Vivre de sa plume

, par Ava Jakobsdöttir


« Elle ne peut pas la prendre davantage qu’en la caressant avec précaution de sa langue entre ses dents. Je vois cela : que ce que d’ordinaire on a dans l’esprit elle l’a dans la bouche en cette chose grossière et brutale » (Marguerite Duras, L’homme assis dans le couloir)

C’est l’histoire d’un corbeau entre deux âges, ni trop gros ni trop maigre, ni trop beau ni trop laid, un corbeau normal, ordinaire et commun (corvus communis) – sauf qu’il était addict aux émissions de télé sur les livres. Comme Pivot a lâché le morceau depuis un moment déjà, il regardait Busnel, ce qui est pire encore – si la chose est possible.
A force de temps, l’expression « vivre de sa plume », flottant au gré des flux d’eau tiède et saumâtre circulant autour de la Grande Foutrerie avait frayé son chemin dans son cerveau de petite taille [1]. Sans qu’il parvienne à en saisir vraiment le sens, il n’en était pas moins porté, instinctivement, à se l’approprier.
Et pourquoi pas moi ?, se demandait-il, pourquoi moi qui, contrairement à ces pauvres humains dont l’épiderme se trouve directement exposé aux intempéries, suis abondamment couvert de plumes, et des plus belles et luisantes, pourquoi ne pourrais-je pas, moi, tout autant et mieux qu’eux, vivre de ma plume ?

Seulement voilà : laquelle ? Ce qui laissait notre personnage (appelons-le Axel, à défaut de pouvoir révéler sa véritable identité) profondément perplexe et désorienté était, ici, l’emploi du singulier dans l’expression – vivre de sa plume ? C’est que les corbeaux communs, comme tous les volatiles de cette espèce, ont le corps recouvert d’exactement cinquante-quatre plumes, information livrée par Buffon et corroborée par une certaine encyclopédie chinoise familière à Borges et Foucault [2]. Et donc, se demandait notre héros, désemparé, de toutes ces plumes dont je m’enorgueillis non sans raison, laquelle choisir afin, enfin, d’en vivre – puisqu’à l’évidence, sans relâche établie sur le plateau busnelien, il n’en est qu’une et une seule qui puisse le permettre [3] ?
Le plus gros des passereaux en était là dans ses réflexions, tournant en rond (le corbeau, contrairement à d’autres habitants des hautes futaies, telle la chouette, n’est pas très bien équipé pour la spéculation et les enchaînements logiques) lorsque le voici qui, providentiellement, tombe au crépuscule sur la Vieille Hulotte ; la sagesse de celle-ci est renommée dans la forêt entière de X... où Axel séjourne depuis son plus jeune âge.
Instruite de l’énigme où flanche son voisin de longue date, l’oiseau de Minerve ne se démonte pas. « C’est bien simple, tranche-t-il, il te suffira de procéder par ordre et méthode – commencer par les plumes les plus belles, les plus longues, les plus solides, les mettre à l’épreuve et voir ce qu’il en résulte. En cas d’échec, ne pas te décourager, poursuivre de façon systématique, avec ordre et méthode, des plus grandes aux plus petites plumes. Ceci, au besoin, jusqu’au dernier petit duvet qui pourrait aussi bien s’avérer, à l’usage, le bon. Surtout, ne rien lâcher – si, comme tu prétends t’en être assuré, ces crétins d’humains ont trouvé le moyen de vivre de leur plume (eux qui en sont si intégralement dépourvus), alors tous les espoirs nous sont permis, à nous qui en sommes si abondamment et richement pourvus. Vois-tu seulement la responsabilité qui, désormais, t’incombe ? Imagines-tu à quel point se trouverait révolutionnée notre entière espèce aviaire s’il devait apparaître que nous pouvons tout simplement vivre de notre plume, peu importe laquelle, nous épargnant ainsi ces fastidieuses autant qu’interminables chasses aux insectes, aux larves, aux petits rongeurs qui minent nos jours et nos nuits ? Terminée, oubliée à tout jamais l’implacable nécessité de chasser et glaner sans relâche à seule fin de nous nourrir – nous et nos oisillons ! Pense seulement à cette ère nouvelle et bénie du temps libéré où un crissement de plume suffirait à ce que notre fringale, dans l’instant, s’apaise ? ».

Une mâle ivresse s’empare alors de l’ami Axel : de son bec acéré, il s’arrache sans délai la plus majestueuse de ses rémiges, sur son aile gauche – la douleur est intense, mais que ne s’infligerait-il pas, dès lors que l’anime la plus sacrée des causes ? La plume est devant lui, luisante et noire de jais, son extrémité encore tachée de sang, posée sur l’herbe. Il la contemple d’un air perplexe. Voici chose faite, se dit-il, mais comment en vivre – que faire, comment s’y prendre ? Le regard perdu dans le vide, l’habitué des heures tardives de la chaîne publique laisse échapper un croassement plaintif.
Survient alors le hérisson, suivi, en une longue procession par sa compagne et ses petits. Le hérisson entretient avec le corbeau (qui, pour des raisons bien évidentes, n’en est pas le prédateur) des relations, disons, correctes, à défaut d’être cordiales. Il a, de surcroît, parmi la gent animale non domestique et de petite taille, la réputation d’un intellectuel. Détectant aussitôt le désarroi du corbeau (le hérisson est excellent physionomiste aussi) , il l’interroge alors d’un ton plein de sollicitude. Axel lui fait part de son extrême embarras – vivre de sa plume, tâche impérieuse, exaltante – mais, pour lui, quadrature du cercle...
« Ah, mais c’est tout simplement que tu n’as pas percé le mystère de cette belle expression, rétorque l’astucieux érinacéidé, (lui-même auteur de romans régionalistes à diffusion restreinte), d’un ton légèrement condescendant – vivre de sa plume, cela veut dire assurer sa subsistance en écrivant des histoires, en publiant des livres ! Tout comme je le fais moi-même en récupérant le long des sentiers les plumes égarées par nos amies les buses », complète-t-il en se rengorgeant.
« Les buses ne sont pas mes amies ! », interjecte le corbeau d’un ton sec. « Peu importe, poursuit l’épineux intello, tant soit peu agacé par l’interruption incongrue. Peu importe : comprends bien ce que je veux dire – il ne te suffit pas, si tu entends vivre de ta plume, de t’arracher rémiges et rectrices à qui mieux mieux, il va falloir que tu te mettes sérieusement au boulot... Soigneusement tailler les plumes, stocker le sang des campagnols dont on peut faire une encre acceptable, trouver un support d’inscription approprié (j’utilise, pour ma part, les feuilles de maïs, abondantes dans les champs alentour) – et surtout, inventer des histoires, des histoires qui vendent, te faire une réputation, conquérir un public... ». « Comme chez Busnel ? », l’interrompt, impressionné, le corbeau. « Mieux que chez Busnel, s’exalte le hérisson, La Grande Foutrerie, c’est la caverne de Platon, ne s’y agitent que des ombres... ». « Je n’y comprends rien ! », gémit le corbeau... « Peu importe, peu importe, tout cela te dépasse un peu », poursuivit la raisonneur d’un ton protecteur... « Qu’il te suffise de savoir que ce magnifique truchement, posé là devant toi (le mot « truchement », prononcé ici avec toute la componction nécessaire, impressionne vivement le novice Axel), il va falloir que tu apprennes à t’en servir ! A la saisir dans ton bec d’un geste expert et décidé – calligraphier, dessiner les mots, enchaîner les phrases – écrire, quoi, faire vivre ta plume de façon à vivre un jour, toi-même, de ta plume ! ».

« Grandiose !, s’enthousiasma alors le corbeau, je m’y mets incontinent ! De tout cœur merci, ami fidèle ! » – et sur ce, saisissant la plume dans son bec, il s’élève dans l’azur d’un vol alerte, à peine handicapé par l’ablation du fleuron de ses plumes.

(Ellipse – nous épargnons ici au lecteur la fastidieuse description des circonstances dans lesquelles notre écrivain novice s’activa en vue de rassembler les éléments nécessaires à l’exercice sa profession – pour en venir directement au fait : quelques semaines plus tard, le prolifique Axel mettait en diffusion, à compte d’auteur, un bref essai consigné sur ces écorces de platanes que l’on récolte le long des routes départementales, intitulé Phénoménologie du blaireau ; un ouvrage hélas rédigé dans une langue tant maladroite qu’absconse et qui, pour cette raison même, ne devait valoir que haussements d’épaules et railleries à son auteur)

Nullement découragé par cet échec, l’obstiné volatile en tire étrangement cette leçon distordue : si ce coup d’essai (dont la rédaction, au demeurant, lui avait donné le goût de l’écriture) a été un coup d’épée dans l’eau si donc il ne lui a pas permis d’accéder à cette condition bénie où l’on vit de sa plume – c’est assurément qu’il n’a pas été rédigé avec la bonne plume ! Et corbeau, incontinent, de jeter aux orties la splendide rémige et d’extraire stoïquement de son panache arrière la plus solide de ses rectrices. Il se remet aussitôt au boulot et, d’un trait, en deux semaines, s’échinant jour et nuit, sous le soleil brûlant tant que dans la froidure de la nuit, éclairé par un pâle rayon de lune, jette sur de larges feuilles de tournesol, cette fois, ce récit autobiographique picaresque, haut en couleurs, riche en rebondissement mais désastreusement intitulé Ce pignouf de corbac – que la critique, cette fois, éreinte sans ménagement. Voici Axel devenu la risée du public animalier de son petit pays...

To make a long story short, voici donc notre littérateur des bois et guérets entraîné dans la fatale spirale de l’échec : moins ses livres rencontrent d’écho et plus il s’obstine dans la mauvaise direction, à imaginer que le choix de la bonne plume est et demeure le secret de la réussite – plus donc, il persiste à s’arracher les plumes tout en s’essayant dans le plus grand des désordres et la plus compulsive des confusion aux genres les plus variés, du roman à clés au théâtre post-brechtien, de la fable à la Krylov à la poésie lettriste, du traité de sociologie d’inspiration bourdivine à la dystopie néo-orwellienne – un long parcours erratique, une authentique passion au terme duquel notre malheureux héros, moins en position que jamais de vivre de sa plume, se retrouve presque entièrement déplumé et donc invalide, incapable désormais de s’arracher au sol, pathétique volatile pelé, condamné à sautiller grotesquement dans la boue et l’ordure, en quête du plus étique ver de terre susceptible d’apaiser sa faim.

Presque entièrement déplumé, dis-je : c’est qu’en effet, au terme de son calvaire, ne demeure au faîte du croupion de la pauvre bête, unique et affligeant vestige de sa parure d’antan, qu’un misérable duvet, à peine une ébauche de plume soulignant l’étendue du désastre. N’écoutant que son courage et déterminé envers et contre tout à jeter ses dernières forces dans la bataille, corbeau l’arrache d’un coup de bec décidé. Voyons, s’exclame-t-il les yeux au Ciel, qu’écrire avec ma dernière plume ? Mon testament, mon chant du cygne – à Dieu ne plaise ! Survient alors l’illumination : avec cet infime reliquat de ma grandeur passée, prélevé sur son postérieur dénudé, qu’écrire d’autre qu’un roman de cul ?
Beauté de l’analogie ! Sublime grandeur de la ressemblance ! Magie de l’association ! Aussitôt dit, aussitôt fait : en moins de temps qu’il ne faut pour y songer, corbeau torche un petit porno rustique et animalier gras à souhait et qui, dès le mois suivant trône sur les têtes de gondole de toutes les librairies-papeteries de la France profonde (et Dieu sait si elle l’est, en ce moment – insondable !). Son compte au Crédit agricole ploie sous la masse des chèques affluant de toutes parts ! Corbeau, enfin, vit de sa plume ! Il ne sait que faire de son argent (les corvidés sont allergiques au caviar et aux croisières de luxe) !

Mais voici – redoutable ombre au tableau : dépouillé comme il l’est désormais de son plumage protecteur, Axel est devenu infiniment fragile : aux premiers frimas, il s’enrhume et crève misérablement au bord du chemin. Même renard, passant par-là, se détourne dédaigneusement de sa dépouille. Si dans un an et un jour ses héritiers (présomptifs) ne se sont pas manifestés, c’est le Crédit agricole qui ramassera la mise.

Morale (1) : mieux vaut vivre de l’argent des autres que de sa plume – c’est plus sûr.

Morale (2) : les corbeaux sont des cons – surtout quand ils regardent la télé.

Morale (3) : de toutes les espèces de cons de corbeaux, les plus cons sont ceux d’Islande.

Ava Jakobsdöttir
(traduit de l’islandais par Félix Barython)

Notes

[1Dans ce passage, les références à des personnages célèbres du paysage audiovisuel islandais ont été remplacées par des noms propres familiers au lecteur français (Note du traducteur).

[2Voir sur ce point : Buffon : Histoire naturelle générale et particulière (1749-1804) et Michel Foucault, Les mots et les choses (1966, NRF Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines).

[3Plateau récemment renforcé grâce à l’apport d’un certain Trapenard – tout un programme...