« Il semble que la philosophie ne voyage point »

, par Alain Brossat


pour la p’tit’ pom’ qui vend des livres et craint de tomber de haut

Exercice de style : je commente ci-dessous la dernière partie de la note 10 du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, texte dont le tranchant et l’actualité m’ont saisi et mis en joie lorsqu’une main charitable a bien voulu le désigner à mon attention.

La partie sur laquelle je m’arrête est celle qui commence ainsi : « Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l’Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens ».
Il ne suffit pas, dit Rousseau, de constater que les habitants de l’Europe se déplacent vers d’autres parties du monde, qu’ils « voyagent » – encore faut-il se demander dans quelles dispositions ils le font, à quelles fins et dans quelles intentions. En termes anachroniques (foucaldiens), il faut faire une archéologie du voyage européen et de ses motivations. Rousseau note que ce pli, ce geste du déplacement européen est ancien – « depuis trois ou quatre cents ans », dit-il. On remarquera que le terme « inondent » qu’il emploie ici a une connotation au mieux ironique, au pire ouvertement péjorative. Surtout, renonçant d’emblée (ou dénonçant) toute utopie communicationnelle, il souligne qu’il n’existe aucune corrélation automatique entre ces déplacements incessants, nombreux, et, disons, un progrès intellectuel et moral qui prendrait la forme, tout simplement, d’une meilleure connaissance des autres peuples ou d’un accroissement de la sensibilité des Européens à la diversité humaine, à la multiplicité des cultures (civilisations) humaines. Or, comme chacun sait, cette question du progrès moral et intellectuel, constant et attestable, comme critère de l’efficace ou de la force propulsive des Lumières, est au cœur du texte princeps de Kant « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? ». [1] Ce n’est pas la première fois que se relève, ici, l’affinité entre Rousseau et Kant...
Rousseau, qui excelle à « enfoncer le clou » et à « appuyer là où ça fait mal » va donc mettre ici d’emblée le doigt sur ce paradoxe : plus nous, Européens, voyageons, plus nos corps européens se déplacent vers d’autres horizons – et plus nous sommes eurocentriques (nouvel anachronisme – assumé !). Bref, on ne peut pas se contenter d’exalter les déplacements, on ne peut en ériger un culte, comme s’ils allaient nécessairement et par définition dans la « bonne direction », celle de la multiplication des contacts et de l’allongement des circuits (le degré zéro de l’idéologie communicationnelle) [2]. Encore faut-il aller voir « derrière » ce que trament ces déplacements – dans l’emploi du verbe « inonder » se discerne aisément la critique implicite du voyage-conquête – la conquête des Amériques par les Européens.
Il semblerait bien qu’ici Rousseau s’inscrive dans une tradition cachée (Hannah Arendt) dont Montaigne [3] et quelques autres seraient les précurseurs [4]. Et d’asséner ce formidable paradoxe : plus nous, Européens, nous déversons hors d’Europe, et plus « nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens ». Pire encore : plus se multiplient les récits de voyages qui accompagnent ces déplacements, plus les Européens persistent dans leur auto-centrement. Il apparaît donc qu’il y a tout un trompe-l’œil, tout au faux-semblant du déplacement à l’européenne [5]. Selon ce mode ou ce régime du déplacement européen, le mouvement des corps n’entraîne pas le déplacement des esprits, leur faculté à voir les choses d’ailleurs, d’un autre point de vue – celui des « autres » auprès desquels on se déplace, précisément. L’accroissement de la « bougeotte » européenne, de leur appétit de voyage n’a pas pour conséquence l’accroissement de leur aptitude au décentrement.
Rousseau lance ici une « flèche » vers l’avant (Nietzsche cité par Deleuze dans son Abécédaire), une flèche qui va loin : en direction, par exemple de ce tourisme exotique, au temps des croisières puis des charters, celui qui consiste à se rendre à l’autre bout du monde pour y retrouver... ses habitudes.
Dans sa dimension philosophique, le faux-semblant de ce qu’on pourrait appeler ici l’idéologie européenne du voyage telle que l’épingle Rousseau consiste à ériger constamment le particulier autocentré (l’Européen, l’homo europeus) en universel (l’Homme générique). Pour reprendre les termes de la critique des fondements philosophiques de l’eurocentrisme développée par Naoki Sakai et Osamu Nishitani, le voyage est l’occasion constamment répétée et qui consiste pour l’Européen à s’attribuer la place de l’humanitas pour mieux renvoyer tous les autres à la condition de l’anthropos [6].
En termes contemporains, Rousseau reproche aux Européens, en tant qu’il en est un lui-même, en dissidence, d’échouer régulièrement à adopter la posture « anthropologique » qui leur permettrait d’apprendre de leurs voyages la relativité de leur propre position dans le monde, à l’épreuve de la rencontre avec d’autres peuples, d’autres cultures (il dit « nations », mais peu importe). On voit bien ici pourquoi, soit dit en passant, Claude Lévi-Strauss, le fondateur de l’anthropologie structurale, fait si grand cas de Rousseau.
Bref, plus les Européens voyagent, plus ils se recentrent autour de la pure illusion de leur propre centralité ou de l’intérêt exclusif pour leurs propres conditions, de leurs propres « problèmes ». Plus ils demeurent captifs de l’illusion pure de leur propre essentialité : l’Homme, c’est nous, c’est en nous que se concentrent toutes les qualités quintessentielles de l’humain. Ici aussi, Rousseau voit loin vers l’avant : l’appropriation (la « privatisation ») de l’Universel comme opération typiquement et substantiellement européenne, « occidentale ».
On remarquera que Rousseau, dans l’explicite de son développement, parle de l’Europe, des Européens, mais que la plupart des noms qui lui viennent, des références qu’il a en tête sont français. Le cœur de sa cible, c’est donc bien la France, celles des Lumières institutionnelles.

C’est ici que surgit, dans le texte, la formule-clé autour de laquelle celui-ci s’articule : « Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point »... Et d’ajouter : « Aussi celle [la philosophie] de chaque peuple est-elle peu propre pour un autre ». On le voit bien, c’est assez délibérément que Rousseau prend ici à contresens l’autoroute des Lumières institutionnelles (et, sans le savoir, de ce qui va devenir, pour les siècles et les siècles, leur idéologie rétrospective, dans toutes ses dimensions, culturelle, politique, diplomatique et commerciale...) : bien loin, dit-il, que les horizons de la philosophie s’élargissent au fil des déplacements des corps vers des horizons lointains, des correspondances que les philosophes français entretiennent avec de distingués interlocuteurs étrangers, incluant quelques souverains de haute volée, des lectures de ces récits exotiques qui pullulent, celle-ci s’avère plus statique et figée que jamais – c’est au point qu’il semblerait bien qu’elle ait du mal à se déplacer, en Europe même, d’un pays à l’autre (d’où l’aversion des Français pour la philosophie anglaise du XVII° et du XVIII° siècles...). Bref, les corps bougent, la pensée ne suit pas... [7]

Or, il y a, dit Rousseau, une explication très matérialiste à cela : les quatre catégories de voyageurs qui se déplacent vers les contrées éloignées sont certes composées de gens qui pensent, comme tout le monde pense, mais dont il se trouve qu’ils pensent à tout sauf à se décentrer : ce sont des gens qui, pour des raisons diverses, ne sont pas portés à s’intéresser aux peuples et contrées où ils séjournent, ne sont pas portés à réfléchir à ce que se déplacer implique – ce n’est pas pour cela qu’ils voyagent.
Ces quatre catégories sont les marins, les marchands, les soldats et les missionnaires [8].

Remarquons que Rousseau va s’attarder particulièrement sur la dernière catégorie et que son raisonnement concerne donc directement la Chine, le monde chinois. Ce sont les Jésuites en Chine et leurs récits qui sont dans sa ligne de mire. Les missionnaires, donc, ne se rendent pas dans des contrées lointaines pour découvrir des peuples et des cultures, pour en observer les mœurs et s’intéresser à leurs traits spécifiques, ils y vont, conformément à leur vocation, pour évangéliser, porter la parole du Christ et convertir. Il y vont missionnés par l’Eglise catholique à laquelle ils appartiennent. On notera au passage l’ironie rentrée de la formule qu’il cisèle ici – « occupés de la mission sublime qui les appelle » et on se rappellera que le Genevois est de tradition protestante...
La formule qui s’enchaîne à celle-ci est, tout autant, imprégnée d’une ironie froide : lesdits missionnaires, dit-il, ne sauraient se laisser détourner des « travaux importants auxquels ils se destinent » par la préoccupation oiseuse d’observer méticuleusement les mœurs des peuples parmi lesquels ils séjournent... S’activer en vue de se ménager les bonnes grâces de l’Empereur chinois, apprendre la langue en vue d’évangéliser – voilà qui suffit amplement à remplir une vie de missionnaire ! L’invention du regard anthropologique attendra... Les missionnaires « quand [bien même] ils ne seraient pas sujets à des préjugés d’état comme tous les autres » (préjugés liés à la condition, les missionnaires sont éduqués et instruits...), ont mieux à faire que se donner comme fin, objet même de leur déplacement, l’étude des peuples, de leurs mœurs et coutumes, de leurs traits spécifiques.
Le regard anthropologique, c’est ce qui les détournerait de leur mission, laquelle est, naturellement, sainte et sacrée... Et de lancer ici son trait assassin : « D’ailleurs, pour prêcher utilement l’Evangile, il ne faut que du zèle et Dieu donne le reste, mais pour étudier les hommes, il faut des talents que Dieu ne s’engage à donner à personne et qui ne sont pas toujours le partage des saints ». En clair, évangéliser est chose, sinon facile, du moins « réglée », cela découle d’un programme fixé d’avance et encadré par l’Eglise et, pour ce qui est des conditions de son succès, remis entre les mains de Dieu (l’aimable fiction à propos de laquelle nul n’ira s’aventurer à ergoter ici...) [9]. Mais pour ce qui est de s’équiper du regard anthropologique (qui suppose que l’on va, au rebond, se voir anthropologiquement aussi, dans la différence d’avec les autres...), c’est une tout autre affaire : quand bien même les missionnaires seraient des saints, cela semble demeurer, pour eux comme pour les autres catégories de voyageurs, une tâche inscrite dans un horizon inaccessible.
Quand les voyageurs européens publient des récits de ce qu’ils sont censés avoir vu à l’autre bout du monde, et ils ne sont pas peu à le faire, ceux-ci ont en commun d’être constamment et obstinément auto-référentiels : à les lire, dit Rousseau, l’impression prévaut qu’ils sont à peine allés à l’autre bout de leur rue, tant les descriptions qu’ils livrent manquent la diversité, sont peu sensibles à l’hétérogénéité, à la différence des « autres » – « ces traits vrais qui distinguent les nations » ; tant leurs pseudo-descriptions sont placées sous le signe monotone du même. Ils ne se sont vus qu’eux-mêmes dans le miroir des autres. Le voyage, en ce sens, n’est qu’un faux-mouvement, et le vrai déplacement ne vaut pas mieux, du point de vue du déploiement des puissances de la pensée, que le fameux voyage « en chambre » dont vont se faire les chantres, aux siècles ultérieurs un J.K. Huysmans, un Marcel Proust, mais aussi bien Gilles Deleuze [10]. Avec ou peut-être derrière tous ces faux-semblants du voyage lointain, dit Rousseau, il y a toute une philosophie, un « porte-manteau » philosophique, un mot-valise – l’Homme, l’homme majuscule, abstraction vide et fallacieuse et dont le propre est de considérer comme acquis que « les hommes sont partout pareils » ; ou bien, pour dire la même chose à l’envers, une philosophie dont le propre est de poser un postulat qui élimine la possibilité même d’une anthropologie en excluant par principe et a priori la diversité humaine, en pratiquant le déni des seuils et des écarts qui séparent les cultures, en éliminant le multiple et le moléculaire des sociétés humaines au profit de l’Un et du molaire de la baudruche philosophique par excellence – l’Homme. Ou bien encore, pour continuer à phraser tout cela en langue deleuzienne basique, le propre de cette philosophie implicite du déplacement européen chez les « autres », c’est de camper dans la pure répétition et d’exclure la différence.
Ce qui s’entend distinctement dans ce paragraphe, davantage encore que l’écho rétrospectif des charges foucaldiennes contre l’humanisme, c’est le Sartre de Le Diable et le Bon Dieu et de certains textes recueillis dans les Situations : là où il s’en prend au culte moralisant de l’Homme, cet artefact destiné à cultiver l’ignorance et l’évitement des hommes réels, en leur condition historique, en leurs épreuves et leurs combats (ou : comment faire de la littérature comparée un art de l’anachronisme en lorgnant vers Paul Veyne, Nicole Loraux...).

La véhémence de Rousseau, lorsqu’il s’exprime sur ce motif, n’est pas moindre que celle de son lointain descendant Sartre : l’Homme, cette outre vide, dit-il, est la création d’une engeance qu’il désigne d’une expression dont l’intention polémique ne se dissimule pas – « la tourbe philosophesque ». Ce qui saute aux yeux, ici, c’est que « la philosophie des Lumières », bien loin de former une totalité organique, fût-elle marbrée de diversité(s), se divise en deux – l’Un que construit l’illusion rétrospective des Lumières se divise en deux, dirait le Président-philosophe Mao. C’est qu’en effet, il y a ceux qui, au bénéfice d’une philosophie passe-partout et paresseuse (celle de l’Homme) renoncent à « chercher à caractériser les différents peuples » et se dispensent ainsi de s’intéresser aux hommes dans la diversité de leurs situations et de leurs ensembles vivants. C’est là la philosophie dans sa pire acception, comme ministère des idéalités creuses et « science » des abstractions ornementales, philosophie immobile figée dans ses certitudes et son contentement de soi. Philosophie installée – académique, le terme ne va pas tarder à surgir...
Et puis, il y a, seul contre la « tourbe philosophesque », ce promeneur solitaire de la tradition cachée, celle qui s’intéresse aux hommes, à la palette entière des sociétés humaines. Ce sont donc bien deux traditions qui s’opposent ici, et dont Rousseau assume crânement le conflit – Lumières « radicales » contre Lumières parvenues dont les connivences cachées avec les pouvoirs ne vont pas tarder à se dévoiler. Si l’on veut bien accepter (mais on n’est pas obligé...) l’idée que la notion d’eurocentrisme existe « à l’état pratique » (Louis Althusser) dans la note de Rousseau, alors on sera fondé à dire que la lutte contre l’eurocentrisme est ce qui constitue le fil conducteur de ce texte, tout comme la lutte en faveur de l’héliocentrisme et de la reconnaissance de la pluralité des mondes (de l’identification de l’absence de « centre » de l’univers) constitue le combat de Giordano Bruno. La « tourbe philosophesque », c’est celle qui reconduit perpétuellement le public de son temps à l’illusion de la centralité européenne, comme l’Eglise catholique au XVI° siècle entretenait l’illusion de la centralité de notre planète comme lieu de la Création divine.
Ici, Rousseau va se livrer à un exercice rhétorique quelque peu approximatif afin de renforcer son argument en tentant de mobiliser la « grande tradition » classique au service de son argumentation, de sa cause – en construisant une utopie rétrospective plutôt mal ficelée : il fut un temps, dit-il (« in illo tempore... ») où les philosophes, catégorie extensive, s’entendaient à voyager pour apprendre, pour s’instruire et « secouer le joug du préjugé », c’est-à-dire des fausses évidences autocentrées. Utopie involontairement comique – mais Rousseau dont l’ironie pouvait être mordante n’avait guère d’humour. Le voici donc qui appelle de ses vœux la renaissance de « ces temps heureux où les peuples ne se mêlaient point de philosopher, mais où les Platon, les Thalès et les Pythagore épris d’un ardent désir de savoir, entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire... ».
Audacieuse formule, se souviendra, donc, le lecteur de la fameuse Lettre VII de Platon dans laquelle celui-ci revient sur les tribulations ayant accompagné son voyage en Sicile – moins destiné à « s’instruire » et « apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences » qu’à conseiller un « prince » (un tyran) tant soit peu patibulaire... Quant à Thalès, brillant géomètre et piètre marcheur, incapable de mettre un pied devant l’autre sans se jeter la tête la première dans un puits, on conviendra qu’il est bien difficile d’en faire le modèle de ce voyageur éclairé autant qu’intrépide qui s’en va d’un pas léger rencontrer les peuples du monde...
Mais là n’est que l’accessoire ou l’anecdote – après tout, le Discours se devait d’être aussi un exercice rhétorique... L’essentiel est dans la proposition distinctement philosophique qui s’enchaîne à l’exercice de name dropping ornemental : pour aller à l’universel (« les connaissances universelles »), c’est-à-dire à une connaissance des propriétés humaines qui soit dotée d’une portée générale incontestable, il faut étudier les sociétés dans leurs conformités (leurs similitudes, si je comprends bien) et leurs différences [11]. En d’autres termes, il faut se faire comparatiste – dans l’esprit, disons, de Benedict Anderson et de Jack Goody, pour persévérer dans l’anachronisme [12]. Ici encore, Rousseau voit loin, très loin vers l’avant, en direction des decolonial (plutôt que postcolonial) studies. Le déplacement qu’il opère, du motif de l’idéalité nébuleuse de l’Homme vers celui des sociétés humaines (de la philosophie comme métaphysique vers ce qui s’appellera sciences humaines et sciences sociales) est décisif, prophétique.
Ce qui est sous-jacent à cette proposition, et qui s’explicite dans le paragraphe suivant, c’est une dispute à propos du programme encyclopédique. A quoi bon, se demande Rousseau, monter de coûteuses expéditions au bout du monde pour en rapporter force plantes et pierres, si c’est pour, en contrepartie, se désintéresser de la connaissance des hommes vivant sur les terres où s’opèrent ces collectes ? Priorité, donc, opine-t-il, à la connaissance des sociétés sur celle de la nature. Priorités aux sciences humaines sur les sciences de la nature, dira-t-on, dans le vocabulaire des disciplines à venir. A défaut d’être eurocentrique, Rousseau est donc distinctement anthropocentrique...
Et puis : des années plus tard, quand il pensera avoir fait le tour de la question des « hommes » (ils sont résolument méchants...), c’est lui qui se mettre à herboriser en amateur, à s’extasier devant le sublime naturel des paysage alpestres... Mais nous n’en sommes pas encore là : dans cette note du Discours, s’énonce, en pointillés, le programme que devraient s’assigner les « philosophes » (hommes de science, esprits éclairés...) : voyager en vue de dresser l’inventaire des sociétés humaines afin d’en tirer une connaissance générale documentée du genre humain [13]. Mais c’est ici que revient la question des dispositions des voyageurs et de leurs soubassements : l’esprit « académique » ne prédispose pas naturellement à s’intéresser aux peuples ; trop d’argent nuit à la vigilance des voyageurs... Du coup, les académiciens (représentants des savoir légitimés) « qui ont parcouru les parties septentrionales de l’Europe et méridionales de l’Amérique avaient davantage pour objet de les visiter en géomètres qu’en philosophes » ; du coup, quand le « joailler Chardin », (dont on peut imaginer qu’il n’était pas pauvre) a visité la Perse, il n’en a « rien laissé à dire » – « Tu n’as rien vu en Perse, Chardin », pourrait-on dire, histoire de paraphraser un peu Duras et Resnais... [14]. La tonalité plébéienne, omniprésente dans les écrits de Rousseau, se fait ici distinctement entendre – l’argent n’est pas nécessairement le nerf de la connaissance vraie, celle qui importe vraiment...

Parmi les voyageurs ès qualités, Rousseau semble accorder un statut tant soit peu particulier aux Jésuites en Chine – même s’il le dit de manière laconique : « La Chine paraît avoir été bien observée par les Jésuites ». Mais c’est bien là l’exception. Dans le passage suivant, il se fait lyrique pour évoquer ces immenses taches blanches dont est faite la carte du monde des Européens, en termes de géographie humaine : « Les Indes orientales, toute l’Afrique ou presque... » – et d’ajouter aussitôt que ce n’est pas là faute de voyageurs pour s’aventurer dans ces terres lointaines ; c’est bien plutôt que ceux qui s’y risquent le font pour le plus terre-à-terre des motifs – se remplir les poches et à aucun titre pour remplir le programme encyclopédiste d’un perpétuel accroissement des connaissances humaines, dans tous les domaines. Rousseau parle ici aussi en précurseur lointain mais aisément identifiable de la critique contemporaine de l’idéologie « mouvementiste » – les voyages, les échanges, c’est formidable, ça rapproche les gens, ça intensifie les échanges, ça accroît d’autant les chances de compréhension entre les peuples, ça harmonise, c’est le tapis rouge du « dialogue entre les cultures » – bref, toute cette idéologie du marché transposée dans le domaine interculturel et dont Fredric Jameson dit qu’elle est le vrai visage du « capitalisme postmoderne » [15]...
Rien de semblable, dit Rousseau, ceux qui vont en Afrique ou à Bornéo pour « remplir leurs bourses » le font à la mesure même où ils ne remplissent pas leurs têtes, ceci pour la bonne raison que les gens qu’ils rencontrent au fil de ces pérégrinations ne sont pas pour eux des fins mais des moyens. Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir dans ces remarques une anticipation de la critique intra-européenne de l’expansion coloniale qui va se mettre en mouvement moins d’un siècle plus tard. Ceux qui voyagent sur les autres continents pour « remplir leurs bourses » sont les éclaireurs des colons à venir. On peut supposer que Rousseau a ici en tête, les différentes compagnies commerciales qui s’activent, en Asie notamment, et contribuent pour une part décisive à l’accumulation primitive du capital et à la consolidation du capital financier dans des pays comme la Hollande et l’Angleterre notamment.
« Toute la terre, assène Rousseau, est couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms et nous nous mêlons de juger le genre humain ! » Il s’agit bien de dire, une fois encore, que la connaissance empirique du monde des hommes, des collectivités humaines et du monde sensible dans lequel vivent celles-ci, cette tâche doit précéder l’énonciation des généralités à propos du genre humain, avec tous les jugements de valeur et assertions morales qui s’y rattachent. C’est un programme pour d’autres Lumières que celles des « académiciens ». Dans l’implicite de ce programme se discerne clairement l’idée que la production de l’indispensable connaissance des lointains, cela n’a rien à voir avec la conquête. En d’autres termes, le commerce, au sens mercantile du terme, n’est pas, loin s’en faut, la voie royale de la connaissance vraie.
Et c’est ici que surgit l’ultime utopie sur laquelle vient s’achever (en beauté, si l’on peut dire...) la note : que la philosophie (entendue une fois encore, dans son sens le plus large – elle inclut ici Buffon, par exemple) se mette à voyager, enfin, et pour de bon, c’est-à-dire non plus illusoirement, portée par la fausse conscience de soi et des autres, mais en mettant en œuvre ses qualités analytiques (« observer et décrire »), en se consacrant enfin à la tâche de dresser l’inventaire du monde des hommes. Dans ce passage, deux énumérations se font face – belle construction rhétorique, à nouveau : d’un côté l’énumération des noms des hommes illustres contemporains qui apparaissent tout désignés pour être attelés à cette besogne grandiose, et de l’autre celle des innombrables pays et régions qui demeurent à explorer – il y en a tant que cela donne le tournis... [16] La Chine et la proche « Tartarie » sont sur la liste – les Jésuites sont donc loin d’avoir suffi à la tâche...
Cette utopie est sagittale : si ces philosophes-voyageurs illustres et qualifiés entreprenaient, de retour en France, de tenir la chronique circonstanciée et détaillée de ce qu’ils ont vu, alors, ces mondes humains inconnus prendraient enfin forme et consistance à nos yeux. Ce qui, par voie de conséquence immédiate, nous permettrait d’accéder enfin à une connaissance réaliste (véridique) de nous-mêmes, par voie de comparaison, en rompant avec l’illusion narcissique de l’autocentrement et en congédiant toutes les fantasmagories produites par l’enfermement dans le cercle enchanté du narcissisme. Bref, réaffirme in fine Rousseau, on ne peut se connaître soi-même que sur un mode comparatiste, leçon, message que nous sommes bien loin encore d’avoir assimilés. Ce qu’il nous faut apprendre, insiste-t-il inlassablement dans cette note, c’est que nous, Européens, ne sommes pas la mesure de toutes choses, qu’il n’existe aucun principe, immanent ou transcendant, qui nous destine à l’être. Or, tous les éclats des Lumières françaises que rassemble « Comment la France des Lumières invente la Chine et la Russie » sont, par un biais ou un autre, autoréférentiels – que l’empereur chinois soit loué pour la sagesse qui le conduit à distribuer du riz an peuple, et c’est le règne calamiteux de Louis XV qui est visé ; quand les physiocrates se réfèrent à la Chine, c’est afin de « justifier les fondements de leurs théories » – lesquelles sont destinées à exercer leurs effets politiques dans le royaume de France ; quand le Père Du Halde fait l’éloge de Confucius, c’est pour en faire « un stoïcien qui surpasse ceux de l’Antiquité » – tout se mesure à l’aune de notre culture, de nos topographies, de nos préoccupations du moment.
Rousseau, dans ces quelques paragraphes, met le doigt sur ce qui constitue structurellement le pont-au-ânes de l’intelligence européenne, dans sa relation aux « autres » – l’allergie constitutive et perpétuelle au décentrement et au contrechamp. Or l’attention exclusivement portée aux « boucles » communicationnelles, aux « échanges intellectuels » à géométrie variable, aux « transferts culturels » suscite l’évitement de ce problème majeur et constitutif de l’ethos du déplacement et des circulations à l’européenne. C’est probablement la raison pour laquelle, à la fin du texte « Comment la France... » ce qui est établi au cœur du récit que le comte Potocki fait du voyage de l’ambassade russe en Mongolie en vue d’établir des relations diplomatiques avec l’empire de Chine (hiver 1805-1806) est escamoté : la description circonstanciée de la façon dont prend corps un différend culturel, une dispute fondée sur une mésentente sans cesse envenimée et que rien au monde ne saurait rendre soluble dans l’eau tiède des paradigmes communicationnels. La formule bénigne qui statue que « les diplomates échouent, tandis que les savants profitent du voyage pour étudier l’histoire naturelle, les langues, la géographie et la géologie de Sibérie, vérifier les théories de leurs prédécesseurs » vaut ce que valent « consolations » antiques...
Le fond de l’affaire reste que, pour une histoire de prosternations (le point de contention irréductible), les circuits communicationnels ont volé en éclat, et, avec eux, toute la doxa de « l’échange » comme fondement de cette bonne disposition envers l’autre qui constituerait le fondement moral des Lumières lorsqu’elles se projettent vers les mondes lointains et font face à des altérités radicales.

Mon impression, en résumé, est que dans la mesure même où le texte « Comment la France des Lumières... » se saisit des Lumières comme d’un mot-valise sans jamais en tenter un inventaire contradictoire, dans la mesure où, également, il établit la « France des Lumières » dans la position de l’origine des discours et des circulations, sans jamais présenter de contre-champ chinois ni même, à proprement parler, russe, vide de sa substance le motif du comparatisme et tombe, de ce fait même sous le coup du reproche adressé par Rousseau à ses contemporains philosophes – celui de s’établir dans la position du narrateur que rien ne saurait desceller de sa centralité et de sa condition de mesure de toutes choses – quelle « France des Lumières » inventent dans ce XVIII° siècle la Russie et la Chine ?, c’est ce que nous serions évidemment bien curieux de savoir, ce qui supposerait, bien sûr, que d’autres foyers de discours émergent, décentrés, dans ces pays mêmes – après tout, ces gens-là aussi savaient parler (et écrire), en ce temps-là (pour paraphraser le titre d’un livre à succès [17]). A défaut d’envisager les circuits communicationnels sous l’angle de la pluralité des foyers narratifs et de la multiplicité des pratiques discursives, la méthode comparatiste est biaisée. Ce n’est pas de l’histoire (des idées, des échanges...) comparée, c’est de la francophonie – l’usine à gaz diplomatique par excellence, je veux dire le cas d’école de l’instrumentalisation du travail universitaire par la diplomatie culturelle. Ou bien alors, mieux encore, c’est la francophonie saisie par The Belt and Road Initiative – un agencement dont Deleuze et quelques autres (les « Lumières » philosophiques contemporaines...) auraient admiré, en amateurs, tout l’imprévu, toute la paradoxale beauté...

Notes

[1Emmanuel Kant : « Réponse à la question ’Qu’est-ce que les Lumières ?’ », publié dans la Berliner Monatschrift, 1784.

[2La perspective adoptée ici par Rousseau – les gens voyagent, les corps se déplacent – et alors ? – est, très précisément, ce qui s’oppose ici à l’énoncé « communicationnel » selon lequel la multiplication et la complexification des « échanges » dans un espace-temps donné intensifie nécessairement un nébuleux « esprit des Lumières ».

[3On pense ici bien sûr au fameux texte de Montaigne « Des cannibales ».

[4Sur cette tradition cachée et ses héros fragiles, voir Louis Sala-Molins : Esclavage Déportation – les lumières des Capucins et les lueurs des pharisiens, Editions Lignes, 2016. Hannah Arendt : La tradition cachée, Christian Bourgois, 1993.

[5Ainsi, quand « les voyageurs ne tarissent pas d’éloges en parlant de l’empereur Kangxi » ou disent « l’estime qu’il(s) porten(ent) au tsar Pierre 1er » (p 6 de « Comment la France des Lumières invente la Chine et la Russie », projet de recherche inédit), il conviendrait de se dire que les raisons pour lesquelles ils le font important davantage que le contenu de ces hommages. Ces raisons, toujours, renvoient aux conditions intra-européennes – la figure du « despotisme éclairé ».

[6Osamu Nishitani : « Two Western concepts of human being – anthropos and humanitas », 2006. Naoki Sakai : « Theory of Asian humanity – on the question of humanitas and anthropos, in Postcolonial Studies, 2010. Mais, précisément, la position résolument « anthropologique » adoptée par Rousseau montre que les choses ne sont pas aussi simples que le disent les deux philosophes japonais. A aucun moment, Rousseau ne parle des « autres » en s’attribuant la position de l’humanitas, comme condition de la formation d’un récit auto-centré, tout au contraire, il en appelle à passer par les autres pour découvrir notre propre condition anthropologique. Pour lui, le travers que partagent les voyageurs européens dans les terres lointaines, ce n’est pas de réduire les populations de ces contrées à leur condition anthropologique, c’est au contraire de demeurer en deçà du regard anthropologique.

[7Voltaire, avec son « Epitre au roi de la Chine », sa correspondance avec Catherine II est typiquement, de ce point de vue, comme Goethe, le philosophe ou l’écrivain dont l’univers mental est tout entier enfermé dans l’horizon de l’Ancien Régime et qui, à ce titre, ne fait « voyager » la philosophie et la pensée que dans le pur simulacre. Ceci, précisément, par contraste avec Rousseau, Diderot et Beaumarchais qui, en faisant émerger la figure du plébéien, ébranlent les structures mentales de l’Ancien Régime (Les Confessions, Jacques le Fataliste, Le mariage de Figaro).
Je me permets de renvoyer sur ce point à mes deux ouvrages : Le serviteur et son maître – essai sur le sentiment plébéien, Editions Lignes-Léo Scheer, 2003 et Le plébéien enragé, pour une contre-histoire de la modernité, Le passager clandestin, 2013.

[8Lin Yutang (La Chine et les Chinois, 1937, 1987, Payot) va dans le sens de Rousseau lorsqu’il fait référence à la « tradition maritime » léguée par Christophe Colomb et écrit : « On éprouve pour la Chine une certaine pitié, on regrette que ce ne soit pas un sentiment d’humanité mais la soif de l’or et les qualités instinctives de négociants qui aient attiré les Occidentaux vers ce rivage de l’Extrême-Orient » (p. 26). Idem, on dira que dans la perspective rousseauiste, lorsque Voltaire encourage la tsarine de Russie à fonder une compagnie commerciale destinée à commercer avec l’Orient extrême, il s’exprime en « marchand » davantage qu’en philosophe...

[9On mesure ici ce qui sépare la formule ironique de Rousseau de l’expression conventionnelle et consensuelle « Les sciences aident à répandre la lumière de la foi chrétienne et à s’adapter à la société chinoise » (p. 2 de « Comment la France des Lumières... ») – comment « la lumière de la foi chrétienne » vient tout naturellement s’accorder avec « l’esprit des Lumières », c’est ce qui resterait à montrer. Diderot était notoirement incroyant et Voltaire demeure en France le père putatif de l’anticléricalisme tourné, en premier lieu contre l’Eglise catholique.

[10J. K. Huismans : A rebours (1884), Marcel Proust : A la recherche du temps perdu 1913-1927) Gilles Deleuze : article « Voyage » in Abécédaire.

[11« (…) ils [Platon, Thalès, Pythagore] allaient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences et acquérir ces connaissances universelles qui ne sont point celles d’un siècle ou d’un pays exclusivement mais qui, étant de tous les temps et de tous les lieux, sont pour ainsi dire la science commune des sages ».

[12Benedict Anderson : The Spectre of Comparisons – Nationalism, Southeast Asia and the World, 1998. Jack Goody : Le vol de l’histoire – comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, 2010.

[13Ce vrai programme encyclopédique est, bien sûr, pour Rousseau, celui qui s’oppose à l’ambition des philosophes de cour, de la philosophie académique, de s’établir dans la position du conseiller du prince – du despote éclairé ; là où, dans le topos général des « Lumières », les enjeux de savoir et de pouvoir se dessinent... lumineusement. Le philosophe-conseiller est, évidemment, en quête de conversion de son savoir, réel ou supposé, en pouvoir – l’influence qu’il aimerait exercer sur le prince. Rousseau qui se tient éloigné des princes et prend avec des pincettes la protection que certains membres de la haute aristocratie lui accordent ne mange évidemment pas de ce pain-là.

[14« Tu n’as rien vu à Hiroshima... », dit l’architecte japonais à la jeune française, au fil de leur dérive sur les lieux de la catastrophe effacée par la « reconstruction » – Hiroshima mon amour, 1956.

[15Fredric Jameson : Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1991), Beaux-Arts de Paris, 2011.

[16Montesquieu, Buffon, Diderot, Duclos, d’Alembert, Condillac... et puis la Turquie, l’Egypte, « la Barbarie », l’empire du Maroc, la Guinée, etc.

[17Gayatri Spivak : Can the Subaltern Speak ?, 1988.