L’indigène : une présence sans existence
« La patria sarà quando / tutti saremo stranieri » Francesco Nappo
Le mot étranger s’entend de différentes façons. Il en est une, marquée au coin du paradoxe, qui consiste à y associer des gens appartenant au pays. Ceux dont on pense, quand même on ne le dirait pas, qu’ils sont des étrangers bien qu’ils soient du pays. Cette façon de concevoir le mot et aussi les personnes auxquelles il se rapporte se présente sous une figure particulière dans les sociétés modernes et de droit qui sont les nôtres. Une telle nomination nous vient toujours du ciel, d’une transcendance, malgré le conventionnalisme qui semble dominer les mœurs actuelles. Pas n’importe quelle transcendance, il s’agit de la fiction qui soutient l’État, de sorte que sur cette nomination est apposée la marque distinctive et d’authentification de l’institution, comme le sont toutes les nominations ayant quelque valeur et que l’éducation, aujourd’hui confrontée à de fortes perturbations, a tenté naguère de distiller avec soin. Naturellement, un tel ciel est fait de carton-pâte, il est un décor dans la mise en scène du monde dans laquelle nous sommes tous en représentation. En France, cet accessoire a trouvé son matériau dans différents contextes, ceux du régime de Vichy, de l’Indochine ou de l’Algérie, et d’une manière générale de la colonisation. C’est avec cette matière-là que s’est construit le sens du mot étranger évoquant un extraneus, un dehors ou un extérieur, un hors-du-commun, formant comme une poche, un pli dans le tissu du pays, une sorte de bizarrerie à l’intérieur même de l’ordinaire. L’image articulée à ce sens, qui s’inscrit dans l’épaisseur du pays, sert à disposer le monde selon une perspective où la condition vécue par l’étranger n’est pas celle de la marginalité ou de l’exclusion, mais d’une extériorité interne. Quelque chose qui, par de nombreux aspects, se situe du côté de la mort. Une mort non pas métaphorique, mais bien réelle. La singularité de la situation réside pourtant dans l’antinomie remarquable qui la caractérise, la mort ne triomphant que dans l’apparent respect de la vie.
Qu’en est-il ?
Une figure de l’inexistence
Circonscrivons notre propos et, afin de l’étayer, tenons-nous en à l’Algérie , cas exemplaire s’il en est. La conquête fit des territoires où se déroulaient les opérations militaires un immense champ de morts. À la mort, qui y était le plus souvent cruelle, on ne réchappait qu’au gré d’une bonne fortune. Après la longue période d’hésitation et de tâtonnement durant laquelle on ne savait que faire de cet immense territoire, son rattachement puis son intégration à la France allaient donner à la mort un sens étonnant. La mort portée contre les habitants permettait de transformer le pays maîtrisé en un vaste territoire vacant auquel les survivants ne pouvaient rapporter leur qualité d’habitant. La mort libérait la terre. Elle allait progressivement n’intéresser que par cet aspect-là, celui de la dissolution du lien qui rattachait les habitants à leur terre. La décomposition de la relation à la terre devenait, dans ce nouveau contexte, le critère essentiel à partir duquel on pouvait déterminer un état semblable à celui de la mort sans destruction physique des corps. De sorte qu’il suffisait de séparer les habitants de la terre, sans les tuer, pour faire de ceux-là des êtres inexistants et de celle-ci un territoire disponible. Parce qu’ils ne pouvaient pas échapper à cette figure de l’inexistence, les survivants à la conquête et leurs descendants allaient être rattachés à une condition inouïe, ils mourraient à la terre et étaient transformés en simples occupants du lieu, au sens strict et objectif de ceux qui remplissent un espace. Autrement dit, ceux dont les corps n’avaient pas subi les outrages de la brutalité guerrière extrême étaient supposés ne pas exister dès lors que leur relation au lieu était objectivée. Les vastes et sanglantes opérations répressives aussi bien que la spoliation des terres organisées à la suite des révoltes qui ont secoué de vastes régions du pays durant la deuxième moitié du XIXe siècle obéissaient à la volonté de l’État de maintenir la population colonisée fixée à la condition qui lui était assignée. Le principe de l’étranger de l’intérieur a trouvé l’une de ses formulations les plus abouties dans ces circonstances où l’idée de mort ou de destruction du colonisé persiste, tout en changeant de signification.
L’illusion de la nationalité
Un fait décisif apparaît dans la situation, qui donne à ce principe toute sa plénitude. Le territoire pour ainsi dire décapé, l’existence de ses habitants suspendue, violemment interrompue, un nouveau pays se développe et de nouveaux habitants s’installent. Et le colonisé participe à cette transformation selon deux modalités décisives, celle du travail d’abord, de la conscription ensuite. Il y participe en devenant un agent de l’édification du pays. Désormais, ce n’est pas la simple intégration du territoire conquis à la France qui fait du colonisé un élément du pays, mais bien également cette participation. De sorte que ce n’est plus au territoire, à l’ancien pays en quelque sorte dévitalisé, que la mort du colonisé – continûment à l’ordre du jour – se rapporte, mais au nouveau pays qui s’y substitue progressivement. Il s’agira dès lors d’une mort spéciale, un arrêt de l’existence qui s’incruste dans le creux même du pays. Une telle mort ne remplace pas purement et simplement la vie, elle la refoule au moment même où elle affleure dans le lien qui s’établit avec le pays par le travail. Le colonisé se regarde ainsi mourir, indéfiniment. Alors même qu’il participe à l’édification du lieu, développant par là la conviction d’appartenir au pays, la politique entérinée par les textes officiels lui interdit l’accès aux fonctions éminentes civiles et militaires, notamment de commandement et d’autorité, pouvant susciter chez lui la conscience d’un pays qui lui appartiendrait. La capacité de l’État d’inventer ainsi une nouvelle modalité de la mort sans destruction des corps permet la construction d’une représentation de la situation où l’absence de lien positif entre le colonisé et le lieu n’est pas déduite de la politique menée, mais des caractéristiques culturelles propres au colonisé. Une phénoménologie de « l’indigène » se développe qui s’appuie sans discontinuer sur deux « faits » contradictoires, mais également enrôlés : le comportement prédateur et le fatalisme, la propension à la destruction et le repli sur soi, deux manières d’être qui caractériseraient toujours et indifféremment le colonisé et l’empêcheraient d’entretenir avec la terre la relation stable que requiert la construction d’un monde habitable. Le discours autorisé qui fabrique ainsi une représentation en trompe-l’œil produit une sorte de révolution ou de renversement radical de perspective garantissant l’État contre les risques de se voir opposer efficacement les principes au fondement de la société dont il prétend être le protecteur. Si les principes perdent leur qualité de cause active, ils demeurent une référence et jouent le rôle d’un artifice faisant écran aux critiques adressées aux institutions. Il est important de noter les deux volets antithétiques de ce dispositif remarquable à partir duquel l’État de droit, à l’instar d’un illusionniste, élabore une modalité nouvelle d’instituer et l’habitant et l’étranger, où les choses sont permutées avec habileté. Désormais, supposé capable d’entretenir une relation fondé en raison avec la terre, le colon est considéré comme le véritable habitant du pays, il porte le nom d’Algérien. Le colonisé, en revanche, parce qu’on le perçoit sous la figure d’un être foncièrement incapable d’entretenir un rapport de vie avec elle, est regardé comme une variété mineure d’étranger et exclu de cette nomination, il est qualifié d’indigène . L’étranger renvoie ici à un être tournant le dos au principe de raison, il est étranger pour ainsi dire dans l’absolu, ne pouvant être rattaché à aucune institution en particulier. Depuis, nous vivons avec cette ligne de faille qui rend obsolète la division traditionnelle fondée sur la nationalité et la transforme en un leurre sous lequel elle peut sans dommage prospérer.
L’adaptation mécanique à la vie en commun
La condition remarquable du colonisé, occupant un espace sans l’habiter, est difficilement définissable selon les critères positifs de la simple observation. Transformé en un objet aux apparences formelles d’un sujet, il est là sans être là, inexistant tout en étant présent. La manifestation d’un corps sans vie mais animé est l’expression même de cette duplicité. La distinction habituellement « immédiate et sans ambiguïté » entre objets artificiels et objets naturels disparaît ici pour laisser place à la prédominance d’un corps-artefact présenté sous la figure de la vie. Et cette situation nouvelle place l’État lui-même dans l’obligation de fabriquer en direction de la population colonisée un dispositif administratif, juridique et policier contradictoire, tantôt sensible au côté « vivant » du corps, tantôt à l’origine de sa présence artificielle. Le retournement de la situation par la représentation substitue donc l’image d’un état de vie à l’état de mort effectif où sont maintenus les colonisés. L’image se fonde cependant sur la réalité des corps animés. Ainsi, l’animation des corps est donnée pour la vie, de sorte que la représentation n’est pas seulement un voile empêchant la vision des choses, elle se confond avec les choses elles-mêmes, telles qu’elles apparaissent. Et cette fausse vie qui passe pour la vraie est présentée comme le fruit des techniques sociales, hygiénistes et policières utilisées par l’État en direction du colonisé dont il dit qu’il est son protégé. Pour l’État, les techniques particulières qu’il met en œuvre ne font cependant pas, à proprement parler, accéder à la conscience humaine, mais rendraient l’état de santé et le comportement des colonisés automatiquement conformes aux exigences de la vie en commun. Ce dispositif conduit à un renforcement du préjugé officiellement établi selon lequel les colonisés sont maintenus du côté de l’inexistence sous l’effet de leur propre culture à la capacité d’humanisation peu probable. Il autorise également une présentation de l’action de l’État sous la figure d’un ensemble d’opérations vertueuses. L’une des caractéristiques premières d’un tel dispositif réside dans l’idée qu’il véhicule et selon laquelle la cessation de la mise en œuvre de ces techniques livrerait et le colonisé et le pays à une destruction physique certaine. Nous percevons aisément les bénéfices que les maîtres de la situation peuvent tirer de cette organisation de l’homme et du monde où, à partir d’un renversement astucieux des choses, les institutions semblent garantir l’existence de la Règle censée être au principe de la vie alors que les colonisés sont assimilés à des êtres ignorants de ses usages. Les techniques sociales, hygiénistes et policières apparaissent dès lors comme un bienfait sans lequel l’animation des corps donnée pour la vie ne pourrait s’accomplir. Sans doute l’État de droit invente-t-il ainsi l’une des formes les plus judicieuses de l’inégalité entre les hommes. L’animation des corps ne dépendant plus de son lien avec la raison, puisque les comportements sont élevés à une certaine sociabilité à distance de toute référence à la conscience, elle n’est plus dès lors reliée qu’à des procédés artificiels, mécaniques, entièrement soumis à ceux qui les actionnent. On évacue ainsi méthodiquement le recours à l’investissement de la subjectivité permettant l’attachement intime de chaque individu à la société par le moyen de son adhésion au tiers institutionnel, et l’on s’applique à la formation de larges dispositifs de conditionnement dont les deux axes, expression de l’emprise exclusive de relations paternalistes, sont l’usage de la force et le témoignage de la bienveillance.
Une zone aux confins du monde
L’État de droit, au fond, réinvente dans le contexte de la colonisation l’ancienne condition de la mort au monde et lui donne une signification nouvelle. Il ne renonce pas à infliger la mort, mais en conçoit une figure apparemment compatible avec les principes qui sont censés le fonder. En s’appuyant de fait sur la conception de la mort au monde, il cesse de recourir prioritairement à l’exercice de la destruction physique des populations spoliées de leur terre et objective dans le même temps les corps. De sorte que si la réduction de la terre à un territoire relance sa symbolisation et permet sa transformation en un nouveau pays, l’objectivation des corps consiste en revanche en une perpétuelle dénégation de leur symbolicité. Dans cette perspective, « venu au monde sans naître » , chaque colonisé entre dès qu’il voit le jour dans la condition de mort au monde jusqu’à son accomplissement ultime sous la figure de la mort physique. Ainsi s’opère, au cœur même de l’institution de l’État de droit, l’effacement de la réalité de la mort comme le moment bref où la vie bascule et disparaît. L’image de l’habituelle opposition radicale entre la vie et la mort se brouille. L’objectivation des corps permet de faire de la mort un continuum entre la mort au monde et la mort physique séparée seulement par une différence de degré. Et c’est entre ces deux moments de la mort que se forme une sorte d’espace particulier échappant largement à la détermination du droit commun et soumis, par l’intermédiaire d’un régime d’exception, à la discrétion des autorités administratives et policières . Il est clair que la fonction essentielle de ce régime est le maintien du colonisé dans les limites d’une telle mort, d’une figure particulière de ce que Kafka appelait les « froids espaces de ce monde » . L’espace en question est remarquable en ce qu’il se confond précisément avec une zone où prévaut principalement un rapport de force fondé tantôt sur la brutalité et tantôt sur la ruse, située comme aux confins du monde, échappant à la logique du salut par l’institution et étrangère à la chaleur que procure l’amitié entre les hommes. La pression administrative et policière s’y fait assez forte pour empêcher que le colonisé ne prétende à la vie, mais pas écrasante au point de détruire totalement les corps et faire obstacle à l’accomplissement de la nouvelle détermination de la mort. Il n’y a évidemment pas de critère a priori pour déterminer la mesure garantissant un tel équilibre. Selon les contextes, l’objectif est atteint empiriquement, à travers l’exercice effectif du gouvernement, avec parfois des écarts révélateurs : un relâchement de l’étreinte renforçant l’illusion de l’égalité entre les hommes ou, au contraire, l’augmentation de la pression jusqu’à la suffocation manifeste de ceux qui la subissent. Il est clair que la perspective ouverte par le dispositif fondé sur la mort au monde dépasse les seules questions suscitées par l’horizon administratif et policier d’exception consistant à rendre conformes à l’impératif d’une construction consciencieuse du pays des corps supposés hostiles ou indifférents au principe de raison. Il n’est sans doute pas inutile d’insister, ici, sur le bouleversement de l’image que nous avons du rapport de la vie à la mort. La mort n’apparaît plus, en effet, comme en rupture avec la vie, elle s’insinue dans la vie elle-même, sans interruption. Pour l’État, il ne s’agit plus tant de s’assurer d’une destruction de la vie dans l’instant, à travers celle des corps, que de garantir son refoulement continu dans les corps. L’intégrité des corps est préservée dans la mesure même où ils sont affectés à leur fonction de lieu de confinement de la vie. Désormais, plutôt que leur suppression, c’est au contraire la présence des corps qui signifie la mort. C’est cet aménagement qui empêche qu’une observation conforme aux critères normatifs habituels de détermination de la mort puisse s’assurer de sa réalité. En étalant le temps de la mort, on la rend invisible. L’observation positive du fait de la mort devient alors impuissante à rendre compte des nouvelles modalités de la mise à mort inventées par l’État contemporain.
L’accession au nom
Ainsi qu’il apparaît, le mouvement d’étalement du temps de la mort n’est pas l’expression d’une simple obstruction empêchant l’accession à un lieu interdit – ce qui est couramment nommé du mot de « discrimination ». Il s’agit à proprement parler d’autre chose : ceux qui construisent le lieu et lui appartiennent par-là même en sont, dans le même temps, refoulés. De sorte que le seul endroit où ils peuvent encore se tenir, c’est leur propre corps inscrit dans le lieu. Or, le refoulement de l’acte d’habiter s’accompagne de l’impossibilité de se présenter devant les autres avec le nom plein de Français. Alors que le signifiant Algérien semble lui donner plus de force encore, une force impériale, le signifiant indigène vide ce nom en se faisant l’écho de la rupture qui brise les relations établies avec les autres et les choses à travers la construction du lieu. L’intrusion du signifiant indigène dans la langue a pour effet d’effacer le sens des mots liés à l’existence, d’en retirer ce qui rappelle la substance de vie, de les vider pour en faire une espèce de coquille, d’enveloppe sans contenance. À la manière des eaux souterraines, il produit tôt ou tard, en tel ou tel point de la langue, son affaissement, son effondrement, et transforme les mots en matériau du cercle formé pour contenir et enfermer la vie. Au fond, accoler l’étiquette indigène au nom de Français entraîne une incapacité de le prononcer comme il devrait l’être, c’est-à-dire comme un nom d’identification, un nom propre. L’effondrement du chemin qui mène au lieu, sa suspension pendant le cheminement même, tout cela est lié à l’impossibilité dans laquelle s’est trouvé le colonisé de faire entendre le nom de Français dans sa plénitude, de se déclarer habitant du lieu à travers ce nom. L’astuce ou la ruse, ici, réside dans le fait que le nom ne disparaît pas, il n’est pas confisqué. Il demeure à disposition sous sa forme de nom vidé de sa substance. À partir de quoi il est demandé au colonisé de redoubler d’effort pour le remplir, ce qu’il fait parfois sans jamais y parvenir. C’est que le nom en question n’est pas simplement vide, il s’évide continûment, de sorte que le fond à partir duquel on pourrait le combler reste inatteignable. Sous cet aspect, bien qu’apparemment disponible, le nom demeure insaisissable. La condition intenable du colonisé est déterminée par l’impossibilité dans laquelle il se trouve de s’en sortir en empruntant des voies communes, comme celle de la langue du colonisateur dont il peut disposer. Plus encore, les mots lui manquent qui lui permettraient de faire résonner sa condition paradoxale : enfermé dans un corps animé, occupant un lieu sans l’habiter, portant un nom qui se dérobe. Les signifiants comme assimilation ou intégration, constamment agités et laissant supposer l’existence d’un simple décalage entre le statut d’indigène et celui de citoyen que le temps finira par combler, paraissent dérisoires, creusés qu’ils sont eux aussi de l’intérieur par d’autres signifiants comme celui de « naturalisation » qui nomme une procédure à laquelle le colonisé est soumis alors même qu’il porte le nom de Français. Le colonisé sait d’un savoir sûr, celui d’une expérience qui l’engage tout entier, que l’affaire n’est pas de l’ordre de l’écart. Seul le cynisme qui caractérise la représentation coloniale peut d’ailleurs faire glisser sous une telle étiquette l’impossibilité foncière dans laquelle se trouve le colonisé d’accéder à un nom qu’il possède déjà. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs le colonisé ne considère pas sa condition comme une réalité transitoire, difficile mais transitoire, il la vit sous la figure d’une sorte de suspension, d’un élan suspendu qui s’installe durablement dans la situation, qui ne se transforme pas en crise mais constitue lui-même une crise interminable, sans issue. Une telle situation est sidérante. Le nom, manquant et disponible à la fois, est à proprement parler une référence morte. Ne sachant parler du point de vue d’un dedans ni de celui d’un dehors, l’étranger de l’intérieur qu’est le colonisé ne peut que se prendre littéralement la langue dans ce nom dont le bout est recourbé comme la lame d’un bancal. Le mutisme du colonisé, sa difficulté en tout cas de parler d’un point de référence clairement énoncé, ne vient certainement pas du fatalisme dont on prétend qu’il est lié à ses croyances propres, plutôt est-il simplement l’effet de cette condition remarquable qui fait de lui un être en attente indéfinie de sortir de sa condition. Cette condition n’a pas disparu, elle continue aujourd’hui encore, dans un contexte marqué par un bouleversement des structures économiques et sociales sans précédent, de s’accomplir sous des modalités qui se jouent des principes hautement proclamés.
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En somme, l’enfermement de la vie dans les corps est une sorte de longue mort pendant laquelle la sensibilité au lieu est entravée. Le corps sensible semble s’effacer en même temps que se dérobe le cheminement vers le lieu que l’étranger de l’intérieur investit en le construisant. Pourtant, il suffirait de s’incliner légèrement, de tendre convenablement l’oreille, pour s’apercevoir que la sensibilité ne disparaît pas, mais glisse peu à peu à l’intérieur du corps et accompagne la vie refoulée. Qu’elle persiste à l’intérieur du corps, dissimulée de l’autre côté de la peau, sur sa paroi interne. Incapable de se pencher au-dedans du corps, du côté du bord interne de la peau, notre manière commune de voir n’en voit rien. Pas plus que l’effondrement du chemin qui mène vers le lieu, l’enfermement de l’existence dans les corps ou l’évidage du nom d’identification au lieu, la sensibilité aux autres et aux choses n’est perçue. Or, la vie contenue dans le corps ne meurt pas. Au cœur de la nouvelle mort imposée par le système étatique, la vie demeure vive. Ses pulsations continuent de se faire entendre, de faire entendre leur rythme sous l’écran de la représentation qui tente de les dissimuler, de les empêcher de nous toucher. L’esprit moderne prête son concours à une telle représentation en prétendant ne s’appuyer que sur les faits observables. Il écarte, dès lors, d’un revers de signification l’idée qu’il puisse exister un monde à fleur de peau, par en dessous, un bruissement de vie sous une fine membrane de peau, puis des reliefs et des saillies qui se forment à l’envers, des herbes et des plantes qui poussent comme des racines, en s’étirant dans l’épaisseur des corps sans fond. C’est que l’appartenance au lieu ne se soumet pas aux décrets de l’institution, elle prend comme le feu, selon le mouvement et la chaleur de la vie, elle est une manifestation intense, comme une combustion d’éléments incandescents, illuminant les corps, mais de l’intérieur. Lorsque l’institution empêche que le regard et l’ouïe accueillent le rapport de vie que le colonisé établit avec le monde, elle pèse sur ce rapport et le réduit, mais elle n’empêche pas l’identification au lieu de s’accomplir. Le chemin vers le lieu qui se dérobe, ce n’est donc pas la vie qui manque. Si elle ne se dit pas, elle continue en revanche de se développer sûrement avec abondance et sans doute avec vigueur, transformant en refuges les cachots dont on a fait les corps. Nous percevons cela quand nous devenons tous des étrangers, quand nous nous laissons pousser les yeux et les oreilles étranges qui nous permettent de voir et d’entendre ce qui échappe habituellement aux sens, quand des illusions inscrites dans le monde nous sortons « pour découvrir la réalité » .