Lutter en chansons Chants et musique dans la politique contestataire
La confrontation des deux termes : musique et contestation évoque immédiatement les pratiques chorales ayant cours lors des manifestations de rue.
On pourrait, de fait, retracer la longue histoire des chants « protestataires » qui ont toujours accompagné les mouvements sociaux et de là aboutir à l’idée d’une certaine continuité dans le lien apparemment indéfectible entre la musique et les mobilisations politiques, depuis le XIIIe siècle des « goliards », ces étudiants « en rupture avec la hiérarchie de l’Eglise » qui, fidèles à la tradition carnavalesque médiévale, usaient du registre sarcastique dans leurs chansons destinées à « [ridiculiser] l’ordre social établi » [1], jusqu’aux phénomènes contestataires plus récents : ainsi le mouvement étudiant du printemps 2006 contre le CPE, qui ajuste à ses revendications des chants plus ou moins traditionnels, La Marseillaise, A la Bastille ou Santiano de Hugues Aufray. Exemple d’une création poitevine :
Allons jeunesse de Poitiers
Le jour de lutte est arrivé
[…]
Aux armes étudiants !
Prenez vos mégaphones !
Marchez, chantez, manifestez,
Votre mécontentement…
Entre ces deux extrémités temporelles, des occurrences pléthoriques, plus ou moins connues. A chaque cause sa chanson. Aux alentours de 1650, les fameuses « mazarinades », qui mêlaient paillardises et violence pamphlétaire :
Il fout notre régente
Et lui prend ses écus
Et le bougre se vante
Qu’il l’a foutue en cul
Faut sonner le tocsin
Din guin din
Pour pendre Mazarin
Au XIXe siècle révolutionnaire fleurissaient les « goguettes », des « sociétés chantantes » qui se constituaient à l’origine pour boire, faire bonne chère et s’amuser, mais se multiplient dans les périodes où la censure se fait plus rigoureuse, sous la Restauration, et permettent de contourner l’interdiction frappant les réunions politiques (300 goguettes à Paris en 1818, près de 500 en 1836).
Chaque période de lutte sociale est en quelque sorte liée à son illustration musicale propre. Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis est, dans un premier temps, celui de la non-violence enracinée dans les préceptes évangéliques et incarnée par un Martin Luther King, première période inséparable des chants gospels qui sortaient des églises pour résonner lors des marches pacifiques. Mais l’évolution de ce mouvement vers des tendances plus belliqueuses, avec des collectifs comme le Black Panthers Party, s’accompagne de changements dans sa vêture musicale et place au premier plan des styles plus rythmés comme la soul ou le rhythm’n’blues. Ces derniers viennent prendre la relève des chants d’amour mystique du negro spiritual, tournés plutôt vers les promesses de l’au-delà, alors que la soul participe davantage d’une affirmation identitaire préoccupée d’un changement effectif des conditions de vie afro-américaines, ici et maintenant, dussent-elles emprunter les voies de la confrontation musclée avec la police. De fait, l’auto-valorisation de la communauté noire a pour conséquence logique d’appuyer les traits d’un antagonisme que les tenants de la non-violence reléguaient à l’arrière-plan, situant leurs revendications sur le terrain juridique. L’affirmation identitaire se traduit directement dans les formes et les contenus du style musical qui lui est lié : usage de la langue populaire des ghettos dans les textes, références à une africanité proclamée au moyen d’instruments percussifs comme les bongos ou les wood-blocks dans les arrangements des morceaux. Le sens des textes lui-même peut, à côté des thématiques sentimentales simplistes et mièvres (« I love you baby ») – commerce oblige – relever de l’injonction clairement et directement politique. Exemple parmi bien d’autres, en 1968, James Brown interprète une chanson intitulée « Say it loud, I’m black and I’m proud » :
Nous demandons maintenant la possibilité de faire des choses pour nous-mêmes
Nous préférons mourir sur nos pieds, plutôt que de vivre agenouillés
Dis-le fort, je suis noir et fier de l’être, etc.
On peut évidemment évoquer, dans la longue histoire des liens unissant lutte politique et musique, aux Etats-Unis également, la décennie 70, la période inaugurée par Woodstock, du flower power et de la protest song, représentée par les figures de Joan Baez, Bob Dylan, Albert Cohen, entre autres.
Ainsi la prestation de Joan Baez au festival de 1969, « l’un des moments emblématiques du mouvement de protestation des années 60 aux Etats-Unis », écrit Traïni. En interprétant la chanson « Joe Hill », Joan Baez se situe délibérément dans la filiation de son interprète originel, Peter Seeger, « connu pour son engagement au sein du parti communiste américain » [2]. La chanson s’adresse fictivement à ce Joe Hill, syndicaliste « injustement condamné à mort en 1915 » :
Les patrons t’ont fait tuer pourtant
Un fusil n’suffit pas
Joe Hill n’est jamais mort dit-il
Il est près des chômeurs
Dans le combat des ouvriers
Partout où l’on combat dit-il
On se souvient de moi
Parallèlement à la cause ouvrière, l’ère hippie a été également marquée par l’opposition à la guerre du Viêtnam. Sans avoir besoin d’en passer par le contenu signifiant d’un texte, Jimmy Hendrix, à Woodstock également, formule à travers un solo de guitare saturée une critique symbolique de la violence américaine exercée en Asie du Sud-est : c’est l’épisode fameux de la reprise de l’hymne américain ponctué de dissonances furieuses et de larsens déchirés, qui se termine sur des déflagrations distordues évoquant le chaos des bombardements.
Au sein de cette complicité continue du musical et des pratiques revendicatives, il est toutefois possible de repérer un certain nombre de ruptures, parallèles aux transformations qui ont affecté l’histoire de la contestation. Ces ruptures sont en effet indexées sur une césure repérée par la sociologie des mobilisations qui établit une distinction assez nette entre deux types successifs de revendications. D’une part, un courant enraciné dans les problématiques de la subsistance, de la répartition des biens, des conditions de travail, historiquement inséparable du mouvement ouvrier ; d’autre part, ce que sociologues et historiens nomment les « nouveaux mouvements sociaux », emblèmes d’un activisme à la fois postmatérialiste et davantage particulariste, axés sur l’expression de valeurs ayant trait aux thématiques de la dignité, du respect, de la reconnaissance identitaire, et sur des droits qu’on peut qualifier de « culturels », relatifs principalement aux mœurs, à l’idéologie ou la domination symbolique. Autrement dit : au passage des luttes sociales aux luttes sociétales vont correspondre, dans l’ordre musical, deux périodes distinctes. La première, que je nommerai le « passé hymnique » des luttes matérialistes, fera contraste avec la seconde qui désigne un « présent parodique » destiné à s’inscrire dans les processus et dispositifs de pacification festive propre au démocratisme contemporain.
J’insisterai sur le fait que les caractéristiques aussi bien que les fonctions des chants appartenant à ce passé hymnique articulé sur le mouvement ouvrier sont devenues non congruentes à la politique contestataire actuelle.
Trois exemples emblématiques de cette première période, dans l’ordre chronologique de leur composition : La Marseillaise (1792), L’Internationale (1871) et La Bandiera rossa (1908).
Allons, enfant ! Marchons, marchons !
Avanti O popolo ! A la révolte ! Le drapeau rouge triomphera, etc.
Debout ! les damnés de la terre
Debout ! les forçats de la faim
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base
Nous ne sommes rien, soyons tout
Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs
On peut également citer le chant entonné en 1946 à l’occasion d’une grève des travailleurs noirs de l’industrie du tabac, We shall overcome :
Nous marchons main dans la main
Nous n’avons pas peur
Nous serons libres un jour
Nous ne sommes pas seuls
Nous triompherons
Nous triompherons un jour
Les caractéristiques propres au passé hymnique obéissent, on le voit, à des procédés stylistiques rémanents : recours massif à la première personne du pluriel et aux deux modes verbaux qui correspondent aux forces injonctives (impératif) ou commissives (futur de l’indicatif) de ces chants. L’usage du « nous », sous l’espèce de l’exhortation quasi prophétique, recouvre les quatre fonctions principales de cette forme hymnique :
la constitution d’identités fortes, substantielles (la classe des travailleurs), rendue possible par
la désignation d’un ennemi entretenue au moyen
d’affects marqués par une certaine bellicosité, voire l’expression d’une haine irréductible enracinée dans
une profondeur historique explicitant et justifiant la radicalité du mouvement.
Le « nous » se renforce donc doublement par le biais de son inscription dans une conflictualité affirmée et dans une filiation historique assumée : à la réaffirmation d’une identité collective forte parce qu’ancienne répond la désignation d’un « eux », fraction antagoniste, l’ « autre » de la classe en lutte dans lequel est situé l’ennemi fauteur d’injustices, de violences et source du danger à conjurer et à combattre. Ainsi La Marseillaise dénonce les « féroces soldats » ; A las barricadas, chant de syndicalistes anarchistes lors de la guerre d’Espagne, maudit les « tempêtes noires qui balaient le ciel, les nuages sombres qui nous aveuglent » qui représentent « l’ennemi » contre lequel « nous avons le devoir d’aller » ; ou encore le « vol noir des corbeaux sur nos plaines » du Chant des partisans qui se termine lui aussi par un appel vaticinant à l’action : « Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et les larmes ».
Ce qu’autorise le chant, c’est avant tout la mobilisation d’affects (fierté, haine) qui induit et renforce une communauté émotionnelle tout en enjoignant à la lutte :nous contre eux, comme le proclame L’Internationale : « Paix entre nous, guerre aux tyrans ! »
Le renforcement du « nous » et sa dimension injonctive puisent dans la filiation historique en insistant sur le passé et la continuité des luttes présentes afin de marquer la nécessaire inscription du mouvement dans la suite des actes héroïques déjà accomplis et des sacrifices déjà consentis. C’est un trait que l’on retrouve jusque dans la protest song américaine des années 70 : la chanson Joe Hill de Joan Baez, on l’a vu, illustre cette pratique courante consistant à reprendre des compositions anciennes pour les faire entrer en résonance avec le présent.
Il convient de préciser que ces caractéristiques et fonctions n’appartiennent pas à une quelconque « nature sémantique » de ces chants puisqu’ils ont pu aussi bien servir, de façon tout à fait efficace, des pouvoirs réactionnaires aux antipodes des idéologies qui leur avaient donné naissance. La musique ne signifiant rien en elle-même, acquiert des contenus sémantiques divers selon les contextes où on l’utilise. Elle remplit très bien son rôle de « dispositif de sensibilisation », selon l’expression de certains sociologues des mobilisations opposés au rationalisme motivationnel d’un Olson, mais ne contient jamais en elle-même le sens qu’on veut lui faire véhiculer.
Toutefois, une telle caractérisation du « passé hymnique » : un « nous » constitué autour d’affects hostiles à l’encontre d’ennemis clairement identifiés, et se prévalant d’une substantielle épaisseur historique, permet de mesurer la distance qui le sépare des pratiques musicales telles qu’on les observe dans les mouvements contemporains. Tout se passe comme si ces dernières prenaient le contre-pied systématique des traits définitoires de l’épopée ouvrière. Le nous tel qu’il se constitue lors des mobilisations apparaît aujourd’hui beaucoup plus ponctuel. On n’a plus affaire, en tout cas, à des mouvements de « classe ». La subjectivité manifestante a tendance à se calquer sur la fluence identitaire de l’individu hypermoderne, qui endosse des identités distinctes et cloisonnées selon les moments ou les lieux, en assumant explicitement le caractère flexible, contextuel, de ses appartenances. Cette redéfinition hypermoderne de l’identité a évidemment des conséquences directes sur les manières de vivre ce qu’on pourrait appeler les « temps d’investissement politique » – quand une place leur est encore ménagée. Albert Hirschman a montré combien les périodes d’intervention au sein de la sphère publique peuvent entrer aujourd’hui en concurrence avec d’autres temps de la vie considérés comme tout aussi nécessaires, sinon davantage, et perçus comme incompatibles avec l’engagement politique, notamment les dispositifs permettant d’assurer un confort et un bonheur d’ordre privé.
A cette dispersion des identités collectives s’ajoute le fait que l’hostilité des chants révolutionnaires s’accommode mal des revendications des mouvements actuels – qui consistent généralement à exiger que les parties en présence s’assoient à la « table des négociations ».
Enfin la pratique du chant en tant que telle a tendance à disparaître : le plus souvent, les manifestants défilent aujourd’hui au rythme d’une sono mobile qui est venue prendre la relève des chœurs de travailleurs en lutte. Lorsque le chant perdure, c’est sous la forme d’une parodie d’un tube à la mode, à travers l’adaptation plus ou moins humoristique du texte à l’objet de la contestation.
Dernier exemple en date auquel j’ai pu assister lors des manifestations contre la réforme des retraites en octobre-novembre 2010, la reprise par des membres du syndicat FO du succès d’Helmut Fritz, « Ça m’énerve » (Je prie le lecteur de m’excuser pour ce qui va suivre. La quête de la vérité oblige parfois à plonger la main dans les cambouis les plus douteux !) :
Ça m’énerve, toutes celles qui portent la frange à la Kate Moss
Ça m’énerve, le rouge à lèvre c’est fini, maintenant c’est le gloss
Ça m’énerve, toutes celles qui rentrent dans le jean slim en taille 34
Ça m’énerve, la seule vue sur le string te donne envie de les abattre
Est devenu :
Ça m’énerve, tous ceux qui tuent la retraite de ceux qui bossent
Ça m’énerve, avec Force Ouvrière ils tombent sur un os
Ça m’énerve, tous ceux qui rentrent dans l’jeu et se taillent sans combattre
Ça m’énerve, la seule vue des réformes te donne envie de les abattre
On le constate, dans ce mouvement contre les retraites qui représente le type même de « lutte » socialement transversale on ne se préoccupe nullement de constituer des identités collectives repérables, et le type d’expression qu’il emprunte est à la fois délesté de toute bellicosité et débranché de tout souci d’inscription dans une quelconque épaisseur historique. Tout au contraire, le « tube » est un objet de consommation éminemment ancré dans l’actualité « culturelle », dans lequel peuvent se retrouver toutes les franges de la société, y compris celles qui sont à l’initiative des mesures contestées (chaque université d’été des grands partis nous gratifie d’images de hauts responsables politiques se trémoussant sur le dance floor au son de l’un de ces succès éphémères), et l’inconsistance absolue de la version originale, le ton prétendument humoristique qu’il emploie ne peuvent faire autrement que de se retrouver transférés, à titre de vague résidu mnésique, dans la version syndicaliste qui, si elle dit ce qu’elle a à dire, répond aux impératifs de l’ « ambiance sympa » auxquels obéissent désormais les moindres parcelles de nos rapports sociaux.
Lorsqu’il y a encore une tentative de constitution d’un « nous », ce dernier n’est plus exclusif comme c’était le cas pour le « passé hymnique », il ne fonctionne plus à la délimitation de frontières entre « nous » et « eux » ; on pourrait au contraire qualifier ce « nous » de pan-inclusif, et y voir l’un des supports du phantasme unaire et totalisant qui caractérise le démocratisme contemporain. Nombre de musiciens, membres de ces groupes « citoyens » et « militants » dont l’espace culturel est peuplé, n’hésitent plus à présenter leurs créations comme des « remèdes à la crise de la représentation démocratique ». Il s’agit de contribuer à parfaire l’homogénéité de cette sphère politique entièrement épuisée dans la pratique du vote et la chasse aux « vides juridiques » par la sollicitation de nouvelles lois.
On pourrait objecter que le pacifisme était une valeur déjà largement célébrée aux temps hymniques, surtout pendant et après la première guerre mondiale. Mais le pacifisme d’aujourd’hui est structurellement distinct de celui d’hier. Il s’agissait alors d’un pacifisme antimilitariste et antiétatique qui s’opposait à la guerre et à son absurdité parce qu’elle servait avant tout les intérêts d’une classe dominante contre laquelle on n’excluait nullement le recours à la force. On se souvient du dernier couplet du Déserteur de Boris Vian : « Si vous me poursuivez, prévenez vos gendarmes que je possède une arme et que je sais tirer. » Le pacifisme des nouveaux mouvements sociaux s’enracine dans une condamnation morale de toute violence et se prolonge dans un légalisme de principe : l’Etat n’est plus l’ennemi, mais l’instance – bienveillante, en définitive – auprès de laquelle on quémande un service juridique.
Il convient enfin d’évoquer un autre morceau, devenu un passage obligé de tous les cortèges manifestants depuis son enregistrement par le groupe Zebda qui est l’exemple type du groupe « engagé ». Il s’agit d’une reprise, sur un rythme vaguement ska, du Chant des partisans auquel a été ajouté un refrain : « Motivés, motivés ! Il faut se motiver ! Motivés, motivés ! Soyons motivés ! » (1997). Ne pouvant gloser sur l’engouement généralisé vis-à-vis de cette fusion tératologique de l’hymne de la résistance à l’occupation allemande entrecoupé de répétitions lancinantes et enjouées d’une notion issue du lexique managérial, on se contentera de citer le constat de Gilles Deleuze, énoncé dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » sept ans avant la publication de cette chanson : « Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d’être “motivés”, ils redemandent des stages et de la formation permanente ; c’est à eux de découvrir à quoi on les fait servir… »
Première publication : mai 2013, Les Cahiers de Philomène.
Pop rock ou La révolte en quantité industrielle. Lutter en chansons (suite)