Journal du quotidien

, par Julian Bejko


Les travaux en vue de la construction du centre de rétention des émigrants africains envoyés en Albanie, sous l’administration de la milice italienne, avancent bien. Ils auraient pu employer les esclaves africains dans la construction de leur repaire – c’est une vieille coutume occidentale qui n’éveille pas trop de scrupules, mais pour les travaux il y a d’autres esclaves. Le camp devrait être prêt à accueillir les premiers touristes le 1er août. Les camions-poubelles militaires sont disponibles pour récupérer les âmes errantes depuis le port de Shëngjin, à quelques kilomètres de là et les remettre entre les mains des apparatchiks occidentaux. Ce n’est qu’un petit trajet vers une destination éphémère à côté de l’ancienne base aérienne de Gjadër, jadis un endroit stratégique en prévision d’une invasion impérialiste, grâce aux superbes Migs soviétiques et chinois.
Hier, devant le tribunal spécial SPAK – qui fait penser à un acronyme bizarre digne de Star Wars, Special Anti-Corruption Structure, une personne a protesté en mettant fin à sa vie en prenant de la phototoxine, la pilule préférée des suicidaires albanais et qui se vend facilement sur le marché libre. La plupart des cas suicidaires en Albanie trouvent leur parfaite explication chez mon bien aimé Durkheim : ils représentent un petit pourcentage dans une société résistante à l’anomie de l’horribilis modernitas, plus des hommes que des femmes, plus en été qu’en hiver, plus en ville qu’à la campagne. Il s’agit d’une société pas trop perturbée par les contraintes de la vie civilisée et domestiquée où le crime et la violence sont les outils préférés du réglage socio-politique et émotionnel. En Albanie, souvent, les suicides sont provoqués par des questions d’honneur, liés à des actes de révolte mineurs, inscrits dans un horizon impossible. On peut affronter l’immoralité, l’injustice et l’inégalité en donnant sa vie pour la fière liberté, en offrant son corps comme l’ultime recours politique face à un système décadent.
Le suicide albanais est principalement une dénonciation qui fait peur, une puissance qui n’aboutit pas à former une collectivité mais qui choque et suscite fortement l’indignation des gens face à ce qui les cause. La personne en question était un ancien professeur d’histoire au lycée de Lezha, pas loin du centre de rétention. Il avait contracté un prêt bancaire – comme font des milliers de familles – dans une agence privée dont on a découvert récemment qu’elle était véreuse. Le public l’a su il n’y a pas longtemps – mais pas l’État, le gouvernement, les tribunaux, la banque centrale albanaise, qui étaient au courant. Bref tout le monde savait qu’ils trichaient, sauf les pauvres surendettés. L’agence de crédit collaborait avec une agence d’huissiers privés, donc le premier offrait de l’argent, l’autre confisquait la propriété et les revenus même après remboursement du prêt. C’est ainsi que fonctionne l’économie en Albanie. La personne avait demandé l’aide du SPAK, mais l’affaire ne rentre pas dans la juridiction de celle-ci et donc cet homme avale la phototoxine en direct devant la porte fermée du SPAK, pour mourir la nuit suivante à l’hôpital.
Il y a une semaine, on a découvert une autre affaire. À l’hôpital oncologique (public) il y a un gang de médecins qui n’offrent pas de soins aux malades mais qui les poussent à se soigner dans des cliniques privées dont ils sont les patrons. Il y a là tout un mécanisme illégal – un miroir du gouvernement libéral albanais. Ça commence par le chef du pavillon, les médecins, les pharmaciens qui vendent des médicaments introuvables à l’hôpital public, des trafiquants qui vendent des médicaments achetés à l’étranger par le biais de l’évasion fiscale et les vendent au marché noir, des appareils de chimiothérapie qui ne marchent pas, des taux de radioactivité horribles pour les médecins et les patients, et surtout beaucoup d’argent pour avoir l’espoir de survivre en se faisant soigner à la clinique privée.
Il y a cinq jours que L’INSTAT, l’institut public des statistiques en Albanie « a eu le plaisir de publier les résultats du recensement pour 2023 ». L’Albanie compte 2.4 millions d’habitants. Il y a 420 000 habitants en moins par rapport à 2011, c’est-à-dire qu’il y a une fuite de 32 000 habitants par an, soit 88 par jour. L’âge moyen est de 42.5 ans, sept ans de plus qu’en 2011, presque un quart des habitants (667 000) ont plus de 60 ans. 32% des habitants du pays vivent à Tirana, ce grand cumulus nimbus qui aspire et concentre toute la richesse matérielle et humaine d’Albanie pour les mettre dans les poches des élites. 99.4% sont des Albanais, 23 000 des Grecs, 20 00 Roms et Égyptiens, avec une étonnante progression des Bulgares – 7000. Cela s’explique pourtant facilement. La minorité macédonienne en Albanie est sous la contrainte de se déclarer bulgare pour profiter du passeport bulgare et donc européen. La Bulgarie a bloqué le processus d’intégration de la Macédoine à l’Europe – « Macédoine du Nord » pour faire plaisir à la Grèce – car elle prétend que la Macédoine doit changer une partie de son histoire officielle pour se rapprocher de l’histoire bulgare. Merci Union Européenne, en 34 ans seulement, tu nous as réduits à la pénurie spirituelle et humaine, c’était ça le prix à payer pour notre communisme passé ?!
Hier on a fêté en silence l’anniversaire de la plus grande migration des Albanais vers l’Occident. Pendant la nuit de 2 juillet 1990 les Albanais ont commencé à traverser les murs des ambassades occidentales à Tirana. J’avais dix ans et j’étais là tout seul, de l’autre côté de la rue à regarder les centaines de gens bloqués à l’intérieur des ambassades, entourés par la police et les membres de la famille qui leur jetaient de la bouffe. C’est à ce moment précis de puissance littéraire que j’ai senti l’énorme désir d’écrire, devenir travailleur dans les mines de la réalité. Mais comme mes patriotes plébéiens dispersés un peu partout, je suis toujours dans la rue en train de coller ensemble les fragments de diverses réalités comme un archéologue ramasse les restes de la matér-réalité de jadis. La plus grande atrocité infligée aux humains c’est l’hégémonie des puissants qui leur imposent une pseudo- réalité dont le but ultime n’est pas simplement le remplacement ou le renouvellement décoratif des réalités mais plutôt la destruction de la réalité, la seule terre de résistance, de vie et de lutte.
A propos de littérature et de l’Albanie, hier la télé a annoncé la mort d’Ismaïl Kadaré à Tirana, à l’âge de 88 ans. On peut dire plein de choses sur lui et son œuvre écrite essentiellement pendant le régime communiste en Albanie mais je pense qu’il a eu raison de parcourir sa vie entière comment il le voulait et le pouvait, avec ses choix et les contraintes qui s’imposaient sur lui, avec les valeurs et défauts de son œuvre.
Aujourd’hui il est une affaire politique, un corps otage de la cérémonie étatique, des politiciens et des démagogues qui veulent profiter de lui post-mortem, et qui d’ailleurs ont fait la même chose quand il était vivant. Toutes les affaires politiques sont aussi littéraires et Kadaré a pu décrire la vieille et la moderne histoire de l’Albanie mieux que les autres. Il aurait pu être un écrivant encore plus vivant post-mortem par une Res Gestae Divi Kadaré, la dernière œuvre littéraire d’un homme qui résume sa vie, le pays, son peuple et ses régimes.

Julian Bejko