Une flânerie désinvolte entre histoire et intrigue
A force de passer mes soirées à regarder des thrillers de série B (et des années 1950) sur YouTube, j’en suis venue à me demander ce que l’on pouvait faire de la distinction toute académique entre histoire (story) et intrigue (plot). Il existe, m’instruit le grand Joachim, à ce propos, une sorte d’orthodoxie, et elle est, comme il se doit, anglo-saxonne. Elle nous vient du romancier britannique Edward Morgan Forster [1] et elle tient, rappelle mon docte ami, dans un exemple célèbre : « le roi est mort, puis la reine – the king died and then the queen died ». C’est une histoire. Mais si l’on dit : « The king died and then the queen died of grief », la reine mourut de chagrin, là on entre dans le domaine de l’intrigue, car on introduit un élément de causalité. Du coup, l’intrigue, dit Forster, s’enrichit ou s’enveloppe d’un élément de mystère.
Joachim résume la distinction dans les termes suivants : « La story, c’est la succession des événements dans l’ordre où ils sont survenus, et le plot connecte différents éléments ». L’intrigue a un beau pedigree : c’est Aristote qui, dans la Poétique, la définit « action unifiée formant un tout avec un début, un milieu et une fin ».
Ici, je commence déjà à renâcler un peu : une histoire, dans son sens le plus extensif, a aussi, me semble-t-il, un début, un milieu et une fin. La distinction tend donc, à l’aune de ce seul critère, à devenir floue. Sans compter qu’il serait bien intéressant de se demander ici ce qu’est le « milieu » d’une intrigue ou d’une histoire, à proprement parler. A la lumière notamment de la recommandation tant soit peu énigmatique énoncée par Deleuze : il vaut toujours mieux commencer « par le milieu »... [2]
Mais je renâcle surtout parce qu’en première approche, je ne vois pas comment la distinction, telle que définie par Forster, peut se transporter du monde de la littérature à celui du cinéma : dans l’espace littéraire, la différence a un marqueur visible et lisible – « of grief » – les deux mots qui font toute la différence, en introduisant le rapport de causalité entre le chagrin éprouvé par la reine et sa mort. Mais imaginez le même contexte dans un film : le roi se meurt et puis, peu après, la reine ne se sent pas bien, elle prend le lit et elle meurt. On peut évidemment supputer qu’un rapport plus ou moins direct s’établit entre les deux événements. Mais de là à placer ce rapport sous le signe du lien de causalité... Faudrait-il que le film soit mauvais pour que la reine, à l’agonie, lance à la ronde : « Je meurs... de chagrin ! » Le génie propre au cinéma, c’est précisément de produire du flou, d’introduire des éléments d’incertitude dans la relation entre les deux événements – peut-être, aussi bien, la reine est-elle morte d’une immense fatigue, d’une mauvaise grippe, peut-être n’avait-elle tout simplement plus envie de vivre, pour toutes sortes de raisons, la mort du roi, entre autres... rien qui, en tout cas, se laisse réduire aux seules conditions, directes et immédiates, du chagrin causé par la mort du souverain. S’il y a bien, dans cette séquence ou scène où la reine se meurt, un élément de mystère, comme dit Forster, c’est là précisément où cette mort s’entoure de bien davantage qu’un rapport de causalité directe – tout ce qui se rassemble dans des expressions, des gestes, des paroles échangées, des attitudes, des conduites et qui constitue le tout complexe, flottant, nébuleux de ce moment de la mort de la reine.
Le fait même que le cinéma, de par son mode d’expression et de présence propre, soit rétif et même plutôt allergique à ce qui s’énonce en termes de causes et d’effets, sur un mode direct et linéaire, c’est cela même qui le distingue ici de l’espace littéraire tel que le définit Forster (comme monde de l’intrigue, par opposition à celui de la simple histoire). La question ne serait évidemment pas de savoir s’il y a bien des intrigues au cinéma – il n’y a que ça – mais plutôt d’interroger la pertinence de la distinction tranchée entre story et plot à laquelle nous assigne le romancier britannique.
Il faudrait ici distinguer causalité et enchaînement(s). Il n’existe pas, au cinéma, de film qui soit assigné au régime de la simple histoire, si simple qu’elle se tiendrait en deçà de l’intrigue dont le propre serait d’être soutenue par la présence de rapports de causalité. Il y a toujours, dans les films, des enchaînements, d’une scène ou d’une séquence sur une autre, d’une action sur une autre, d’une parole sur une autre, d’un geste sur un autre, etc. Ces enchaînements sont très loin de se placer, tous, sous le régime de la causalité. Une action s’enchaîne sur une autre, ce qui ne veut dire en rien que la première est cause de la seconde. Elle peut s’y lier, s’y associer, s’y enchaîner, en découler même de mille façons – le hasard peut être la modalité de l’enchaînement de l’une sur l’autre, par exemple. Ce qui compte, au cinéma et qui constitue la trame du récit unique, pour autant que le film se présente comme une forme et un objet homogène, c’est que « ça enchaîne » tout le temps, quand bien même les fondus enchaînés se seraient faits rares, depuis un certain temps déjà. Ça enchaîne, même quand on passe sans transition d’une scène ou d’une séquence à une autre. Le montage qui construit une narration, le mixage qui homogénéise, la musique qui soutient la narration, le bruitage qui « meuble » les scènes, les changements de cadres, la façon de les remplir (la mise en scène et la direction d’acteurs) – tout ceci produit un monde d’enchaînements dont la combinaison infiniment complexe produit un récit. D’une façon générale, le récit filmique ne « tourne » pas à la causalité, laquelle est molaire (dans la version proposée par Forster) mais, de façon infiniment plus proliférante et moléculaire, de la multitude des enchaînements.
D’autre part, ce qui nourrit le doute quant à l’approche forstérienne de la distinction entre story et plot, c’est le fait que dans la plus minimaliste, voire simplette ou stéréotypée des « histoires » que raconte un film, il y a toujours quelque chose qui vient en surcroît d’une simple chronique, celle d’une attaque de banque qui tourne mal, d’une histoire d’amour impossible, des méfaits de flics corrompus, des sombres calculs d’un mari qui se dispose à tuer son épouse pour convoler avec sa maîtresse, etc. Le surcroît ou l’excédent ne se laissent pas réduire, y compris dans le cinéma hollywoodien le plus industriel (d’où l’intérêt de la « série » infinie des thrillers de seconde catégorie de l’après-guerre et du temps de la Guerre froide), à la morale de l’histoire – car il y en a presque toujours une... Ce qui vient toujours en supplément de la simple chronique, c’est un motif plus ou moins distinctement ou habilement dessiné, un topos qui peut être plus ou moins rebattu ou original, une petite musique. Quelque chose comme l’esquisse d’un problème soumis à l’appréciation du spectateur – pour peu que celui-ci se prête au jeu, ce qui n’est pas sûr – il est venu voir ce film du samedi soir pour se divertir et/ou pour sortir sa petite amie...
Souvent, cela ressemble à ce que Roland Barthes appelle, dans le récit de son voyage en Chine [3], une « brique » – tant le motif est calibré, stéréotypé, attendu : l’alcoolique abîmé par la vie et en quête de redressement, le voyou qui tombe amoureux et s’efforce de se racheter, les deux amis à la vie à la mort qui se déchirent pour une femme (les faux-fuyants de l’amitié), la femme amoureuse bafouée et qui se venge atrocement, l’ancien truand qui s’est acheté une conduite après avoir « payé sa dette » et qui rechute au gré d’un concours de circonstances... Ce n’est pas tant la dimension morale qui importe ici que ce que l’on pourrait appeler la montée vers quelque chose d’intermédiaire entre la ritournelle et le mythe – tout se passant comme si la plus simple des histoires recelait, dans ce cinéma du moins (dans les films de Georges Lautner, j’en suis moins sûr) des puissances narratives excédant le chronique, voire mythiques. Dans le thriller, ce ne sont pas tellement des rapports de causalité qui sont à l’œuvre, mais plutôt l’inexorable accomplissement du destin – d’où ses affinités avec la tragédie antique, cela a été dit mille fois...
La thèse de Forster semble être que l’on est entré dans le monde de l’intrigue lorsque surviennent des explications, lorsque des réponses sont fournies à la question « pourquoi ? » (« If it is a story we say : "And then ?" » If it is a plot, we ask : "Why ?" ». That is the fundamental difference between these two aspects of the novel »). Si tel est le cas, il serait à craindre que les romans de Kafka ne soient que des « histoires » – un monde où, précisément, les choses, les événements et les conduites surviennent le plus souvent sans raison et dont on pourrait dire qu’à ce titre il anticipe sur celui des camps – hier ist kein warum ! [4]
Inversement, on pourrait dire que dans les thrillers hollywoodiens de série B qui ont en propre d’être construits sur des histoires de peu (des scénarii basiques, souvent empruntés à des polars), les « pourquoi ? » Et les « parce que » ! pullulent. Mais ce sont des questions et des réponses (ou des explications) de peu de qualité, qui, le plus souvent, enfoncent des portes ouvertes – pourquoi tel personnage est-il si irascible (violent, fragile...) ? Parce qu’il boit (qu’il a eu une enfance malheureuse...). Pourquoi telle blonde platinée est-elle si cupide et prête à tout pour se faire offrir un bijou de prix, un cabriolet décapotable, un vison ? Parce qu’elle a connu la misère, qu’elle a dû se prostituer et qu’il n’est pas question pour elle de rechuter dans cette condition... Les explications standard ne viennent pas en surcroît du déroulement de l’histoire, elles y sont tout naturellement immanentes, le spectateur les saisit d’emblée en même temps que se déroule le suspense. Je ne connais guère d’histoire en forme de chronique ou d’enchaînement de situations, d’événements et de conduites qui soit fondée exclusivement sur le principe « And then ? », à l’exclusion de tout élément, disons, explicatif [5].
Prenons les aventures de Tintin : le « and then ? » y est un principe premier, puisque l’histoire soit être racontée de telle manière que la question de savoir ce qui vient ensuite se pose de façon brûlante à la fin de chaque page (la suite étant renvoyée au prochain numéro, c’est-à-dire à la semaine suivante – ceci avant que les aventures soient collationnées sous forme d’album (mais le principe du suspense en bas de chaque page est maintenu). Cela étant, je ne vois pas en quoi cette religion du « And then ? » qui est un des ingrédients du succès de Tintin s’opposerait à la prolifération d’une multitude de Why ?, tout au long de chaque histoire. Je ne vois pas, d’ailleurs, comment il pourrait en être autrement, chaque aventure de Tintin étant construite autour d’un mystère à élucider, le « petit reporter » lui-même étant, en vérité, un enquêteur hors pair dont le talent consiste à démêler les fils des plus compliquées des... intrigues. Or, conduire une enquête, comme le fait Tintin ou toute autre espèce de limier, cela consiste à pratiquer la connaissance indiciaire, rassembler des traces et les interpréter en vue de répondre à des question irrésolues – le règne du « Why ? » Et du « Because ! »..., donc – Eureka !, l’expression survient à son heure dans les albums Tintin.
Mais peut-être me suis-je méprise sur l’intention de Forster – peut-être celle-ci ne serait-elle pas tant d’opposer la story au plot que de les distinguer, comme deux niveaux du récit. Dans ce cas, tout récit combinerait une dimension qui serait celle de l’histoire (« les événements dans l’ordre où ils seraient survenus ») et l’intrigue (ce « qui connecte différents éléments pour leur donner du sens »). Il faudrait alors remarquer d’emblée que cette distinction est loin de faire autorité dans la langue d’origine – la preuve étant que dans les articles de Wikipédia consacrés à un film, la partie concernant ce qui est désigné comme plot est généralement faite d’un récit linéaire plus ou moins abrégé ou détaillé de l’histoire (le scénario) comme succession d’événements et d’actions. Dans ses réflexions sur le roman, Forster dit bien « a story », « a plot » et oppose donc bien, à ce titre, deux « espèces » différentes. S’il avait envisagé les choses sous l’autre angle – la façon dont, dans un même récit, il convient de distinguer la part de la « story » et celle du « plot », il aurait plutôt dit, me semble-t-il, « the plot, the story ». C’est donc bien la distinction même qu’opère Forster qui, décidément, m’apparaît problématique. L’intrigue ne vaut rien si elle n’est pas immanente à l’histoire et réciproquement. Et l’intrigue immergée dans l’histoire, indissociable de celle-ci, cela s’appelle un récit (a narrative).
Dans tout récit sont en jeu un narrateur, un ou des récepteurs, une expérience (ou de l’expérience), et la transmission. Rien de ceci n’est pris en compte dans la double définition forstérienne. Or, ce qui nous met en présence de la dimension éthique du récit, c’est sa transmission par un narrateur qui s’adresse à des auditeurs ou des spectateurs, lesquels sont susceptibles de devenir à leur tour des transmetteurs. C’est le fameux motif benjaminien qui circule « de bouche en bouche ». Forster ne s’intéresse pas à la relation qui s’établit entre un récit et une expérience, ou, plus généralement, à la façon dont le récit se fait convoyeur et pourvoyeur d’expérience(s). Or, cet aspect des choses est primordial. Le plus bâclé des thrillers ou westerns de série B véhicule de l’expérience et la socialise, aussi pauvre ou biaisé le récit qui en est fait soit-il. La transmission de l’expérience ne se fait pas sur un mode explicatif (didactique, pédagogique...) mais direct, vivant – un personnage est rapidement campé, et le voici plongé dans le tourbillon des affaires du monde – des affaires sombres et embrouillées, si l’on demeure attaché au domaine du thriller. Il lui faut affronter le négatif sous toutes les espèces de celui-ci – de cet affrontement résulte un apprentissage, lequel se rassemble en expérience. Tout en racontant une histoire, c’est-à-dire en captant l’attention de l’auditoire ou du public, le narrateur se fait diffuseur ou colporteur d’une expérience. Le personnage a dû, pour affronter le négatif, élaborer des tactiques, agir, mûrir. Le récit ne se contente pas de raconter, il transmet. Il n’existe pas indépendamment des interactions entre le narrateur et le ou les récepteurs.
Benjamin a raison de partir du narrateur plutôt que de la morphologie du récit, dans la mesure où le premier est le baromètre de l’expérience [6]. Quand l’expérience s’appauvrit, les narrateurs se débandent et les récits s’étiolent. Il faut toujours repartir de la chaîne d’équivalence qui se forme ici entre expérience, récit et narrateur. Ce qui importe, c’est la transmissibilité des expériences mises en forme comme récits ou comme histoires par le narrateur (la narratrice). Une histoire n’est pas bonne selon qu’elle est adossée à une bonne intrigue, entendue dans le sens technique du terme, mais plutôt selon qu’elle est habitée par les puissances de l’expérience, qu’elle met en circulation cette expérience et produit, à partir d’elle, du commun. Ce dont le public est en attente, ce n’est pas de films ou de romans fondés sur des intrigues hypersophistiquées, mais d’histoires fortes pour autant qu’elles lui font partager des expériences qui le descellent de sa condition étriquée. D’où l’impasse d’un cinéma comme ceux de David Lynch ou tel virtuose du film policier hongkongais – le fétichisme snob des intrigues labyrinthiques.
Au fond, la question que nous, spectateurs, sommes en droit d’adresser aux cinéastes (ou nous, lecteurs, aux romanciers) est toujours la même : avez-vous vraiment des histoires qui importent vraiment à nous raconter ? Ce qui importe vraiment se rattache toujours à la qualité d’une expérience, directe ou indirecte. Dans une époque basse, où dominent la futilité et les passions tristes, le niveau de l’expérience baisse ou, pour parodier la formule de Benjamin, sa « cote », et les récits s’appauvrissent. Les histoires tissées de motifs évanescents (ou pire) pullulent, les supposés créateurs ne savent plus opérer le partage entre ce qui importe et ce qui est négligeable ou frivole, sans importance, voire pure diversion. Aujourd’hui, dans le monde des démocraties occidentales/blanches, la futilité est au poste de commande dans les industries culturelles, les narrateurs sont à bout de souffle et les lecteurs ou les spectateurs sont distraits ; aussi bien, leur attention est désormais captée par les écrans qui, eux, ne racontent pas des histoires et ne transmettent pas de l’expérience. L’un des symptômes du rabougrissement du champ de l’expérience, en général, c’est la formation des bulles, des microsphères particularisantes autocentrées, rivées sur leurs « petits histoires », étrangères à toute notion du commun, au-delà de leur horizon infra-tribal.
La qualité d’une époque se mesure largement à celle des histoires qui y circulent, de la puissance (le souffle) de celles-ci – de leur envergure. Le propre des histoires, quand elles ont cette qualité, est de transversaliser (traverser des mondes hétérogènes), de fédérer, de rassembler. Ce qu’avaient par exemple la capacité de faire certaines œuvres littéraires au XIXème siècle – Les Misérables, David Copperfield ou, antérieurement déjà, Les souffrances du jeune Werther. Par contraste, après que le cinéma est venu rivaliser avec la littérature dans le rôle de Grand Narrateur, au sens de maître des histoires, voire la supplanter auprès du public populaire, nous sommes entrés dans un temps où les histoires entendues dans ce sens ont cédé le pas à la circulation des « messages », à la proliférante communication entendue, au fond, comme bruit. Bruit de fond de l’existence sociale. Les histoires fabriquaient du peuple, toutes sortes de peuples, plutôt ; la communication fabrique, elle, de la masse anomique et dispersée dans sa condition même de masse.
Dans une large mesure, le cinéma a pris, dans les sociétés du Nord global, le relais de la littérature dans le rôle du maître des récits et des histoires. Dans d’autres, il a d’emblée joué pour la masse ce rôle que la littérature n’avait jamais eu la possibilité de jouer – même ceux qui ne savent pas lire peuvent suivre le film...
On pourrait aller un pas plus loin en osant l’hypothèse selon laquelle le cinéma s’est progressivement emparé, au XXème siècle, de la faculté de raconter des histoires, au détriment de la littérature. Le cinéma, comme appareil, comme art et industrie (il faudrait presque écrire artindustrie) s’est imposé comme le Grand Narrateur et le maître des histoires. La littérature raconte encore des histoires, mais comme les peintres du dimanche font encore des tableaux impressionnistes – c’est l’écriture qui a pris le relais de la littérature et l’écriture ne raconte pas des histoires, elle existe et prospère sous un autre régime qui est celui de l’inscription des traces. Le passage au régime d’écriture présuppose une déperdition de la capacité de raconter des histoires et de se constituer comme auteur – l’écriture survient toujours d’une manière plus ou moins marquée sur les ruines de la littérature. L’écriture prospère quand la littérature ne continue à raconter des histoires que par automatisme, sur sa lancée, comme un astre mort.
Le cinéma qui est plus jeune que la littérature n’a pas connu les affres du même processus d’épuisement de ses puissances narratives, il peut donc encore nous raconter des histoires, même s’il souffre aussi de ce phénomène général qu’est, dans les pays du Nord global et les démocraties libérales, le déclin de l’expérience. La raison pour laquelle le cinéma blanc des démocraties immunitaires et de marché est, en règle général, devenu si autarcique, autocentré sur la classe moyenne planétaire, ses petits soucis et ses grosses angoisses.
Le philosophe écossais Alasdair MacIntyre avance l’idée que chacun d’entre nous est essentiellement « a story-telling animal », un animal qui raconte des histoires et que nos histoires nous fournissent des « scripts » pour nos vies et des « gabarits » (« templates ») nécessaires dans nos relations avec les autres [7]. L’essentiel n’est pas que ces histoires soient toutes vraies, ajoute-t-il, et il n’est pas rare qu’elles ne le soient pas, mais elles « aspirent à la vérité » sans relâche. Ce que nous voulons avec constance, c’est finalement que « our lives make a good story ».
MacIntyre a raison d’insister et sur la qualité instituante des histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes et sur le monde, et sur la fonction socialisante de la capacité à raconter des histoires et à les faire entrer dans des calibres ou des formats de manière à ce qu’elles « parlent » aux autres. On peut être sensible aussi à l’accent porté sur la façon dont la capacité ou la puissance narrative se lient à la qualité de la vie, à la vie bonne, à la vitalité – faire de sa vie « une bonne histoire », c’est tout à la fois un art de vivre et un art de raconter, une forme du souci de soi.
Mais on ne peut évidemment pas placer cette approche du « propre de l’homme » par le storytelling entendu comme la capacité de raconter des histoires, sous le signe d’une immuable éternité. C’est là une puissance variable, soumise à une condition d’historicité – cette faculté, les humains en disposent variablement selon les âges, les circonstances, les aires de civilisation et leur place dans la société. On pourrait dire, en repassant par Aristote, que tous les humains sont, de par leur constitution propre, aptes à parler, et que la parole est indissociable de certaines fonctions raisonnantes qui distinguent les humains des animaux – mais la faculté de raconter des histoires apparaît, elle, beaucoup plus circonstanciée et variable, exposée à des circonstances extérieures : tout le monde n’est pas, dans sa vie concrète et pratique, en situation de pouvoir raconter des histoires.
Pour pouvoir raconter des histoires, il faut avoir des auditeurs, être entendu, donc pris en compte comme narrateur. Mieux : il faut qu’existe une synergie entre un narrateur et ceux.celles à qui son récit est adressé. Or, toutes les conditions sociales ou toutes les époques ne sont pas propices à ce que des histoires, de préférence de bonnes histoires, comme dirait MacIntyre, se racontent. L’une des conditions, pour cela, c’est qu’une sorte de sens commun existe autour de l’idée que les expériences méritent d’être transmises, que l’expérience circule et qu’elle nourrisse les récits qui, à leur tour, vont irriguer la société. Or, c’est sans doute cette intuition partagée dont notre époque est orpheline. Ce qui remplace les histoires qui sont associées au récit et à la figure du narrateur, ce sont les messages. A l’âge de la Toile, on se bouscule au portillon pour être émetteur de messages et engranger des récepteurs. C’est donc, en ce sens, l’influenceur qui s’est substitué au narrateur. L’influenceur modèle, c’est celui qui, dans un show plus ou moins bien ficelé, parvient à faire passer subliminairement des messages publicitaires. Nos sociétés se détournent de la transmission de l’expérience parce qu’y sont devenus rares ceux et celles qui font de vraies et riches expériences et s’y forment. Ulysse n’est plus une référence, il a été remplacé par ceux et celles qui assurent le show. Les bateleurs, les bouffons, les esbroufeurs, les batteurs d’estrade qui n’existent qu’aux conditions du présentisme pur, de la collection (la succession) des instants, alors que les histoires, tout comme les expériences, bien sûr, on un pacte avec la durée – il en faut, du temps, à Ulysse, pour regagner sa bonne île d’Ithaque, et il en faut aussi à l’aède, le fondateur de la lignée infinie des narrateurs pour rapporter ses épreuves et ses exploits. Le narrateur n’est pas pressé par le temps, il prend son temps, comme il prend celui des auditeurs/spectateurs, car il faut bien que l’intrigue se déplie jusqu’au bout. Cela suppose l’existence d’un agrément, sinon d’un pacte entre qui raconte et qui écoute.
Il faut aussi que les auditeurs (les spectateurs) aient le temps de se laisser bercer par l’histoire, d’entrer dans tous ses méandres. Mais la synergie qui s’établit ici entre le narrateur et le spectateur est de l’ordre de la connivence plutôt que de la capture. Elle n’a rien à voir avec la conquête du marché de l’attention et de sa colonisation qui est au cœur aujourd’hui de toutes les stratégies des industries culturelles et communicationnelles. La plupart des « petits » thrillers hollywoodiens des années 1950 durent moins d’une heure et demie – question de standard, de formatage (le film du samedi soir ne doit pas être trop long), certes, mais c’est aussi que quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix minutes, c’est la durée adéquate à la narration à son rythme, ni trop rapide ni trop long de la « petite » histoire soutenue par la « petite » intrigue qui y est racontée. Là aussi est perceptible la notion du « pacte » entre le narrateur et le récepteur qui lui accorde son temps. Aujourd’hui, on voit bien que l’allongement continu de la durée des films, l’omniprésence des séries, cela ne découle en rien d’impératifs de narration, et entièrement de stratégies commerciales – le fameux temps de cerveau disponible qu’il faut occuper et capturer selon le principe du toujours plus – occupé et conquis au détriment du temps de sommeil et du temps de loisir. Les films interminables, les séries, c’est le règne du remplissage et de l’étirage. Pas surprenant, du coup, qu’en même temps qu’ils « regardent » le film, les jeunes spectateurs aient le regard constamment détourné vers un autre écran – celui du smartphone.
Le pacte entre l’expérience, la durée, la « bonne histoire » et l’art du narrateur est rompu. La Toile est comme un gigantesque essaim de guêpes : plus on s’en approche et plus le vacarme est assourdissant– mais non, ce n’est pas ainsi : impossible ou presque, pour un atome humain du Nord global, de se tenir hors de l’essaim. Ce qui remplace donc les histoires, c’est le bourdonnement perpétuel, la rumeur dont chaque atome est à la fois l’émetteur et le récepteur.
Dans les sociétés brutalisées par le pouvoir, celui de l’Etat généralement, les gens se défendent ou prennent de petites revanches sur les brutaliseurs en racontant des histoires. Les histoires que les gens racontent et qui ridiculisent ceux d’en haut, qui disposent des moyens de les opprimer et de les violenter restaurent l’esprit de communauté, chaque blague qui tourne en dérision les puissants reforme de la communauté, une communauté éphémère et invisible formée de celui qui la raconte et de ceux qui l’écoutent. La blague, c’est une histoire pour les temps de manque, quand la vie commune est placée sous le signe du danger, de l’urgence. La blague est courte, parce que les conditions générales ne permettent pas d’en raconter de longues qui incriminent le pouvoir. Comme elle est courte, il faut qu’elle soit bonne – qu’elle ait une pointe, à défaut d’une intrigue forstérienne. Mais la présence ou l’absence d’intrigue n’est pas ici ce qui compte. Ce qui importe, c’est qu’une société où les gens aiment à raconter des blagues demeure vivante, au sens où elle n’a pas été entièrement réduite aux conditions du pouvoir qui entend la mettre au pas et la morceler, l’atomiser. Ce qui importe avec les blagues, c’est qu’elles circulent, sans avoir, en général, d’auteur identifiable – cette circulation relève d’un processus de création collective, c’est la société elle-même qui résiste à travers elle. Une société qui conserve cette capacité de création d’histoires qui se doivent d’être « bonnes », c’est-à-dire de faire rire au détriment de ceux qui entendent gouverner en inspirant la peur est une société qui n’est pas entièrement soumise, déprimée, prosternée.
C’est assurément l’un des aspects les plus troublants du journal des années « brunes » de Victor Klemperer, l’auteur de l’immortel LTI, la langue du IIIème Reich [8] : dans les milieux populaires, en plein régime de terreur nazie, y compris pendant la guerre, on continue à raconter quantité de blagues tournant en dérision aussi bien les caciques du régime, y compris le Führer, que leur manie de tout organiser, leur langue de bois, ceci tout en cultivant la plus naïve des fois en ce même Führer et en adoptant, sans même s’en aviser, tous les tics de l’idiome nazi... Ce phénomène de dédoublement est parfaitement mis en évidence par Klemperer qui en consigne dans le détail les manifestations. En tout cas, assurément, on ne peut pas dire qu’un peuple (entendu ici comme peuple décliné du côté du « populaire ») qui fait circuler des devinettes expresses du genre : « Quand la guerre finira-t-elle ?/ Quand Göring entrera dans les pantalons de Goebbels » est un peuple homogène dans sa soumission à l’idéologie du régime, fanatisé jusqu’au bout des ongles et unanime, en ce sens, dans le soutien aux entreprises, crimes et exactions de celui-ci.
Il est intéressant que la puissance narrative collective maintenue qui se manifeste, dans la société et, ici, dans la société contre l’Etat, se présente comme un indice probant de l’inachèvement de la suture totalitaire. Ce qui, dans le cas présent, ne change rien à l’immensité des crimes commis par les nazis en tant, bien sûr, qu’ils engagent et embarquent les Allemands comme peuple ; mais qui indique en même temps une autre direction : si, avec ce fardeau du crime et du désastre, l’ouvert persiste, c’est dans un lien indissoluble avec la capacité de raconter des histoires que cette clause s’affiche. Et ce lien est d’autant plus consistant que cette capacité est collective. D’où l’importance des blagues, entendues comme mini-histoires à pointes qui circulent de bouche en bouche (et peut-être plus que jamais) quand il est minuit dans le siècle, et à Dresde capitale de la Saxe.
Le Journal de Victor Klemperer est un parfait exemple de ce qui est en jeu dans la disparition de la possibilité de raconter des histoires – ou bien, tout simplement, lorsque s’étiolent les conditions générales dans lesquelles se maintient le goût de raconter des histoires. Ce que l’écriture fragmentaire du Journal enregistre, c’est la disparition de la durée dotée d’une homogénéité suffisante pour que l’histoire puisse se déployer – le temps de la narration et du narrateur. Les conditions imposées par la terreur nazie ont pour effet un démembrement du temps, ce n’est pas seulement que l’on ne sait pas de quoi demain sera fait, c’est qu’une condition de mort est suspendue au-dessus de la tête de Klemperer, comme de toutes les autres victimes des persécutions raciales. Le professeur et intellectuel juif se voit interdit de publication, privé du droit de travailler en bibliothèque, d’emprunter des livres, d’en acheter, sans parler bien sûr de tout ce qui concerne l’expression publique, le partage des opinions. Il est radicalement coupé de toute possibilité de produire des récits destinés à quelque public que ce soit, récits savants, politiques ou autres. Ce qui, pour un intellectuel est bien une sorte de mort symbolique, quand bien même il peut continuer à conduire une existence précaire dans une de ces maisons où survivent les quelques dizaines de Juifs de Dresde qui ont provisoirement échappé à la déportation.
C’est ici que se noue le lien entre l’impossibilité pratique de se maintenir dans le statut d’une personne qui accède à la reconnaissance en émettant des récits et le passage à un régime d’écriture. L’écriture est distinctement ce qui survient sur les lieux, dans l’espace du désastre. Là où la faculté narrative a été détruite, avec les interactions qu’elle suppose, c’est l’écriture comme inscription des traces qui prend le relais. Ce qui est, très précisément la fonction du journal dont le propre est de s’écrire au jour le jour en discontinuité, de pouvoir s’interrompre d’un jour à l’autre et même, dans l’espace d’une même journée, de se présenter comme une série de notes généralement sans enchaînements. Le propre du journal, en ce sens, c’est d’abord qu’il se tient en deçà du monde des enchaînements. Il ne relate donc pas une histoire, au sens d’une chronique, dans la mesure même où une histoire-chronique est fondée sur des enchaînements.
On ne saurait donc suivre ici Georges Didi-Huberman lorsqu’il rapproche le Klemperer du Journal du conteur benjaminien, évoquant le Journal comme un récit ou une narration en forme de montage des mille petites choses qui y sont décrites [9]. Mais non : ce qui caractérise le Journal en propre, c’est précisément l’absence de montage, et Klemperer n’y raconte pas une histoire, fût-ce sous la forme d’un « récit en miettes » – il y consigne au jour le jour ce dont est fait le désastre du présent, ce qui relève d’un tout autre régime d’écriture. Si le Journal existe (et est passé à la postérité, contrairement aux écrits contemporains de Klemperer placés sous un autre régime d’écriture), c’est bien pour cette raison : il établit avec un éclat sans égal la disparition, dans ces temps obscurs, de la possibilité même de « raconter une histoire », même entendue comme simple chronique. En revanche, ce qui s’inscrit ici aussi en faux contre la distinction forstérienne, c’est la présence un peu partout dans le Journal d’éléments ou d’éclats d’intrigue – au sens même où Klemperer ne cesse de s’efforcer de démêler les fils embrouillés du présent de la catastrophe – que se passe- t-il ? D’où cela provient-il ? Où cela nous conduit-il... ?
Dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, l’obsolescence de la faculté (et du désir) de raconter des histoires ne trouve pas sa source en premier lieu dans l’interdiction, l’intimidation, la répression ou la terreur. Elle est plutôt programmée par l’appareillage de nos existences par des dispositifs et des réseaux qui sont adverses à la formation de communautés rassemblées autour d’histoires qui se racontent, formées de narrateurs et d’auditeurs ou de spectateurs. L’attention a changé de camp – elle n’est plus dirigée vers le narrateur et concentrée autour de l’histoire qui se raconte, elle est saisie par des appareils qui la retiennent d’autant plus captive qu’ils la dispersent au gré de la multitude des messages circulant sur les réseaux. « La souveraineté de l’hyperindividu rend l’autre négligeable », remarque David Le Breton [10]. Le visage de l’autre s’efface dans une communication distraite et des interactions sans enjeu. Mais ce n’est pas seulement le visage en tant qu’il incarne « la morale de l’interaction » qui s’efface ici. C’est aussi la présence de l’autre comme narrateur potentiel. Ce que Le Breton appelle la « liquidation du visage » a pour corollaire l’effacement de la figure du narrateur.
Nous nous dirigeons vers un temps où la multiplicité (la multitude) des narrateurs aura cédé le pas d’une part au bourdonnement de l’essaim et de l’autre à l’emprise logocratique de régimes policiers, populistes, fascistes new-look ; au régime toujours plus molaire du storytelling directement branché sur l’intérêt stratégique des gouverneurs du présent. Toujours moins de narrateurs, toujours plus de perroquets et d’horloges parlantes.
Organisons-nous en sociétés de raconteurs d’histoires [11] et défendons-nous dans la langue !
Debra Cockburn