par ailleurs, l’existence de faussaires doués donne plus d’importance aux experts, et surtout leur donne du pouvoir, comme je l’ai déjà dit. Ça me fatigue un peu car je n’ai pas besoin de pouvoir, ce n’est pas mon caractère et bien des choses sont plus intéressantes. Je dirais même plus : je ne m’en serais pas aperçue sans le respect, voire l’inquiétude dans l’attente de mon avis que je constate.
Dévoyé non plus. Le marché de l’art étant ce qu’il est, ce qu’il était, je comprends que des artistes doués se lancent dans les faux, il faut de l’argent pour vivre. Je dirais même plus, il en faut assez. Souviens-toi de Modigliani mort dans la misère, de sa compagne Jeanne Hébuterne se jetant peu après par la fenêtre en laissant seule leur bébé. J’enfonce une porte ouverte en trouvant cela odieux quand aujourd’hui un Modi vaut des millions. Le marché de l’art est une réalité à deux têtes et semble l’avoir été aussi loin que l’on remonte dans le temps : snobisme - si facile à manipuler - qui fait monter la cote, mais aussi un fondement indispensable aux artistes : mécènes, acheteurs, aujourd’hui galeristes. Que seraient Raphaël & Co sans les Médicis, Michel-Ange sans Jules II ?
Le faussaire ? Oui, un magicien, mais quand il se fait prendre, un tricheur. Je dirais même plus : un assassin quand parfois le verdict négatif tombe sur un vendeur, une famille, qui avait besoin de l’argent de son Henri Martin... faux.

J’ai épuisé mon stock de questions. Ai-je oublié quelque chose d’important ?

Une anecdote, empruntée à un livre intitulé Les pirates de la peinture : « Un jour, un peintre se présente chez Corot pour lui montrer une de ses œuvres :
– Qu’en pensez-vous, monsieur Corot ?
– C’est bien, répond le père Corot, mais il y a des choses qui sont moins bien, ça par exemple...
Et il modifiait, rajustait, métamorphosait. Le peintre dit alors :
– Ah, maintenant que vous l’avez si bien transformé, il n’y a plus rien de moi... ça ne vous ferait rien de le signer...et puis j’aimerais tant avoir un tableau de vous !
Alors Corot, d’un coup de pinceau, mit sa signature sur l’œuvre retouchée ».

Notes

[1Système de datation promu par Ryjik, résultat d’une réflexion de groupe au Collège International de Philosophie. Chaque civilisation ayant son calendrier – basé sur des critères religieux ou politiques – il en résulte à la fois un bazar sans nom et une injustice – le comput chrétien s’étant répandu au détriment des autres, notamment en Extrême-Orient.
Ajouter 10.000 ans à ce comput répond à plusieurs avantages :
- 1. facilité d’application car il suffit d’ajouter “1” (2021 → 12021), les dates avant notre ère devenant 9,999 etc.
- 2. égalité pour tout le monde, le début du comput nous ramenant à une période sans nos distinctions modernes : c’est le début de la révolution néolithique un peu partout.

[2La thèse de Marie-Anne porte sur le symbolisme du prunier en fleurs dans l’art et l’écrit chinois depuis l’an 1000, symbole de résistance à l’oppression. Si Taïwan, refuge de la Chine classique fuyant les communistes, porte cette fleur sur sa monnaie, ses avions, etc., ce n’est pas un choix poétique mais politique.