Ivan Segré comme passe-partout : une opportunité pour Israël
Nous publions ci-dessous un texte de Marianne Van Leeuw Koplewicz évoquant le parcours de l’intellectuel franco-israélien Ivan Segré et plus particulièrement son bruyant coming out en faveur de l’Etat d’Israël – ceci à l’issue d’un parcours opposé qui avait fait de lui la mascotte de figures de la scène radicale aussi diverses que le regretté Daniel Bensaïd, Alain Badiou, Eric Hazan, Michel Surya, Frédéric Lordon... Un maître, donc, de l’art du selfie intellectuel en bonne compagnie, avant qu’il ne s’avère expert, tout autant, dans celui du retournement – la profession de foi théâtrale « Je suis sioniste... » de Segré ayant laissé pantois tous ses naïfs protecteurs et exercé, comme toutes les opérations de renégation conduites de main de maître, un effet de trouble et de désorientation dont se frottent encore les mains ceux dont le métier est de faire tourner la machine du soft power en faveur de l’Etat d’apartheid qui se dit d’Israël.
Le parcours même de Segré et l’habileté de la mise en scène de son retournement le désignent distinctement comme un renégat. Le renégat, c’est la figure politique du type (cela pourrait se dire au féminin aussi) qui crée une scène autour de son reniement, dans une conjoncture particulière, ceci dans le but d’assurer à celui-ci un effet politique aussi important et dévastateur que possible – le dirigeant de la IIe Internationale qui vote les crédits de guerre en août 1914 après avoir assuré, des années durant, qu’il voterait contre ; l’intellectuel communiste qui, après avoir été une bouche à feu de la propagande stalinienne, y compris pour nier l’existence des camps soviétiques, se retourne et devient, du jour au lendemain, l’un des propagateurs les plus zélés de l’agitation anticommuniste. Telle est, en bref, la sombre généalogie dans laquelle vient s’inscrire la « conversion » de Segré au sionisme.
Lundi Matin a de manière très regrettable refusé de publier cette intervention, au faible prétexte que son auteure flirterait avec le conspirationnisme en évoquant une « opération » politique. C’est oublier que le genre de pirouette effectuée par Segré, exposée par des écrits, non pas seulement profusément rendue publique mais publicisée autant que faire se peut n’est pas une action privée – comme si, un beau jour, son auteur avait décidé de se mettre à la clarinette ou à la course à pied. C’est un geste politique qui vient s’insérer dans un champ où sont en jeu des antagonismes, des rapports de force, des tactiques – Segré, ce faisant, est tout sauf seul et comme, à défaut d’autre chose, il est un habile rhéteur, il est aussi le dernier à l’ignorer...
L’opération Segré est, de ce point de vue, tout à fait transparente : dans un contexte où le roi est nu comme jamais, où l’Etat sioniste est dirigé par une clique hétéroclite de post-fascistes bon teint, où la colonisation de la Cisjordanie se poursuit avec entrain et où les massacres à Gaza rythment les saisons, voici que survient cet angelot qui nous annonce sa conversion au sionisme ; au terme d’une douloureuse méditation il lui serait revenu que le projet sioniste, dans sa pureté native, était bel et bien celui d’un Etat « judéo-palestinien »... On serait tenté de dire que Segré prend vraiment les gens pour des cons – mais ce serait oublier que ce qui fait le prix inestimable de sa profession de foi tardive, c’est précisément qu’il est censé venir d’ailleurs – en termes de soft power, ça n’a pas de prix, ce genre de retournement. Or, précisément, dans les circonstances présentes, il est constant que la propagande israélienne qui a, et pour cause, de plus en plus de mal à vendre la « démocratie israélienne » à l’opinion mondiale, dont les relais traditionnels à l’extérieur sont de plus en plus discrédités (de CRIF en Finkie...), est en quête de tout ce qui est susceptible de faire diversion : Segré, donc, comme l’Eurovision, un événement sportif européen déplacé en Israël, etc.
Lundi Matin regrette que Marianne n’adopte pas, dans son article, le ton de la conversation entre amis ou, du moins, gens de bonne compagnie. C’est oublier encore que Segré, lorsqu’il polémique, n’hésite jamais à recourir à la ritournelle assassine de l’antisémitisme et de la judéophobie dans le but de discréditer ses adversaires et ses contradicteurs – notamment le Parti des Indigènes de la République dont MVLK est proche, notamment le BDS. Raison plus que suffisante, déjà, pour ne pas le traiter en ami – pour le moins. Mais ce n’est là que l’arbre qui cache la forêt : il y a belle lurette que le mythe du sionisme fréquentable, de bonne volonté, critique – « de gauche », quoi – s’est effondré. Un sioniste, aujourd’hui, quels que soient la sophistication affichée de ses raisonnements, son art de caresser dans le sens du poil ceux qui pensent que les Gilets jaunes éborgnés méritent davantage de considération que les Gazaouis morts, les circonvolutions de sa belle âme, c’est un type (ou une femme) dont l’attelage est arrimé à celui de Netanyahou-Lieberman-Bennett et dont l’estomac de python avale tout – les exactions des colons, les détentions administratives, les menaces contre l’Iran, les bombardements sur la Syrie, le tango avec Trump, le blocus de Gaza et le reste. Il y a belle lurette que le « compagnon de route » affligé mais lucide de l’Israël « réel », nostalgique de la « belle utopie » sioniste des origines, a vu son fragile esquif se briser sur le rocher du sionisme conquérant, raciste, belliciste. Avec Segré, donc, on ne converse pas, on ne discute pas – on le combat, tout simplement.
Alain Brossat
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Ivan Segré comme passe-partout : une opportunité pour Israël
« Je suis las de ces poètes qui troublent leurs eaux pour qu’elles paraissent profondes » Nietzsche
Préambule
À la veille de publier cette analyse du parcours d’Ivan Segré, je découvre son nouveau texte intitulé sobrement « La religion, la xénophobie et la question sociale » [1] sur le site de Lundi Matin où il trouve un dernier et désormais fragile refuge encore à gauche, depuis que plusieurs voix se sont faites entendre cet été pour que cesse cette collaboration pour beaucoup infamante. Avec cet art de la diversion, en occupant longuement le terrain à partir de Calvin, Luther et Lénine – instrumentalisation exemplaire de l’Histoire à fins de propagande, en flattant les amis protecteurs – il tire au but dans les toutes dernières lignes pour distribuer qualifications et disqualifications, et pour redire par d’autres détours ce qu’il écrivait déjà dans « Le cul, le voile et la kippa ou l’avenir politique de la pornographie » [2].
Le nouveau texte se résume en quatre lignes : « Concluons que la manière dont les quatre militants du NPA balaient d’un revers de main la question de la judéophobie du PIR est la marque d’un aveuglement non moins suspect que celui de LO au sujet du voile islamique. Dans l’un et l’autre cas, la cause affichée, féministe ici, anticoloniale là, prend une inquiétante coloration xénophobe, islamophobe ici, judéophobe là. On mesure ainsi ce que leur marxisme pourrait devoir, par endroit, au christianisme le plus obscur ; celui d’une stabilisation du réel définitive comme la mort ».
Et le texte de 2015 ainsi : « Il y a donc l’obsession de la petite bourgeoise “blanche”, à savoir le “voile”, et il y a l’obsession de la petite bourgeoise “berbéro-arabo-musulmane”, à savoir “l’existence d’Israël” ».
Segré tient le beau rôle dans ces péplums plus contemporains qu’historiques : pour le dernier un marxisme plus émancipé que Lutte Ouvrière sur la question du foulard ; et avec le NPA puis qu’ils sont « du bon côté » pour cette même polémique dont il se tamponne au-delà de l’usage qu’il peut en faire. En revanche le NPA a mal lu Les blancs les juifs et nous. Game over. Tout ça pour ça ! Qui est encore dupe ? Sans un mot sur la situation en Israël pour un texte qu’il rumine depuis l’été, et motif pour lequel il avait été interpellé. Il semble penser qu’il suffit de se positionner aux antipodes des dinosaures marxistes anti-cléricaux, donc être dans le bon camp, pour de l’autre main maintenir Israël au-dessus de tout soupçon colonial. Taper sur le mythe jamais étayé de l’antisémitisme d’Houria Bouteldja. Bref, se débarrasser d’une rivale afin qu’aucune des propositions du livre ni du PIR dans notre direction – à nous les juifs – ne puisse être analysée. Il utilise même une citation de Moishe Postone concernant l’anticapitalisme réactionnaire (dont Bouteldja serait porteuse) en l’associant à la défense du nationalisme, au sens large du terme. C’est risible avant d’être malhonnête. Tout le monde est pris en otage dans ce décalque de la tactique politique israélienne actuelle. Rien de nouveau sous le soleil en somme, sauf qu’en Israël la situation empire.
Introduction
Au-delà du projet sioniste, Ivan Segré n’a jamais été clair, nous allons le démontrer. Pour lui l’État israélien conserve à sa base les promesses trahies d’un projet sioniste totalement fantasmé : « Je suis sioniste, en effet je ne crains pas de l’affirmer... : le respect et l’intelligence du texte de la proclamation d’indépendance proclamé par Ben Gourion le 14 mai 1948 suppose aujourd’hui la création d’un État commun israélo-palestinien, binational et bilinguistique, sur l’ensemble du
territoire de la Palestine mandataire, du Jourdain à la mer, du Golan au Sinai » [3]
La confiance de personnalités de gauche ouvertement antisionistes dont il profite, comme Alain Badiou et Eric Hazan, a comme point d’orgue deux ouvrages (nous y reviendrons) au travers desquels il a été perçu comme opposant au courant fasciste de la communauté juive médiatisée et hissé en voix officielle [4]. Pourtant Segré ne propose rien de plus que le maintien et l’expansion du système actuel du vivre ensemble, plus paulinien que spinoziste – en France comme en Israël – soit un œcuménisme plutôt qu’une transformation des rapports de forces. Nous aurions pu, nous aurions dû, nous en apercevoir avant son dernier opus Les pingouins de l’universel, antijudaisme, antisémitisme, antisionisme [5] qui va entraîner un désaveu de tous et des analyses magistrales comme celle d’Ali Saber chez Mediapart [6]. Mais le mal était fait et les lignes franchies. J’arrive pourtant aux même conclusions que Segré lorsqu’il répond à Hazan qu’ « il a toujours eu les mêmes positions » [7]. J’ajouterai qu’il a judicieusement attendu d’être en position de pouvoir les affirmer haut et fort et capturer ainsi tous ceux qui lui avaient fait confiance pour les arrimer au projet sioniste (et à la disqualification du PIR) soit ses uniques thèmes clairs et récurrents.
Utilisation des termes ou une chose et son contraire
Si ce texte avait comme point de départ une interrogation sur les raisons et l’obsession des positions véhémentes et outrancières d’Ivan Segré vis-à-vis de l’ouvrage Les Blancs les juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire d’Houria Bouteldja, force est de constater qu’il a été mis au pied du mur par les conditions politiques, donc contraignantes, d’un livre-manifeste largement traduit et soutenu. Le Parti des Indigènes de la République va répondre par deux fois à ses premières critiques [8], puis réagira par le silence lorsque Segré passera à l’insulte, sans doute agacé de perdre la main et dépassé par les soutiens académiques et internationaux dont l’ouvrage fut l’objet. Il comparera alors Houria Bouteldja à l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus [9] et tempêtera [10] lorsqu’une carte blanche (largement signée et issue de la diaspora universitaire américaine) analysera le rôle que joue en France la gauche en reprenant les attaques d’un de ces représentants, Thomas Guénolé, plutôt que les critiques de notre auteur. Pour les signataires, ce choix tient compte de l’importance d’un saut de l’antiracisme moral vers un antiracisme politique, termes qui n’apparaissent bien entendu jamais sous la plume de Segré. Il ne s’agit donc plus principalement de défendre l’ouvrage ou le PIR (après qu’il l’a fort bien fait lui-même), mais plutôt de constater les dégâts que la position de Segré occasionne dans la diaspora de gauche [11], laquelle a souvent lu, ou plutôt s’est contenté de juger ce manifeste d’une portée historique à travers le prisme d’une figure qui jouit de l’image positive que lui valent les rentes de positions antérieures.
Il convient de revenir sur les publications d’Ivan Segré et d’en analyser les motifs récurrents et les objectifs, de répondre à une position solitaire et rusée [12], malgré un universalisme classique dans lequel il va jusqu’à insérer la création de l’État d’Israël.
En 2015, lors d’une rencontre publique qui réunissait Ivan Segré et Alain Badiou autour de « L’idée de fraternité », Segré intitule sa communication « La Bible, Marx et Badiou » [13]. Ce titre avait laissé Badiou mal à l’aise, lui dont on connaît pourtant la touchante vanité. Le mot révolution y est égrené comme mot de passe à défaut d’être déplié, les occurrences ne manquent pas pour exemplifier limites et impasses argumentatives qui sont remplacées par des pirouettes et des promesses où l’horizon asymptotique justifie chaque ellipse. Segré est en position d’idéaliste (parodie le platonisme de Badiou qui ne connaît en revanche pas grand-chose au judaïsme biblique), ce que n’avait pas manqué de remarquer le camarade à la droite d’Eric d’Hazan et qui l’interpelle « (…) tu dis que théoriquement la fraternité est première mais dans les faits il faut en passer par une lutte (…) c’est toute l’histoire de la dialectique , le positif est cousu dans le dos du négatif et à la fin il se démasque (Hegel) (…) je pense que le vrai problème c’est que tu as évacué le messianisme du texte biblique et on voit bien que l’idée de fraternité est messianique elle n’est pas politique, elle est la seule à pouvoir sauter l’obstacle par en haut, le politique ne peut rencontrer l’obstacle que de front (…) tu évacues tout antagonisme ... » [14] Cette rencontre fut un des rares cas où l’on voit Segré mis à mal, appelé à répondre à partir d’un savoir partagé. Il esquive à partir de l’abstraction picturale... évoquée en fin de la longue et fine intervention.
« Un mot ça dépend quel sens on lui donne, il ne doit jamais braquer » [15]
Ivan Segré
Segré maltraite successivement l’histoire, la philosophie et le talmud qui supposent a minima « un échange dialectique entre deux disputeurs » [16], préfère nous noyer dans des circonvolutions insensées et s’organise systématiquement pour ne pas avoir d’interlocuteur-trice qui parlerait à partir du même corpus : aux juifs pratiquants il parle de philosophie [17], aux philosophes de Talmud. Dans Le manteau de Spinoza, il dialogue avec les délires de Jean Claude Milner auquel le livre entend répondre, mais ne réussit pas à donner corps au philosophe de la substance [18]. Il finit ainsi par donner dans ses ouvrages et dans ses interventions une impression d’irréalité en produisant des agencements douteux, comme lors de l’épilogue des quatre cours publiés par Lundi Matin [19] où il dessine en conclusion, tel un magicien, une étoile de David (en opposition à la figure classique de la hiérarchie dans l’exercice du pouvoir : un triangle complété par sa figure inversée).
Que l’on ne s’y trompe pas : le judaïsme révolutionnaire de Segré est brocardé à défaut d’être incarné. Dans Judaïsme et révolution [20], l’on trouve un effet d’acculturation [21] qui laisse pantois quand bien même on voudrait faire asseoir tout le monde à la même table dans la prolongation du geste de Saint Paul, largement encensé dans l’ouvrage (ainsi que le foot comme art de la passe et Lacan). Ce trio insolite dépasse ainsi largement les attentes de tout lecteur, les lacaniens eux-mêmes ne reliant leur « maître » ni à la tradition juive ni à la tradition révolutionnaire, et Segré est loin d’apporter quelque démonstration probante à ce sujet. Saint Paul est un juif converti, pour les chrétiens un révolutionnaire en tant qu’il proscrit toute expression singulière tolérée au début du christianisme, constituant ainsi la religion la moins orthopraxique des trois monothéismes. Il conclura entre le foot de Michéa [22] et le Lacan de Badiou, la messe est dite et sans fil rouge. Précisons que si l’annonce avait été plus en rapport avec son contenu cela aurait changé la donne pour ceux qui attendaient quelque chose du titre, et souhaitaient connaître l’histoire philosophique, même parcellaire, d’un « Judaïsme révolutionnaire » plutôt qu’un syncrétisme. En revanche, pour Ivan Segré, cela lui permet de convoquer une figure d’autorité comme Alain Badiou, qui revient sous les termes de judaïsme et de révolution : le garant doit suffire pour légitimer la cause, fût-elle réduite à une simple expression.
« La Terre appartiendra à ceux qui vivent des forces du cosmos à eux seulement »
Hillel , l’Ancien sage et éminent religieux de Jérusalem cité par Walter Benjamin. [23]
Les fondements éthiques existent bel et bien dans une série de dimensions religieuses et philosophiques d’un judaïsme pluriel fortement mis à mal aujourd’hui, ce que n’a de cesse de clamer Segré tel un mantra. Mais ce n’est pas dans un judaïsme révolutionnaire dont il ne décrit rien ni au passé, ni au présent, ni au futur et a fortiori en Israël qu’elles peuvent s’incarner, si ce n’est par tromperie. Depuis le départ, Segré justifie et défend sa création en vertu d’un potentiel et même d’un socle révolutionnaire avant son dévoiement vers un tournant nationaliste. Son passage chez Daniel Mermet en 2009, sur lequel il va revenir lors d’une interview pour « Hors-Séries » [24] en 2015, donne une position inchangée. Elle contredit dans son bref argumentaire toutes les analyses d’historiens, jusqu’à celle récente d’un Bruno Karsenti, philosophe et sociologue français, ouvertement sioniste qui dans La question juive des modernes - Philosophie de l’émancipation [25] se révèle pourtant bien plus précis et soucieux de vérités historiques. [26]
« La Réaction philosémite ? Oui c’est une oxymore ». [27]
Ivan Segré
Par quel tour de passe-passe alors Segré a-t-il pu endosser la figure de l’allié, de l’intellectuel juif de gauche ? Certainement grâce à une confusion entretenue et en contrepoint de ce qui majoritairement émerge en France : les sinistres figures mainstream, comme celle du CRIF, qui encombrent les médias et qu’il a dépeint et dénoncées dès 2009 dans La Réaction philosémite ou la trahison des clercs[La Réaction philosémite ou la trahison des clercs, Lignes, 2009.]] ainsi que dans L’intellectuel compulsif, la réaction philosémite 2 [28]. La sympathie politique provient de ces livres qui s’adressent par deux fois à ce qu’il choisira d’appeler « des intellectuels philosémites » [29] pour les exhorter à abandonner leurs obsessions réactionnaires au profit d’un vivre ensemble, du coup irénique puisqu’il s’y attarde très peu. Une des raisons étant de parer, par la dénonciation des intellectuels qu’il attaque, à l’antisémitisme que leurs positions font naître et d’incarner une contre figure idéale.
« ...Il n’y a pas prescriptions contre les attaques terroristes pour les services secrets israéliens, contre l’attaque terroriste d’Alain Finkielkraut.... je ne fais pas d’exécutions sommaires je fais des exécutions argumentées… j’ai mis dix ans pour l’écrire... »
Ivan Segré à propos de L’intellectuel compulsif, la réaction philosémite 2 [30]
Alain Badiou préface son premier ouvrage Qu’appelle-t-on penser Auschwitz [31] ? À cette occasion il va qualifier la méthode employée par Segré « de sociologie littérale » [32]. Cette dernière consiste à relayer et à exposer littéralement les arguments des auteurs et va perdurer et s’intensifier pour les deux volumes de la « Réaction philosémite ». Dans le premier opus sous-titré « La Trahison des clercs », il y a l’amorce d’un quiproquo. On trouvera bien une dénonciation « de la peur du musulman ou des jeunes des quartiers », en négatif sur la photo et sans qualités propres, si les « auteurs philosémites » projettent des passions tristes, du côté de Segré, il n’y a pas plus d’attente. Il s’agit de souligner qu’il y a d’abord un danger pour les juifs avant d’y en avoir un pour les descendants de l’immigration, insultés et stigmatisés : « rôde également une hostilité au philosophe, au peuple juif, en tant que l’un et l’autre affirment, contre la vacuité narcissiques des valets de l’Empire, la positivité joyeuse de leur être-là » [33]. Pour le second des ouvrages, « L’intellectuel compulsif » [34], en prenant littéralement et massivement les écrits de Finkielkraut, Segré a bien su montrer le caractère délirant dont ils étaient porteurs dans les médias, son omniprésence et cela au plus haut niveau. Mais il ne va jamais prendre le risque d’identifier, ni d’analyser leurs raisons. En ne pratiquant aucun travail d’hypothèses, de recherches de soubassements, par cette pratique de l’in extenso, cette patience maniaque qui produit de la sidération, soumettant à l’œil du lecteur le symptôme comme pour un cours de dissection, bref livrer le caractère obsessionnel comme dans un rapport de police, il ne propose comme sortie de crise qu’un universalisme brandi à la sauvette [35]. Même si dans cet ouvrage la défense des contre-figure est plus nette ; celle de Eyal Sivan et Michel Khleifi [36], elle est plus insistante en tant que symbole de la coexistence possible de Juifs et de Palestiniens, voie à suivre, preuves de collaboration ainsi qu’une démonstration que des voix en Israël peuvent être moins extrémistes qu’en France... ce que bien sûr nous savions comme aussi que ce ne sont pas elles qui mettent en œuvre la politique israélienne.
Si Segré avait voulu aller jusqu’au bout il aurait conclu au philosémitisme d’État en France (sinon comment expliquer le statut d’Alain Finkielkraut malgré ses outrances et sa xénophobie), aurait déployé ses conséquences ainsi que le soutien toujours d’État à la politique israélienne. Il ne l’a pas fait pour éviter toute analyse structurelle (travail du PIR), préférant cibler les brebis égarées du projet républicain et les dérives israéliennes que montre le film Route 81, ces dernières mettant à mal, pour Segré, le « projet sioniste ».
La moralité sur gages
Segré réalise sa première caution en faisant sa thèse avec le philosophe marxiste Daniel Bensaïd et enchaîne brillamment depuis les sauts d’obstacle : Bensaïd, Badiou, Hazan, Lordon et aujourd’hui, malgré une double nationalité, française et israélienne, un asile politique sur le site de Lundi matin (chez des autonomes, c’est plutôt bien joué) [37]. Son texte récent sur le Mondial 2018, son éloge de Deschamps, son apologie du milieu défensif signent l’aveu du type de politique que Segré célèbre, faisant s’écrouler ainsi toutes les cautions ainsi qu’une rupture éthique générale (notamment avec le PIR qui n’avance pas masqué ), la politique comme la philosophie étant d’abord une question d’ethos : « … Le numéro 6, en effet, doit empêcher, coûte que coûte, l’artiste, le visionnaire, le génie de s’exprimer. Et pour ce faire, il lui faut donc être combatif, endurant – et malin. Il y a des gestes défensifs classiques, réglementaires, le principal étant le tacle glissé : on plonge en extension, au sol, le pied en avant, et ainsi on subtilise le ballon, qu’on pousse en direction d’un coéquipier, dans l’idéal le numéro 10, si bien que la situation se retourne radicalement, et brusquement : votre numéro 10 est balle au pied, celui de l’équipe adverse est au sol. Et il y a aussi tous les gestes défensifs illégaux, qu’on réalise, ou du moins qu’on s’évertue à réaliser à l’insu de l’arbitre. Par exemple, un numéro 6 étant en règle générale endurant plutôt que rapide, il doit veiller à ce que son adversaire ne le prenne pas de vitesse, et pour ce faire le mieux est une prise fugace au niveau du poignet, pour l’arrêter net un quart de seconde, juste après le départ de sa course.
Contrairement au tirage de maillot, c’est discret et cela suffit à casser son élan, donc sa vitesse. (...) Un autre truc de numéro 6, c’est ce que j’appelle le paradoxe tactique : il faut que le numéro 10 adverse ait peur sur un versant, mais sur un autre il faut établir un lien, quasi amical. Donc après l’avoir fauché comme un épi de maïs, on se précipite pour l’aider à se relever, on s’excuse, on crée du lien. Cela évite de prendre par la suite un coup de coude dans les gencives s’il est rancunier, et cela embobine l’arbitre : “On est là pour jouer au ballon, j’ai pas voulu lui faire mal, et au fond, si vous voulez tout savoir, je l’aime”. J’ai donc joué numéro 6, à défaut de pouvoir jouer numéro 10. » [38] Suite à ces prises de position critique du mouvement BDS et en défenseur d’Israël, Segré est aujourd’hui lâché et jugé comme ayant opéré un revirement. On peut considérer, après avoir lu l’ensemble de ses ouvrages et de ses interventions, qu’il a pu se permettre davantage de sincérité après avoir atteint une position gagnée par un long parcours d’alliances, les alliés faisant office de chevaux de Troie.
Pourquoi monter la garde de l’État d’Israël en se prononçant contre le BDS (unique possibilité révolutionnaire) si on veut véritablement infléchir les rapports de force ?
Pourquoi aider l’État dans son exercice de délégitimation du PIR ?
Pourquoi grogner à toute alternative pour les juifs à l’État nation tout en se réclamant d’un judaïsme révolutionnaire ?
Hypothèse : « … Tout cela montre combien Ivan Segré s’est mis à la place du colon. Il n’est pas colon parce qu’il vit en Israël, ou parce qu’il défend abstraitement qu’il pourrait exister un sens positif au mot « sionisme ». Du colon il a adopté le regard, les peurs et les inversions accusatoires, il a pris sa façon de parler des indigènes et sa façon de les compter. Il s’est fait le serviteur de ses manœuvres et le colporteur de ses mensonges, qu’il a même renforcé en les diluant dans un peu d’exactitude ... »
Ali Saber [39]
Il y avait bien une tradition religieuse révolutionnaire, elle s’appelait l’exil. En ce qui concerne la glose rabbinique, elle fut battue en brèche par le sinistre rabbin Fackenheim [40] qui s’est imposé sur les autres courants et a conditionné la politique israélienne. Pour Spinoza, la création de cet État produirait un agrégat forcé impliquant l’abandon « de la primauté des agencements des corps », niant par là même la diversité féconde et primordiale du judaïsme. Pour les athées de gauche, c’est l’existence même du militantisme émancipateur qui est mise en péril par l’existence d’Israël. Pour la Palestine et les Palestiniens, sans en passer par de la comptabilité honteuse, c’est par le démembrement, l’annexion des territoires, la dépossession et les assassinats qu’Israël est une Nakba sans fin. Il ne s’agit donc pas de dire qu’il n’y a pas de forces Sabra : c’est-à-dire dont les circonstances historiques ont fait qu’ils ou elles soient né(e)s en Israël ou parfois ils sont de réels opposants à l’État (bien plus que Segré fier de son Aliya). Ce qui doit être soutenu et repensé, c’est la puissance critique de la diaspora en tant que force d’opposition.
Pour Segré le mot révolution sans cesse rabâché n’a jamais été empêché par la création de l’État : l’avantage de cette hypothèse est d’enfin trouver une cohérence dans ce que Karsenti nomme, en choisissant l’État [41] israélien, « actualisation et possibilité d’un projet Européen qui ne se réalise pas ... ». Aussi délirant que cela puisse sembler c’est finalement exactement ce que trace Segré lorsqu’il parle de la France et d’Israël, en terme de terres qui auraient des habitants dont nul n’aurait la primauté, faisant fi de l’histoire des rapports de forces.
Ivan Segré n’évoque jamais ce que l’impérialisme a permis et permet à la France d’avoir été et d’être. Pour Segré, en surmontant en Israël le pli nationaliste, on pourrait vivre indistinctement ensemble et à égalité. Et toujours pour Segré, si le PIR ne politisait pas les luttes ici et là-bas et que les philosémites ne discréditaient pas le judaïsme cela irait certainement mieux et au final suffirait. Voilà sa propagande.
Si ça fait mal, c’est que judaïsme, révolution et égalité même en trompe-l’œil, résonnent à vide et ont même réalisé un appel d’air le temps de démasquer l’ennemi déguisé en camarade. Encore plus par les temps qui courent, après et pendant que des enfants et des adolescents désarmés ont été massacrés, on peut parler d’obscénité. En temps de guerre, ceux qui font perdre du temps, forcément précieux, ont une lourde responsabilité. Mais Segré n’aura pas le dernier mot, ni sur la Palestine ni sur nos responsabilités, sa promenade pour nous égarer s’achève. On va travailler loin de ses consignes et reprendre la route, elle est longue et difficile, comme annoncée, les raccourcis nous ayant transformés en assassins.
Bruxelles 2019, à mon père enterré à Herzliya.
Marianne Van Leeuw Koplewicz
Illustration : Tanger 2015