Pauvre France...

, par Alain Brossat


Il se vérifie aisément que tout usage du signifiant « France » à un autre usage que la désignation d’un petit pays de forme hexagonale est voué à la plus complète des dérélictions. Ainsi de cet auteur dont la carrière s’inaugure « aux heures cruelles de la Commune » et s’achève aux lendemains sinistrés de la Première guerre mondiale ; et qui, Anatole Thibault de son vrai nom, crut propice à sa carrière de partir à la conquête de la gloire sous le nom de France – Anatole France, donc, auquel échurent tous les honneurs, Académie française, Prix Nobel de littérature, etc. – et corrélativement, comme l’ont justement relevé les surréalistes, l’un des plus calamiteux romanciers français de la fin du XIXème-début du XXème siècle [1]... Passons rapidement sur l’éponyme paquebot pour richards qui, à l’issue d’une médiocre carrière transatlantique, finit glorieusement à la ferraille sur un chantier de démolition indien ; éludons, itou, les pathétiques robinets à infos tièdes, France Infos, France 24, pour en arriver au plus récent objet du délit – le dernier film de Bruno Dumont – France, donc, en toute simplicité.

Dieu (dont certains de mes amis m’assurent qu’il existe et d’autres non, j’hésite...) m’est témoin que je n’ai jamais caché mon estime et mon admiration pour ce réalisateur, et pas seulement ni en premier lieu parce que la philo fut son alma mater – tout récemment encore, en bonne compagnie, je lui ai tressé des couronnes, à la limite de la flagornerie [2]. Mais France, là, c’est carrément non, et pour des motifs que j’aimerais déplier un peu – ne serait-ce que parce que, parmi ces mêmes amis, des avis tout à fait contraires (et assurément motivés) se sont exprimés et sont conviés à le faire sur ce site même.

Pour aller droit au but, France est un film qui, à force de s’enfoncer dans le contresens sur le personnage de la star de la téléréalité autour duquel le film s’agence, personnage perçu par le public comme typique et archétypique représentante de sa caste, en vient à tisser un gros mensonge, en transfigurant/défigurant la réalité dont il prétend témoigner. Le contresens s’épanouissant en mensonge vital, édifiant et opportuniste sur lequel se fonde toute la dialectique du film est patent : il consiste à greffer une âme fragile et une conscience morale, une spiritualité sur un personnage (central dans l’époque) dont le propre est, précisément, de faire l’objet de toutes sortes d’équipements sauf de ceux-ci – ce qui, dans un vocabulaire classique se nomme une âme et, dans un registre non moins vintage, une conscience morale. Ce qui caractérise en propre, au contraire (et la chose est aisément constatable et vérifiable) cette variété de personnage de pouvoir médiatique, c’est l’absence de toute spiritualité. Avez-vous déjà détecté des signaux même faibles, des manifestations même fugaces de telles qualités chez les célébrités bien réelles qui sont, femmes ou hommes, les référents de la fictive France de Meurs ? Prêteriez-vous sérieusement et en quelque circonstances que ce soit, des états d’âme, pour ne pas même parler d’une possibilité d’être touché par la grâce à un PPDA, un Pujadas, une Ockrent, un Ruquier, une Elise Lucet – sans aller même jusqu’à draguer les égouts de CNews et des chaînes d’infos en continu ?

Ce qui caractérise en propre les élites médiatiques tout comme leurs comparses politiques, les gens de pouvoir de haut niveau, comme les élites économiques, bien sûr, c’est leur établissement dans un monde de sensibilités et de représentations qui a rompu toutes les amarres avec ce monde d’hier où les importants, les chefs, le patriciat et l’aristocratie dirigeante pouvaient, à l’occasion, être affectés de retours de conscience, de scrupules moraux, de regrets sincères – la preuve, ils leur arrivait d’aller à confesse et d’écrire des mémoires où pouvaient se faire entendre, de ci de là, ce genre de petite musique de la conscience et de l’âme...
Ce qui caractérise aujourd’hui l’espèce dirigeante, les gens de pouvoir, politique, médiatique, économique (etc.), c’est le fait qu’ils sont devenus totalement hors d’atteinte de ce que l’on pourrait nommer une blessure morale. Lorsqu’il leur arrive de regretter quelque action commise dans l’exercice du pouvoir, c’est qu’ils y voient un impair, un fâcheux contretemps, un faux-pas susceptible de nuire à leur carrière, jamais une faute morale. Voyez Madame Buzyn, tout récemment mise en examen pour les motifs que l’on sait – l’imaginez-vous tenaillée par quelque scrupule, sens de la responsabilité face aux milliers de morts lors de la première vague de la pandémie ? La bonne blague : son seul souci, comme celui de tous ses pairs qui, à un moment ou un autre, se sont retrouvés dans des situations analogues (Fabius et le sang contaminé, PPDA accusé de harcèlement et viol, etc.), c’est de se tirer aux moindres frais de ce mauvais pas, de façon à pouvoir continuer à faire carrière – dans les hautes sphères de l’OMS, dans le cas ci-dessus mentionné.
Ce n’est pas même que ces gens-là seraient amoraux ou immoraux, ils sont au-delà de ces catégories, résolument et intégralement dépourvus de toute sensibilité morale, étranger à tout souci de soi, à tout questionnement sur le sens et la valeur de leurs actions et conduites dans l’exercice du pouvoir, post-tout, purs infimes rouages s’imaginant grands de la brinquebalante et aveugle machinerie du pouvoir, la fabrique d’une population de somnambules. Quand ils buttent sur ce genre d’obstacle, ils ne voient pas « où est le problème », si ce n’est d’un point de vue rigoureusement pragmatique, du point de vue de l’économie du pouvoir.

Plus précisément, aujourd’hui, la construction de la réalité par la télé, les infos en particulier, c’est ce qui de façon décisive contribue à attiser les désirs de mort des somnambules, à les rendre désormais plus méchants que bêtes. Pas plus tard qu’hier, dans mon trou à rats rural, je me retrouvai à partager un goûter avec une compagnie de voisins parfaitement inoffensifs, voire amicaux dans l’ordinaire des temps... Seulement voilà, il y avait au menu du jour et l’anniversaire du 11 Septembre et les débuts du procès relatif aux attentats de novembre 2015... ce fut la plus épouvantable frairie anti-arabes, anti-musulmans à laquelle il m’ait jamais été donné d’assister, en forme de pure et simple régurgitation de la bouillie télévisée absorbée la veille au soir. Les femmes, en matière d’imagination vindicative et liquidatrice y tenaient la dragée haute aux hommes : Salah Adbeslam, disait l’une, je ne lui aurais même pas donné l’occasion de venir distiller ses provocations au procès – j’aurais empoisonné sa nourriture en prison et l’affaire aurait été entendue... D’ailleurs, renchérissait un autre, c’est bien ainsi que l’entendent les Américains qui font en sorte que ce genre de procès n’ait jamais lieu – et ils ont bien raison... Moi, délirait carrément un autre, je le collerais dans une cellule exclusivement peuplée de pédophiles qui lui casseraient le cul à longueur de journée (sic), comme ça ils comprendrait... Et d’enchaîner sur l’indifférence à la vie et à la mort de « ces gens-là », les vierges lubriques qui les attendent dans leur paradis de malades mentaux, etc.
J’ai fermé ma gueule avec juste ce qu’il faut d’ostentation, peu désireux d’affronter de vive voix la meute et suis sorti moulu et déprimé de cette pure séance de haine à la Orwell. Or, cela, très précisément, ces désirs de mort qui s’étalent comme la bouse de vache sur nos chemins vicinaux, cette méchanceté ontologique contente d’elle-même et rassembleuse, c’est la télé qui l’appareille avant tout, variablement relayée, selon les âges et les addictions, par les réseaux sociaux. Et dans ce dispositif de mort, bien évidemment, les France de Meurs sont en pointe, pour le moins.

Et voici que, dans ces circonstances même, cette belle âme (ce bel âne, plutôt, en l’occurrence) de Dumont vient nous fabriquer un personnage de diva de chaîne d’info continue qui, au premier accroc (insignifiant pour tout dire – un banal accident de la circulation avec à la clé une jambe cassée pour un subalterne racisé en scooter...), se voit pousser et grandir une passion pour l’Autre proliférante et perdre tous les repères de ses certitudes de gagneuse que rien n’arrête... Et puis, pourquoi s’arrêter en si bon chemin, la voici qui, au fur et à mesure que les épreuves s’accumulent – trahison, deuil, dépression, désorientation croissante – et que le chemin, donc, devient distinctement de Croix, la voici, à la faveur de ce qu’il faut bien appeler une sorte de petit miracle en forme de re-naissance et de résurrection, touchée par la grâce. Péguy et Bernanos, dûment convoqués par le néo-catho sulfureux Dumont, ajoutent le lustre qui convient à l’opération. C’est un sauvetage conduit de main de maître, là où il n’y a rien à sauver, précisément, et néanmoins paré des couleurs roses de l’espérance et de l’humilité et accompagné de la musique des anges – tout ceci in extremis et à la faveur du plus inattendu des retournements, dans les règles de l’art.
J’ai voulu, dit Dumont dans une interview accordée à Nice-Matin, « représenter la nature humaine ». S’il est bien une chose qui est le néant d’un projet tant philosophique que cinématographique, c’est bien cela – « représenter la nature humaine ». Surtout, en fabriquant cette fin kitsch où France, après avoir tant erré, retrouve son humanité, Dumont ne se contente pas de se fourvoyer entièrement sur son personnage, à la manière exactement du premier Despleschin venu, nous fabriquant du commissaire de police beur et débordant d’humanité... Il fait davantage et pire : il peint le présent (et ce qui en peuple le désastre) en rose, espérant, avec cette fin mélo, avec ce média-mélo, s’attirer les faveurs du grand public et s’extraire de sa condition de réalisateur intellectuel, élitiste et preneur de tête. Un coup qu’il avait déjà tenté avec son film sur Camille Claudel, mais dans des tons mineurs, avec Juliette Binoche en précurseur-e de Léa Seydoux – dans les deux cas, des films d’actrices, de stars, dans le pire du genre, ce qui, chez Dumont, ne relève pas de l’expérimentation mais bien du reniement.
Le mélo psycho-métaphysique, avec la petite musique sucrée plutôt que sacrée du salut en épilogue, est ce qui est censé transfigurer la satire menée tambour battant dans la première partie du film pour nous conduire vers les confins de l’indicible, de la transcendance telle qu’elle se devine en transparence dans le voile vaporeux d’un paysage austère, voire désolé. Mais ce mouvement ou ce geste qui soutiennent plus d’un des films antérieurs de Dumont devient ici une pure insanité et un gimmick : le jour où les France de Meurs seront saisies par la grâce, prendront conscience de leur insignifiance et deviendront humbles, les évêques danseront le french cancan et Macron comprendra enfin qu’il n’a pas compris le premier mot de la pensée de Paul Ricoeur...

S’il est, finalement, une chose qui surnage dans ce naufrage, c’est le personnage de l’assistante de France, parfaitement interprété par Blanche Gardin, laquelle s’entend à le hausser au niveau du nihilisme de notre temps, ce qui, dans le film, fait effectivement époque. S’il s’agissait de sauver à tout prix ce film, il faudrait que ce soit au prix de l’oubli de la pathétique France et de ses tourments ( et dont tout le monde se fout tant ils sont irréalistes) et du réagencement du film autour du personnage de la terrible Lou – là, où l’on est vraiment dans le dur de l’époque, dans son terrible réel...

ps : la scène d’ouverture du film, celle de la conférence de presse de Macron, mériterait à elle seule une longue et minutieuse analyse. Quel que soit l’artifice par lequel Dumont, habile rhéteur, a réussi à la monter, il s’en dégage une forte odeur de connivence et de proximité entre l’artiste et le souverain, placée, circonstance aggravante, sous le signe du fake – d’habitude, le souverain est interprété par un acteur qui l’incarne, l’imite, le « joue » de façon plus ou moins habile ou convaincante... Il convient donc de s’interroger ici sérieusement sur ce qui est en jeu dans le passage à un autre régime du visuel dans lequel le souverain est incarné par... le souverain lui-même...

Alain Brossat

Notes

[1Je relisais tout récemment L’île aux pingouins où il se vérifie que les fameuses phrases courtes et limpides de France, c’est l’abomination de la pensée courte et de l’absence radicale de style.

[2Bruno Dumont ou le cinéma des Z’humains, ouvrage collectif sous la direction d’Alain Brossat et Joachim Dupuis, L’Harmattan, « champs visuels », 2021.