L’épineuse question de la souveraineté taïwanaise
La question de la souveraineté est au cœur de la philosophie politique classique, en Europe occidentale, de Bodin à Rousseau, en passant par Hobbes et bien d’autres. C’est, dans cette tradition dont découle, entre autres choses, le droit international moderne, une question qui exige d’être traitée avec rigueur, c’est-à-dire en s’appliquant à raisonner sur un mode logique, en évitant de tomber, autant que faire se peut, dans des contradictions flagrantes ou des apories manifestes.
Le respect de ces exigences minimales importe tout particulièrement lorsque l’on aborde aujourd’hui le problème de la souveraineté dans sa relation à l’objet « Taïwan » – un objet dont je montrerai qu’il est, dans cet horizon, infiniment plus complexe qu’on l’imagine généralement. L’enjeu du présent article n’est pas de promouvoir une position tranchée dans un débat passablement survolté, il est davantage d’inviter ceux/celles qui s’y aventurent à le faire sur un mode respectueux non seulement des règles prévalant dans les échanges entre gens de bonnes compagnie, mais avant tout de l’art de raisonner – d’enchaîner des raisonnements sur un sujet donné, sans se tirer dans le pied à chaque détour de phrase. Quand on parle de choses sérieuses et même vitales, il faut en parler sérieusement et non pas sophistiquement, superficiellement, selon l’intérêt et les humeurs du moment. La philosophie, entre autres choses, ça sert à ça.
L’un des arguments majeurs opposés aujourd’hui, sur cette île, à la doctrine de dirigeants chinois du continent selon laquelle Taïwan relève de la souveraineté chinoise, (donc que la souveraineté de facto qui y prévaut aujourd’hui serait dépourvue de tout fondement au regard du droit international), est que « Taïwan n’a jamais fait partie de la République populaire de Chine ».
C’est un fait : Taïwan n’a jamais fait partie de la République populaire de Chine, les communistes chinois n’ayant pas réussi, après leur victoire sur le continent en 1949, à conquérir l’île pour y imposer leur souveraineté. Taïwan est donc devenu le siège d’une autre souveraineté, se proclamant en continuité avec celle qui s’est établie sur le continent en 1911, suite à la disparition de l’empire – la République de Chine.
Tel est donc le raisonnement que tiennent ceux qui pensent que le fait que Taïwan n’a jamais été incluse dans le champ de la souveraineté établie sur le continent par les communistes chinois, un raisonnement suffisant, selon eux, pour décréter qu’en droit, cette entité (Taïwan comme territoire, comme île) ne saurait en aucun cas être revendiquée par la souveraineté continentale. Ce raisonnement tient donc pour acquis que la question du droit (à revendiquer une souveraineté) est indissociable de celle du régime politique (celui que les communistes chinois mettent en place après leur victoire sur le Kuomintang). Ce raisonnement s’oppose, par exemple, à celui qui s’appuie sur le fait que Taïwan faisait partie de l’empire chinois avant de lui être arraché par un traité colonial, au profit du Japon ; traité dénoncé comme illégitime par la communauté internationale par le fait même qu’à l’issue de la défaite militaire du Japon en 1945, Taïwan (Formose) est restituée à la Chine – la République de Chine exerçant son autorité sur le continent.
La restitution de la souveraineté sur l’île à la République de Chine, après la capitulation du Japon, tend à indiquer on ne peut plus clairement que, du point de vue du droit international, la question de la souveraineté n’est pas évaluée, dans un tel cas, à l’aune du régime en place, mais à celle des droits historiques [1]. En effet, c’est l’Empire chinois qui a été spolié de Formose au profit du Japon, en 1895, et c’est à la République de Chine, établie sur les ruines de l’empire, que Formose revient, en toute logique de droit international, au lendemain de la défaite de l’empire japonais. Le litige autour de la souveraineté de Formose n’apparaît que lorsque l’île devient, de fait, le refuge, la base de repli du Kuomintang emportant en exil la réserve de souveraineté issue de la mise en place du régime républicain de 1911.
Ce que démontre en tout cas de la manière la plus claire qui soit la séquence de 1945, celle de la restitution de l’ex-colonie à la Chine, c’est que la question de la souveraineté n’est en aucun cas réductible à celle du régime politique. Ce sur quoi l’on tranche dans un cas comme celui-ci, lorsqu’en est en question la souveraineté légitime d’une puissance sur un espace ou un territoire donné, c’est celle des droits historiques, pas celle du régime en place. Les exemples qui pourraient être cités à l’appui de cette notion sont innombrables : la France a perdu l’Alsace-Lorraine au profit de l’Allemagne en 1871, sous le Second Empire, ou plutôt à l’occasion de l’effondrement de celui-ci. Elle les a récupérées en 1918 sous la IIIème République. Ce qui a été constamment en jeu, dans le conflit entre la France et l’Allemagne à propos de ces deux provinces, c’est la question des droits historiques sur elles des deux Etats et des deux nations, jamais celle des régimes en place, lesquels sont, par définition, variables. Ce qui importe avant tout, c’est l’existence d’une puissance souveraine dans sa continuité historique, par-delà toutes les péripéties politiques et les convulsions internes que celle-ci peut traverser. C’est la réalité et la règle à laquelle ont fini par se plier les puissances occidentales lorsqu’elles ont reconnu la souveraineté chinoise issue de la victoire des communistes en 1949 et ont congédié la fiction longuement entretenue d’une souveraineté chinoise incarnée par le régime installé par Chiang Kai Shek sur l’île de Formose.
En ce sens, le fait que le régime chinois établi sur le continent ne soit pas un régime « démocratique », au sens où l’Occident entend cette notion, n’a rien à voir avec la question de savoir si la Chine continentale, comme souveraineté et puissance, est bien fondée ou non à revendiquer la souveraineté sur Taiwan. Pas davantage que le fait l’île n’ait jamais été, en pratique, placée sous la coupe du régime actuellement en place sur le continent.
Il est d’ailleurs notoire que ceux-là même qui pensent avancer un argument définitif en relevant que le régime chinois n’a jamais exercé sa souveraineté sur Taïwan raisonnent exactement à l’inverse lorsqu’ils soutiennent (ce qu’ils font pour l’immense majorité d’entre eux) la revendication par la République de Chine (la souveraineté taïwanaise de facto, non reconnue internationalement) de la souveraineté sur les îles Diaoyu-Senkaku, attribuées par les Etats-Unis au Japon à la fin de la Seconde guerre mondiale, ou bien encore de tel groupe d’îlots en mer de Chine du sud. Ni les Diaoyu, ni ces îlots ou récifs n’ont jamais été placés sous la souveraineté de facto qu’est la République de Chine.
Il est donc flagrant que ce qui est ici en question, à propos de ces îles ou îlots, ce sont, une fois encore, les droits historiques des souverainetés qui se les disputent. Il serait donc temps que ceux qui dénient à la Chine de Xi tout droit à revendiquer la souveraineté sur Taïwan et qui, en même temps, appliquent exactement le même raisonnement que Xi lorsqu’il s’agit de mettre en avant la souveraineté de la République de Chine (Taiwan) sur les Diaoyu, prennent la mesure de leur inconséquence. Lorsqu’on traite de ces questions, on ne change pas de matrice argumentative comme on change de chemise [2].
Ce que ces inconséquences mettent en lumière, ce sont évidemment les ambiguïtés et les complexités de la souveraineté taïwanaise. Au plus fort de la crise de Hong Kong, lorsque les Lennon Walls [3] poussaient comme des champignons sur les campus et dans les passages souterrains urbains de Taïwan, on y vit apparaître des affiches stigmatisant le pouvoir chinois et sur lesquelles la carte de la Chine était entièrement recouverte du drapeau du Kuomintang – qui se trouve être aussi celui de la République de Chine, de Taïwan. Ce « détail », montre que l’idée selon laquelle la souveraineté de facto en place dans l’île persiste à être le seul héritier légitime de la Révolution de 1911, ayant donc à ce titre vocation à revenir s’exercer tôt ou tard, sur le continent – cette idée continue d’avoir cours dans l’île – ceci dans le temps même où montent les aspirations indépendantistes. D’ailleurs, ce n’est pas une simple « idée » ou un héritage, c’est, de fait, la doctrine de l’Etat – quand bien même ses dirigeants actuels en seraient de plus en plus embarrassés… Dans son état tout virtuel mais néanmoins officiel, la République de Chine a, encore et toujours, vocation à exercer son autorité sur tout le territoire chinois, y compris le Tibet, y compris le Xinjiang…
Les tensions croissantes existant entre les deux tentations de l’actuelle souveraineté établie sur l’île – celle qui, encore et toujours, se berce du rêve du rétablissement de la souveraineté perdue sur le continent, et celle qui se focalise sur l’objectif de l’indépendance de l’île – ces tensions font apparaître cette souveraineté même comme la plus insaisissable et, pour tout dire, schizophrénique, des réalités aussi bien du point de vue des catégories de la philosophie politique classique que des normes du droit international.
« Taiwan » est de plus en plus, aussi bien sur l’île qu’à l’étranger, le nom qui s’impose pour désigner cette entité – mais, du point de vue du droit international, « Taïwan », ça n’existe pas – la seule chose qui existe, comme souveraineté proclamée, exercée et contestée, c’est la République de Chine. Dans le champ des relations internationales, « Taïwan », c’est un OVNI, un sobriquet plus ou moins sympathique, là où les souverainetés, elles, sont on ne peut plus sourcilleuses quant à leurs noms officiels, leurs emblèmes, leurs drapeaux et où elles entendent les faire reconnaître et respecter comme telles par les autres puissances [4].
Parmi nombre de signes, souvent burlesques, de ces complexités et de l’incapacité flagrante des autorités en place à se tenir à leur hauteur, le fait que récemment le problème ait été abordé sous l’angle, ô combien décisif, des tailles respectives des mentions « République de Chine » et « Taïwan » sur les passeports des citoyens de ce pays… comme si la souveraineté était une chose qui s’évalue… en centimètres.
L’un des signes qui attestent les complexités de la question de la souveraineté, dans l’espace taïwanais, c’est la perpétuelle confusion qui s’y établit entre souveraineté et indépendance. De plus en plus nombreux sont ceux qui y sont portés à simplifier aussi brutalement que possible la question en affirmant : la vraie figure de la souveraineté, c’est l’indépendance, en route donc vers l’indépendance et qui m’aime me suive !
Le propre de ce raisonnement est de se fonder sur le genre de raccourci expéditif qui balaie toutes les questions que la solution proposée prétend, précisément, résoudre. C’est qu’en effet chacun peut comprendre que l’indépendance de Taïwan ne pourrait avoir une chance de s’établir dans les faits qu’à la condition que les Etats-Unis s’en portent garants – et au risque d’un affrontement majeur avec la Chine continentale. Il s’agirait donc, de fait, d’une indépendance en trompe-l’œil, à supposer qu’elle parvienne à s’imposer en dépit de l’hostilité de la Chine – une indépendance en forme de protectorat et présence militaire états-unienne, à la Okinawa. Drôle d’indépendance et surtout : drôle de souveraineté…
D’autre part, il faudrait, pour que l’équation souveraineté = indépendance s’impose, liquider une fois pour toute la République de Chine comme tradition et héritage. La question de savoir dans quelle mesure le régime établi sur l’île par Chiang s’est inscrit en continuité ou en rupture avec celui qui se mit en place sur les ruines de l’empire chinois est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Si l’on pense qu’il y a continuité, alors les dirigeants actuellement au pouvoir dans l’île (dans la mesure même où il n’existe aucune discontinuité institutionnelle entre leur autorité et celle qui l’a précédée – le KMT aux affaires) peuvent et doivent continuer à se tenir prêts à se projeter sur le continent dans l’hypothèse d’un effondrement du régime communiste. Si l’on pense qu’il y a discontinuité fondamentale et que le régime de Chiang était celui d’un usurpateur revêtu des dépouilles de la République chinoise, alors il faut le dire une fois pour toutes : la souveraineté taïwanaise n’a rien à voir avec le continent.
Pour des raisons diverses, mais tenaces, ce pas, même les dirigeants actuels qui, par ailleurs, n’en finissent pas de flatter les affects et émotions indépendantistes, ne sont pas prêts à le franchir. Les équivoques de la souveraineté schizophrénique sont le milieu qui leur convient le mieux.
Dans la mesure même où aucun accord ne saurait se réaliser par les moyens d’une discussion même dépassionnée entre les tenants de la thèse continentale (plaçant l’accent sur les droits historiques) et ceux de la thèse, disons, réaliste (la souveraineté de Taïwan comme entité étatique et quasi-nation comme un fait), une parfaite situation de différend au sens lyotardien du terme, dans la mesure où il n’existe aucune instance arbitrale, extérieure au champ du conflit, susceptible de proposer une solution équitable et désintéressée à celui-ci, le seul débouché qui s’offre est le suivant : renoncer dans le présent à toute notion de solution de la question et donner du temps au temps. Ce débouché ne peut être trouvé que par les parties en présence, sans interférence d’autres puissances en mal d’hégémonie. Donner du temps au temps, cela veut dire ne pas faire de mouvements brusques, ne pas tenter de forcer le destin, faire de petits pas, congédier la rhétorique de l’ennemi, décourager les interférences extérieures… Laisser flotter les équilibres fragiles – ou ce qu’il en reste. La notion qui s’impose ici, nécessaire en tant qu’elle contrarie la tradition de la philosophie occidentale de la souveraineté, ce serait celle d’une souveraineté en suspens – Taïwan comme souveraineté en suspens, avec tout ce que cette notion comporte d’indéfini, d’indéterminé et qui serait précisément ce qu’il s’agit de faire durer, plutôt que de le surmonter au profit d’une de ces « solutions définitives » qui portent l’apocalypse dans leurs flancs.
Or, c’est exactement dans la direction opposée à cette perspective que se poursuit le cours des choses dans le présent. La prudence voudrait que nous qui vivons sur l’île nous envisagions sans tarder d’y construire de solides abris.
Lo Duxiu
Illustration : Juan Alberto Casado