Philosopher comme Peter Gnass
Gnass est un artiste canadien d’origine allemande, il a enseigné dans une université là-bas et vit maintenant dans le Var. Il utilise actuellement surtout la photo qu’il travaille par le biais de séries. Son projet actuel "Multitude déchue" a comme point de départ ces statues héroïques de places publiques, que l’on ne voit plus, dans plusieurs villes d’Europe et du Canada, statues qu’il espère pouvoir regrouper dans un vaste parc d’une sorte de paix universelle.
Philosopher comme Peter Gnass
Il y a bien des manières de rendre visibles ces statues de grands hommes que plus personne ne voit. Par exemple, ne prendre en compte que leurs socles et placer sur ceux-ci des dispositifs visuels de l’ordre de la signalétique routière. Ce fut l’utilisation par Buren de son "outil visuel" comme à Villeurbanne en 1980 pour le nouveau musée. Les "Ponctuations" ont recouvert la base des socles de toutes les statues des places, avenue et jardins publics par une bande de tissu rouge et blanc de 10 cm de large.
Mais faut-il encore rendre visibles ces statues dont la nécessité relève certes de la représentation (héroïque) sans laquelle aucune société moderne ne pourrait consister ? En effet, à la différence des sociétés d’Ancien Régime qui, parce qu’elles s’incarnaient dans le corps du Roi (régime théologico-politique) devaient lui dresser une icône, les sociétés modernes, post-révolutinnaires, se sont affirmées dans le refus de l’incarnation et ont donc adopté en toutes choses le mode représentationnel. C’est la raison pour laquelle les statues de rois qui étaient lovées dans la façade de Notre Dame de Paris, furent à la Révolution non seulement décapitées mais jetées dans les fossés. On sait qu’elles furent retrouvées il y a peu par hasard et, restaurées, elles ont acquis une gloire strictement esthétique, c’est-à-dire muséale, dans les Thermes du Musée de Cluny.
D’une certaine manière, il y a dans le projet de Peter Gnass, consistant à réunir dans un parc de sculptures tous nos héros figés, quelque chose qui lui vient de de Sommerad, le fondateur de l’actuel Musée du Moyen Age, dans ce qui demeure une des dernières demeures du Vieux Paris : l’hôtel de Cluny. Ou un souvenir des collections d’Alexandre Lenoir qui ouvrit au public le Musée des Monuments français en 1795.
Mais même quand il s’agit de Charlemagne (en face de Notre Dame) ou de Jeanne d’Arc (face aux Tuileries), ces mythes de pierre ne sont que des représentations nationales indissociables de l’historiographie française du XIXème siècle. En fait, la notion de mythe est erronée, il faudrait parler d’idéogramme, en mettant l’accent sur l’appartenance à l’idéologie de la nation et à la consistance de trace (le gramme), à rebours de toutes références à l’incorporation ou à l’incarnation. Ces statues n’ont jamais eu la fonction de rendre évidente l’incorporation de la nation, laquelle ne doit pas être conçue comme quelque chose qui devrait prendre corps, sinon dans le monde du fantasme identitaire, nationaliste.
Ces statues ont été des représentations, et il faut parler d’elles au passé, la nation étant une chose du passé, raison pour laquelle Peter Gnass les photographie de dos. On pourrait ajouter que le mouvement est double, d’un côté elles s’éloignent de nous, vers quelque musée de la patrie (le futur Musée de l’histoire de France à Fontainebleau ?), de l’autre nous les abandonnons à ce qu’elles sont devenues : des figures de l’oubli.Ou plutôt des monuments aux morts que nous entretenons aujourd’hui pour que ces hommes (des guerriers : une femme en armes _ Jeanne d’Arc_ est un guerrier) ne viennent plus hanter nos mondes. N’est-ce point la raison pour laquelle nous édifions en général des pierres tombales ? Pour oublier les morts ? D’un oubli qu’il faudra donc dire actif pour le distinguer de l’oublieuse mémoire.
C’est que le processus d’hominisation nécessite une saine distance entre les morts et les vivants. Il ne faudrait pas que dans nos sociétés pacifiées une levée en masse, dans l’enthousiasme, soit envisageable ou une guerre entre Etats européens, ou un saint Empire germanique ou un messianisme chrétien. La mise au tombeau de l’événement se paie en monnaie de bronze.
Ces statues auraient pu avoir la chance de renouer avec l’événement qu’elles représentent, encore aurait-il fallu que les autorités politico-culturelles aient le sens durable de sa transmission. On imagine bien la portée pédagogique de la statue du Capitaine Dreyfus déshonoré, au sein de la grande cour de l’Ecole Militaire (et non dans un recoin de la rue Notre Dame des Champs). Ce serait comme l’Affaire Calas place Vendôme face au Ministère de la Justice ! Les pouvoirs politiques, même de gauche, résistent : il a fallu en 2001 sous le gouvernement Jospin une forte mobilisation de l’opinion, une manifestation sur les lieux du crime pour que le 17 octobre 1961 soit commémoré par une simple plaque Pont Saint Michel, à quelques pas de la Préfecture de Police de Paris : "A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation du 17/X/1961". En cette fin de guerre d’Algérie, Papon était alors préfet de police et il avait fait ses armes, comme on le sait, à Bordeaux contre les Juifs de la région. A Paris, la police s’était livrée à une vaste ratonnade contre la population civile algérienne, descendue des bidonvilles des banlieues. Tous les autres projets de commémoration, en particulier celui de Jochen Gerz, furent écartés. Gerz qui n’avait pas en tête une statue, mais plutôt la mise en place d’un processus grâce auquel les actuels touristes fréquentant ces bords de Seine auraient été amenés à concevoir une commande artistique à propos de cet événement.
L’art est son lieu. C’est une formule qui se décline de bien des manières.Les photographies de Peter Gnass ont été destinées à ensauvager des lieux culturels (Palais de Tokyo, Musées, Centre culturel, galeries, etc). Comme elles ne répondaient pas à des commandes spécifiques, elles ont vite disparu. Témoignent de ces gestes d’autres photographies permettant une localisation précise. Pourquoi cette sorte de tagage sur des lieux culturels ?
C’est que le rapport intéressant de l’artiste à l’institution, en dehors de la commande, est un rapport de parasitage. Il en va de même pour le chercheur face à son laboratoire. L’artiste et le chercheur ont certes la possibilité de participer à la réalisation du programme, culturel ou techno-scientifique. Mais alors l’événement est en amont : c’est l’acceptation du programme. Et donc son financement privé ou public. En aval, il leur reste alors seulement à jouer toutes les parties que le programme rend possible, jusqu’à saturation. Jusqu’à ce que, comme au jeu de dames, tous les coups ayant été inventés, le jeu tombe en désuétude.
L’attitude face aux "institutions" a changé. Les proclamations contre le musée censé tuer l’art sont apparues pour ce qu’elles ont toujours été : ridicules. Le musée n’aliène pas l’art, il le définit selon les principes de l’esthétique.
Longtemps, du fait de la prégnance des manifestes des avant-garde, les artiste se sont pris pour des agissants politiques. De quasi militants. Schwitters, Tzara, Théo van Doesburg et Arp, très tôt (1923) ont compris le danger d’un endoctrinement par l’"art prolétarien" que voulaient imposer les dadaïstes communistes berlinois. L’ appareil Merz de Schwitters est une activité de parasitage de sa propre activité de professionnel de la communication d’entreprise et du design industriel. Il la suppose en en détournant l’énergie et la finalité.
Si l’on croit encore à la possibilité de l’événement en art comme dans les sciences humaines, alors il faut ruser. La ruse, car il s’agit bien d’une ruse, consiste à donner le change. On fait mine d’ accepte le cadre. Il n’est pas question de grands gestes de refus. Il ne s’agit pas de subversion. Comme le rappelle M.Serres dans Le Parasite (1997), le code génétique du parasite biologique devient compatible avec celui de l’organisme-hôte. Sinon les anti-corps de l’hôte veillent, et c’est la destruction. Cette association involontaire peut perdurer parce qu’elle est profitable aux deux organismes : c’est la formule du clientélisme romain. L’un trouve protection et nourriture, l’autre la reconnaissance sociale et politique. L’événement surgit quand l’organisme-hôte s’adapte à son tour au code génétique du parasite et que surgit une structure totalement inattendue.
Il faut préciser cette relation entre l’hôte et le parasite en dehors de la sphère biologique. Un bon parasite imite son hôte. C’est massivement le cas dans la sphère de l’éducation. Un bon étudiant est un parasite qui ne doit pas dévoiler trop tôt ses batteries, c’est-à-dire sa singularité. Je prendrai mon exemple : j’ai écrit ma thèse sur les musées sous la direction de Lyotard, or ce dernier était adornien, donc très hostile aux institutions culturelles. Ce n’est que bien après la publication de mes deux livres qu’il me fit part de son soupçon : avait-il eu raison de diriger cette thèse ? A vrai dire, au moment de la rédaction de la thèse, je n’avais pas conscience de trahir le maître.
On pourrait dire à partir de l’article de Benjamin sur le mimétisme (Sur le pouvoir d’imitation, in Oeuvres II, p.361), d’une part que le mimétisme est au fondement de tout apprentissage, mais d’autre part qu’il y a un mimétisme non sensible qu’il faut distinguer du sensible. La notion de "mimétisme non sensible" reste assez énigmatique chez Benjamin. Elle a comme point de départ sa théorie du langage et en particulier une remise en cause du cratylisme (l’onomatopée comme renvoyant à la source du sens). Benjamin constate que des signifiants différents appartenant à des langues étrangères les unes des autres peuvent renvoyer au même signifié. Et pourtant ces signifiants matériels imitent un signifié idéel. Tackels ajoute dans sa biographie de Benjamin qu’il y a le même phénomène lorsqu’on regarde la forme graphique d’un mot, qui communique souterrainement avec son sens. La graphologie va plus loin en lisant dans ces formes d’autre sens que le sens initial. Benjamin fait de l’écriture "une archive de ressemblances non sensibles, de correspondances non sensibles"(pp.388-389). Ainsi sa théorie se réfère-t-elle au fond à la graphologie telle qu’il la pratiquait, le graphe consistant en la stabilisation fragile, voire fugace d’un geste comme dans la peinture chinoise.Une synthèse du mouvement et de la stase. C’est ce qui est réussi dans une caricature : l’instant comique qui n’est pas obtenu par reproduction mécanique, de type photographique. En même temps,il ne s’agit pas de copier une idée.
Si maintenant on replace ces analyses dans le contexte des rapports entre industries culturelles et production artistique artisanale, depuis l’Ecole de Francfort et son ancêtre Kracauer, on a l’habitude d’entendre dire que les premières aliènent la seconde.
En fait, si les industries culturelles se renouvellent en absorbant les nouveaux talents, ces derniers doivent considérer la culture au sens le plus large comme un terreau fertile. Toute l’oeuvre de Buren en témoigne, des proclamations incendiaires, anti-muséales des années 60 jusqu’au Double Plateau du Palais Royal, où les socles des statues devinrent des monolithes structurant la cour du Ministère de la Culture.
On ne parlera pas de récupération. Car il y a du risque de chaque côté, voire du défi : le Ministre Lang dû mener une rude bataille contre la droite parisienne pour imposer Buren. Tartuffe s’installant dans une famille et c’est la ruine assurée. Mais encore fallait-il l’accueil favorable du maître de maison pour que la séduction de l’hypocrite puisse l’emporter. Le philosophe du Neveu de Rameau ne reste pas indemne d’une telle fréquentation : qui est cynique ?
On sait que le rapport entre les formes plastiques héritées et la production artistique novatrice est pensé par Benjamin en termes de déformation-dissolution (Entstaltung) de l’héritage, déformation qui n’est pas une destruction, mais plutôt une remise en mouvement de ce qui s’était figé. Comme si la forme héritée enkystait une apparition que l’action artistique va libérer. Ce qui implique que les collections, les musées, le répertoire musical et chorégraphique, bref ce qu’on appelle la culture, appartiennent aux conditions de possibilité des arts que les artistes par leur production et les critiques par l’interprétation doivent remettre en mouvement.
Cela doit nous préparer à considérer qu’un artiste, à l’imitation de Descartes, ne peut monter sur la scène du monde sans être masqué. Mais il n’est pas le seul. C’est le cas aujourd’hui du philosophe qui ne peut survivre qu’appareillé du masque du chercheur en sciences humaines
Il y a des activités qu’on ne peut mener que masqué, le rapport au masque n’étant pas superficiel mais substantiel. La philosophie naissante avait besoin de la Cité politique pour se développer et trouver des adeptes, il lui fallait la possibilité des débats, des confrontations, du polémos, mais était-elle pour autant essentiellement politique ? Arendt ne le pense pas. Elle ajoute que la philosophie parce qu’elle était une théorie politique a plutôt contribué à étouffer la politique comme action. Autre temps, autre situation : comment continuer de philosopher alors que l’Université est chrétienne et que règne la théologie ? En adaptant Aristote à la problématique du dogme, comme le fit Saint Thomas, mais la philosophie, en elle-même ne relève pas de la foi, son rapport au livre n’est pas celui de la Révélation (Léo Strauss). Dans son dernier texte, Les thèses sur la philosophie de l’histoire, Benjamin qui a beaucoup payé de son oeuvre pour paraître marxiste, introduit un dernier parasite : la théologie. Et comme la théologie n’a alors que cette fonction, on n’en saura pas plus.
Philosopher est nécessairement une activité parasitaire parce que c’est comme l’écrivait Lyotard un jeu de langage à la recherche de ses règles (La Condition postmoderne). Il n’en va pas autrement de l’art qui s’adosse toujours à une cosmétique onto-théo-esthétique (une destination). La situation des années 60-70 a été caractérisée par la domination des sciences humaines et du structuralisme, Foucault a donné le change avec la notion d’épistémé, Lyotard avec celle de bloc d’écriture et de surface d’inscription, Derrida avec celle d’écriture, etc. Aujourd’hui les programmes de recherche institués sont dominés par des modèles issus des sciences dures, les philosophes devraient s’organiser en laboratoires et autres instituts, ne publier que des articles dans des revues de référence, rédiger leur thèse en trois ans, etc. Face à ce trait d’époque les déclarations d’indépendance sont dérisoires.
Il faut donc répondre aux appels d’offre, aux programmes de recherche : il y aura toujours des interstices où faire passer une activité pensante non-politique, non-théologique, non-scientifique, non-artistique, non-humaniste, une sorte de nihilisme actif en somme ?
Mais il y a masque et masque : la philosophie n’est pas cette activité pensante qui pourrait un jour faire l’économie de masques en les ayant tous portés. En dehors de cette collection, elle n’est rien qu’on pourrait isoler dans sa pureté. Son apparaître configure son être : d’où son essentielle historicité, son mouvement et les formes où successivement elle se fige. Ces formes qui peuvent toujours à leur tour être défigurées.Parce qu’elles sont contingentes : il n’y a pas de dialectique de l’Esprit où chaque étape aurait sa nécessité interne (Hegel). S’il y a des événements qui font époque, comme le surgissement de tel ou tel appareil, le défi pour la philosophie vient de l’extérieur.
On peut faire une analogie avec l’architecture. Comme le montre Giedion analysant l’architecture moderne (Construire en France, construire en fer, construire en béton, éditions de La Villette), la structure du bâtiment peut être technique, c’est-à-dire de fer et de de béton, mais la façade, historisante, c’est-à-dire néo-gothique, néo-classique, néo-byzantine, etc. Comme pour l’église Saint Jean l’Evangéliste à Montmartre. La façade est aussi un mode d’apparaître. Il ne peut pas ne pas y avoir de façade,mais ce qui paraît est contingent, jusqu’à ce que la contradiction éclate et que l’apparaître devienne une simple apparence dont il devient évident qu’elle est obsolète.
Derrière le masque, il n’y a pas un visage bien configuré, un visage qui pourrait s’admirer dans un miroir, un visage dont on pourrait analyser les traits. La relation entre la philosophie et ses masques lui est vitale : le procès de Socrate est révélateur à cet égard (Platon : Apologie de Socrate). Socrate condamné, ses disciples lui proposent de fuir la Cité. Ce qu’il refusera de faire. C’est que l’existence de la vie en Cité était alors consubstantielle à la philosophie. C’est évidemment paradoxal pour une philosophie qui montrait la nécessité d’un arrière-monde idéel plus réel que la réalité empirique. Platon n’échappa pas au paradoxe en faisant le voyage à Syracuse. Les voyages ou les correspondances des philosophes sont intéressants à ce titre : Descartes auprès de Christine de Suède, Diderot et Catherine de Russie, etc. Attrait pour les tyrans ? Fascination du pouvoir ? Ou plus profondément : quand le foyer du sens (Lefort) est identifiable et localisable, quand le Prince est un corps, et qu’en sa personne se réunissent la Loi et le Pouvoir, n’est-il pas inévitable que le Savoir ne puisse échapper à cette attraction ?
La cité d’Athènes réunissait bien Pouvoir et Loi, sans s’incorporer dans quiconque, mais elle était bien localisée, le mythe d’autochtonie ne rendant pas possible l’exil.
Ce ne sont pas les principes fondamentaux d’une philosophie qui sont ici en jeu, par exemple le cogito chez Descartes, mais l’articulation "extérieure" à la philosophie du symbolique en Savoir, Loi, Pouvoir. Quand les trois pôles sont intriqués,il n’est pas certain que la philosophie trouve sa place, ni l’art au sens de l’esthétique, d’ailleurs. Au contraire, sa plus grande possibilité surgit du fait de leur désintrication, que Lefort nomme "démocratie". La démocratie est indissociable du refus de l’incorporation. La démocratie va de pair avec la différenciation des pôles, avec la délocalisation du pouvoir. Le pouvoir n’étant plus arrimé n’est plus situable. Le lieu du foyer du sens devient une énigme. Sa localisation peut être l’affaire de l’appareil qui est alors dominant.
Il faut alors introduire une dimension culturelle, parce que le régime politique moderne de la démocratie se décline selon des caractéristiques historiques et culturelles. Il n’est pas étonnant que le cinéma anglo-saxon revienne si souvent sur des procès : c’est que l’interrogatoire des témoins et de l’inculpé, les interventions des avocats, le rappel de la loi par le juge, configurent une scène de l’élaboration de la vérité qui n’a pas son équivalent ailleurs. Le tribunal est alors une certaine détermination civilisationnelle du foyer du sens démocratique. Rien de tel dans les pays latins, où ne règne pas la culture de la preuve juridique, mais de l’aveu. La situation de foyer du sens fut tout autre en Allemagne entre les deux guerres : la communauté, puis l’expérience de l’extase après son effondrement, du fait de la défaite que l’Allemagne ne sut pas penser comme telle (Benjamin sur le fascisme), de l’industrialisation, de la crise monétaire et économique, etc. Cette expérience, paradoxalement, est le matériau de la danse "moderne" chez Wigman, Laban et Gert.
Le foyer du sens "moderne" est donc indissociable de sa mise en crise et de sa mise en scène, il se détache sur fond d’unité religieuse perdue (c’est toujours une dimension de la communauté).
Et en France, cette nation d’ingénieurs ? A lire Giedion, il faudrait aller du côté de la tension entre progrès technique, évident dans l’architecture du XIXè et le ressassement passéiste, issu de la culture des beaux arts. Une querelle d’écoles en quelque sorte : entre Polytechnique et les Beaux Arts !
Benjamin aborde la modernité par l’étude de deux auteurs qui structureront le Livre des Passages : Baudelaire et Giedion. L’exégèse benjaminienne n’a retenu que Baudelaire. Mais alors elle n’a pas pu retrouver l’origine de la notion de montage si essentielle à la théorie du cinéma. Sans Giedion qui met en avant dans l’architecture moderne le motif de l’entrecroisement des espaces, Benjamin n’aurait pu analyser la spécificité des passages couverts parisiens (structures de fer et de verre) permettant l’entrecroisement de l’appartement privé et de la rue. Ni faire émerger le thème du flâneur, cet explorateur d’une ville où les repères symboliques se sont effacés (Paris, Capitale du XIXè siècle). Ce thème de l’entrecroisement est majeur pour lui,puisqu’il le transfère d’une pensée de la spatialité vers une pensée de la temporalité.
Avec la question de la transmission, Benjamin traite nécessairement du foyer du sens. Mais si on peut en isoler des époques, le récit traditionnel, oral, avec Le Narrateur, le drame de deuil et la figure du souverain schmittien avec L’origine du drame baroque allemand, la modernité avec Baudelaire, Proust, Bergson et Giedion, la Renaissance constitue chez lui une grande lacune. On le voit bien quand il établit la généalogie du roman. Dans sa lutte au sommet avec Heidegger, il a manqué la théorie de la représentation de ce dernier, essentielle pour une philosophie du sujet. Ce qu’a bien compris Foucault avec Les Mots et les Choses.
Pourtant quelques annotations sont essentielles, en particulier au cours du voyage en Italie et après la visite du théâtre Olympique de Palladio à Vicenza. En effet l’appareil perspectif vient reconfigurer totalement le théâtre et la scène en particulier : "la pente progressive du plancher de scène a permis d’obtenir une illusion perspective extrêmement puissante"(Mon voyage en Itaiie. Ecrits autobiographiques, p.126). Et il ajoute :"Le théâtre est beau par son harmonie spatiale, mais il devient important en ceci qu’il offre avec évidence la possibilité d’un passage de la rue à la maison sur la scène ouverte et que le comédien quitte le décor de rue pour aller devant cette très vaste architectures d’arcades qui peut être considérée comme le mur d’une pièce. Une nouvelle possibilité est offerte à la représentation, et même au drame" (p.126). On retrouvera le souvenir de cette expérience dans Sens unique, essai qui a pour fonction d’ouvrir "une perspective aussi profonde que celle par exemple du célèbre tableau de Palladio à Vicenza intitulé La Rue." (Correspondance, tome 1, Paris Aubier Montaigne, 1979, p.394).