Mathieu Belezi où l’esthétique du carnage

, par Khaled Sid Mohand


Attaquer la terre et le soleil paru aux éditions Tripode a valu à son auteur, Mathieu Belezi le prix littéraire 2022 du journal Le Monde. C’est le troisième roman de l’écrivain consacré à un sujet peu exploré par la littérature française : l’Algérie coloniale.

L’auteur qui s’est distingué par une érudition impressionnante dans ses œuvres précédentes signe avec ce roman un livre percutant et original : jamais un écrivain français n’était allé aussi loin dans la description des exactions perpétrées par l’armée française lors de la conquête coloniale. Décrit par un critique comme « un torrent qui dévaste tout sur son passage », le roman ne manque effectivement pas de fluidité, notamment en raison d’un style singulier : l’absence de points.

Mais au-delà de la fluidité, il y est beaucoup question de fluides :

Du sang, des larmes et du sperme

Alors qu’Aristote – qui ne mentionnait pas les larmes mais le lait – en fait les fluides de la vie, ils sont chez Mathieu Belezi associés à la mort, au carnage, au viol et au deuil.

Le sang est principalement celui des indigènes, occis par les trouffions du Capitaine Landron qui comptent parmi eux l’un des deux narrateurs du roman. Ce soldat sans nom conte placidement les « exploits » de cette armée française, défaite partout en Europe, mais qui va déployer sa toute puissance de feu contre des populations civiles, le plus souvent, sans défense.

Les larmes sont celles de Séraphine, l’autre narratrice, femme colon, accablée par la « réalité épouvantable » qui s’offrait à ses yeux en lieu et place du « paradis promis par le gouvernement ».

Le sperme quant à lui n’a pas ici pour fonction de féconder, mais de souiller, d’humilier.

On ne peut que recommander au président Macron la lecture de ces pages qui relatent « la rencontre amoureuse » entre français et algériennes. Émouvant de romantisme.

Traduit en anglais, on jurerait que, le roman de Mathieu relate un épisode épique de la conquête de l’Ouest. Son roman est un western sanglant, à ceci près qu’il ne se déroule pas en Amérique du Nord, mais en Afrique du Nord.

L’analogie est d’autant plus facile que la conquête de l’ouest et celle de l’Algérie sont synchrones : elles ont toutes les deux été entreprises au 19ème siècle.

Tout y est : les chevaux, les charriots, les timbales en fer blanc, les palissades, les sauvages assoiffés de sang, les bêtes féroces – toutes seront exterminées par les français : lions, panthères, guépards… – Ce qui faisait sans doute partie du cahier des charges de la mission civilisatrice : repousser le sauvage jusqu’à son effacement. Et bien sûr, pas de western digne de ce nom sans la charge de la cavalerie rythmée au son du clairon, douce musique qui signe la délivrance des pauvres colons terrifiés.

Et enfin, l’espoir d’une vie meilleure pour les pionniers à qui le gouvernement français « offrait » des terres laissées en jachère par ces sauvages, trop paresseux et indolents pour les cultiver.

Dans l’imaginaire colonial français, les indigènes n’ont pas encore franchi le stade du néolithique, marqué par le développement de l’agriculture, prélude à la civilisation.

Pourtant, l’Algérie produit alors non seulement suffisamment de céréales pour répondre à ses besoins domestiques, mais en exporte également une partie, notamment… Vers la France. Ironie du sort : c’est une livraison de blé impayée, destinée à ravitailler l’armée française embourbée dans ses guerres napoléoniennes qui sera à l’origine du fameux coup d’éventail, prétexte à la guerre de conquête coloniale.

Mais ici comme ailleurs dans le récit, nulle intention de l’auteur de reconduire les mythes coloniaux et encore moins de faire l’apologie de la colonisation.

Il se contente, tel un reporter de guerre embedded, mais sans complaisance, de décrire objectivement, et de restituer avec brio l’état d’esprit de ces pionniers au service d’un idéal qui les dépasse : celui de la République. Une République qui comme l’expliquera Jules Ferry, devant la chambre des députés en 1885, à des droits sur cette terre d’Afrique car elle a contracté des devoirs : celui « des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture (…) ».

C’est dans la bouche de l’impétueux Capitaine Landron, un officier pittoresque à la chevelure flamboyante que s’incarne le discours de la république : « Je le dis et le répète, nous ne voulons que vous élever jusqu’à nous, que vous faire entrer dans notre monde, à tout point de vue meilleur que le vôtre » déclare solennellement l’officier à la crinière blonde.

Devant tant de sollicitude et de générosité, on ne peut que comprendre la frustration, la colère et enfin le courroux de cette armée française, confrontée à l’ingratitude des indigènes : « Et ceux (…) qui s’opposeront aux lumières que nous leur apportons, eh bien ceux-là, soyez-en sûr foutredieu ! Ceux-là seront exterminés sans qu’aucune pitié ne retiennent nos sabres (…) ! Et si il faut vous exterminer l’un après l’autre (…) eh bien nous vous exterminerons ».

Ce n’est pas donc pas par plaisir que l’armée française s’est comportée avec autant de brutalité, mais bien par nécessité. Après les formules d’usages qui ont pour fonction de justifier le carnage à venir, Landron éructe, sermonne, galvanise et électrise ses troupes afin de réveiller en chacun d’eux la bête immonde qui sommeille en lui. Landron, c’est un peu le général Custer ou encore ce Lieutenant-Colonel du 1er régiment de cavalerie aéroporté-campé par Robert Duvall dans Apocalypse Now qui se délecte de l’odeur du Napalm au petit déjeuner.

Car c’est bien d’Apocalypse qu’il s’agit pour tous les habitants des villages indigènes qui ont le malheur de se trouver sur la route du capitaine Landron et de ses hommes, à qui il répète qu’ils ne sont pas « des anges ». Non, ils ne sont pas des anges, mais bien les cavaliers de l’Apocalypse qui conduiront le peuple algérien vers la fin d’un monde : le leur.

Littéralement l’Apocalypse : la guerre, la famine et la peste. Selon la prophétie biblique, un quatrième cavalier monté sur un cheval blanc symboliserait, lui, la conquête où l’évangélisation. Le sabre et/ou le goupillon. Toute ressemblance avec la conquête française de l’Algérie ne saurait être que fortuite. Le capitaine Landron manifeste un goût prononcé pour le carnage, un goût apparemment partagé avec l’auteur qui semble prendre plaisir à nous abreuver de descriptions d’une précision telles qu’elles feraient rendre son repas au lecteur.

Ainsi chaque rencontre entre ces soldats en mission civilisatrice et les indigènes est l’occasion d’une orgie de sang, de chair et de tripes. Même le lièvre abattu par un soldat habile au cours d’une partie de chasse est décrit comme un meurtre auquel nous assistons grâce au talent descriptif de l’auteur.

Jamais un roman n’avait décrit avec autant de détail la violence déployée par l’armée française lors de cette conquête, qui a coûté la vie à pas moins d’un tiers de la population que comptait alors le pays. Si la bestialité des soldats français ne peut que susciter la réprobation du lecteur, elle ne saurait pour autant emporter son empathie pour les victimes. Faudrait-il encore que celles-ci aient un visage, un nom, une famille, une histoire. La brièveté de leur apparition n’offre pas au lecteur la possibilité de s’identifier à ces indigènes.

Syndrome camusien ?

On ne peut s’empêcher de penser au personnage de l’arabe dans L’Étranger, le roman d’Albert Camus, qui apparaît dans le récit juste au moment de sa mise à mort par Meursault. Les arabes qui apparaissent dans le roman de M. Belezi ont eux aussi une durée de vie limitée et ne tardent pas à être transformés en steak tartare.

Une fonction narrative analogue à celle que l’on retrouve dans la figure de l’indien du western qui apparaît au loin sur son cheval, poussant des hurlements stridents avant d’être fauché par le tir d’une Winchester.
À l’inverse, difficile pour le lecteur – fût-il un fellagha avec le couteau entre les dents ! – de rester indifférent aux souffrances, aux peines et aux espoirs de ces pauvres bougres de colons ?

Comment rester insensible à l’insondable détresse – magistralement décrite par l’auteur – d’une mère, Séraphine, qui enterre ses deux garçons pas encore pubères, terrassés par le choléra ? « Sainte et sainte mère de dieu, vous m’avez arraché la moitié du cœur ».

D’autant que Séraphine n’est pas l’incarnation de la femme blanche arrogante et précieuse débarquant sur cette terre d’Afrique coiffée d’un casque colonial, portant des bottes en cuir et armée d’un fouet pour mater et éduquer ces grands enfants que sont les indigènes. Séraphine n’est pas Karen Blixen et la colonie agricole est loin du modèle de la ferme coloniale dont l’auteur a donné une description remarquable dans son roman précédent C’était notre terre. À ce stade de l’histoire coloniale, pas encore de villa à l’architecture néoclassique plantée au milieu de champs d’orangers et de citronnier, mais un amas de tentes militaires plantées dans la boue où l’on ne respire pas le jasmin et la rose mais la « merde et l’urine ».

Séraphine a froid, patauge dans la boue, souffre de la promiscuité, est privée d’intimité et ne cesse de se demander ce qu’« elle fait en Alger » et a très vite ce sentiment prémonitoire : « (…) notre place n’était pas ici, elle n’avait jamais été ici, et elle ne serait jamais ici ». Au camp de tentes succéderont des baraquements en bois construits par les soldats du génie qui ne les protègeront guère plus de la pluie, du vent, du froid ou du soleil. Seule source de réconfort au milieu de « cette terre maudite » : ses enfants qu’elle enlace affectueusement mais qui ne tarderont pas à être l’épicentre de ses tourments et de son désespoir, lorsque deux d’entre eux lui seront arrachés par la maladie.

Au froid, à la pluie, à la boue, à la chaleur étouffante du soleil, à la poussière, à l’insalubrité s’ajoute la peur.

De « (…) tout ce qui rôde, rampe, grogne, des bandes de pillards jusqu’aux vipères à cornes, en passant par ces lions du désert qui pullulent dans la région », prévient l’officier chargé de la sécurité du camp. Mais le commandant qui les a cueillis au débarquement de leur « Mayflower » leur avait assuré que « (…) le gouvernement de la République veillera sur vous comme un père veille sur ses enfants ».
Tout dévoués qu’ils sont, les soldats chargés de leur sécurité ne parviendront pas à protéger les colons de l’épidémie de choléra, ni à sauver la pauvre Germaine, partie seule laver son linge quand ces « (…) chiens de barbares tombés du ciel d’Allah, avec leurs yatagans, lui avaient percé le cœur, sorti les yeux de la tête, réjouis sans doute de voir les yeux rouler comme des billes dans le sable, puis ils l’avaient éventrés (…) ». A ce stade du récit, on s’interroge sur la nécessité pour l’auteur de poursuivre une description qui s’apparente à celle d’un médecin légiste : « (…) presque partagée en deux, de la gorge à l’entrecuisse, et leur main féroce avaient retiré du ventre tous les boyaux qui s’y trouvaient, déroulant sur des mètres les tripailles sanguinolentes de l’intestin et puis ils avaient fini par lui couper la tête (…) ».

Les indigènes ne sont pas « des anges » non plus, pour reprendre la formule du capitaine Landron et peuvent donc rivaliser de bestialité avec leurs homologues français.

Plus tard, ce sera au tour de Rosette, la petite sœur de Séraphine, et de son mari de trouver la mort aux mains de « ces barbares sanguinaires » dans des « souffrances qu’il était inadmissible d’infliger à un être humain ». Pris d’un soudain accès de pudeur, l’auteur nous épargnera cette fois les savoureux détails du carnage. L’auteur a sans doute jugé que ses lecteurs étaient suffisamment imprégnés de sa prose gore pour déléguer à leur imagination le soin d’élaborer le scénario d’un supplice.

Séraphine, dévastée, vaincue ne laisse pas le choix à Henri, son mari : ils rentreront, ils quitteront cette Algérie qui les a si durement éprouvé. Tant de souffrance et de sacrifice pour finalement repartir ? « Regarde toi Henri, et regarde-moi, ne vois-tu pas ce que nous sommes en train de devenir ? Des guenilleux, des loqueteux, des épaves (…) » Quel gâchis. Allégorie de la présence française en Algérie ? Difficile de ne pas penser aux ferries quittant le port d’Alger avec à leur bord ceux qu’on appellera, à leur arrivée, « les rapatriés ».

Difficile de sonder les intentions de l’auteur

L’annonce d’un roman décrivant la violence de la conquête coloniale laissait entrevoir l’espoir d’une littérature française qui cesserait enfin de traiter l’histoire franco-algérien sous l’angle du déni où de la nostalgie, mais il existe encore une lecture : la tragédie. La débauche de violence et de cruauté exposée tout au long de ce récit donne le sentiment d’être le spectateur d’un documentaire animalier. Enoncer n’est pas dénoncer.

Car on peut éprouver de la pitié pour une jeune gazelle fauchée en plein vol par un prédateur, mais la raison nous commande aussitôt de penser que c’est la dure loi de la nature, contre laquelle il est aussi vain que puéril de s’indigner. C’est la vie.

Chez Mathieu Belezi, pas question de déni et encore moins de nostalgie, d’autant que celui-ci n’a aucun lien familial avec l’Algérie, et n’y aurait même jamais posé les pieds. Ce qui en dit long sur son érudition – tout particulièrement dans C’était notre terre – tant sa connaissance détaillée de l’histoire, de la géographie et des mœurs de cette Algérie coloniale est édifiante, et relève du savoir encyclopédique d’un archéologue.

Ni déni, ni nostalgie, mais tragédie

Rien ne peut mieux traduire ce qui se dégage de la littérature de M. Belezi que cette définition de la tragédie humaniste qui « consiste en une déploration passive de la catastrophe ». Hasard du calendrier : la parution du livre coïncide avec la visite du chef d’Etat français en Algérie en aout 2022, qui a suscité une polémique lorsque celui-ci a qualifié la relation franco-algérienne de « relation d’amour avec sa part de tragique ».

Autre hasard, heureux pour l’auteur : il est récipiendaire du prix littéraire du journal Le Monde alors que le quotidien est encore embourbé dans le scandale de la censure dont il a été à la fois victime consentante et obséquieuse. Le journal avait publié l’excellente tribune de l’historien Max Pol Morin intitulée : « Réduire la colonisation en Algérie à une “histoire d’amour” parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle » avant de céder aux pressions de l’Elysée, la retirant de son site internet… Et présentant ses excuses à ses lecteurs et au président.

L’interview que l’auteur donne au journal à l’occasion de la remise de son prix éclaire à peine plus le lecteur sur ses intentions d’autant qu’il se garde bien, par ailleurs, de revenir sur la polémique. Le retour sur cette séquence effroyable de l’histoire moderne dont aucun des peuples africains n’est sorti indemne, n’est pour M. Belezi, ni l’occasion de rendre justice aux victimes, ni de dénoncer ses bourreaux, puisqu’ils communient tous les deux dans la même barbarie.

Non, la colonisation française de l’Algérie est pour M. Belezi « un territoire littéraire » qui lui permet, selon ses mots d’expérimenter « un style, d’organiser un flux en éliminant les points, en orchestrant une scansion, une musicalité ¬particulières ». La littérature de M. Belezi rappelle finalement ces reporters de guerre partis couvrir des conflits, moins par volonté de dénoncer les atrocités dont ils sont témoins, que par une sombre fascination pour la mort et un désir d’esthétiser l’horreur.

Dans une interview donnée à L’Humanité à l’occasion de la parution de C’était notre terre, l’auteur se déclare : « Hors de toute sentimentalité, de tout point de vue moral, de toute visée édifiante. ». La France peut continuer à ronronner en toute quiétude, des sentinelles veillent sur sa bonne conscience. Toute cette méchanceté n’est pas le fruit de l’idéologie colonialiste française mais s’explique par la vilaine nature de l’homo sapiens.

Khaled Sid Mohand