Michel Foucault, la littérature et la question de l’écriture

, par Alain Brossat


A l’occasion d’une rencontre avec de grands intellectuels japonais, lors de sa première visite dans l’archipel, fin 1970, Foucault réfléchissant un peu à haute voix, se demandait si « la fonction subversive de l’écriture subsist[ait] encore ». Pour lui, tout semblait indiquer que cette fonction, telle qu’elle semblait s’être maintenue, en Occident, tout au long du XIX° siècle et au cours de la première moitié du XX°, s’était étiolée, voire éteinte. Question d’époque, diagnostiquait-il :
« L’époque où le seul acte d’écrire, de faire exister la littérature par sa propre écriture suffisait pour exprimer une contestation à l’égard de la société moderne n’est-elle pas déjà révolue ? Maintenant le moment n’est-il pas venu de passer aux actions véritablement révolutionnaires ? Maintenant que la bourgeoisie, la société capitaliste ont totalement dépossédé l’écriture de ces actions, le fait d’écrire ne sert-il pas seulement à renforcer le système répressif de la bourgeoisie ? Ne faut-il pas cesser d’écrire ? » [1]
Si l’on rapproche cette série de questions d’autres textes, notamment antérieurs, où Foucault évoque des œuvres littéraires ou aborde la question de la littérature et celle de l’écriture, on pourra s’étonner de son caractère abrupt et tranché, aussi bien du point de vue de la formulation des questions que du vocabulaire employé (« la bourgeoisie », « la société capitaliste »...). On pourra se dire aussi bien que le tour simplificateur de l’énonciation (« Ne faut-il pas cesser d’écrire ? ») a, avant tout, une fonction rhétorique – une petite « provocation » destinée à électriser l’interlocuteur – la suite de la discussion montre en effet que Foucault tente de problématiser une question qui lui tient à cœur et à faire état, à son propos, de sa perplexité, plutôt qu’à apporter des réponses tranchées... Voici en effet ce qu’il énonce un peu plus avant dans la discussion :
« C’est quelqu’un qui continue à écrire qui vous parle. Certains parmi mes amis les plus proches et les plus jeunes ont renoncé définitivement, du moins à ce qu’il me semble, à écrire. Honnêtement, face à ce renoncement au profit de l’activité politique, non seulement je suis moi-même admiratif, mais je suis saisi d’un violent vertige. En fin de compte, à présent que je ne suis plus tout jeune, je me contente de continuer cette activité qui a peut-être perdu ce sens critique que j’avais voulu lui donner ».

On voit bien, dans ces deux citations, comment les deux termes « littérature » et « écriture » se recoupent, se superposent et se séparent. Dans la première, Foucault, quand il parle de « faire exister la littérature par sa propre écriture », en faisant donc de la littérature un moyen de « contestation » à l’égard de la société moderne, a en vue une constellation qui nous est familière, l’usage « critique » ou défectif que font de la littérature des écrivains comme Flaubert, Baudelaire ou, aussi bien, dans un registre plus explicitement politique, Vallès, Darien, Mirbeau, etc. Le fait d’écrire de la littérature – romans, poésie, nouvelles, etc. comme geste de contestation de « la société moderne » – syntagme aussi général qu’il est possible.
Dans la seconde citation, Foucault s’inclut dans le champ de sa propre réflexion, ce qui veut dire que le champ de l’écriture s’élargit et que se trouve abolie la distinction en principe fondatrice, en termes de répartition des modes d’écriture, entre écriture artistique et écriture savante ou académique, avec d’un côté le couplage de l’écriture et de la fiction (l’imagination) et de l’autre de l’écriture avec le savoir ou la connaissance légitimée. La mise à l’écart de la question de la littérature, comme objet spécifique doté d’un statut particulier dans les sociétés modernes, au profit d’un questionnement agencé autour du fait d’écrire ou du geste d’écrire permet à Foucault à la fois d’élargir et de radicaliser son questionnement – faut-il cesser d’écrire pour passer à d’autres gestes ou registres d’actions ? Subrepticement, on change de scène, à la faveur de l’élision de l’enjeu spécifique « littérature » : d’un topos classiquement « dix-neuvièmiste » où la littérature s’attribue une fonction critique à l’égard de la modernité sous toutes ses espèces, à un autre ; dans ce dernier, tous ceux qui ont vocation à « écrire » (publier ?) s’interrogent sur l’épuisement de la fonction (des effets) critique(s) de ce geste et, faisant un pas de plus, envisagent de se déplacer vers d’autres gestes, des gestes politiques dotés, eux, d’un « sens critique » visible, vérifiable. En d’autres termes, ce qui se profile derrière ce déplacement, c’est le passage d’une question qui peut rester cantonnée à la sphère académique – l’écrivain en rupture avec la « vie bourgeoise », un topos très dix-neuvièmiste – à une figure indissociable de l’actualité, de l’époque dans laquelle parle Foucault et qui est celle des puissances et des limites de la critique, en tant que celle-ci serait une prérogative de l’intellectuel – en effet, n’est-ce pas, en termes sociologiques, de l’intellectuel qu’il est question en premier lieu lorsque Foucault évoque l’acte, l’activité, le geste d’écrire ?
Les termes auxquels Foucault associe ici la littérature et l’écriture sont importants : « contestation », « critique ». C’est qu’en effet, en suivant le fil de ses interventions dispersées autour de ces motifs, nous allons voir se profiler tout un registre de mots ou d’expressions qui dessinent, au fil même des variations et des déplacements, aussi bien dans les modes de problématisation que dans les références, une forme de continuité ou, entendu dans un sens positif (deleuzien) de ressassement, tout au long de son parcours de recherche, d’un même questionnement autour, disons, des « possibles » de la littérature et des puissances de l’écriture – des mots comme subversion (subversif), limite, passage à la limite, scandale, excès, transgression, etc. – ces associations en faisant tout naturellement surgir d’autres, thématiques, avec, notamment, la folie et le crime.
Il s’agirait là, disons, d’une orientation générale ou d’une pente de la réflexion de Foucault sur la littérature et les formes de l’écriture, mais bien difficile à subsumer sous un seul et même article – celui de la critique, notamment, mobilisant trop exclusivement la référence au programme kantien alors que dans les textes de la première « topique », ceux de la première moitié des années 1960 notamment, Foucault place sa réflexion de façon distincte et insistante sous d’autres « signes » – Bataille et Blanchot notamment, ou s’ adapte, dans les discussions sur la littérature et l’écriture, aux conditions fixées par la nébuleuse « Tel Quel ».

Avant de revenir plus précisément sur ces parcours, je voudrais insister sur le fait que le passage d’un régime de questions où l’on se demande ce qu’est la littérature et ce qu’elle peut (Sartre...) à un autre où c’est l’écriture qui est sur la sellette, c’est cela qui va permettre ici à Foucault de radicaliser sa « critique de la critique » (Marx), id est, son questionnement sur les limites des puissances de l’écriture comme puissances critiques. La position qu’il esquisse dans la seconde citation que j’ai rapportée est paradoxale. Elle consiste à dire : j’ai éprouvé, avec bien d’autres, les limites de la puissance de l’écriture comme puissance critique, et néanmoins, je continue à écrire – « c’est quelqu’un qui continue à écrire qui vous parle ». Mais l’on ne sait pas très bien de quoi cette affirmation est faite : aveu de faiblesse ou affirmation d’une conviction ? De quoi est fait, philosophiquement, ce en dépit de... ? Je continue d’écrire parce que c’est chez moi une irrésistible impulsion, une compulsion, parce que je ne sais rien faire d’autre, et ceci bien que je sache pertinemment que les puissances critiques de l’écriture sont largement entamées, si ce n’est épuisées – ou bien s’agit-il d’autre chose, et qui tournerait autour de l’idée que le propre de la critique, c’est de s’acharner, de continuer, y compris contre elle-même, au-delà d’elle-même, ceci dans le moment même où elle semble sur le point de rendre son dernier souffle – ce serait le sens même de l’expression « la critique de la critique » – quand la critique est au bout de ses forces, qu’est-ce qui vient la relayer ?, c’est encore et toujours une nouvelle forme de la critique, renouvelée, déplacée, reformulée, reconstituée – le programme même du jeune Marx contre les jeunes hégéliens « de gauche »...
La figure proprement philosophique qui se dessine ici serait donc celle-ci : l’écriture, qu’elle soit philosophique, littéraire ou autre (cinématographique voire musicale...) est, pour l’intellectuel, le chercheur ou l’artiste qui persévère à inscrire son activité et ses gestes (ses conduites) dans l’horizon de la critique, un programme qui se poursuit en dépit de ce que celui/celle qui s’y tient peut éprouver ou supposer de sa vanité. Foucault, dans cet entretien avec ses interlocuteurs japonais, laisse la question ouverte : « Quand j’ai écrit Histoire de la folie, dit-il, j’ai voulu faire une sorte de critique sociale et je ne puis dire si j’ai réussi ou échoué [je souligne, A.B]. ».

Dans la dernière formule, on le voit, la question des puissances de] l’écriture, quelle que soit celle-ci, demeure ouverte. L’approche qu’en propose Foucault est historique ou diachronique : elle suppose bien que quelque chose se serait perdu ou serait en cours d’épuisement, des forces subversives de l’écriture, une sorte de trésor perdu ou en tout cas devenu plus ou moins indistinct et dont l’éclat brillerait sur ces scènes du passé où l’écrivain représenterait sa sécession d’avec la société bourgeoise, sa révolte contre l’ordre, son rejet des valeurs établies, etc. Ce qui apparaissait comme tout à fait tangible à l’époque de Flaubert et Baudelaire est devenu, dans le présent, passablement nébuleux – d’où la question abrupte – le temps est-il venu où l’intellectuel critique doit renoncer à l’écriture pour passer à l’action directement politique ?
Quand Foucault parle de l’écriture, il prend bien soin de souligner que ce qu’il entend par là ne saurait être confondu avec les opinions, les idées, le « for intérieur » de l’écrivain ou, dans une acception plus générale, de l’ « écrivant ». Flaubert avait des opinions bourgeoises, il a écrit des choses assez infâmes sur la Commune de Paris, mais ce ne sont pas ces énoncés ou ces messages qui importent ici, pour notre discussion ; ce qui importe, dit Foucault, c’est la fonction intrinsèquement subversive de l’écriture, ou du moins d’un certain type d’écriture. Je le cite : « Sur le plan de la critique de la société européenne, l’écriture de Sade et de Flaubert a joué un rôle que les textes les plus gauchisants de Jules Vallès n’auraient jamais pu jouer. Par conséquent, on peut dire que c’est l’écriture, par le fait même de son existence [je souligne, A.B.], qui a pu maintenir pendant cent cinquante ans au moins sa fonction subversive ».

Une formule à l’emporte-pièce qui, à la réflexion, pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout. Si elle confirme bien la notion évoquée ci-dessus, celle de la fin du cycle (« cent cinquante ans ») au long duquel se conjuguent « écriture » et « subversion », où s’établit quelque chose comme une condition de subversivité intrinsèque de l’écriture, un achèvement qui désignerait un trait distinctif de notre présent (ce qu’il serait en vérité, par distinction d’avec tout autre), il est un point sur lequel elle nous jette, en revanche, dans la plus massive des perplexités : c’est qu’après tout, il est patent que Vallès, l’auteur politiquement « engagé » de la trilogie bien connue, écrit lui aussi, je veux dire n’a pas moins écrit L’Enfant et Le Bachelier et L’insurgé que Flaubert a écrit Madame Bovary et L’ Education sentimentale... Il apparaîtrait donc, ce qui complique considérablement les choses, qu’il y aurait écriture et écriture, ou plutôt qu’il ne suffirait pas d’être l’auteur d’une œuvre connue et reconnue comme d’orientation distinctement « révolutionnaire » pour avoir accédé aux puissances de l’écriture, à ce qui constitue le secret ou le cœur ou le joyau de l’écriture, à ses puissances subversives.
C’est ici que se discerne le risque d’une circularité du raisonnement de Foucault, ou la tentation de l’affirmation tautologique : la subversivité de l’écriture, c’est Flaubert, car c’est chez Flaubert que se dévoile la subversivité en acte de l’écriture. Mais encore ? De quelle espèce est cette étincelle du subversif de l’écriture qui se manifeste chez Flaubert et est absente chez Vallès ? C’est ce qui reste à expliquer, à expliciter... Une réponse provisoire serait peut-être, précisément, que Vallès, ça n’est jamais que de la « littérature », c’est-à-dire quelque chose qui se communique dans l’explicite des messages, des démonstrations, des déclarations et déclamations... Mais une réponse partielle qui laisse en suspens la réponse à la vraie question : quel est, en substance le secret de ce qui, à proprement parler, mériterait le nom d’écriture ?

En mettant en avant les puissances de l’écriture, puissances qui ne sont pas tant de l’ordre du visible et du manifeste que de celui du caché, de l’intrinsèque, pour ne pas dire de l’ineffable, Foucault mène une guerre contre ce que l’on pourrait appeler les faux-semblants d’une politique du déclaratif ou du déclamatoire – de l’affichage. Une politique qui serait, en quelque sorte la maladie héréditaire de l’ « intellectuel de gauche ». Cette politique en trompe-l’oeil, c’est celle qui consiste, en substance, à substituer des déclarations ou des proclamations à une activité politique effective. Ce faux-semblant déclaratif, proclamatoire et déclamatoire consiste, entre autres, à « tracer des lettres (…) sur un bout de papier » contenant des messages ou exprimant des opinions supposément progressistes et avancées et à considérer que c’est de cela qu’est fait l’engagement de l’intellectuel de gauche.
Il y a donc bien écrire et écrire. Il y a bien un usage de l’écriture qui est parfaitement vain et inoffensif, pire, qui est dérisoire et trompeur, qui n’est qu’un masque, une pose, un alibi, dans la mesure où il consiste à substituer des mots (destinés à s’envoler) à des actions effectives et à faire passer cette activité aussi futile que confortable qui consiste à « tracer des lettres sur un bout de papier » pour un acte de subversion et de transgression.
Il va donc s’agir, pour Foucault, de définir ce qu’est le tranchant du mot écriture, indissociable de termes comme transgression, subversion, contestation, aux antipodes de l’écriture alibi du progressisme vide, de l’écriture comme fondement, d’une certaine façon, de toute espèce de programme critique et de toute perspective de relance de celui-ci.
Politiquement, le passage du dialogue dans lequel il aborde cette question est tout à fait explicite – on sent qu’il est à bonne distance du ghetto intellectuel français, il peut dire à Tokyo ce qu’il n’afficherait peut-être pas avec autant de liberté à Paris. Evoquant ce que Barthes nomme le caractère intransitif de l’écriture, associé à une « fonction de transgression », il ajoute aussitôt cette restriction :
« Ceci dit, il me semble qu’il faut être prudent avec ce terme [transgression]. Car de nos jours, en France, un certain type d’écrivains – c’est une poignée d’écrivains de gauche, puisqu’ils appartiennent au parti communiste [je souligne, A.B.] – clament que toute écriture est subversive. Il faut s’en méfier, car en France, il suffit de faire ce type de déclaration pour se dédouaner de toute activité politique, quelle qu’elle soit. En effet, si le fait d’écrire est subversif, il suffit de tracer des lettres, quelque insignifiantes qu’elles soient, sur un bout de papier, pour se mettre au service de la révolution mondiale ».
On voit bien ici comment Foucault, en mobilisant le motif de l’écriture, poursuit une bataille contre le stalinisme, notamment le stalinisme intellectuel, qu’il a engagée de longue date déjà autour d’autres motifs – celui de la folie et de son « traitement » notamment, à l’occasion des débats qui ont accompagné la publication de l’Histoire de la folie... On pourrait s’amuser à placer des noms en surtitre ou en sous-titre des formules qu’il emploie « un certain type d’écrivains », « une poignée d’écrivains de gauche », des noms comme Roger Garaudy, certains rédacteurs de la revue La Pensée, auxquels il a déjà eu l’occasion ou il aura encore l’occasion de se frotter en d’autres circonstances...
A l’arrière-plan, on peut aussi bien identifier la bataille qu’il mène contre une certaine figure de l’intellectuel de gauche qui, établi dans la posture du promoteur ou du défenseur des valeurs et des principes universels, va privilégier, en effet, un mode d’expression tissé de généreuses abstractions destinées, à l’occasion, à couvrir la plus sinueuse des realpolitiks ou les crimes d’Etat les plus indéfendables – une figure à laquelle il va opposer l’intellectuel spécifique qui, selon ses compétences et ses qualités propres, s’engage dans des luttes effectives contre ce qui attise sa sensibilité à l’ « intolérable »... Le « passage par l’écriture » permet à Foucault de réaffirmer une position fondamentale : si l’on peut parler de quelque chose comme une politique des intellectuels, alors celle-ci n’a pas à énoncer ses fondements du côté d’universaux ou de référents métapolitiques, quels qu’ils soient, les droits de l’homme ou la révolution mondiale (ce n’est pas le contenu mais la forme qui importe ici), mais bien de l’expérience individuelle ou collective et de la capacité à la traduire en termes de subjectivité et d’intervention politiques. L’écriture, en l’occurrence, sera définie comme un champ d’expérience parmi d’autres et non pas comme un truchement, un moyen ou un biais.
C’est ici que devient tout à fait tangible la différence entre « écrire » entendu comme une façon de se mettre en péril et écrire comme une manière de se mettre en valeur. Mais on peut saisir aussi dans cette remarque « passante » de Foucault, un autre fil, et qui nous conduit au plus intime de notre propre actualité et de nos propres préoccupations : expression culturelle et subversion pour rire... Ce que Foucault incrimine ici, c’est la pose ou la posture culturelle substituée à l’action politique, la substitution des commodités de l’affichage du radicalisme, voire de la position subversive dans le milieu de la culture à celui des actions de rupture effectives dans le champ de la politique – comme ce qu’il met en œuvre lui-même dans ces années-là à propos de la Justice, de la prison, des violences policières... En d’autres termes, la capacité critique de l’intellectuel ne coïncide pas avec les étiquettes politiques, les positions affichées, les écrits de circonstances – « ce n’est pas dans ce sens qu’il faut dire que l’écriture est subversive ».
Mais son diagnostic sur le changement d’époque va même plus loin : nous ne sommes plus, dit-il, dans un temps où l’on peut considérer comme acquise cette « force de contestation [de l’écriture] à l’égard de la société » qui lui revenait jusqu’ici par son existence même. Ce que Foucault décrit ici, un peu par anticipation, tant le régime qu’il désigne ici a connu une expansion rapide et envahissante dans la suite des temps, c’est l’époque qui vient comme celle de la captation et du recyclage des énergies subversives et des flux de contestation au profit de la revitalisation du système, de l’innovation, du gouvernement à la culture, de la police des énoncés, etc.

Un temps où, dans le domaine de la production culturelle, le « subversif » devient une image, un logo, un moyen promotionnel comme les autres, un lubrifiant pour les rouages de la machine. C’est au fond ce que Foucault suggère dans une lettre qu’il adresse à Pierre Guyotat à la même époque (septembre 1970), à propos du roman de ce dernier Eden, Eden, Eden, lettre publiée dans les Dits et Ecrits sous le titre « Il y aura scandale, mais... ». Une menace d’interdiction par le Ministère de l’Intérieur pesait alors sur le roman de Guyotat – pratique de censure courante à l’époque, rendue possible par l’article 14 de la loi du 26 juillet 1949, statuant sur la « protection de la jeunesse ». Un dispositif dont un homme comme Jean-Jacques Pauvert, éditeur, entre autres, de Sade, faisait alors amplement les frais – le but de l’opération étant d’étrangler économiquement ce genre d’éditeur en multipliant les interdictions et les procès. Bref, le texte de Foucault était destiné à tenter de faire en sorte que le roman de Guyotat échappe à ce dispositif. Mais rien n’y fit, quoique préfacé par Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers, Eden, Eden, Eden fut, à sa parution, en octobre 1970, interdit de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans, interdit d’affichage et d’exposition, interdit de publicité... François Mitterrand, alors député, adressa à ce propos une question orale au Premier ministre. Claude Simon démissionna, en protestation, du jury Médicis...
Je m’attarde sur ces détails parce qu’ils dessinent bien, en apparence, le tableau d’une situation classique où tout tend à indiquer que les puissances subversives de l’écriture sont intactes, le livre de Guyotat se trouvant « persécuté » en 1970 par la police républicaine tout comme pouvait l’être un roman libertin deux siècles auparavant, par la police du Roi... Mais sous cette apparence, se dessine pour Foucault un faux-semblant, que désigne bien le « mais » retenu dans le titre – c’est la dernière phrase de sa lettre : « Il y aura scandale, mais [je souligne, A. B.] c’est d’autre chose qu’il s’agit ». La scène manifeste de la persécution annoncée, de la mobilisation de la police et des bien-pensants contre le roman « scandaleux » de Guyotat est, pour lui, un théâtre d’ombre, le re-jeu d’une scène du passé devenue sans substance, inessentielle.
Ce qui en est l’objet ou le prétexte, c’est évidemment le sexe, la sexualité, la violence ou l’obscénité qui s’y associent dans les romans de Guyotat. Mais tout ceci, suggère Foucault, est-il autre chose qu’une sorte de reprise automatique de formes perdues, d’affects et de croyances « débranchés » – chacun sachant qu’aujourd’hui, le sexe, la sexualité sont passés du côté du discours, du bavardage infini sans fin tandis que s’effaçaient leurs puissances transgressives : « il [le sexe] n’est en fin de compte, qu’une forme pâle qui surgit pour quelques instants d’une grande souche obstinée, répétitive. Les individus, des pseudopodes vite rétractés de la sexualité ». On retrouve ici les thèses de La volonté de savoir – le sexe, la sexualité, dans les sociétés occidentales, bien plus qu’un enjeu moral, est une affaire de discursivité. D’où l’équivoque ou même le faux-semblant du « scandale » tel qu’il s’y associe, à l’occasion de la publication d’un livre sulfureux tel celui de Guyotat, comme en toute autre : le scandale, davantage qu’il n’expose une transgression ou une contestation effective, est un intensificateur du discours sur le sexe, il le pimente bien davantage qu’il ne signale l’apparition d’une scène sur laquelle « la critique » serait à l’oeuvre.
Ce dont Foucault esquisse la problématisation ici est ce que l’on pourrait appeler la crise généralisée des formes, des moyens et des perspectives de la critique dans les sociétés contemporaines en Occident, marquée notamment par la montée de ce qui, sous le régime discursif des années post-68, se désigne comme « la récupération », une figure de l’épuisement de la critique dont une pensée faible comme celle de Baudrillard a pu faire son fond de commerce. Le syntagme « Il y aura scandale, mais... » serait alors une des figures clés, presque une allégorie de cette panne de la critique, sa mise en circulation par Foucault se trouverait ainsi dotée d’une portée quasi-prophétique. Cela peut se vérifier tout les jours dans notre propre actualité, presque un demi-siècle après sa mise en circulation. Quand un roman de Houellebecq est conçu de façon concertée pour produire un effet de scandale, l’enjeu critique de ce vacarme éphémère dans la sphère publique est égal à zéro ; idem quand on assiste à la mise en scène médiatique d’une supposée émotion collective à propos du cadeau libéralement offert au peuple de Paris par Jeff Koons de l’une de ses monumentales merdes... Foucault a pressenti qu’au delà de l’épuisement des capacités subjectives de la littérature ou l’écriture, ce qui est en jeu, c’est, plus généralement, la denrée culturelle, et avec elle, l’effondrement de toutes sortes de topoï solidement enracinés dans le sol ou les usages discursifs de notre dite modernité : le conflit de l’intelligence (des intellectuels) et du pouvoir, l’alliance naturelle du développement des savoirs et du progrès de la civilisation, le pacte de la littérature et de l’éducation, celui de l’éducation avec la production du discernement, l’information comme condition de la connaissance, celle-ci comme condition de l’usage raisonnable de nos facultés, etc.

Ce dont Foucault témoigne dans son entretien avec ses hôtes japonais, c’est, sur ces questions, d’une désorientation qui confine au désarroi. J’ai déjà mentionné les termes assez abrupts dans lesquels il exprime cet état d’esprit : « Ne faut-il pas cesser d’écrire ?, etc. ». Un questionnement qu’il ponctue, conscient de ce qu’il peut comporter, aux yeux de ses interlocuteurs, universitaires, intellectuels de haute volée, de paradoxal et de sidérant, d’un : « Quand je dis cela, je vous prie de ne pas croire que je plaisante ». En d’autres termes, en tant que, d’une part je suis amené à me poser ce genre de question, d’autre part je continue à écrire, je suis conduit à témoigner de l’abîme de perplexité dans lequel je me trouve plongé... Il enchaîne en effet sur les mots suivants : « Certains parmi mes amis les plus proches et les plus jeunes ont renoncé définitivement, du moins à ce qu’il me semble, à écrire. Honnêtement, face à ce renoncement au profit de l’activité politique, non seulement je suis moi-même admiratif, mais je suis saisi d’un violent vertige [je souligne, A. B.] ».
Pierre Macherey, dans un récent ouvrage, a souligné l’importance, pour nous autres philosophes, de ces expériences de la désorientation et de la réorientation. On en a ici un exemple typique – là où Foucault énonce dans des termes forts (le vertige – es schwindelt – Lénine) qu’il a perdu ses repères du côté de « la critique » quand il est témoin de ce passage de relais abrupt entre subversion scripturaire et subversion dans la rue, à l’usine, dans les quartiers immigrés, etc. Lost in critique.
Le léger parfum de pathos qui se hume dans ce passage mérite qu’on s’y arrête. C’est précisément parce qu’il sait que les repères de la critique sont brouillées et que les professions de radicalisme et le ton contestataire voire subversif demandent désormais à être jaugés d’un œil plus que critique, car relevant le plus souvent de la pose ou du jeu rhétorique, qu’il insiste : là, je ne suis pas en train de vous faire mon numéro d’intellectuel français post-soixantuitard et néo-gauchiste, je suis sérieux, je suis vraiment dans une sorte d’état de totale perplexité par rapport à ce dont je vous rends compte...
Mais d’un autre côté, quand on relit ces lignes avec le recul qui s’impose aujourd’hui et, surtout, en connaissant la suite de « l’histoire », on ne peut pas s’empêcher de se dire que non, décidément non, Foucault n’échappe pas aux conditions dont il entend se faire le topographe... Ces « amis les plus proches et les plus jeunes » dont il admire la détermination à renoncer à l’écriture pour s’immerger dans l’action politique, ce sont, bien sûr, les établis, ces étudiants, pour la plupart, qui lâchent leurs études pour aller travailler en usine – une expérience infiniment intéressante et un engagement des plus respectables mais dont une approche sobre nous oblige évidemment à dire qu’elle se termine non pas en chansons, mais bien, dans le meilleur des cas, en livre – le magnifique L’Etabli de notre ancien collègue Robert Linhart qui, à la relecture, soutient parfaitement la comparaison avec La condition ouvrière de Simone Weil... Tout de cette expérience, s’achève, au mieux, en livre, c’est-à-dire en retour d’écriture, en retour à l’écriture. Et au pire en amertume, et en retour à « la normale », à la terre natale de la petite-bourgeoisie étudiante radicalisée revenue de ses fièvres gauchistes... Combien, parmi ceux qui, « définitivement », ont fait alors le choix de l’établi ou de la chaîne contre celui des études et de l’écriture (le métier d’intellectuel), ont persisté dans ce choix plus que quelques mois ou quelques années ? Infiniment peu, par comparaison avec le nombre, soit ceux qui, pris dans le flux puissant du mouvement de recyclage sont, à défaut de tous devenir des repentis, des renégats, des députés socialistes, des hommes de pouvoirs, des gens de télé, des écrivains à succès (comme cela se dit trop souvent au prix d’une généralisation expéditive) n’en ont pas moins, « définitivement », cette fois, et pas pour rire, repris place dans les rangs de la bonne société et se sont pliés à la « règle du jeu ».

Il apparaît ainsi que le discours même de Foucault, son « vertige » est pris dans les filets du phénomène qu’il entreprend de décrire, celui de l’obsolescence de la subversivité s’attachant à l’écriture ou à la fonction critique de l’intellectuel. La radicale sécession de ces jeunes gens qui suscite son admiration s’avère, à l’usage, n’avoir été que la représentation (au sens de mise en scène) ou le reenactment en trompe-l’oeil de ruptures ou de bifurcations passées qui, elles, avaient été sans retour, quoi qu’il dût en coûter à ceux qui les opéraient – ni Simone Weil ni Nizan ne sont revenus dans le giron de leur milieu d’origine. Foucault nous met ici sur la piste d’une figure tout à fait particulière de la répétition – la répétition comme opératrice de dissociation – en tant que figure de l’actualité qu’il tente de cerner (de l’époque « qui vient »).
La bifurcation qui conduit les jeunes amis proches de Foucault de l’écriture à l’usine ou au militantisme à temps plein (au « métier » de révolutionnaire professionnel) apparaît à l’examen rétrospectif critique avoir été avant tout un re-jeu, un réenactment de scènes antérieures ou latérales (la Révolution russe, la Révolution chinoise, les mobilisations anticolonialistes et antiimpérialistes dans le dit Tiers-monde...), mais un rejeu en forme de paradoxal déliaison, dissociation avec ce que furent les conditions dans lesquelles se produisirent les scènes de référence, les scènes premières (« mères »). Un re-jeu, c’est-à-dire en tout premier lieu un jeu avec le passé et les mythes qui s’en nourrissent. Ceci exactement dans le sens où Mai 68 est, fondamentalement, un re-jeu de toutes les révolutions du passé, mais dont le principe fondamental est le simulacre dans la mesure même où cette commotion ne s’achève pas sur un bain de sang et où l’élément mimétique (les « acteurs » du mouvement comme... acteurs voire comme bouffons – Cohn-Bendit cf Grands soirs et petits matins, William Klein) y joue un rôle prédominant – un charivari, un énorme vacarme et un formidable théâtre de « violences » – mais sans morts ou presque. Cette inscription de la dimension mimétique, théâtrale, au cœur de l’événement est cela même qui ouvre la porte à l’avènement du régime ultérieur du recyclage des acteurs, des « idées », des affects, des gestes et des conduites (etc.) qui accompagnent Mai 68 en France comme durable et massive émotion populaire. Si l’on part de l’idée, plus ou moins bataillenne, qu’un soulèvement populaire est une gigantesque dépense collective dont, à peu près inexorablement, le sang est la monnaie vivante, Mais 68 représente la plus différante des reprises ou des répétitions : il suffit de revoir le film de William Klein pour constater que ce qui s’y substitue à la dépense du sang, c’est d’une part celle des paroles échangées et d’autre part des cigarettes consumées : plutôt qu’une insurrection armée, Mai 68 est une palabre sans fin et une tabagie sans limites. La violence extrême de la prise d’armes est mimée, ce n’est pas pour rien qu’elle s’inaugure à une volée de pierre d’un théâtre l’Odéon, avant même de se poursuivre dans ses formes les plus bavardes et mélodramatiques, dans les murs même de ce temple de la culture. Cette reprise de la scène révolutionnaire non pas en farce mais en simulacre, là où la violence de la parole se substitue à celle des armes (CRS=SS !) est ce qui permet que soit évité ce qui fait basculer un conflit ou un affrontement de forces dans le régime de la vindicte infinie – celui où les parties en présence ont accumulé dans le cours de l’affrontement des souffrances, des pertes et des griefs tels que s’établit cet état de saturation affective dans lequel prospèrent de tous côtés l’impardonnable et l’irréparable. C’est en ce sens que Mai 68 diffère radicalement d’autres scènes contemporaines, en Europe et ailleurs, en Amérique latine par exemple. Même en Italie et en Allemagne où les prises d’armes des années 1970 ont été ultra-minoritaires, ce phénomène de saturation des effets subjectifs et affectifs des torts subis et infligés a eu lieu (les disparitions en Argentine, l’assassinat d’Aldo Moro en Italie, la mort de Baader et Meinhof à la prison de Stammheim...).
Or, c’est cela même qui rend impossible ou en tout cas contrarie fortement le recyclage ultérieur des énergies, des talents, de la puissance et même de la violence au service de l’innovation et de la rénovation du système. Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas, en Italie ou en Allemagne, l’équivalent d’un Cohn-Bendit (le recyclé exemplaire) qui soit issu des Brigades rouges ou de la RAF. En France, par contraste, le fait que la ligne rouge de l’impardonnable n’ait pas été franchie est ce qui a permis la conversion à peu près systématique de l’énergie du soulèvement en bain de jouvence du système. L’intelligence du mouvement subversif a été détournée, reformatée pour trouver son utilité dans une rénovation tous azimuts, du mode de vie, un adjuvant, au bout du compte, du gouvernement des vivants.

Un détail allégorique, à ce propos : c’est avec sa publication en 1969 par François Maspero que Les chiens de garde, le pamphlet de Paul Nizan publié chez Rieder en 1932, devient un best-seller et une référence obligée pour toute la jeunesse intellectuelle radicalisée qui, dans l’outrance même, les simplifications et la tentation des solutions extrêmes que recèle ce texte (dont l’horizon « dialectique » n’est rien moins que le dépassement de la philosophie, de toute philosophie savante ou universitaire), rencontre l’écho de sa propre impatience révolutionnaire. Mais, à l’examen, rien de plus ironique que ce retour en majesté du règlement de compte de Nizan avec ses professeurs spiritualistes et néo-kantiens : nombre de ceux qui adoptent alors son texte sont appelés à devenir eux-mêmes des « chiens de garde » exemplaires, aux mains desquels Serge Halimi, la tête pensante du Monde diplomatique va s’efforcer de les arracher lors de la nouvelle édition du livre, en 1997, soit en pleine période restaurationniste et thermidorienne... Au fil des « destins ultérieurs » de l’écrit de circonstance de Nizan, c’est le grain le plus fin des métamorphoses et des retournements de l’après-68 qui devient visible...

J’ai essayé, sommairement, de décrire la scène, la topographie générale dans laquelle se situent les réflexions de Foucault sur l’épuisement des puissances de déplacement de l’écriture. Il me semble que, s’interrogeant sur ce qui « nous » (mais il faudrait s’interroger sur le périmètre de ce « nous ») pousse à continuer d’écrire, mais aussi bien à faire des films, peindre ou autre chose, dans une époque où nous éprouvons l’urgence qu’il y aurait à bifurquer vers des gestes et des investissements dont les puissances critiques ou le potentiel de subversion ont été moins phagocytés et recyclés par les dispositifs qui assoient la domination et le gouvernement des vivants, il me semble que, posant abruptement et, en apparence, un peu naïvement, ce genre de question, Foucault nous intéresse et nous fait signe ; ceci dans la mesure même où la figure qu’il dégage enveloppe plus que jamais nos propres gestes, nos propres perplexités et nos propres dérobades – nos propres incapacités à nous arracher au socle des positions auxquelles nous assigne notre destin social.
Pourquoi continuons-nous à écrire des livres, des articles, à intervenir sur des sites, des blogs, des chats, à faire des films se disant engagés dans les conditions d’un présent où les puissances effectivement contestataires de toute écriture, au sens large, sont plus que jamais solubles dans la communication, le spectacle, le commerce, les jeux de notoriété – ce que l’autre appelait la comédie humaine et un autre encore la règle du jeu ? Une fois faite cette « part des choses », l’écriture est-elle vraiment autre chose qu’une compulsion, une forme de somnambulisme animée par une tout autre passion que celle de changer le monde – par exemple tenir son rang, ne pas tomber hors des circuits de la reconnaissance, occuper son temps, etc.
Dans un entretien de 1975, Foucault déclarait ceci : « La seule chose qui soit vraiment triste, c’est de ne pas se battre... Au fond, je n’aime pas écrire ; c’est une activité très difficile à surmonter. Ecrire ne m’intéresse que dans la mesure où cela s’incorpore à la réalité d’un combat, à titre d’instrument, de tactique, d’éclairage. Je voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails Molotov ou de galeries de mine, et qui se carbonisent après usage à la manière des feux d’artifice » (texte 152).

Ecrire, cela peut-il, dans notre actualité, être encore une façon de se battre, hors de portée des habituels faux-semblants ?
Le moins que l’on puisse dire est que la question mérite d’être posée, aujourd’hui plus que jamais.

(janvier-mai 2018)

Notes

[1Michel Foucault, Dits et Ecrits, texte n° 82 (Gallimard, « Quarto » 2001).