Que peindre et pourquoi ? Du « Groupe de Puteaux » au « style déconstructiviste »

, par Thierry Briault


Je ne m’intéresse qu’aux formes visuelles en peinture. Je me souviens de ma vision d’avant. Adolescent bien doué pour la peinture, ayant un niveau d’autodidacte. Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours dessiné, à la maternelle on ne faisait que cela, coloriage et peinture, sinon des collages de tissus en feutre, des assemblages de tesselles de mosaïque, c’était uniquement les Beaux-arts. A l’école primaire j’étais le meilleur pour dessiner les Batman ou les Mickey. A onze ans je voulais faire de la bande dessinée, j’en faisais. Je ne jurais que par Moebus -Girault en dessin, ou le dessinateur de Rahan, avec les magazines illustrés Pif et Pilote. John Buscema aussi, le dessinateur de Surfer d’argent, avec les premiers Marvel en France. j’ai découvert par la suite à travers Surfer d’argent que j’aimais déjà Michel Ange et les nus hellénistiques sans le savoir, ces corps musclés contorsionnés en mouvement et s’envolant. Je dessinais donc des planches. Le professeur de dessin en 6ème m’accusait de ne pas en être l’auteur. En 5ème un autre professeur fut plus encourageant en me voyant dessiner des hippies. Je me suis mis au lavis, à la peinture à l’encre de Chine et réalisais des portraits de mes proches et amis d’un premier jet sans gomme ni crayon. Puis insensiblement j’ai abordé la peinture à l’huile à treize ans. J’étais plutôt surréaliste, voire dadaïste. Un surveillant de classe, étudiant, me fit découvrir la revue Chronique d’Art vivant, revue de référence à l’époque en matière d’art contemporain, j’ai récupéré de nombreux exemplaires qui étaient donnés à la Galerie Maeght, maison éditrice, à la fin de la publication. J’étais donc un amateur d’art contemporain, j’en viens en réalité. A quinze ans. Mes parents m’emmenaient visiter la jeune biennale de Paris, on traversait des installations. J’étais acquis à un art d’idée, de critique, d’ouverture intégrale à la vie et au monde. Mon savoir-faire de peintre comme on dit en arts plastiques me conduisait vers un réalisme d’idée, j’en cherchais avant de peindre. J’admirais Ingres mais aussi les performances et je voulais peindre l’intime, j’ai exposé des peintures et des dessins hyperréalisants, avec de « bonnes idées » , un tableau à la manière de Rembrandt éclairant les organes génitaux ou le clair obscur focalisé sur les pieds uniquement. Il se trouve que je suis originaire de la ville de Puteaux, ville que j’ai connue sans les tours de la Défense, et sans avoir eu le temps de voir les ateliers des frères Duchamp et de Kupka disparus sous l’esplanade de la Défense, le nouveau quartier d’affaire.Tout un symbole. Mes parents comme beaucoup de putéoliens ignoraient l’existence de la Section d’or, ou Groupe de Puteaux qui organisait les expositions cubistes, mes parents ne s’intéressaient pas à vraiment l’art mais se laissaient influencer, tout en déjeunant parfois au restaurant de Camille Renault le collectionneur et marchand du Groupe de Puteaux où se trouvaient exposées des peintures, sans bien comprendre. J’eus l’occasion d’exposer au salon de Puteaux un tableau intitulé « Saturation de l’art » écrit en caractère romain sur la toile, avec un autoportrait et une palette collée.
Je sentais malgré l’avis de tous, que quelque chose m’était étranger en peinture. On me croyait pourtant entièrement formé, n’ayant plus rien à apprendre. Un jour j’entendais parler d’un certain équilibre à constater dans un tableau de Picasso que j’aimais comme tout ce qui pouvait s’apprécier sémantiquement ou littérairement, j’aimais déjà l’art conceptuel, Support-surface. Du haut de mes quinze ans. Mais l’équilibre d’une composition, je ne la sentais pas avec précision. Je commençais à deviner qu’un monde caché se tenait derrière les apparences. Un monde d’harmonie visuelle.
Duchamp d’ailleurs le savait qui n’aimait pas non plus cette façon de divulguer le savoir ésotérique de la peinture comme l’on fait les cubistes et beaucoup de modernes. Non pas un monde invisible en soi, le contraire de la querelle des images byzantines, mais un monde visible derrière du visible.
Et donc un jour, quelqu’un m’a ouvert les yeux.
René Pradez peintre d’origine belge qui enseignait au cours municipal de Puteaux et dernier représentant de cette école de Pureaux m’aura donc initié. Pradez a repris la géométrisation absolue d’un Jacques Villon, frère de Marcel Duchamp, allias Gaston Duchamp et organisateur des expositions cubistes rue La Boétie.
Par sa formation je peux dire que la peinture m’est apparue de façon entièrement nouvelle comme un monde d’harmonie entre les éléments picturaux avec des règles plastiques que je n’ai retrouvées nulle part énoncées d’une façon aussi exhaustive et profonde, au point que je ne voulus pas entrer aux Beaux-arts de Paris. René Pradez m’a encouragé à passer le concours d’entrée. L’académie moderne y régnait. La dictature de l’aplat, comme je l’appelle, nous enjoignait à rester sur le plan du tableau, à la surface du tableau, à rompre avec l’illusion de l’espace à trois dimensions, à ne jurer que par l’espace plan. L’abstrait dominait aussi. Les enseignants avaient mal vécu l’académie classique, antérieure. Je fis de belles rencontres, et les étudiants dans ce lieu apportaient leurs propres expériences, certains ayant aussi reçu une formation ailleurs. J’ai participé à la copie d’un Christ roman monumental à l’atelier de fresque en exécutant la tête, il s’y trouve encore. J’y fis la rencontre de ma regrettée compagne Monique Stobienia. Mariés « a fresco » dira Derrida plus tard.
Précisons que ces règles plastiques enseignés par René Pradez, sont applicables à toute l’histoire de l’art, art africain ou asiatique, antique ou médiéval. J’ai prêché la bonne parole et invité une bonne dizaine d’élèves des Beaux-arts à poursuivre leur formation avec Pradez.
Voilà pour la plastique pure que j’ai nommée ainsi au cours de mes jeunes années, puisque la révélation phénoménologique, husserlienne et heideggérienne correspondait aussi à ces années d’apprentissage avant les Beaux-arts ou en parallèle.
L’époché husserlienne doit aussi beaucoup à la suspension du regard moderne en peinture, nous le savons par certains écrits de Husserl et son successeur, Roman Ingarden, fondateur de l’esthétique phénoménologique s’est employé à définir ce regard abstrait qui n’est pas non plus l’apanage des peintres non figuratifs mais désigne le mode d’appréciation pictural en général, le regard abstrait de tous peintres dignes de ce nom.
Pour ma peinture personnelle, un propos a surgi progressivement dans mon atelier de Puteaux en cherchant des structures géométriques sur des têtes et des corps de façon gestuelle. Ce qui venait en excroissance commençait à me captiver.
Bien sûr une analyse de la Plastikwollen qui prolongerait le Kunstwollen de Riegl est à interroger sur un mode psychanalytique : d’où viendraient les pulsions du peintre pur, chez moi et chez d’autres ? De même la pureté de l’art ou le jugement de goût pur qui nous a valu une belle polémique entre Bourdieu et Derrida. J’y ai répondu ailleurs au moins dans les séminaires de René Schérer, en particulier celui que j’ai animé avec lui.

Mon propos

Le propos plastique de cette peinture est la « saillance » ou la saillie des premiers plans devant les figures. Une occupation de l’espace devant les personnages ou figures humaines qui se fait en général par des éléments volants. Mais les premiers plans appartiennent à la figure et non à l’espace. Ils prennent la forme de greffe, d’excroissance, d’émanation et d’édicule, de tache, de trace, d’éclat, de plan, de trait, satellisés ou en suspension, émanant du pôle figuratif, parfois projetés vers le corps ou la tête. Ce fatras et cette accumulation, ce rayonnement et cette surcharge n’appartiennent donc pas à l’espace au sens où il constituerait un environnement indépendant, où les objets se tiendraient dans un vis-à-vis égal avec les têtes ou les corps.
La subjectivité ou la centration de la composition est totale : même lorsque les éléments semblent de passage, retenus un instant sur les visages.
Il ne s’agit ni d’un milieu ni d’un environnement puisque l’appropriation apparaît encore une fois totale. Pas de surimpression non plus : elle constituerait une erreur de vision et de fabrication. Si les éléments et les placages (selon une première impression) ou formes rapportées sont parfois diaphanes, la transparence est ici un procédé occasionnel de mise au point effectuée dans telle ou telle toile, une manière ou une modalité dans l’expression et le traitement du propos plastique qui est le nôtre.
A quoi il faut ajouter une floculation des formes, une exfoliation de ce qui constitue l’enveloppe du corps figuratif. La surface connaît des effets de minéralisation et de superposition des plans qui rendent incertain le niveau ou la place exacte où se situe la surface du volume. Car le travail spécifique sur la forme est ici le produit d’une sorte d’appel d’air (allant parfois jusqu’à l’implosion ou l’explosion) créé par les premiers plans devant les figures. D’où les trouées, les excroissances et les percements de toutes sortes pratiqués dans le volume et mises en relation avec les trouées protéiformes de l’espace lui-même.

L’impasse des peintres ou la Porte aux peintres

Walter Benjamin sans les passages

Il existe à Paris, au croisement des rues Étienne Marcel et Saint-Denis, une impasse dénommée Impasse des peintres. C’est peut-être la nôtre. Mais découvrir la rue des colonnes, près de la Chaussée d’Antin, ou le magnifique lycée Condorcet chef-d’œuvre néoclassique lui aussi, manquerait-elle encore de perspective, ou d’ouverture en supposant la seule délectation, en préconisant la simple lecture des formes, en adoptant l’unique attitude de l’artiste peintre, du sculpteur. Voir la ville ainsi, et l’art en général, nous condamnerait-il nécessairement à parcourir une voie sans issue ? L’aporétique du regard pictural n’est-il pas au contraire une forme de salut, un peu schopenhauérien, une mort à Venise heureuse ? Elle est le contraire de l’approche benjaminienne de l’art, faite de flâneries bien connues, au sein de ces fameux passages parisiens notamment. Le Passage du Caire qui aurait inspiré Walter Benjamin, s’ouvre d’ailleurs sur la rue Saint-Denis. Et non loin de la si mystérieuse et amusante Impasse des peintres. Ainsi je ne croiserai jamais Walter Benjamin, en peinture, ni en architecture. Pourquoi donc ? Parce que sa conception de « l’espace d’images » par exemple (Bildraum), privilégiant le cinéma et l’architecture, sur le mode du divertissement, afin de susciter le sentiment collectif révolutionnaire, et sans la concentration sur l’œuvre, sans la contemplation qui fait le passionné de peinture et d’architecture, sans cette attitude désormais dépassée selon Benjamin, sans le regard formel de la peinture pure, cette thèse et celle de la perte de l’aura nous a éloigné de lui.
Pour ceux dont la flânerie est la condition d’un parcours poétique de la ville, l’impasse des peintres est notre carcan dogmatique. Pour les peintres, tous les passages, toute la sphère du capitalisme littéraire de l’art est une impasse démultipliée, infiniment parallèle à notre monde de rétiniens que nous sommes tous nous autres artistes de la plastique pure.

La perspective Nevsky de Gogol, on s’en souvient, s’ouvre sur deux jeunes hommes, dont l’un est peintre. Observant longuement le spectacle, ils avisent à la fin deux jolies femmes, et décident de les aborder aussitôt, chacun de leur côté. Ce récit rejoint les passages parisiens de Walter Benjamin qui évoque aussi la même figure : la rencontre , mais la femme que le peintre a choisi et dont il s’est déjà épris, se révèle être une prostituée. Le poème de Baudelaire "Le désir de peindre", évoquant une passante fugitive, prostituée ou non, telle est aussi le poème de la peinture pour un Baudelaire. Et dans la nouvelle de Gogol, la « femme idéale » aux yeux du peintre, qu’il croit voir dans cette grande beauté déchue, conduira l’artiste au suicide.1
La prostituée est pourtant l’amie de Van Gogh et de Lautrec, nous le savons.
La jeune fille chez Deleuze revêt encore un autre sens, nous l’avons abordée, comme le rêve dangereux d’un autre sur soi. Mais le figural, l’haptique et le diagramme chez lui, nous séduisent moins que le signe asignifiant.
La « jeune fille » est encore Nadja, véritable allégorie de la « plasticienne » et de l’art contemporain.2
Il existe une figure de la littérature érotique, dans un livre admiré de Sade, Thérèse philosophe, une certaine Bois-Laurier qui se disait à la fois catin et vierge : défiant la logique de l’hymen derridien, du ni dedans, ni dehors, elle était munie d’une membrane résistante.

Un florilège de « plastophanies », donc, car nous entendons sous ce mot de plastophanie la révélation de la plastique pure dans le concept, ou élevée au concept, bien qu’il y ait des plastophanies internes à l’œuvre picturale, et non seulement dans les écrits d’artistes, ou chez les écrivains qui furent en contact avec les peintres. C’est aussi l’histoire d’un emprunt de notre concept de « plastème » par un philosophe médiatique (BHL à son exposition à la Fondation Maeght).
Le texte « La plastique pure » reprend les définitions de la plastique qui nous importent et confronte cette notion au concept de vie qui lui est souvent opposé. C’est souvent au nom de la « vie » que l’on a organisé la sortie de la peinture, sortie qui la congédie, dans le passage labyrinthique de l’art contemporain, justifiant la « sortie » de la peinture elle-même, comme on dit de quelqu’un d’excédé qu’il fait une « sortie ».

Au fond ces textes, ces communications et conférences, explorent la plastique pure comme si elle représentait une véritable question de « virginité » : la jeune fille, un peu folle sans doute, en affichant aux yeux de certains un simple protectionnisme, définit un espace de peinture pure, à la fois moderne et inscrite dans l’histoire de l’art, moderne et classique, au sens cette fois du schéma moderno-classique invoqué par Alain Badiou et qui manque terriblement aujourd’hui pour sortir du schéma issu du romantisme allemand où nous nous trouvons encore, celui qui domine la situation et a engendré en grande partie l’art contemporain, généalogie romantique alliée à une autre généalogie : à la culture populaire des fêtes foraines d’autrefois, aux cabinets de curiosité, aux cabarets, au groupe des Incohérents, etc., et qui se sera muée en une sorte de dandysme généralisé. Son ennemi à elle la plastique, est donc aussi la littérature.
C’est en somme, si j’ose dire, les « périplastéticiennes » ou l’Impasse des peintres. Dans le double génitif ici : impasse réservée aux peintres, c’est-à-dire imposée, ou impasse dans laquelle la peinture-peinture se fourvoierait, si on nous suivait. Dans tous les plis de la vie.
Soit : la commerelle.3 La peinture y trace une ligne de clivage, une coupure continuée. Alors que le peintre de l’art pour l’art y disparaît littéralement dans son tableau, comme l’imagine notre philosophe-poète, toujours un peu assassin en pareille circonstance.
La peinture-peinture pratiquera cette coupure pure parmi toutes les « images » benjaminiennes, image dialectique, espace d’images, etc., en s’appuyant sur l’œuvre d’art autonome, sur la « Dingform » qu’Adorno lui opposait.
L’art contemporain ou ce qui se nomme ainsi serait l’art de ne pas voir la peinture. L’objectivation esthétisée des différentes manières de ne pas voir la peinture.
A nous de reconstituer une autre image dialectique, picturale, plastique, une autre constellation, ou configuration faite de ces œuvres picturales « à l’arrêt » pour nous rencontrer depuis toujours, aujourd’hui.
Il faut désaffilier « l’art contemporain », de la peinture, et le prendre pour ce qu’il est : un art complètement différent, aussi différent que le cinéma ou la littérature.

Il nous reste à citer Benjamin sur le registre de la « plastique » justement, une théorie qui donne droit à ce qui sera appelé du nom d’attitude, art d’attitude, ou attitude comme forme, tout en l’interdisant aussi d’une certaine façon. Il se peut qu’elle plaise au philosophe, ou au professeur d’art contemporain, très féru d’art conceptuel.

Selon Walter Benjamin le poématique ou noyau poétique (das Gedichtete) « est l’unité synthétique de deux ordres, celui de l’esprit et celui de l’intuition sensible. Cette unité reçoit son cachet spécifique comme forme interne de telle création particulière ». « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin ».4
Le poématique serait donc une sorte de synthèse d’un niveau noétique et d’un niveau thymique entendue comme survenance d’une forme interne (Gehalt), autrement dit une teneur, un contenu comme substance. Qui est le sentiment immédiat de la vie. Selon Benjamin cette Gehalt, cette forme interne relève d’une tâche. La tâche du poème est à entendre comme présupposition des relations qui y sont en jeux. Autrement dit comme exposition. Par là le pur contenu poétique cesserait d’être un concept limite. Une plastique temporelle relie l’art et la vie. Si nous nous projetons à la fin du texte de Benjamin, il nous livre la seconde partie du raisonnement 5 :

« La forme interne (Gehalt) n’existe que si elle prend figure (Gestalt). Et c’est cette relation d’exposition qui à la lettre détermine le poématique quand la forme interne comme contenu accède au statut de forme externe comme figure. » C’est ce que Benjamin nomme la configuration (Gestaltung) : « Le travail de configuration, le principe plastique interne est porté à une telle intensité que la fatalité de la forme morte frappe le dieu, que – pour parler en image – la plastique a passé du dedans au dehors et que le dieu désormais s’est entièrement objectivé. La forme temporelle, mise en mouvement, surgit du dedans au dehors. L’être céleste est apporté. C’est ici une très haute expression de l’identité : le dieu grec est entièrement livré à son propre principe, à la figure. Le suprême méfait est nommé : l’hubris qui n’est entièrement accessible qu’au dieu, le transforme en figure morte. Se donner forme à soi-même, c’est là l’hubris. » La plastique comme sentiment immédiat de la vie et pur noyau poétique dépassant par sa teneur l’opposition matière forme, cette plastique voulant se donner forme à elle-même est l’hubris du dieu.

Cette dimension de la plastique interne dans le temps qu’il faudrait mettre en évidence est donc la tâche du poème : « Il s’agit de cette structure plastique de la pensée dans son intensité dont la conscience plongée en contemplation constitue le fondement ultime. La même relation d’identité qui conduit ici en un sens intensif, à la plastique temporelle de la figure, conduit nécessairement, en un sens extensif, à une forme infinie, à une plastique pour ainsi dire mise en cercueil, dans laquelle la figure se confond avec l’absence de figure. » La plastique illimitée est absence de figure, sa mise en cercueil, (zu einer gleichsam eingesargten Plastik) l’image est forte ; nous trouvons là une sorte d’origine poétique du processus de dé-définition de l’art, si ce n’est celle de la négation des beaux-arts. « La matérialisation de la figure dans l’idée signifie en même temps son expansion infinie, toujours plus illimitée, l’union des figures dans la figure absolue, en quoi se transforme les dieux. » L’idée y devient dominante comme monde pur de la plastique temporelle dans la conscience.

Dans ce commentaire de la poésie de Hölderlin apparaît le concept fondamental de la configuration (Gestaltung) comme ce qui fait prendre figure, comme ce qui fait prendre forme et qui fait alors adhérer l’objet à la mesure de l’identité et au modèle du mythe.
« L’étude du noyau poétique ne conduit pas au mythe, cependant, elle conduit seulement aux liaisons mythiques que l’œuvre d’art façonne en une figure unique, ni mythologique, ni mythique », en construisant le poème, et que le vrai secret du maître artiste selon un mot de Schiller repris par Benjamin consiste donc à détruire la matière par la forme, mais nous savons qu’il s’agit à la fois de la vie comme réalité fondamentale non mise en doute et de l’extinction de l’essence plastique héroïque dans la beauté indéterminée de la nature, c’est-à-dire la mort, selon Hölderlin. Mais le poète dit bien : « Sur le vrai ne va mettre ton pied comme sur un tapis. » Le tapis est une image des plus plastiques aussi. Car la première beauté indéfinie désagrège la figure du poète et bientôt le dieu au lieu de lui donner forme. La mise en cercueil de la plastique.

Lorsque le poème se fait « plastique », l’anti-peinture se tient toujours là. Par où la « plasticité » au sens du façonnage, ne correspond nullement à la réalité plastique, telle que nous la défendons ici, et dans le premier volume de notre philosophie de la plastique pure. La forme interne, telle la sculpture de soi de Plotin, hante la sculpture de plastique pure comme le mauvais spectre littéraire et sémantique qui attend l’occasion de sa sortie performative. Mais l’éclatement simultané de cette figure et du mythe correspondant, est plutôt le résultat du mouvement de la forme pure toujours déjà indépendante selon nous. L’hubris de l’art conceptuel que ce texte de Walter Benjamin nous permet aussi de penser, voire le mythe de l’art contemporain venant de la forme interne supposée, est précisément cette dialectique de la non plastique. Car la teneur, le contenu (Gehalt) est le salaire, le traitement (Gehalt) du poète.
« Pour Benjamin, c’est le nom qui configure réellement la forme. » Nom-forme.6 Il voulut en privilégiant le nom, rompre avec l’ancienne opposition du dessin et de la couleur. Primat du « littème », comme nous le désignons. Nous y reviendrons.
Où l’on retrouve maintenant la rencontre et aussi la circulation dans la ville en guise de forme plastique :
« Or cet après-midi, dont je veux parler ; j’étais assis à l’intérieur du café des Deux-Magots à Saint Germain-des-Prés où j’attendais, je ne sais qui. Alors, tout d’un coup, avec une violence irrésistible, s’est imposée à moi l’idée d’un graphique qui schématiserait ma vie [...] »7
On oublie ou on ignore souvent que le café des Deux-Magots a emprunté son nom à une pièce de théâtre qui nous parle d’une jeune fille, d’un coffre, et nous raconte l’histoire de deux prétendants chinois traités ainsi comme deux magots, deux figurines chinoises, par la même fille et son père lettré, et aussi par les deux aubergistes installés en Chine, aventuriers occidentaux.
Le petit bossu n’a pas vu la casse de la peinture.
Toutefois la conception benjaminienne de l’art ne repose-t-elle pas tout entière dans cette vision, cet apologue qui suit :

« Il s’agit de représenter l’histoire comme un processus dans lequel l’homme, faisant en même temps fonction de gestionnaire de la nature muette, porte plainte au sujet de la Création et de la non-venue du Messie promis. Cependant la cour décide d’entendre des témoins du futur ; comparaissent alors le poète qui le sent, le sculpteur qui le voit, le musicien qui l’entend et le philosophe qui le sait. Toutefois leurs témoignages ne concordent pas, bien que tous témoignent de la future venue du Messie. La cour n’ose pas avouer son indécision. C’est pourquoi de nouvelles plaintes arrivent sans cesse, de même que de nouveaux témoins. Il y a la torture et le martyre. Les bans des jurés sont occupés par les vivants, qui écoutent avec la même méfiance le plaignant et les témoins. Les jurés transmettent leurs places, par succession, à leur fils. Finalement s’éveille en eux la peur d’être chassés de leurs bancs. A la fin tous les jurés s’enfuient, seuls restent le plaignant et les témoins. » Toute la pensée de Benjamin serait contenue là en germe aux yeux de Bruno Tackel.8 Mais le sculpteur censé voir la venue du Messie ne garde sans doute pas davantage la porte ouverte que chaque nouvelle génération chargée selon Benjamin d’une faible force de changement. De même que la théorie de l’histoire n’a peut-être pas besoin selon nous, du Messie, ou d’un messianisme sans messie, d’une messianicité comme le pense Derrida, ouverture sans horizon d’attente, de même le sculpteur ne voit pas le Messie, il n’en est pas le témoin. Il voit autre chose. L’Ouverture suffit peut-être, l’Offenbarkeit heideggerienne, nous en avons parlé ailleurs9, et sans la circularité apparente entre l’Offenbarkeit, et l’Offenbarung, soit entre la révélation historiquement située et la révélabilité, la possibilité d’une révélation.

Tous artistes du rêve.
Le fichu plastique du rêve benjaminien selon Derrida (« Fichus », Discours de Francfort 2001).
Mais c’est en réalité une autre fable, une autre readymadisation, celle de l’Amérique, qu’évoque Adorno à propos du rêve qui laisse une tache, une félure, les rêves les plus beaux ont comme une félure par la différence avec la réalité. « Une telle expérience est fixée de façon inégalable dans la description du théâtre de verdure d’Oklahoma dans L’Amérique, de Kafka ». Derrida cite ce passage des Minima Moralia et souligne qu’Adorno fut hanté par le théâtre d’Oklahoma surtout si l’on se reporte à ses recherches expérimentales aux Etats-Unis, à ses travaux sur le jazz, lorsqu’il analyse un certain devenir marchandise de la culture annonçant une mutation structurelle du capital, du marché cyberespace. Le rêve de Walter Benjamin est présenté ainsi, il s’agit d’une pensée du fichu, de changer en fichu une poésie, de sous-entendre « je suis le fichu » et d’imaginer des images sur un drap, et le passage à la lettre d, nouvelle signature de d.
« Le long récit qui suit remet en scène (c’est ma propre sélection interprétative) un « vieux chapeau de paille », un « panama » que Benjamin avait hérité de son père et qui portait, dans son rêve, une large fente sur sa partie supérieure, avec des « traces de couleur rouge » sur les bords de la fente, puis des femmes dont l’une s’occupe de graphologie et tient dans sa main quelque chose que Benjamin avait écrit. Celui-ci s’approche et, dit-il, « ce que je vis était une étoffe couverte d’images et dont les seuls éléments graphiques que je pus distinguer étaient les parties supérieures de la lettre d dont les longueurs effilées décelaient une aspiration extrême vers la spiritualité. Cette partie de la lettre était au surplus munie d’une petite voile à bordure bleue et la voile se gonflait sur le dessin comme si elle se trouvait sous la brise. C’était la seule chose que je pus « lire » (…). La conversation tourna un moment autour de cette écriture.(…) A un moment donné je disais textuellement ceci : « Il s’agissait de changer en fichu une poésie ». (Es handelte sich darum, aus einem Gedicht ein Halstuch zu machen). (…)Il y avait parmi les femmes une, très belle, qui était couchée dans un lit. En entendant mon explication elle eut un mouvement bref comme un éclair. Elle écarta un tout petit bout de la couverture qui l’abritait dans son lit.(…) Et ce ne fut pas pour me faire voir son corps, mais le dessin de son drap de lit qui devrait offrir une imagerie analogue à celle que j’avais dû « écrire », il y a bien des années, pour en faire cadeau à Dausse.(…) Après avoir fait ce rêve, je ne pouvais pas me rendormir pendant des heures. C’était de bonheur. Et c’est pour te faire partager ces heures que je t’écris. »

« Rêve-t-on toujours dans son lit ? », demandai-je en commençant. De son camp de travailleurs volontaires, Benjamin écrit donc à Gretel Adorno qu’il lui était arrivé de rêver, dans son lit à lui, d’une femme « couchée dans un lit », une femme « très belle » exhibant pour lui le « dessin de son drap de lit ». Ce dessin portait, telle une signature, ou un paraphe, sa propre graphie à lui, Benjamin. On peut toujours spéculer sur le d que Benjamin découvre sur le fichu. C’est peut-être l’initiale du docteur Dause, qui l’avait naguère soigné de son paludisme et qui, dans le rêve, avait donné à l’une de ces femmes quelque chose que Benjamin dit avoir écrit. Benjamin met entre guillemets dans sa lettre les mots « lire » et « écrire ». Mais le d peut être aussi, entre autres hypothèses, entre autres initiales, comme la première lettre de Detif. Benjamin signait parfois familièrement ses lettres « Detlef ». Ce fut aussi le prénom qu’il utilisa dans certains de ses pseudonymes, comme Detlev Holz, surnom politique dont il signa par exemple, alors émigré en Suisse, en 1936, un livre aussi épistolaire, Deutsche Menschen. Il signait toujours ainsi ses lettres à Gretel Adorno, et précisait parfois « Dein alters Detlef ». A la fois lue et écrite par Benjamin, la lettre d figurerait alors l’initiale de sa propre écriture, comme si Detief se donnait à sous-entendre : « Je suis le fichu », voire, du camp de travailleurs volontaires, moins d’un an avant son suicide, et comme tout mortel qui dit moi, dans sa langue de rêve : « Moi, d, je suis fichu. » Moins d’un an avant son suicide, quelques mois avant de remercier Adorno de lui avoir souhaité, de New York, son dernier anniversaire, qui fut aussi, comme le mien, un 15 juillet, Benjamin aurait rêvé, le sachant sans le savoir, quelque hiéroglyphe poétique et prémonitoire : « Moi, d, je suis dorénavant ce qui s’appelle fichu. » Or le signataire le sait, il le dit à Gretel, tout cela ne peut se dire, écrire et lire, cela ne peut se signer ainsi, en rêve, et déchiffrer, qu’en français : « La phrase que j’ai distinctement prononcé vers la fin de ce rêve se trouvait être en français. Raison double de te faire ce récit dans la même langue. Aucune traduction, au sens conventionnel du mot, n’en rendra jamais compte, un compte communicable de façon transparente. En français, la même personne peut-être, sans contradiction et au même instant, à la fois « fichue », « bien fichue » et « mal fichue « . Et pourtant, dans le respect des idiomes, un certain passage didactique est possible, il est même appelé, requis, universellement désirable à partir de l’intraduisible. Par exemple, dans une université ou dans une église un jour de prix. Surtout si l’on n’exclut pas qu’en ce coup de dés le rêve ait aussi joué, Werner Hamacher me le souffle, le prénom de la première femme de Walter mais encore celui de sa sœur alors très malade : Dora, en grec la peau écorchée, griffée ou travaillée. »10 Ce rêve rejoint ceux de Descartes, en ce qu’il combine des images, des écritures et la voyance. Un chapeau de paille fendu et couvert de traces de couleur (on dirait du Beuys et non un Van Gogh), une femme tenant une étoffe couverte d’images et la lettre d que l’on peut lire (c’est du Shwob, Lilith et Uccello), le drap couvert d’images sous lequel se tient une très belle femme, « je suis d, dorénavant fichu », parole prémonitoire de Benjamin, lire et écrire la peinture, l’image ne se peut qu’en rêve, ou en littérature, ajouterons-nous, l’indiscernabilité littèmatique du régime d’identification de l’art readymade qui veut inclure la peinture, l’installation borgésienne du théâtre d’Oklahoma, performance kafkaienne ou borgésienne ou shwobienne, mais certainement pas adornienne, lui qui condamnait l’anti-art, l’art non autonomme, la perte du caractère artistique de l’art et l’industrie culturelle. Celui qui signe je suis foutu est un autre M.D. qui signerait l’impossible, le possible impossible comme dirait Adorno et Derrida, ce que le rêve littéraire nous donne à penser, cette possibilité de l’impossible, réunissant la mystique et l’Aufklärung, le rationalisme émancipateur de Benjamin, c’est d’établir une équation, ou voir le fichu pictural et le fichu littéraire se pensant l’un l’autre comme impossible, la peinture est fichue par la citation d’objets ready-mades, la littérature est fichue par la peinture de plastique pure.


Il existe un peintre qui semble cantonner toute sa recherche artistique à l’intérieur des limites du cubisme, c’est Jacques Villon dont le geste s’appuie, on le sait, sur une certaine science de la division des surfaces et de la répartition des couleurs à partir du cercle chromatique. Pythagoricien peut-être au lieu de platonicien, Jacques Villon n’en demeure pas moins un maître de l’impraticable matière intelligible, unissant le matérialisme d’une œuvre élaborée selon les nécessités des lois plastiques clairement énoncées et revendiquées dans plusieurs textes, avec la dialectique de l’Idée qui le guide et vers laquelle il tend, son registre formel élaboré sur fond de plastique pure géométrisante incluant les qualités de l’impressionnisme, couleur, lumière et modulation, à l’intérieur des plans, liberté et indépendance de la ligne, et intégration de certains accidents de matière, vibration calculée de la touche, reprise de ses peintures au moyen de l’encre, trait à la plume, de la part du graveur qu’il est également.

L’Impasse des Peintres

C’était une ruelle qui longeait extérieurement l’enceinte de l’ancienne Porte Saint-Denis.
Le nom de « Peintres » serait dû au maître-peintre Guyon-Ledoux autorisé à construire sa maison contre le mur de la ville qui avait été démoli. Ou encore le nom de cette Impasse viendrait d’un certain Gilles Lepeintre et d’autres peintres qui y auraient résidé.
La deuxième porte Saint-Denis, également appelée porte aux Peintres du début du XIIIème siècle, se trouvait juste au nord du croisement entre la rue Saint-Denis à la rue Etienne-Marcel, et l’Impasse des Peintres marque l’emplacement du chemin de ronde extérieur.

La Porte aux Peintres

La Portes aux Peintres. “Efface tes traces”. Benjamin l’écrit après Brecht, “Efface tes traces”, ce poème à l’attention des prolétaires dans la ville. “Efface tes traces” écrit Benjamin à la fin d’”Expérience et pauvreté”17. Le promeneur du peuple doit effacer ses traces, on l’enjoint, il n’existe pas, il doit aussi changer cette signature. Et pour Benjamin, c’est sa connaissance de Paris dont le flâneur doit se délester. Mais les traces de la plastique sont souvent bien plus effacées, à la fois non perçue, c’est-à-dire occultée par le sens, ou l’image ; et détruite effectivement dans la ville ou la nature jusqu’à l’oubli.
Or Benjamin sur la peinture fait mieux : il substitue le mot à la peinture. Son petit essai sur la peinture, le signe et la tache, la tache de couleur, interroge le signe absolu et la tache absolue. Le signe absolue se distingue du signe graphique, ou plutôt des lignes géométriques, des lignes d’écriture et des lignes graphiques : car la ligne du signe absolu est “magique en tant que telle” affirme-t-il dès le premier paragraphe de son texte, ses premières lignes, magique en tant que telle parce qu’indépendante de ce qu’elle représente, c’est donc un bon point de départ selon notre optique. La tache colorée recouvre le fond, le dessin au contraire joue avec le fond. Zeichen, “signe” en allemand, renvoie à zeichnen, “dessiner” alors que la tache, qui se dit Mal, renvoie à Malerei “peinture”. Si la ligne graphique est déterminée par son opposition avec le fond nous dit encore Benjamin, c’est d’une importance métaphysique, ce n’est pas seulement une signification purement visuelle à ses yeux mais aussi une signification métaphysique. Le mythe ou l’origine du signe absolu que Benjamin renonce à connaître en raison de sa complexité comme sphère antérieure au signe, se distingue radicalement de la tache absolue, une opposition qu’il voit comme étant d’une “importance immense sur le plan métaphysique”. L’origine de l’opposition à rechercher indique déjà que le signe a un attachement, une relation spatiale à la personne, alors que la tache présente une relation plus temporelle, moins personnelle.
Mais qu’est-ce que le signe absolu ? C’est par exemple le signe de Caïn, le signe que Dieu mit sur Caïn pour le protéger de la vengeance des hommes. Ou le signe sur la porte des juifs pour les protéger d’une des dix plaie d’Egypte, ou encore le signe tracé sur les amphores où prirent place les bandits d’Ali Baba et les 40 voleurs. Le signe absolu a donc une valeur spatiale et personnelle. Ces exemples du signe graphique, dessiné, ne manquera pas de surprendre dans une étude sur la peinture, tant le sémantisme, l’expressivisme sémantique semble prédominant.
Pour l’essence mythique de la tache, il apparaît une différence majeure en ce que le signe absolu se trouve apporté de l’extérieur, et marque des objets inanimés, des bâtiments, des arbres, alors que la tache provient des êtrtes vivants, elles apparaît sur eux comme la lèpre et les taches de vin. De ce point de vue, il n’y a aucune différence entre la tache et la tache absolue. L’hyper sémantisme, l’hyper sémiose des éléments graphiques et picturaux dans cette analyse benjaminienne atteint son premier paroxysme. La tache est toujours absolue, nous dit Benjamin, c’est-à-dire absolument sémantique, parce qu’elle est aussi souvent associée à la faute, rougissement, ou à l’innocence, les stigmates du Christ. La magie temporelle entre la faute et son expiation vient de cette dimension de la tache, et le lien entre le passé et le futur, une résitance du présent supprimée, et le signe prodigieux de la tache que Dieu seul peut accomplir ici.
Pour étudier la sphère de la tache en général, la peinture et des exemples tirées de la peinture vont être ainsi mis à contribution. Procédant à l’analyse de la peinture, benjamin affirme que l’image peinte n’a pas de fond, la tache n’a pas de rapport avec le fond. Une couleur est toujours dans son médium de tache, elle ne se mélange jamais avec une autre tache, ce qui fait que la distinction entre couche profonde ou superficielle n’a pas de sens. Benjamin réduit la tache à la couche colorée, à son pouvoir couvrant et non à sa fonction constructive ou plastique qui la relie à d’autres taches, pour se mêler entre elle sans se fondre automatiquement. Mais pour lui, le médium de la tache est le médium de la peinture. Il apporte ainsi une définition matérielle de la peinture bien utile pour la fin des beaux-arts. Le médium dela peinture devenu tache au sens étroit nous dit Benjamin ne connaît aucune disticnction avec le fond, ni aucun signe graphique. La définition matérielle de la peinture, sa consistante pâteuse et couvrante, étalée sur un support est le medium de la peinture tout court. Un Matisse qui ne distingue nullement le dessin et la peinture, en ce que le dessin est de la peinture avec des moyens réduits, selon lui. Il invite à penser en peintre et à se dire que la distinction entre le signe graphique pur, ou signe tout court, et la tache, disparaît complètement.
La tache n’est qu’un élément pictural de la fonction matérielle de la peinture. Elle ne vaut que comme plan, facette, consistance grasse ou maigre, couvrante ou transparente, jouant avec le fond, et les fonds du tableau : on appelle faire ses fonds en peinture justement la manière de remplir la surface, de la nourrir avec la pâte, et les tons choisis, comme une base qui sert d’accord, un accord de base, pour le travail. Et ce travail est parfois à reprendre, le fond peut s’appauvrir par contraste avec une forme, une figure trop riche en matière, ou être au contraire surchargé, il faut alors parfois la gratter ou l’effacer, la poncer.
A entendre Walter Benjamin, la ligne est tellement étrangère à la nature de la peinture que le peintre peut très bien s’étonner d’une composition à la Raphaël, c’est-à-dire d’une surface divisée par les lignes invisibles que la peinture a remplie. Seule la compréhension de la peinture comme essentiellement identifiable à la tache au sens étroit permet de la saisir et même de nommer cet art. Sans la tache, la peinture n’aurait pas de nom. Car la tache étant nommée dans le tableau, c’est elle que le spectateur va identifier comme des configurations d’hommes, d’animaux, d’arbres, et grâce à elle, la tache n’existerait ainsi comme tache, seulement dans l’art de peindre. Toutefois la tache une fois nommée pose le problème de la peinture selon Benjamin, à savoir qu’elle n’est plus seulement une tache mais “se trouve rapportée à quelque chose d’autre qu’elle-même”. Et cette relation qui transcende la tache, produite par la composition, par la ligne du signe graphique, est d’une puissance supérieure dans le médium de la tache. Elle ne la dissout pas, cette puissance garde la différence entre la tache et la ligne, ne dissout pas la tache dans un graphisme, mais elle trouve néanmoins sa place dans la tache, elle lui est incommensurable, sans lui être hostile. Elle lui est même apparentée, précise Benjamin.
“Cette puissance est le mot, qui – invisible en tant que tel, se manifestant seulement dans la composition – s’établit lui-même dans le médium de la langue picturale.”18 Tout est dit. Mais non, il y a mieux que ce primat du verbe, ce logocentrisme lettriste hyperlittéraire que l’on veut voir niché au sein de la matière picturale elle-même, après son appauvrissement extrême à l’élément de la tache, sans aucune fonction plastique. Car Benjamin enfonce le clou : “Mais une peinture qui ne comporterait pas cette prétention cesserait d’être une peinture, et basculerait dans le médium de la tache en général qui est au-delà de toute représentation.” Au fond, Benjamin prête au mot, à la valeur ou vertu nominative, le pouvoir du jugement. L’évolution de la peinture selon notre auteur est marquée par une relation entre la composition, la tache et le nom. Ainsi le lieu métaphysique selon lui de toute cette affaire se situe dans les différentes sortes de taches et de mots, la connaissance du rapport entre le mot et la peinture par la composition, c’est-à-dire la nomination, est pour lui déterminante. Evidemment pour Cézanne ou Matisse, la composition étant encore de l’ordre de l’oeil, du rétinien, aucune force de nomination ne trouve à s’y exercer. Il faut être très loin de la peinture pour penser le contraire.

Toutefois une citation tirée de sa chronique artistique sur les « Peintures chinoises à la Bibliothèque nationale » nous réconcilierait avec Benjamin : « Ces peintres sont des lettrés », dit M. Dubosc. Il ajoute : « Leur peinture est cependant à l’opposé de toute littérature. »19

APPEL, APEL, APELLE

La coupure d’Apelle, d’Ap(l), voilà ce qu’il faudrait désormais penser. L’expression nous vient de Giorgio Agamben qui, à l’intérieur de son séminaire sur Paul, interprète l’histoire de Pline. Cette histoire rapporte la rivalité entre les peintres Protogène et Apelle : celui-ci voulant rendre visite à Protogène, et le trouvant absent, laissa sur une toile vierge la trace de son passage en dessinant une ligne extrêmement fine. Protogène de retour dans son atelier reconnut la signature d’Apelle et traça une ligne plus fine à l’intérieur de la première. Le défi d’artiste s’acheva par une dernière prouesse de signature, Apelle redessinant une ligne encore plus fine. Le tableau, tel une œuvre minimaliste, restera tel quel, et figurera dans les collections impériales, exposé à l’admiration de tous : “J’ai entendu dire qu’il avait brûlé dans le premier incendie de la Maison de César sur le Palatin ; j’avais eu l’occasion de le voir : sa vaste surface ne contenait que des lignes à peine perceptibles, aussi paraissait-il absolument vide à côté des autres chefs d’œuvre et s’attirait-il davantage par là même et les regards et la célébrité.”
Pour un peu on se surprendrait à admirer l’Antrios, le tableau déconstructif ridiculisé par Yasmina Reza. Ou le tableau virtuel de Thierry de Duve, la toile vierge que personne ne pouvait peindre, ni même concevoir, et qui bien sûr marque également le point culminant de la déconstruction picturale.
Appeler cette performance graphique légendaire, coupure d’Appel, comme l’a fait Walter Benjamin, et se voir traduit par coupure d’Apollon, voilà qui ne pouvait pas nous laisser indifférent. Notre coupure plastique, reformulée ailleurs en coupure althussérienne séparant la plastique pure et la littérature, le plastème et le littème, la plastique pure et le capitalisme littéraire ou l’image-capital de Guy Debord, la plastique pure et la plasticité de Catherine Malabou.
Erreur de traduction : (nach dem apoll(i)nischen Schnitt), “comme une ligne divisée selon la coupure d’Apollon”, cette phrase n’aurait aucun sens, ni dans la mythologie grecque ni ailleurs nous dit Agamben.20 D’abord il est étonnant de supposer qu’il y a coupure ou division dans ce jeu de lignes gigognes. Pline n’utilise pas les termes de division ou de coupure mais insiste sur la performance plastique et artisanale des tracés linéaires de plus en plus fins, simples exercices de virtuosité, mais aussi travail de signature dans l’excellence. Enfin, ce que ne dit pas la légende, nos artistes grecs ont dû s’ingénier à créer des rythmes plastiques, des rapports linéaires, voir des accords de couleur d’une ligne sur l’autre, illustrant le mot du grand peintre américain Mark Tobey : “le problème majeur de la peinture, se trouve, pour moi, dans le rythme et la forme plastique.”Aller trouver cela chez Simon Hantaï, Henri Michaux et autres Cy Twombly. Il faut penser Mark Tobey contre Antrios, Mark Tobey contre Thierry de Duve, Mark Tobey contre Simon Twombly. La coupure plastique partage le champ plastique et l’on peut, véritablement, employer cette belle expression de coupure d’Apelle, et ne pas hésiter à reprendre pour notre compte l’erreur de lecture qui en fit une coupure d’Apollon. C’est une coupure d’Apollon. Mais Giorgio Agamben qui s’appuie d’abord sur les textes, réinterprète cette coupure d’Apelle comme une division de la ligne, c’est-à-dire rien de moins qu’une circoncision, l’aphorisme messianique en tant qu’il divise la division elle-même entre les juifs et les non-juifs. Car les juifs comme les non-juifs sont eux-mêmes divisés chacun de leur côté : juifs en tant que juifs selon le souffle et non selon la chair = non non-juifs. Les non-juifs selon la chair et non-juifs selon le souffle deviennent aussi des non non-juifs. Mais pour rester avec les Grecs, et l’universalisme de Paul, le peintre grec Apelle restera définitivement non-juif selon la plastique, non seulement selon la chair, mais aussi selon le texte. On connaît l’autre fable de Pline le concernant : alors qu’Alexandre se risqua à parler de peinture, il fit rire les broyeurs de couleurs de l’atelier d’Apelle. Plastophanie négative et militante comme celle de Picasso à propos d’Apollinaire (il ne connaît rien à la peinture) ou Degas (cher Valéry, vous n’y avez rien compris).
Cette histoire colossale du défi entre les artistes, cette histoire située dans l’Ile de Rhodes nous obligera, une fois de plus, à être complètement indifférent au sens dans la peinture, et donc indifférent à la coupure entre la chair et le souffle rebaptisée par Agamben via Benjamin, coupure d’Apelle. Notre coupure d’Apelle-Apollon sépare l’esthétique du livre, de l’écriture, et l’esthétique de la plastique, de la forme visuelle qui « perçoit sa propre division au-delà d’elle-même » : la phrase de Benjamin qui ne voulait plus rien dire, mais qui reste une plastophanie involontaire absolue : « comme une ligne divisée selon la coupure d’Apollon, perçoit sa propre division au-delà d’elle-même. » La coupure plastique perçoit sa division, son auto immunité, celle qui détruirait le sens aux yeux de certains, car il croît, c’est leur croyance absolue, qu’un art qui s’autoproclamerait art de l’absence de sens au bénéfice d’une visualité pure, un art qui ne cède ni au figural ni au sens peut-être de l’appel de l’être (nous y reviendrons un jour), est un art relevant du formalisme le plus mortifère. La plastique pure se nourrit de la vie comme tout le monde, mais la vie n’est pas son objet. Le récit, la fable, le poème l’indiffèrent. Comme dirait Hegel, là où est la rose, là il faut danser. Là où est Rhodes, là est le salut. Là où est le colossal plastique, là est le salut, là où il faut sauter, faire sauter plastiquement ce qui se tient au-delà de la division plastique. Hegel qui dénonçait la cire molle de la pensée sans concept et sans effectivité : pour nous c’est la « plasticité » en tant qu’elle s’oppose toujours à la plastique pure. La plastique pure saute par-dessus son temps, par-dessus le rocher de Rhodes, et se défend toujours contre la philosophie qui peint son gris sur du gris, cette peinture philosophique qui semble d’autant plus marquée par une forme de la vie qui a vieilli, qu’elle s’intéresse avant tout en art à la forme de la vie au détriment de la forme plastique. (Par où la “vie philosophique” et la “vie littéraire” paraissent bien grises pour le peintre).
Cette division de la division paulinienne telle qu’interprétée par Agamben serait une coupure d’Apelle messianique qui ne parvient jamais à un universel. S’opposant en cela de son propre aveu à Badiou, et rendant impossible l’universalisme plastique que nous préconisons. Le reste qui fait la division, transformant le juif en non-juif, semble incompatible avec notre universalisme paulinien au sens de Badiou, universalisme de plastique pure où le Grec n’apparaît que comme grec, où la philosophie et la plastique pure sont grecques. La philosophie parle grec et la plastique aussi. La gratuité de la plastique pure sans reste relève d’une autre pensée de l’appel : appel coupé comme une coupure d’appel (sourd à l’appel de l’être, de l’écriture, du son) appel coupant, séparé, séparant. La ligne dans la ligne, la coupure de ligne, dessin dans le dessin, entaille ainsi l’incision, évite la tarte à la crème de la modernité académique du non identitaire, de l’hétérogène facile, et autre “informe”.
L’appel de la plastique pure, sans doute plus proche quant à sa fondation philosophique d’une pragmatique transcendantale digne de Karl Otto Apel, de sa sémiotique transcendantale, mais notre sémiotique plastique s’appuiera sur l’hypo-iconicité de Peirce, une réalité visuelle pré-sémiotique, anté-signifiante. Cet appel issu du principe plastique est un Apel qui recourt à la coupure d’Apelle : Apel appelle Apelle. Apelle appelle Apel, l’appel appelle Apel-Apelle etc. L’appel de plastique pure.

Passagio Adorno

Il serait encore loisible d’emprunter cette rue, à Syracuse. Un chemin, une rue, un passage Adorno. Qui affirme la Dingform contre l’œuvre d’art benjaminienne.

Passagio Adorno. Sur l’île d’Ortygie. Et le long de la fontaine d’Aréthuse. Adorno nous fera mieux voir le Temple d’Athéna baroquisé, à Syracuse, non loin, au centre de l’île, synthèse étonnante d’une salle à colonnes doriques d’époque grec, reliées par des murs, et d’une façade à deux niveaux de colonnes jumelées faisant ressaut, où chaque niveau à la travée centrale se trouve couronné d’un fronton ouvert sur sa base et à sa pointe, présente ainsi un beau renfoncement.

Entkunstung comme Entplastikung

Marx rêvant à l’art contemporain. Nous-dit-on encore. Le rêve d’une chose.
"On verra que le monde nourrit depuis longtemps le rêve d’une chose dont il lui suffit maintenant de prendre conscience pour la posséder réellement".
Mais l’art n’est pas politique. Il y a un point de capiton entre la politique et l’art selon Badiou mais non une identité commune. Sur ce point René Schérer et Alain Badiou pensent de même.
Une certaine esthétisation de la désesthétisation du monde, lié à ce que nous appelons le dadaocapitalisme, un art à l’état liquide : une utopie capitaliste qui se veut une utopie artistique.
Précisons les termes de la désesthétisation avec Philippe Lacoue Labarthe c’est-à-dire sur l’Entkunstung, la perte du caractère artistique de l’art.
« Adorno — je me permets de résumer ainsi sa thèse, pour commencer — y dénie au jazz le droit à l’existence artistique. Il ne dit pas, ou pas tout uniment : le jazz n’est pas un art, encore que ce soit la leçon la plus communément répandue et celle que, par exemple, retient immédiatement le critique Joachim-Ernst Berendt (auquel Adorno se sentira obligé de répondre quelques mois plus tard [1]). Il dit, et je cite là sa phrase conclusive : « Le jazz est la fausse liquidation de l’art : au lieu de se réaliser, l’utopie disparaît de l’image. » Ce qui est, je crois, d’une portée un peu différente. »21

Lacoue-Labarthe propose le mot désartification de l’art plutôt que désesthétisation dans la traduction de Jimenez qui ne signifie pas la même chose. Le préfixe allemand « ent » dans Entkunstung se rend bien par le préfixe « dé » en français, selon Lacoue Labarthe.
L’utopie de la société réconciliée

« Entkunstung (désartification, désart) désigne, dans son acception première chez Adorno, la décomposition ou l’effondrement de l’art, sa dissolution dans ce que la Kunstkritik appelle « l’industrie culturelle ». Pour autant, mais c’est extrêmement fragile, que l’art puisse se saisir dans son concept comme « autonome », c’est-à-dire affranchi de la tutelle « magique » ou religieuse (ce qui ne veut pas dire métaphysique), ce qui advient héroïquement avec la modernité, la désartification est le processus, sous les conditions du Capital et de la société administrée, d’hétéronomisation de l’art. Si l’on veut, d’un mot : son devenir-marchandise. Avec sa conséquence inéluctablement éthique et politique : la ruine de l’utopie émancipatrice ou libératrice dont il était porteur depuis quelque deux siècles — la destruction de sa force de protestation, l’extinction de son énergie spirituelle, l’oubli de sa vocation messianique. La désartification est la fin d’une promesse, d’autant plus grave qu’elle est inaperçue : une sorte de trahison machinée à l’insu de ceux qui trahissent. » Lacoue Labarthe ne pouvait en imputer la cause à la disparition de l’invention de forme et à l’oubli de la plastique, réservant une partie de sa conception de la plastique à la Bildung allemande, une fiction politique, un fingere, un modelage, à l’origine de toute politique mortifère du façonnage des peuples selon un autre paradigme « plastique » justement, avec beaucoup des guillemets. Rien de moins que le mythe nazi selon lui.

La peuple de la plastique nous manque. Il n’ y a pas de peuple ready made.

Porte aux peintres à Paris devenu Impasse des peintres : Découvrir la rue des colonnes, près de la Chaussée d’Antin, ou le magnifique lycée Condorcet chef-d’œuvre néoclassique lui aussi, manquerait de perspective, ou d’ouverture en supposant la seule délectation, en préconisant la simple lecture des formes, en adoptant l’unique attitude de l’artiste peintre, du sculpteur. Voir la ville ainsi, et l’art en général, nous condamnerait-il nécessairement à parcourir une voie sans issue ? L’aporétique du regard pictural n’est-il pas au contraire une forme de salut, un peu schopenhaurien, une mort à Venise heureuse ?

La rue Gauguet à Paris, à Montparnasse, rue où se trouvait l’atelier de Nicolas de Stael : une impasse. Près de la villa Seurat, autre impasse.

Sur le « néo-dadaïsme » dont le terme, d’abord proposé par Duchamp, a justement fait l’objet d’un refus général par tous les tenants du Pop art, ce néo-dadaïsme, voilà ce qu’il faut très précisément entendre, car il ne faudrait pas non plus oublier que Duchamp a désavoué tous ces courants artistiques lancés dans les années 1960 et qui se réclamaient pourtant de lui.
« Ce néo-dada qui se nomme maintenant nouveau réalisme, pop art, assemblage etc. est une distraction à bon marché qui vit de ce que dada a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. »
Le « néo-dada à bon marché », qui règne en concentrant maintenant tous les pouvoirs, en jouant désormais au social à la façon dont le social est arboré dans tous les noms des partis de droite ou d’extrême-droite du Brésil, ce néo-dada que nous avons baptisé du nom de dadaocapitalisme, peut d’autant plus facilement être dénoncé par Duchamp que celui-ci avait les idées claires en matière d’art. Malgré la créature Frankenstein de l’anti-peinture qu’il a créée et qui lui a échappé.
Elles peuvent s’énoncer en un certain nombres de thèses.

7 Thèses de Duchamp sur l’art contemporain

1 - Il savait que "le cubisme [était] un mouvement de peinture ... exclusivement. C’était plastique en tout cas. Toujours". "Tandis que le surréalisme est un mouvement qui englobe toute sorte d’activités n’ayant pas grand chose à voir avec la peinture, ou les arts plastiques". (Entretien Georges Charbonnier).

2 - « Ce néo-dada qui se nomme maintenant nouveau réalisme, pop art, assemblage etc. est une distraction à bon marché qui vit de ce que dada a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. »

3 - « Vous prenez une boîte de soupe Campbell’s et vous la répétez cinquante fois, c’est que l’image rétinienne ne vous intéresse pas. Ce qui vous intéresse, c’est le concept qui veut mettre cinquante boîtes de soupe Campbell’s sur une toile. »

4 - « Le Verre en fin de compte n’est pas fait pour être regardé (avec des yeux "esthétiques") ; il devait être accompagné d’un texte de « littérature » aussi amorphe que possible qui ne prit jamais forme ; et les deux éléments, verre pour les yeux et texte pour l’oreille et l’entendement, devaient se compléter, et surtout s’empêcher l’un l’autre de prendre une forme « esthético-plastique » ou littéraire. » (lettre à Jean Suquet)

5- « Les happenings ont introduit en art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais jamais pensé ! »

6 - Duchamp trouva « emmerdatoire » une manifestation de BMPT (nom du groupe formé par Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni)

7 – Dada : un nihilisme plutôt littéraire et anti-pictural : « Dada fut la pointe extrême de la protestation contre l’aspect physique de la peinture. C’était une attitude métaphysique. Il était intimement et consciemment mêlé à la « littérature ». C’était une espèce de nihilisme pour lequel j’éprouve encore une grande sympathie. C’était un moyen de sortir d’un état d’esprit – d’éviter d’être influencé par son milieu immédiat, ou par le passé : de s’éloigner des clichés – de s’affranchir. La force de vacuité de Dada fut très salutaire »

Duchamp explique comment l’affect poétique ou ce que nous dénommerons ainsi esthétise tout ce qu’on veut : on s’habitue à n’importe quel objet, il suffit de vivre à côté de quelque chose vous lui trouverez des qualités esthétiques. On finit par aimer n’importe quoi, selon lui. (Entretien Philippe Collin). Ici esthétique et poétique convergent = le collectionneur surréaliste selon Benjamin « le kitsch onirique ». Ou habitus et imagination liés. On s’habitue à tout.
La combinatoire des Nouveaux réalistes et du pop consiste à associer dans un recyclage du réel les formes toutes faites et à les « poétiser ».

« Il y a le danger d’en faire trop, parce que n’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille…Alors, c’est très inquiétant pour l’idée même du ready-made. »
Philippe Collin :
« Est-ce que vous n’êtes pas arrivé, depuis l’époque où vous avez fait vos premiers ready-made, à cet attachement esthétique que vous craignez, ou est-ce qu’ils sont restés parfaitement indifférents pour vous ? »
Marcel Duchamp :
« Pour moi, oui ! A moi, oui ! Mais enfin, je comprends très bien que les gens cherchent souvent un côté agréable, et ils le trouvent par habitude. Si vous regardez une chose vingt fois, cent fois, vous commencez à vous habituer, à l’aimer ou à la détester, même. Ça ne reste jamais tout à fait indifférent. Donc c’est un problème difficile. Surtout, pour moi, ils ne m’intéressent pas du tout à regarder, comprenez-vous. »
Philippe Collin :
« Mais comment doit être regardé un ready-made ? »
Marcel Duchamp :
« Il ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement. On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L’idée de contemplation disparaît complètement. Simplement prendre note que c’est un porte-bouteilles, ou que c’était un porte-bouteilles qui a changé de destination. »
Deux, voire trois « kantismes » anti-plastiques
Thierry De Duve : (Duchamp avec Kant) la maxime : « Fais n’importe quoi », nominalisme assumé.
Clément Greenberg : ou la critique rétinienne auto-réflexive de la peinture réduite à son médium et au pauvre vieil aplat. Même si Greenberg s’est un peu amendé à la fin de sa vie.
Le risque d’un jugement de goût kantien arbitraire en philosophie, par association libre qui ne s’arrime pas à la beauté libre : « Pense n’importe quoi ».
Alors que la peinture n’est ni « medium » ni « tableau ». Elle est un immense champ d’expérimentation visuel, sans doute le plus vaste.

L’art contemporain a toujours existé. Si l’on considère la phénoménologie de Roman Ingarden (et son epochè picturale) comme la plus appropriée des phénoménologies et si l’on pense que Nicolas de Stael se reconnaissait en Descartes… : l’art contemporain est le mauvais génie de la peinture, du cogito pictural. L’art contemporain est donc un art autre dont les modes d’appréciation non plastiques se sont objectivées. Il faut le désaffilier de la peinture et de la sculpture. Il est l’esthétisation de tout ce qui reste extérieur à la peinture, et de tout ce qui n’intéresse pas le peintre (le non plastique bien délimité par Duchamp que nous avons vu plus haut par opposition à « l’esthético-plastique » que Duchamp voulait pourtant abolir).
Ne croyez pas que les énoncés de Duchamp ici très sévères à l’égard des artistes et des courants qui se sont souvent réclamés de lui et qu’il a donc refusé de cautionner, tels Hamilton ou Kaprow, soient le simple effet anémiant ici d’un simple cum grano salis. Certains l’ont prétendu.
En ce sens je suis à la fois le plus anti-duchampien sur le plan des réalisations esthétiques et le plus duchampien sur le plan théorique.

Roman Ingarden

« On peut en effet dire que tout tableau figuratif qu’il contient un certain tableau « abstrait » qui embrasse tout ce qui dans ce tableau ressortit à la visibilité pure ; un tableau abstrait » au sens où, pour être purement saisi, il demande au spectateur qu’il fasse « abstraction » des thèmes historiques et littéraires, comme des objets figurés, de leur condition physique, et, le cas échéant, de leur condition psychique. Lorsque l’ « abstraction » en ce sens-là, tout ce qui n’est pas purement d’ordre « picturale », dans le tableau est mis entre parenthèses. Ce qui reste du tableau concret après une telle abstraction, c’est simplement un état de moments purement qualitatifs et visuels, état qui constitue le fondement de certaines qualités picturales dotées de valeur esthétique, et celui de la valeur esthétique fondée sur ces qualités.
Les peintres qui ont créé la peinture « abstraite » sont d’avis que les vrais peintres veulent toujours peindre des tableaux « abstraits » en ce sens-là […] ». [1]

Thierry Briault

Notes

[1Roman Ingarden, Sur la peinture abstraite, Hermann, 2013, pp. 80-81.