Ulysse-Joyce-Eisenstein-Capital
« Voici bien un trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L’Homère qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette abandonnée ! »
De 1914 jusqu’en février 1922, James Joyce élabora soigneusement et publia son Ulysse. Ainsi, il structura cette odyssée moderne, dont le génie de Maupassant pressentit l’essence un demi-siècle plus tôt, avec l’extrait ci-dessus, dans sa nouvelle Madame Parisse. L’opus littéraire, le plus important et le plus complexe du XXème siècle, fut construit sur un événement des plus banals : l’odyssée urbaine diurne de Bloom, un juif irlandais, époux de Molly, lectrice passionnée des livres de Paul de Kock, à l’époque auteur célèbre de romans destinés aux femmes au foyer.
La figure d’Ulysse, comme pivot de son roman, était un choix bien réfléchi de l’auteur. Il l’avait distingué parmi les autres grands modèles littéraires : Jésus, Hamlet, Faust, Don Quichotte. Tous des modèles épiques. Pourtant, Joyce les considérait comme incomplets par rapport à la vie et l’expérience. Il pensait que la figure d’Ulysse était la plus complète pour représenter la nature humaine. « … Son histoire ne s’arrêta pas à la fin de la Guerre de Troie. Elle débuta là où les autres héros grecs vivaient en paix après leur retour chez eux ». [1]
Analogie et dissemblance
La structure d’Ulysse est construite en parallèle avec l’Odyssée ancienne ; mais elle a subi un déplacement, une transformation qui parodie et amenuise la migration du héros grec. Elle nous donne ainsi la carte psycho-territoriale d’une odyssée. Pour cela, Joyce situa toute l’histoire du livre à l’intérieur des frontières urbaines de Dublin et dans une journée unique, le jeudi 16 juin 1904. Une date symbolique, intime : le jour où il rencontra pour la première fois Nora Barnacle, sa future épouse.
L’Ulysse de Joyce cible désormais la mythologie moderne, la vie de l’être humain à l’aube du XXème siècle. La vie urbaine moderne sera structurée de milliers de petits détails, presque insignifiants, banals, nullement héroïques ; pourtant, l’ensemble construit étrangement une vie entière, un cheminement. C’est précisément cette entreprise clef de Joyce qui, au début du XXème siècle, démarra une analyse qualitative de ce qu’il considérait comme porteuse de tous les mouvements et de tous les effets, aussi que les affects de l’Histoire : la langue. C’est précisément grâce à des connaissances approfondies linguistiques qu’il a écrit cette œuvre, tout comme la suivante, l’inimitable Finnegans Wake.
Ulysse est divisé en trois grandes parties, sur dix-huit épisodes en tout. A chaque épisode correspond une couleur particulière, un organe précis du corps et un symbole donné. La première partie, ou la Télémachie, regroupe trois courts épisodes. Le protagoniste s’appelle Stephen Dedalus (il incarne ici le terme « dédale », l’architecte mythique du labyrinthe). La prose de cette partie culmine dans une poésie symboliste qui condense l’écriture tout en évitant les divulgations.
La deuxième partie, Odyssée, présente la trajectoire principale. Le protagoniste est le héros principal, Léopold Bloom. Au début de cette partie, à savoir au début de l’épisode 4, nous rencontrons la grande nouveauté du roman : Joyce change totalement la notion du temps narratif dans le roman. En effet, l’épisode 1 commence à 8 heures du matin, dans la tour Martello, en périphérie de Dublin. A la fin de la Télémachie, c’est-à-dire de l’épisode 3, Stephen est au bord de la mer, aux environs de 11 heures de la matinée. Mais dès le début de l’épisode 4, entre en scène l’autre personnage central, Léopold Bloom. Le récit reprend de nouveau à 8 heures du matin. Le roman semble ainsi contenir deux débuts, du point de départ temporel mais qui sont différents comme situations. De là, la continuité de la narration s’effectue dans le sens strictement chronologique, jusqu’à 2 heures de la nuit.
Les trois derniers épisodes sont consacrés à l’Ithaque. Il s’agit du retour d’Ulysse dans sa patrie. Mais ici, la patrie, tout comme la figure du père un peu plus haut, semblent perverties. Bloom fait tout pour survivre dans une patrie adoptée ; Stephen semble avoir comme patrie son écriture, mais elle est toujours en germe. Dans l’épisode 16, Bloom et Stephen communiquent à travers la fatigue harassante de la journée. Cette communication se poursuit dans l’épisode 17, sous la forme du catéchisme, question-réponse : ici la frontière narrateur-personnage s’efface. L’auteur invente toute une généalogie de Bloom, qui s’étale du présent jusqu’au Moise biblique. On le voit finalement s’allonger aux côtés de son épouse, sur le lit, mais dans le sens inverse. Sa tête touche ses pieds mettant en exergue une image triste et douloureuse, l’asymétrie du couple. Mais c’est en même temps une posture cosmogonique : c’est la symétrie des principes masculin-féminin, agents de la forme du monde créée après le chaos informe [2]. Bloom échoue de nouveau dans ses tentatives de remplacer son fils décédé. L’indomptable Stephen s’éloigne vers la nuit (alter-égo de Joyce s’exilant définitivement de l’Irlande), après avoir refusé l’offre de Bloom (le Japhet contemporain) de l’héberger chez lui. Pourtant les deux parallèles, Stephen et Bloom se coupent au fond de la nuit ; ils deviennent Stum-Bliven, comme Joyce fait l’amalgame de leurs noms à la fin de l’épisode. C’est ainsi que se clôt le cycle « héroïque » de cette épopée banale comme trame, mais révolutionnaire en langue et en forme. C’est l’épopée de Personne ! Bloom est (selon Joyce lui-même) à la fois Tout-le-monde et Personne. Et ce à juste titre, lorsqu’on constate qu’il n’y a aucun personnage qui répond au nom d’Ulysse, dans le roman Ulysse.
Un corps encore plein d’organes
Le schéma de l’œuvre démontre que l’auteur utilisa les organes de son corps comme éléments conducteurs de son écriture. Joyce justifiait cette stratégie avec un argument essentiel : l’esprit, nos pensées, nos idées sont influencées également par notre état physique dans lequel nous nous trouvons. Ulysse inclut ainsi le rapport entre le sujet et l’urbain, la vie à la ville, l’homme moderne et ses rapports entre le sujet, le monde et les objets dans les débuts du capitalisme intensif, la mise en évidence des différents niveaux de la conscience. Le processus artistique qu’il entreprit, s’appuya au contraire sur les signes et symboles du quotidien moderne : les noms des rues, les panneaux des magasins, les titres des journaux, les prospectus publicitaires (Bloom lui-même serait de nos jours un agent publicitaire et de marketing). Sa langue a réussi à rester en contact avec d’autres langues, nullement étrangères mais ignorées : la langue des intestins, la langue de la peau, la langue du cœur… tout comme la langue des fleurs. Des langues de communication non-verbale que Bloom évoque dans l’épisode 5. Les organes symboles de chaque épisode poussent Joyce vers une écriture pneumatique, moins conceptuelle que physique. Poète du dimanche et homme « moyen sentimental occidental », Bloom-Ulysse ne tente pas de philosopher sur la vie. Il met en exergue ses organes.
Une épique d’épuisement
Avec Ulysse, nous avons atteint une manière nouvelle de traiter l’épopée. Homère écrivit une épopée magistrale de l’Odyssée. Par ailleurs, son itinéraire a toujours été au cœur même de la littérature. Une grande partie de la littérature anglophone évoque l’itinéraire du personnage principal : Gulliver, le chrétien de Bunyan, le marin de Coleridge, Arden de Tennyson, Child Harold, Marlow de Conrad… Or, le nouveau voyage se déroule désormais à l’intérieur des frontières d’une ville, en l’occurrence à l’intérieur de la capitale irlandaise. L’(anti) héros Bloom ne parcourt point de mers et d’océans. Il se contente de traverser, corps et esprit, les rues de la ville que l’auteur connait si bien (Joyce gardait sous ses yeux même le bottin de Dublin). Sa narration capte les voix et les bruits qui l’entourent, les choses qui l’enveloppent et qui l’affectent. Son écriture se meut aussi par les accidents de la mémoire, par des lapsus. Le maniérisme joycien des derniers épisodes met en évidence (et en dépouille) toutes les couches de la représentation sous lesquelles jaillit, presque invisible, l’effort de vivre des humains. Du moins ils essaient. Cette tentative constitue l’essence même de l’odyssée joycienne. Leçon que Beckett semble avoir retenu lorsque, des années plus tard, il atteignit sa vocation : « Try again. Fail again. Fail better ».
L’errance de Bloom à travers Dublin a lieu tout au long de Liffey, le fleuve qui traverse Dublin. Il est, encore, un symbole du temps qui passe. Au fil des épisodes, Bloom passe, regarde, revit, se souvient, se fait et se défait, atteint et génère de l’expérience. Le monologue intérieur (technique fondamentale ici) l’embrase et la fragmente. Quant à la matière littéraire, elle fragmente l’esprit du personnage, loin de la divulgation traditionnelle. L’analyse de la figure et de l’œuvre de Shakespeare, comme épicentre du canon littéraire occidental (dans l’épisode 9), constitue le summum de ce livre. Ici, le discours dialectique de Stephen dépasse la critique littéraire shakespearienne. Il touche de nouvelles notions sur la paternité, la genèse de l’œuvre littéraire ainsi que la vie de la littérature elle-même.
Un récit fragmentaire
Afin de bien sonder la psychologie humaine, Joyce utilisa comme technique principale le monologue intérieur. Cette technique donne une autre étoffe au personnage, c’est la nouveauté capitale de cet ouvrage. Il n’offre pas la figure de quelqu’un, un personnage bien décrit. En fait, il ne le décrit même pas. Il construit son personnage graduellement, de manière fragmentaire : grâce à ses propres souvenirs, ses contacts, par le biais du mouvement de son œil dans les rues et sur des objets ou bien à travers les souvenirs et les opinions des autres sur lui. C’est fondamentalement nouveau la manière dont nous apprenons des détails sur les caractéristiques de Bloom, à partir de l’épisode 4 jusqu’à la fin du livre. Joyce les déploie au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture. Il semble avoir violé le principe du Moi en tant qu’entité unique et indépendante, en présentant des sujets qui dérivent organiquement et se réalisent sous des centaines de formes à partir de centaines d’éléments extérieurs. La métamorphose est au cœur du récit joycien.
Joyce répondait malicieusement aux critiques freudiens, qu’il avait emprunté cette forme à un écrivain français méconnu, Edouard Dujardin (son roman Les lauriers sont coupés). Cet ouvrage constitue une curiosité littéraire et reste un souvenir évoqué, toujours sous l’ombre d’Ulysse, auquel il avait prêté une technique nouvelle. Mais toujours est-il que ce roman (publié en 1887) du dramaturge et historien des religions français, disciple et ami de Mallarmé, avait franchi pour la première fois « le pas du journal intime vers ce monologue des pensées intimes, intérieur ». Ainsi les premiers critiques joyciens évoquent et louent cette forme nouvelle de récit « à bâtons rompus » qui exprime « avec force et rapidité les pensées les plus intimes, les plus spontanées, celles qui paraissent se former à l’insu de la conscience et semblent antérieures au discours organisé [3] ».
Cette technique apporta de grands changements sur la manière de raconter : la narration ne procède plus par le récit linéaire (storytelling) mais par la juxtaposition des images, de souvenirs, de pensées fluctuantes. « Joyce considérait que l’Homme ne pense pas d’une façon linéaire » rapportent les biographes. Une enseigne dans la rue rappelle au personnage une situation ; l’image de cette dernière est insérée sans aucune explication dans la narration ; une citation surgit dans l’esprit du personnage, et Joyce l’étale telle quelle, en raccourci, dans le récit ; etcetera. Ainsi, Ulysse procède par montage. D’où la fameuse difficulté de lire Ulysse. Son écriture se meut un peu en dehors du domaine connu du plaisir textuel. C’est une technique quasi filmique fonctionnant comme le montage au cinéma, un trait essentiel de cet art, caractéristique principale du cinéma [4]. Ce n’est pas seulement le fait que, le cinéma extériorise, via les appareils, ce monologue intérieur dans ces romans de l’ère moderne. Mais ce monologue, cette juxtaposition, dérivant de notre psychisme, semble être l’âme du processus du montage. Godard, n’avait-il pas osé ce paradoxe : « Voilà pourquoi on a inventé le cinéma : pour découvrir le montage ! » Ainsi Ulysse semble redécouvrir le roman de Dujardin, qui n’avait pas seulement soufflé cette technique à Joyce. « Ce roman semble en littérature la transcription anticipée du cinématographe », soulignait déjà Remy de Gourmont [5].
Au cinéma, une image filmée n’est pas une simple photo. C’est une image (still en anglais) qui circule grâce à la pellicule. Et c’est justement le montage qui perpétue cette fluidité de l’image, à l’intérieur du corpus du film. C’est exactement comme le marché des fluidités qui ouvre la voie à la circulation de l’argent.
La monnaie sans retour, un film inachevé
Le philosophe Peter Sloterdijk analyse ainsi l’initiative du metteur en scène russe, Sergeï Eisenstein, dans le but de contacter James Joyce au milieu des années 1930 : la réalisation d’un film artistique sur un scénario de Joyce inspiré du Capital de Marx. Leur contact ne s’était pas établi sur un détail d’Ulysse, où Léopold Bloom met une pièce de monnaie en circulation, après l’avoir marqué d’un signe distinctif, pour savoir si la pièce retournerait un jour dans sa poche. Et pas exactement basé sur par le fait que Bloom est un juif dans une Irlande catholique et qu’il crie le nom de Marx lorsqu’il se trouve agressé par les nationalistes irlandais (dans l’épisode 12). Toutefois, il ne s’agit pas seulement du fond religieux juif, que nous ignorons souvent, en tant que fond du problème marxiste [6]. C’est parce que Eisenstein donne une grande priorité au montage dans le récit filmique. C’est grâce à l’entrechoquement des images dans le montage que progresse son film.
De même, le récit joycien progresse par fragments. Son personnage fait la rencontre de quelqu’un ou de quelque chose, il se souvient de quelqu’un ou d’un événement. Néanmoins, Joyce traduit cela sans coupures. C’est une image du passé mais imbriquée dans le présent, sans même l’annoncer. C’est comme un flashback devenu désormais la norme dans le cinéma. Le texte, comme le contexte, sont juxtaposés. Le présent et le passé se rejoignent sur le corps du personnage devant les yeux du lecteur.
Mais, d’abord : pourquoi un cinéaste soviétique contacterait-il un auteur très mal vu par la critique russe de l’époque ; et pourquoi réaliserait-il avec lui, un film basé sur le Capital ? C’est que « l’Irlande est bel et bien le peuple élu de la Révolution… Au moment où Marx rédige le Capital, c’est l’Irlande qui représente à ses yeux l’avenir révolutionnaire » [7], souligne Jean-Pierre Faye. Joyce se réjouissait de l’apparition d’un juif français, Léon Blum, sur la scène politique socialiste. Blum était entré en politique en 1914, justement au moment où Joyce entama son grand projet littéraire. Le sort de L. Blum aussi ne manque pas de nuances cinématographiques : un caméraman amateur avait filmé par hasard son attentat, le même mois que Fritz Lang réalisait Fury (en 1936), premier exemple au cinéma où les images fixées sur la pellicule d’un amateur furent utilisées comme preuve lors d’un procès.
Les similitudes des grandes lignes des deux artistes, que P. Sloterdijk [8] met en évidence, n’ont malheureusement pas pu rendre possible la réalisation de ce film. Les raisons invoquées étaient légions et les difficultés pas moins nombreuses. Peut-être que la conception de la vie des deux artistes différait malgré tout. Pour Joyce, la vie suit le cours naturel, elle est une forme de guerre, elle est, à la base, guerre. Cette notion malheureuse survit dans le livre de cet auteur qui se voulait un individualiste pacifiste. Mais sans illusions non plus. Comme il récapitule avec cette phrase signifiante : « Tout vendredi enterre son jeudi ». Chez Eisenstein, une notion plus proche de chez Jünger, semble persister : la guerre ressemble beaucoup à la vie. L’entropie flamboyante dans la scène de l’escalier de Potemkine (unité du lieu de l’action accentuée par un montage rapide), surtout la chute du landau de bébé, semble la confirmer.
Reste néanmoins le fait que cette technique d’écriture cinématographique remit en question, peut-être pour la première fois, la convention aristotélicienne de l’œuvre littéraire. Avec Ulysse, Joyce brisa l’unité classique « lieu-temps » de la narration et de l’action. A la fin du livre, Bloom constate que sa pièce de monnaie marquée ne lui revint plus jamais. Pourtant elle ouvrit un chemin. Elle se plaça dans la logique des métamorphoses, des transformations, de la circulation. La petite monnaie incarne un trajet, fluctuation de signes, de symboles et de la valeur qu’elle véhicule. C’est l’Héphaïstos généralisé, pour Joyce. Dans Ulysse, un autre boiteux, le journaliste moqueur Lenehan boucle pour nous la définition de Bloom : « He’s a cultured, all-round man, Bloom is », (ce point de vue sculptural de Joyce sur son personnage ici résiste à la traduction : « C’est un homme cultivé, qui s’intéresse à tout »). De nouveau nous constatons qu’aucune trajectoire, aucune circulation ou cycle ne s’effectue ni sans raison, ni sans différence. Dans cette perspective, la philosophie suggère et projette une différrance où l’esprit des mouvements de l’Histoire génère des traits et des expressions sans lesquelles le sujet ne serait qu’un objet aveugle. La révolte des marins devant les canons : Assez de la viande avariée ! au début du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, sonne comme un écho ancien de notre actualité.
Le silence parmi les organes
Une sorte de recul et de silence se forge après l’affirmation « Oui » à la fin d’Ulysse. Mais il s’agit d’un silence bien particulier. Premièrement, il parait paradoxal d’évoquer le concept du silence chez Joyce. Surtout après un riche lexique déployé, plusieurs styles et une écriture polyphonique. Pour un auteur, comme lui, qui se voulait en dehors de tout discours philosophique et abstrait ; un auteur qui « se soucie peu des idées ». A la fin de la lecture d’Ulysse, nous comprenons qu’il n’écrit pas le silence. Il ne tente pas la réalisation d’un Corps sans organes. Petit « défaut » d’Ulysse, qui reste néanmoins – mais à la marge du cadre œdipien. Son silence n’est pas celui métaphysique de Blanchot. Pas encore celui que Beckett encouragea lorsqu’il implanta le silence dans mots. Le silence de Joyce est un produit, la limite ultime de son écriture polymorphe. Le silence comme possibilité, après les élans verbaux de ses deux dernières œuvres, et les deux mots, estuaires de ces deux livres.
Cela parait comme un silence ou une immobilité du langage lui-même. Ulysse se termine sur un mot court, un adverbe qui fonctionne comme une interjection : le Oui que Molly Bloom transforme en verbe (« I will Yes »). Finnagans Wake (son dernier ouvrage) se termine avec l’article défini “the/le”, à savoir un non-mot, selon Joyce. Avec Ulysse, c’est la langue qui se met à se taire ! Joyce a transformé radicalement la nature de l’écriture. Depuis lors, indépendamment de notre connaissance d’Ulysse, l’écriture ne parle plus comme avant. Avec elle, inconsciemment ou pas, une autre notion, à l’encontre de la logique capitaliste performative, semble sourdre : peut-être ce n’est pas l’homme mais son silence qui constitue le capital le plus précieux.
Ce silence, encore un fois, ne préfigure pas un effacement de la conscience ou un mode d’assujettissement. C’est, au contraire, le moment le plus apocalyptique devant toute sorte de pouvoir, de tout langage et discours coercitif, même celui subvocal et intérieur du sujet : « le moment pendant lequel tout un chacun voit à travers ses propres yeux, écoute de ses propres oreilles, sent ce qu’il ressent [9] ».