Qu’est-ce qu’un film colonial ?
Alain Krivine, in memoriam
La première chose à dire, ce serait que pour les historiens du cinéma, pour la critique cinématographique du Nord global, la catégorie même de « film colonial », ça n’existe pas – à ma connaissance. On a toute une série de genres reconnus, de la comédie dramatique au film noir (thriller) en passant par le film fantastique, le film d’aventures, le film catastrophe, etc. – mais le film colonial comme genre, pas que je sache. La plupart des films que je souhaiterais faire entrer dans cette catégorie seraient plutôt désignés couramment comme des films d’aventures ou des drames exotiques et sentimentaux.
Ce serait donc la première question qu’il faudrait se poser : pourquoi l’histoire du cinéma et la critique cinématographique sont-elle portées, dans les pays du Nord global, à éluder cette catégorie pourtant très abondamment fournie et peuplée de films des plus célèbres : Pépé le Moko, La Bandera, Lawrence d’Arabie, Les Quatre plumes blanches (remakes inclus), La révolte des Cipayes, Le tombeau hindou, Mort sur le Nil, Indochine, Les 55 jours de Pékin, etc. [1] ? La façon dont, habituellement, les spécialistes vont répartir ces différents films qui ont, à l’évidence, le motif de la colonie et de la colonisation (européenne, occidentale) – et ce de façon massive – dans toutes sortes de catégories, n’est-ce pas là un geste dont le fondement même doit être interrogé ? N’est-ce pas un geste qui prospère sur un évitement plus général de la question de l’histoire coloniale et de la façon dont elle continue à hanter les sociétés occidentales, sur un mode plus spectral qu’explicite ? La mise en visibilité du film colonial comme catégorie ou genre à part entière, n’est-ce pas une façon appropriée de porter, dans une perspective décoloniale, le fer dans la plaie de l’impensé et du déni de l’histoire de la colonisation et du statut de celle-ci, dans les sociétés blancocentriques et souvent néo-impériales d’Occident ? Des sociétés dans lesquelles cette histoire a par excellence le statut du passé qui ne passe pas ?
Ensuite, la première chose à dire est celle-ci : ce qui caractérise en premier lieu le film colonial en général, ce qui en est le plus petit dénominateur commun, c’est tout sauf le fait qu’il s’agirait d’un film dont le propre serait de véhiculer explicitement et en tout premier lieu un message politique ou idéologique consistant à faire l’éloge de la colonisation blanche en Afrique, en Asie ou ailleurs ; tout sauf un film de propagande promouvant l’œuvre prétendument civilisatrice de la civilisation européenne (y compris dans ses différentes extensions) dans les pays colonisés peuplés par des peuples réputés inférieurs et moins développé. Si tel était le cas, ces films seraient prodigieusement ennuyeux, dans leur parti-pris didactique même, et ils n’auraient jamais rencontré, au fil des décennies et notamment depuis l’avènement de la couleur au cinéma, les immenses succès publics qu’ont connus ces films auprès des publics les plus variés.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le film colonial n’est pas du tout aujourd’hui un genre éteint, il a évolué, muté, s’est déplacé, mais il n’est pas mort. Et si l’on peut dire qu’en gros il a connu son âge d’or se situe dans les années 1950-60 – qui se trouvent être bizarrement les décennies de la décolonisation ascendante –, il a su s’adapter aux circonstances géo-politiques et historiques nouvelles, renouveler ses motifs, ses formes et ses personnages, pour s’adresser à des publics toujours nouveaux, au fil de la succession des générations.
La première caractéristique des films coloniaux, c’est que ce sont des films d’aventures situés dans un cadre exotique – donc, en règle générale, des films de divertissement et des films de paysages. Ce point est important, puisqu’il nous conduit à souligner la distorsion fondamentale qui traverse tous ces films : on ne va pas les voir pour écouter un message ou subir une leçon, pour s’instruire – mais pour se divertir – cependant quelque chose y passe toujours, y est transmis, généralement de façon involontaire par ceux-là mêmes qui fabriquent le film (tous, du réalisateur au monteur, en passant par les acteurs, figurants et le compositeur de la musique), quelque chose de subliminaire et qui tourne non pas du tout autour de l’éloge de la colonisation, mais de sa « naturalisation » – ce qui est tout différent.
Je m’explique : le film colonial nous plonge – parfois avec un prélude (une partie introductive qui se situe dans une métropole coloniale ou impériale, européenne ou autre, blanche en tout cas) et parfois sans – dans un monde de paysages exotiques, souvent grandioses, fabuleux, et que nous identifions comme un « ailleurs » radical, des espaces-autres, dirait Foucault, avec toutes les marques, dans ce(s) paysage(s) de cette altérité forte (pour un public vivant dans les pays, les climats et les paysages du Nord global : nature luxuriante, jungle, savane, déserts, montagnes arides, etc. Ce paysage est la première chose qui nous enveloppe et nous transporte dans un monde qui porte une double marque : celle du merveilleux d’une part, c’est-à-dire de ce qui nous fait rêver, et de l’autre celle de l’inquiétante étrangeté – toutes sortes de choses sont susceptibles de se passer dans ce monde, qui, nous le sentons bien, peuvent s’associer au danger, à la perte de soi, à la mort. En ce sens, le film colonial nous révèle un secret ou nous livre un clé de la colonisation européenne telle qu’elle a pris son plein essor dans la seconde moitié du XIXème siècle : elle est indissociable non seulement de l’expansion de la puissance et de l’intérêt, de l’esprit de conquête, mais aussi, pour toute l’humanité souvent déclassée qui s’y précipite, de l’aventure, du rêve, du recommencement. On part dans les colonies pour oublier l’Europe, pour refaire sa vie, pour rêver. Le film colonial est le conservatoire de cette dimension souvent oubliée et pourtant décisive du tournant colonial de l’histoire européenne au XIXème siècle, poursuivie jusqu’à la Seconde guerre mondiale.
Donc, première caractéristique du cinéma colonial, c’est un genre qui nous emporte dans ce rêve – or, il se trouve que ce rêve, c’est celui de la Colonie, avec majuscule, la Colonie générique, en général. Rien d’explicite ne désigne ces paysages comme ceux de la Colonie – au contraire, je l’ai dit, ce ne sont, a priori « rien que des paysages » portant la marque de l’exotisme, de l’éloignement et de l’étrangeté. Seulement, il se trouve qu’il sont inscrits, toujours ou presque, dans un espace réel qui est celui de la colonisation occidentale. On n’y voit pas de panneau disant : « Attention, ici colonie ! », mais cette superposition, cette coïncidence entre le paysage étrange/étranger va s’imposer d’elle-même dans l’esprit du spectateur – d’autant plus que ce paysage va se peupler d’ « espèces » vivantes qui vont très vite confirmer cette superposabilité du paysage (« la nature ») et du statut très particulier de ces espaces – en tant qu’ils sont ceux de la Colonie.
Rapidement, voire immédiatement, ces paysages se peuplent. Ils ne se peuplent pas à proprement parler de gens ou bien d’êtres humains et d’animaux, mais d’ « espèces » parfaitement distinctes : les Blancs qui se ne distinguent pas seulement par leurs phénotypes mais aussi par leur accoutrement (le costume colonial), et surtout leurs langue et leur conduite – ils parlent des langues européennes, de manière correcte et plus ou moins standardisée et ils se conduisent en maîtres. Il sont aussi les conducteurs du récit – c’est autour de leurs faits et gestes, aventures et mésaventures que s’agence l’intrigue du film. En ce sens, ces films, quoique situés dans des espaces décentrés plus ou moins lointains, ces films réalisés par des Blancs ou assimilés, sont toujours néanmoins rigoureusement autocentrés : ce sont toujours avant tout des histoires de Blancs qui s’y racontent. Viennent ensuite les différentes catégories d’autochtones, indigènes, natives et qui se distinguent rigoureusement des Blancs par leur apparence, leur vêture leur langage, leurs conduites et leurs mœurs, même s’ils ne sont pas tous semblables (certains sont plus proches des Blancs – guides, serviteurs, interprètes, porteurs, troupes coloniales...). Mais surtout, pourrait-on dire, ce qui les sépare plus que tout des Blancs, c’est qu’au fond, ils font partie du paysage. Ils en sont un élément naturel. A ce titre, même quand ils sont tout dévoués aux Blancs, qu’ils parlent leur langue et imitent leurs manières, ils se situent du côté du sauvage.
Comme tels, ils appartiennent au même monde que la troisième catégorie de vivants qui viennent peupler les films coloniaux, catégorie indispensable – les animaux sauvages – pratiquement pas de film colonial sans cette présence de l’animal sauvage, tout le bestiaire tropical, équatorial y passe, chaque fois selon les caractéristiques propres au lieu dans lequel se situe l’action du film – des différentes variétés de serpents et reptiles, toutes plus dangereuses que les autres, aux panthères en passant par les lions, les tigres, les crocodiles, les hippopotames, des zèbres, les antilopes, les vautours, les perroquets, les insectes, etc. Ce bestiaire exotique n’est pas seulement un indispensable élément du décor et l’occasion de multiples scènes de genre toutes plus palpitantes les unes que les autres, c’est surtout la marque même du sauvage. Par leur plus ou moins grande familiarité avec ce monde animal tant fascinant que dangereux, les indigènes exposent bien leur fondamentale homogénéité avec lui. La frontière essentielle et première, celle qui sépare la civilisation de la sauvagerie, dans ses degrés divers, est ainsi clairement dessinée. Or, cette frontière, c’est la marque de fabrique et la signature de la Colonie.
Les autochtones comme les animaux sauvages sont naturalisés en étant constamment renvoyés du côté du paysage. C’est en ce sens que tout film colonial peut être décrit comme réalisant une opération naturaliste. La culture, c’est-à-dire la civilisation, se situe tout entière du côté des Blancs et les autres espèces vivantes du côté de la nature – la Colonie, c’est ça. D’autre part, même si les personnages sont individualisés, y compris parfois du côté des indigènes (des subalternes), c’est avant tout un cinéma d’espèces vivantes et qui ne se mélangent pas. Ces espèces, naturellement, sont hiérarchisés – les Blancs, les colonisés, les animaux sauvages. Comme ces films, en général, ne peuvent pas produire des représentations explicitement et directement inspirées par les théories racistes issues du biologisme racial du XIXème siècle, à la Gobineau ou Chamberlain, c’est le langage qui est le conservatoire et le révélateur des hiérarchies supposément naturelles : les Blancs parlent, avec des accents divers, les langages européens de manière correcte, les indigènes qui utilisent ces langues parlent un sabir typiquement colonial – syntaxe simplifiée au maximum, vocabulaire réduit, accent grotesque, etc. Les autres ne parlent que les langues locales qui sont, par définition, des jargons inintelligibles et primitifs...
L’usage déficitaire de la langue des maîtres par les subalternes vient ici désigner de manière assurée (et souvent divertissante), avec leur apparence, leur position inférieure dans la hiérarchie des espèces humaines. Les films coloniaux, comme les westerns, comme les péplums et les films noirs souvent sont des films placés sous le signe de ce que l’on peut appeler une grammaire des espèces : les traits physiques d’un personnage, la façon dont il parle, son nom, bien davantage que ce qui en dessine la singularité, en fait un personnage bon ou mauvais, beau ou laid, lui assignent sa place dans le tableau général que présente le film. Or, ce tableau est avant tout hiérarchisant : les Blancs y occupent par définition le haut du classement, qu’ils soient bons ou méchants, beaux ou laids (etc.), et les autres celle des subalternes relevant de différentes catégories.
La grammaire des espèces, dans ce genre de films, c’est ce qui attribue à chacun sa place non pas tant selon ses caractéristiques individuelles propres mais selon un ensemble de règles subliminaires, implicites et qui font de ces films des décalques de la structure coloniale et, davantage (pour autant que ce sont des films captivants, divertissants, séduisants, dotes d’une forte valeur ornementale) des manifestes en faveur de l’ordre colonial qu’ils naturalisent. On pourrait penser que l’histoire de la colonisation occidentale, blanche est un chapitre de l’histoire qui s’est refermé, que l’on est résolument entré dans l’âge post-colonial – mais ce que ces films montrent au contraire, notamment quand ils ont été tournés après l’accession des anciennes colonies à l’indépendance, c’est la prégnance de la matrice coloniale et la puissances de la Colonie comme image mentale (collective) ; ceci pour autant qu’elle est, en premier lieu le conservatoire des présomptions attachées à la notion de la supériorité de la race blanche, en tant que celles-ci fonctionnent en Occident et dans le Nord global comme un inconscient collectif indéracinable.
Ce que j’appelle ici la grammaire des espèces, c’est d’abord un ensemble de règles enracinée dans le visible, c’est-à-dire la visibilité des corps – dis-moi à quoi tu ressembles et je te dirai qui tu es et quelle est ta place. Plus ta peau est foncée et plus ta place est tout en bas. Mais, dans le film colonial, on passe insensiblement de la grammaire des corps à celle des cultures : dis-moi quelle est ta religion, quel est ton costume, quelles sont tes coutumes, à quoi ressemblent ta vie de famille et ta sexualité – et je te dirai, aussi bien, qui tu es et où est ta place dans la hiérarchie des cultures.
Le film colonial, c’est de ce point de vue, comme le Japon pour Roland Barthes, l’empire des signes [2]. Il est des signes qui ne trompent pas et qui assignent infailliblement l’individu à un emplacement dans le tableau des cultures : musulman, polygame, mangeant avec ses doigts plutôt qu’avec fourchette et couteau, affligé de nombreux enfants et cousins et de toute une parentèle envahissante – et voici sa place toute désignée : dans la case subalterne.
Le film colonial ne se contente pas de présenter ce tableau hiérarchique des cultures, il en met aussi en scène sans relâche les conflits. Il n’en finit pas de revisiter l’histoire de la colonisation ou des colonisations, européennes, blanches – et pour la transfigurer en un roman, une épopée : roman où se trouve parfois exaltée la marche en avant de la civilisation portée par l’expansion coloniale, où les massacres coloniaux se métamorphosent en combats héroïques, mais, plus souvent, roman d’éducation, sentimentale ou pas, roman célébrant la résilience et les facultés d’adaptation de l’homme blanc, roman en tout cas où, toujours, d’une manière ou d’une autre, sera redessinée la frontière séparant la vraie civilisation des cultures inférieures, inquiétantes, déficitaires ou carrément sauvages ; mais aussi les vraies formes sociales et formes de vie portant la marque de la normalité et de la décence, celles des sociétés occidentales, de celles qui présentent avec elles des écarts significatifs : un topos pratiquement universel dans les films coloniaux, c’est celui de la tribu : nous (les Occidentaux, les Blancs), nous vivons dans des sociétés solidement agencées autour de repères aussi solides que la classe (le groupe social), la famille monogamique et l’individu – et l’Etat, bien sûr. Les « autres », eux, trahissent leur manque de civilisation et leur caractère plus ou moins anomique en vivant dans des formes tribales – celles-ci peuvent être de toutes sortes, mais ce qu’elles ont en commun, c’est leur manifeste infériorité sur nos formes d’organisation sociale.
Les films coloniaux peuvent être indifféremment le théâtre d’affrontements historiques ou locaux entre les Blancs et les peuples colonisés ou bien de drames intimes, de situation d’entente plus ou moins harmonieuse entre colons, maîtres blancs et peuples autochtones. Cette grande diversité d’intrigues, de situations imaginaires ou au contraire d’évocation de faits et événements historiques n’est pas ici le point crucial. Ce qui compte avant tout et qui fait l’unité du genre, c’est le fait que dans un film colonial, ce qui est en jeu, constamment, explicitement ou implicitement, directement ou indirectement, c’est la hiérarchie des races et donc la supériorité du Blanc en tant que colonisateur et incarnation de la vie civilisée. Ceci ne veut pas dire que tout film colonial soutient la thèse de cette supériorité et en fait l’apologie . Cela veut simplement dire que c’est ce motif qui y est en question, au centre du tableau, c’est cette notion même qui constitue la matrice du film colonial.
Ce qui a pour effet d’ailleurs que le film colonial, comme la modernité, programme et inclut d’une façon décisive ce qui lui succède : le film post-colonial, le film anti-colonial(iste), le film dé-colonial – des sous-genres qui, bien sûr, ont proliféré après le démantèlement des grands empires coloniaux et, disons, pendant et après la guerre du Vietnam notamment – ce sont des films qui demeurent amplement situés dans l’espace découpé par le film colonial. Bien sûr, les messages explicites, les intrigues et les « fables » (« la morale de l’histoire ») peuvent différer du tout au tout, les méchants du film colonial deviennent éventuellement les bons du film post-colonial ou anti-colonialiste, mais ce qui demeure invariant, c’est la description d’un monde divisé non pas simplement entre gens de statut social différent, riches et pauvres, mais bien entre maîtres et serviteurs (voire esclaves) et le fait que cette division est placée sous le signe de la race.
Or, tout le problème, pour le monde d’aujourd’hui encore, demeure amplement et sur tout le pourtour de la planète le même : comment sortir de cette configuration, de cette topographie à la fois mentale et pratique, c’est-à-dire enracinée dans des découpages, des territoires, des formes de conflit, des rapports de force ? Le « post »- demeure, bien souvent, enfermé dans les formes de ce dont, en lui succédant, il est censé s’émanciper ; ceci tout comme la « post-modernité » demeure, le plus souvent prise dans les filets d’une modernité qu’elle ne parvient pas à surmonter, à défaut d’en réaliser les promesses.
En voici deux exemples. Dans un pays comme la France, on a vu proliférer, à partir des années 1980, tout un cinéma de genre, plus ou moins réaliste ou naturaliste, dont l’action se situe sur les franges des grandes villes, dans ces quartiers excentrés qui ne sont pas à proprement des banlieues mais que l’on appelle plutôt les « cités ». Les cités, ce sont des quartiers dans lesquels se trouve concentrée toute une population généralement pauvre voire très pauvre, mais le plus souvent d’origine post-coloniale, une population dont la différence ethnique, culturelle et souvent religieuse est visible et une population, composée en grande majorité de travailleurs peu qualifiés, de chômeurs, de mères au foyer... Ces films de « cités » sont bons ou moins bons, voire mauvais, ils sont l’œuvre de réalisateurs de sensibilités et provenances différentes, certains eux-mêmes d’origine post-coloniale. Mais ce qu’ils ont tous en commun est parfaitement distincts : les formes de division, de confit, les « problèmes » qu’évoquent leurs films sont ceux de la Colonie désormais transposée dans les espaces métropolitains – la relation entre « espèces » différentes, relation ayant évolué de la stricte opposition entre Blancs et non-Blancs vers des antagonismes entre « cultures » décrites comme engagées dans des conflits immémoriaux, voire des cultures incompatibles – la version locale du fameux clash of civilizations.
Ces films, donc, quelles que soient les intentions et dispositions de ceux qui les réalisent, demeurent placés sous l’emprise du dispositif colonial ; ce sont des films post-coloniaux, souvent inspirés par une perception très critique des séquelles du colonialisme dans les ex-puissances impériales européennes. Mais, pour l’essentiel, ils demeurent enfermés dans l’espace et mental et les topographies réelles de la Colonie, des espaces dans lesquelles Blancs et non-Blancs vivent dans des espaces séparés. Ils demeurent pris dans la structure coloniale exactement comme l’est la société française ou comme la société états-unienne demeure engluée dans l’histoire de l’esclavage – de Naissance d’une Nation à « Black Lives Matter » en passant par Autant en emporte le vent [3].
C’est très précisément le motif autour duquel s’agence un film comme Get Out de Jordan Peele (2017) – l’histoire d’un jeune couple formé d’une jeune fille blanche issue de la classe moyenne éclairée et progressiste et d’un jeune garçon afro-américain, également éduqué et bien élevé. Ils rendent visite aux parents de la première, dans leur villa avec jardin et piscine, où le garçon est accueilli avec sympathie par les premiers qui ne ménagent aucun effort pour lui faire sentir qu’ils sont émancipés de tout préjugé racial vis-à-vis des Noirs américains – « si j’avais pu voter deux fois pour Obama, dit le père, je l’aurais fait ». Mais peu à peu, notamment à l’occasion d’une garden party rassemblant les amis des parents de la jeune fille, tous plus blancs, progressistes et bobos les uns que les autres, toutes sortes de dérèglements infimes de cette belle construction vont le produire, faisant peu à peu basculer l’histoire, pour le jeune Noir, dans la plus sinistre des dystopies... Ce film apparaît, à la fin de l’ère Obama, comme une réponse et une impitoyable déconstruction ou révocation d’un autre film, célèbre et classique Devine qui vient dîner, de Stanley Kramer, avec la star Sidney Poitier (1967) et dont le message humaniste et plein d’optimisme accompagnait, à l’époque l’avènement des luttes en faveur de l’égalité civique et de la fin des discriminations subies par les Afro-américains aux Etats-Unis. Non, statue l’auteur de Get Out, les choses n’ont pas tourné comme l’anticipait le progressisme de la gauche hollywoodienne, le color divide, sous Obama, est toujours là et bien là, avec son cortège de discriminations et de violences structurelles et ciblées – suremprisonnement des Noirs et autres minorités aux Etats-Unis, violences policières, discriminations civiles (entraves à l’exercice du droit de vote dans de nombreux Etats), etc. Sous le trompe-l’oeil Obama, premier président « noir » des Etats-Unis se laissent entrevoir les prémisses du retour du suprémacisme blanc décomplexé, avec Trump. Get Out est à ce titre, un film qui va à l’essentiel : il met en intrigue la persistance non seulement de ce que le terme de « racisme » est trop vague pour saisir, dans le contexte états-unien notamment, mais bien du color divide comme trait constituant de l’histoire de ce pays, hérité de la traite des esclaves et de l’économie de plantation.
La question intéressante, tant du point de vue d’une analytique des récits que de la fonction politique du cinéma dans ses rapports à la mémoire collective, serait de savoir comment pourraient se produire des déplacements, des bifurcations permettant de sortir pour de bon du champ balisé par le film colonial. Moins de se situer après lui que hors de son emprise, résolument sur son bord extérieur. Ici se dessinent plusieurs lignes de fuite, de qualité tout à fait inégales. Certaines ne sont en effet que des faux-semblants, tandis que d’autres dessinent des perspectives d’émancipation réelles.
Les faux-semblants, ce sont des films fondés sur une opération discursive, une construction narrative que j’appelle suture. Il s’agit, là où les formes traditionnelles du récit cinématographique attachées à la Colonie, circonscrites dans la grande forme coloniale, entrent en crise, là où ces récits se mettent à « fuir » de toutes parts et à entrer en conflit avec les normes et les sensibilités du présent, de produire des déplacements limités, des aménagements dans les récits dont l’effet, sinon l’intention délibérée des réalisateurs, est de sauvegarder l’essentiel – disons, en premier lieu, la place centrale du narrateur occidental blanc. Les stéréotypes culturels et raciaux destinés à assigner leur emplacement structurel aux « peuples de couleur » sont atténués, corrigés, contrariés voire rendus indétectables, les rôles « ethniques » ne sont plus confiés à des acteurs blancs « blackfaced » ou grimés en Indiens, en Mexicains ou en Chinois mais à des comédiens issus de ces mondes, la « couleur » ou la particularité ethnique cesse d’être directement associée à des qualités (ou leur opposé) morales – en bref, la grammaire des espèces est bousculée, les récits brouillent les pistes des récits traditionnels où était à l’oeuvre la matrice coloniale et impériale. Dans le cinéma de Hollywood (et, plus général le cinéma occidental), la diversité des apparences ethniques devient la norme, par inversion : là où la norme était, dans les films hollywoodiens classiques, que le Noir soit ou bien un serviteur empressé ou bien un ahuri grotesque, il devient désormais obligatoire que, dans un film de conquête de l’espace, un Noir et un Asiatique figurent au casting des seconds rôles. Cela devient un pur procédé et cela ne change rigoureusement rien – la police, aux Etats-Unis, n’en tue pas moins d’Afro-Américains pour autant.
La suture, c’est l’opération qui consiste à faire des films dans lesquels la tournure blancocentrique et occidentalocentrique demeure hégémonique (la matrice), tandis que les quotas de diversité et la « dignité » ( à défaut d’égalité) des « minorités visibles » (fausses minorités, vraies majorités...) sont scrupuleusement respectés... dans les films grand public hollywoodiens et post-hollywoodiens. La « diversité » devient le gimmick destiné à masquer la perpétuation du color divide et de ce qui le fonde.
Il faut toujours se méfier, au cinéma, de ce que le sociologue judéo-allemand exilé aux Etats-Unis Siegfried Kracauer, auteur entre autres du classique essai sur le cinéma expressionniste allemand De Caligari à Hitler, appelait « les joues roses de la moralité » – la bonne intention et la bonne couleur morale d’un film [4]. Ceci particulièrement dans les films dont la Colonie ou la post-colonie est le théâtre. Le passage au régime post-colonial et apparemment dissocié du temps de la colonisation est un pur faux-semblant lorsque ce sont, comme c’est le cas dans une infinité de films peuplés de bonnes intentions, de bons Blancs humanitaires, progressistes et éclairés qui volent au secours des colonisés d’hier devenue entretemps des malheureux du Tiers monde ; lorsque, donc, dans ces conditions, le blancocentrisme narratif n’a fait que se réorienter, se renouveler, se recycler : au lieu d’être dans la peau du chasseur de fauves équipé de ses guides et de ses porteurs indigènes, le voici transfiguré en médecin au grand cœur des parias de la Cité de la joie, le bidonville géant de Kolkota, à moins que ce ne soit en avocate persévérante et dévouée – et impeccablement blanche (Judy Foster) – du faux terroriste reclus et torturé à Guantanamo [5]. On trouvera le parfait équivalent de ces fausses sorties hors d’un cinéma fondé sur la grammaire des races dans plus d’un western post-classique, de gauche et antiraciste – mais dans lequel ce seront des Blancs épris de justice aux yeux bleus qui feront rempart de leur corps devant des Indiens mis à mal par des colons cruels et racistes – des Indiens dont les premiers rôles continueront sans relâche à être interprétés par des acteurs « caucasiens » enduits d’un épais fond de teint foncé. Cet exemple montre, en passant, que de nombreuses formes d’hybridation existent entre les films coloniaux et d’autres relevant d’autres genres – westerns, films noirs, road movies... Les frontières ne sont pas toujours clairement dessinées, notamment avec le western que l’on peut voir comme une sorte de film colonial interne à l’histoire et au territoire des Etats-Unis – mais indissociable de ses frontières mouvantes aussi – l’enjeu de la grammaire des races n’y est pas moins central et décisif que dans les films coloniaux classiques.
Il semblerait que des lignes de fuite hors de l’espace dans lequel se tient le film colonial ne se dessinent véritablement que lorsqu’apparaissent de nouveaux narrateurs eux-mêmes issus du monde des colonisés, situés dans ce monde même ; lorsque se forment de nouveaux foyers narratifs à partir desquels l’histoire et les personnages de la colonie et de la post-colonie sont abordés par les films dans des perspectives décentrées, du point de vue des anciens colonisés eux-mêmes ; lorsqu’émerge un cinéma indien (bengali notamment), africain, latino-américain (etc.), lorsque, dans les anciennes métropoles coloniales et impériales, des cinéastes issus des minorités ethniques ou post-coloniales (les Africains Américains aux Etat-Unis, les enfants d’immigrés en France ou en Grande-Bretagne) s’emparent de la caméra et imposent le contre-champ du regard colonial sur le monde.
Le cinéma bengali, par exemple, raconte une histoire de l’Inde sous domination britannique, de la lutte pour l’indépendance et des premiers temps de celle-ci dont le premier trait est sa totale hétérogénéité au cinéma britannique ou hollywoodien situé dans les mêmes contextes – les personnages, les lieux, les intrigues, tout y est différent comme si ces films se situaient dans des mondes sans commune mesure, totalement autres : prenez n’importe quel film de Satyajit Ray, par exemple, et tentez de le superposer à un film colonial hollywoodien standard comme Bhowani Junction (1956) de George Cukor, situé dans les temps qui précèdent immédiatement l’indépendance indienne.
Une même histoire en constitue la toile de fond, mais ce sont des mondes qui ne communiquent pas ; l’indice qui ne trompe pas, encore une fois, c’est ce qu’il faut bien appeler, dans le film colonial, la rigoureuse police raciale des corps qui préside au choix des acteurs : qu’ils incarnent des Blancs, des métis ou des Indiens, les principaux acteurs sont des Blancs hollywoodiens, plus ou moins grimés – à commencer par la star Ava Gardner qui joue le rôle d’une métisse. Les Indiens ethniques mobilisés pour le film sont là pour figurer la masse, la foule, en proie à ses affects, souvent débordante, dangereuse par définition. On a là une police des corps qui colle au plus près aux représentations et aux pratiques coloniales – ceci dans un film tourné près d’une décennie après l’accession de l’Inde à l’indépendance : l’individualité, avec toutes les complexités qui y adhérent, c’est une caractéristique blanche, un privilège occidental. L’état naturel des colonisés, c’est le collectif plus ou moins anomique – la masse. Lorsque le colonisé est extrait de cette masse pour être individualisé, il le sera toujours sous une forme stylisée à l’extrême, simplifiée et caricaturale – un bon, nationaliste modéré et partisan de la non-violence, partisan de Gandhi, ou bien un fanatique, musulman de préférence et agent de l’expansionnisme japonais pendant la Seconde guerre mondiale.
Ici, comme toujours dans le film colonial, le récit s’agence autour de chaînes d’équivalence biaisées et caricaturales – communisme, terrorisme, islamisme contre gandhisme, non-violence, modération, bouddhisme. Comme si les complexités des derniers temps de l’Empire britannique aux Indes pouvaient se réduire à ces simplifications biaisées. Ici, le film colonial réécrit, corrige l’histoire en la transformant en conte moral au plus près des intérêts et de la vision de l’histoire de l’ancien colonisateur. En fait, s’inspirant d’un roman écrit par un ancien militaire britannique en Inde, le film colonial tardif se présente ici comme une répétition, une reprise (reenactment) de la colonisation – au temps où la décolonisation est en plein essor sur tout le pourtour du globe et où l’Inde indépendante fait ses premiers pas. La réalisation du film post-colonial devient un geste nostalgique dans lequel se célèbre, envers et contre tout et dans le contexte des dernières heures de la Colonie, le bon vieux temps de la colonisation.
On voit bien ici comment le film colonial fonctionne comme un genre global : Cukor, le réalisateur de Bhowani Junction, est un réalisateur d’origine hongroise et juive né aux Etats-Unis, ayant fait toute sa carrière à Hollywood et excellé notamment dans le genre léger et divertissant – les comédies pétillantes du genre My Fair Lady, Une étoile est née, etc. – tout donc sauf l’auteur d’un cinéma à vocation politique, tourné vers les tragédies historiques du passé ou du présent ; or, c’est précisément ce profil d’entertainer de Cukor, passé de Broadway à Hollywood, prince du cinéma de divertissement (du samedi soir et du dimanche après-midi) vendu aux masses états-uniennes dans le climat un peu lourd de l’après-guerre (Guerre froide, chasse aux sorcières...) qui le destine à réaliser, en toute innocence si l’on peut dire, un film colonial exemplaire dans un temps où partout, de l’Indochine à l’Algérie, de l’Indonésie aux colonies d’Afrique subsaharienne, les luttes anticoloniales sont en plein essor. C’est bien là ce qui montre que, du point de vue des industries culturelles blancocentrées, mais aussi du public occidental qui en consomme les produits, le film colonial, c’est le parfait objet de divertissement – couleurs, aventures, drames, passions, exotisme violent – tout le reste (et qui saute aux yeux quand on voit le film un demi-siècle après) passe en contrebande : la mise en équivalence, déjà, du musulman et du terroriste fanatique, la chasse aux sorcières communistes et, encore et toujours, l’effacement des corps colonisés au profit de corps blancs grotesquement blackfaced.
Regardez maintenant un film de Satyajit Ray, n’importe lequel, et vous y verrez émerger et vivre une toute autre Inde, celle de la colonie en putréfaction ou des premiers temps de l’indépendance, avec ses personnages réels, ses riches et ses pauvres, ses petits bureaucrates et ses prolétaires, ses gros et ses maigres, ses laideurs et ses beautés aussi, ses mélanges linguistiques, ses contrastes... Un monde dans lequel le personnage du maître blanc qui occupe tout l’espace dans le film colonial s’est comme effacé ou est passé à l’arrière-plan, comme une ombre, un fantôme, voire comme une pure illusion. Le cinéma des post-colonisés, en ce sens, agit constamment comme un retour au réel en déchirant le voile, le drapé chatoyant du film colonial.
Un mot pour finir : je ne veux pas dire qu’il n’existe pas de films très distinctement anticoloniaux, anticolonialistes, réalisés par des auteurs blancs, issus des pays du Nord global, en Europe et en Amérique. Il en existe par exemple de très bons qui se rapportent à la guerre d’indépendance des Algériens [6]
– la raison pour laquelle ils ont été si longtemps censurés en France. Amigo, film du réalisateur états-unien John Sayles (2010) est également un contre-récit exemplaire de la colonisation des Philippines par les Etats-Unis, au tournant du XIXème siècle. Ces films existent et d’autres aussi... mais ils ne sont pas nombreux, si on les compare à la masse de ceux qui ont véhiculé les stéréotypes coloniaux et qui, aujourd’hui encore, en font encore circuler le poison.
Maintenant, le chantier qui demeurerait à mettre en route serait celui-ci : qu’est-ce qu’un film décolonial – ou plutôt : que serait-il, que pourrait-il être ? Quel sens pourrait-on donner à cette notion même ?
Filmographie complémentaire
The Black Narcissus (Michael Powell, Emeric Pressburger, 1947)
King Solomon’s Mines (Compton Bennett, 1950)
Thunder in the East (Charles Vidor, 1951)
Rains of Ranchipour (Jean Negulesco, 1955)
North West Frontier (J. Lee Thompson)
Zulu (Cy Ebfield, 1964)
The Sundowners (George Templeton, 1950)
Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981)
Chocolat (Claire Denis, 1988)
Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Emile Noiraut