La civilisation signifie l’aide ? De la crise migratoire aux frontières de la Pologne. Septembre 2022

, par Malgorzata Grygielewicz


« Qu’est-ce que tu fais quand il y a des enfants dans la forêt ? », « Combien de temps tu mets pour arriver aux migrants la nuit ? », « Connectez-vous vous-même le goutte-à-goutte ? », « Qu’avez-vous dans vos sacs à dos ? », « Comment les gardes-frontières vous traitent-ils ? », « De quoi avez-vous le plus peur ? », « Avez-vous l’aide psychologique pour les militants ? », « Pouvez-vous vivre en Podlasie et ne pas perdre la tête ? »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, jusqu’à cinquante mille Ukrainiens arrivent chaque jour à la frontière polonaise. Plus de cinq millions d’Ukrainiens ont pris les routes de l’exil. Plus de 12.6 millions de réfugiés auraient déjà traversées de la frontière depuis l’Ukraine. La Pologne en a accueilli 6 millions, la Roumanie 1,2 millions, la Hongrie 1,4 millions et la Moldavie 600 mille, depuis le début de la guerre, la plupart des Ukrainiens retournent dans leur patrie. Environ 4 millions d’Ukrainiens sont maintenant en exil [1] Les femmes, les enfants et les personnes âgées sont reçus dans des centres d’hébergement d’urgence, puis dans des familles. Ils peuvent rester sur place ou faire étape pour repartir vers d’autres destinations. L’accueil des réfugiés s’organise. La Pologne a débloqué une enveloppe de deux milliards d’euros. Les Ukrainiens arrivant massivement en Pologne sont bien accueillis par la société et les autorités polonaises. Ils peuvent s’enregistrer officiellement auprès des communes où ils résident pour bénéficier notamment de l’accès aux services de santé et scolariser leurs enfants. Ils ont le droit de travailler, un droit de séjour et droit à la sécurité sociale. Les familles d’accueil reçoivent une aide financière du gouvernement. Mais depuis déjà plusieurs mois d’autres refugiés essayent de franchir la frontière polonaise au nord-est. Pourquoi ils ne sont pas accueillis de la même manière ? Y a-t-il de bons et de mauvais réfugiés ? On dit souvent que les Femmes avec enfants doivent être accueillis. Les jeunes hommes en revanche ne sont pas bien vus. Et une famille, femme enceinte, enfants et vieillards, elle est comment ?
Un homme qui combat pour son pays est bon, mais un homme qui se réfugie dans un autre pays pour fuir la guerre est-il mauvais ? Franchir la frontière légalement pour sauver sa vie est bon mais le faire en passant par la forêt est-il mauvais ? Fuir vers le pays le plus proche est bon, mais loin est-il mauvais ? Le visiteur, l’invité, l’intrus, l’étranger, l’émigré, l’immigré, l’autre, enfin l’homme. Pour tous ces mots, si c’est un homme, pourquoi l’accueil que nous offrons à l’autre qui arrive et frappe à la porte est-il si différent ? Cet homme va devenir notre invité ou l’intrus. Il sera accueilli d’une façon hospitalière ou hostile.

À l’heure où la guerre en Ukraine marque la fin d’une époque, la crise à la frontière polono-biélorusse peut paraître anodine. Quelle est l’importance de la frontière qu’environ douze mille personnes ont franchi en six mois face à l’ampleur de la guerre quand déjà trois millions de réfugiés ukrainiens sont venus en Pologne ? La peur de l’étranger, incarnation d’une menace inconnue, se mélange à la compassion face à sa souffrance. L’impératif catégorique kantien qui, dans la civilisation de l’Occident moderniste, résume notre action éthique - qu’il faut toujours agir selon des règles dont nous voudrions qu’elles soient appliquées par tous et toujours - est en conflit direct avec la peur du grand inconnu. Cet inconnu est personnifié par les masses d’étrangers désireux de franchir les seuils de nos maisons. Notre culture humaniste fourmille de nombreuses idées nobles et universelles telles que la charité, l’hospitalité, la solidarité, la tolérance et les droits de l’homme. Mais sont-ils vraiment universels ? Il faut les regarder avec les yeux des étrangers et des autres pour voir que le bon côté de l’humanisme a un revers sombre. On peut l’appeler : barbarie, colonialisme, impérialisme, fascisme, racisme, nihilisme… Car l’égalité est un projet, la discrimination est un fait. D’une part, il est nécessaire de développer à long terme une critique profonde et radicale contre les structures et les institutions qui rendent l’hospitalité presque impossible. D’autre part, on se doit de trouver tout moyen pour limiter l’hostilité et la peur envers l’autre qui vient, mais aussi notre propre pouvoir sur notre propre chez-soi. Il n’y a pas, en réalité, d’hospitalité autre, hors d’un lieu familier, d’une maison et de son extension, en grec ojkos, qui poserait par nature des limites à l’hospitalité justement. Tout en donnant parfois l’impression d’un enfermement et d’un isolement, l’ojkos grec, la maison décide de son accueil. Il n’y a donc pas un droit et un devoir d’hospitalité au-delà d’un tel lieu, d’une maison. L’effacement de toute limite effacerait le seuil qui lie l’un à l’autre, et fonde ainsi la relation de responsabilité. Le seuil, la porte de la maison, est ainsi la scène sur laquelle se déroule le « drame » de la réaction à la voix de l’autre, celle de l’hospitalité et de la responsabilité. Au lieu d’exclure toute limite - idée utopiste et anarchiste, cette action qui pourrait faire disparaître la notion même de l’hospitalité, il faut réfléchir au pouvoir sur notre chez soi pour que l’étranger puisse venir, et, plus particulièrement, quand il vient sans y être invité.

L’angoisse des habitants à la frontière avec la Biélorussie a augmenté proportionnellement avec les répressions de Loukachenko. Mais la violence et le cynisme du dictateur ne sont pas seuls responsables. [2] Tout a commencé en août 2021, près d’Usnarz Górny [3] puis l’état d’urgence a été instauré, et il a couvert la zone jusqu’à plusieurs kilomètres de la frontière polono-biélorusse. Le 26 octobre, la loi sur les étrangers est entrée en vigueur. La Pologne a légalisé l’expulsion des étrangers ayant franchi illégalement la frontière, ce qu’on appelle le push-back [4]. Le refoulement signifie renvoyer des migrants dans le pays à partir duquel ils ont traversé la frontière, sans leur donner la possibilité de demander le statut de réfugié et l’asile, ceci sans tenir compte de leur situation individuelle. C’est ce que vivent les migrants actuellement repoussés de Pologne, de Lituanie et de Lettonie vers la Biélorussie. Le push-back, bien que contraire au droit international, est commun à de nombreuses frontières européennes. Sa propagation est d’autant plus grande que même l’agence européenne de protection des frontières, Frontex, est accusée d’être impliquée dans cette pratique illégale [5]. La crise humanitaire à la frontière polono-biélorusse se poursuit. Il n’est pas possible de demander l’asile aux passages frontaliers, et cela en vertu de deux règlements : le 13 mars 2020 sur la suspension ou la restriction de la circulation à tous les passages frontaliers avec la Biélorussie, et le 20 août 2021, modifiant ce règlement. Auparavant, le service des frontières polonais n’acceptait pas les demandes d’asile aux passages frontaliers. La Pologne a déjà perdu plusieurs affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme, dans lesquelles la Cour a constaté que les requêtes d’étrangers de soumettre des demandes de protection avaient été délibérément ignorées par les gardes-frontières selon une pratique courante. Dans ces affaires, les autorités polonaises ont également ignoré les mesures provisoires prononcées, dans lesquelles la Cour a interdit aux autorités polonaises de renvoyer les requérants étrangers en Biélorussie, c’est-à-dire le Push-back susmentionné.
Les réfugiés d’Irak, de Syrie, du Congo, du Nigeria, du Mali…apprennent dans leurs réseaux sociaux qu’il est possible de se rendre « facilement et en toute sécurité » dans l’Union Européenne via la Biélorussie qui prévoit et garantit « l’arrivée légale dans sa capitale - Minsk, le transport jusqu’à la frontière, puis une marche facile de plusieurs kilomètres jusqu’à l’autre côté de la frontière, vers l’Union européenne sûre et amicale » [6]. La plupart de ces désespérés croient à cette information. Ils économisent, empruntent de l’argent, montent dans l’avion et après un court séjour à Minsk, ils se retrouvent dans la zone frontalière. Loukachenko attire ces gens dans un piège. Les militaires de Loukachenko [7] les chassent avec des armes et utilisent d’autres moyens de coercition directe. Dans les camps frontaliers, les migrants sont battus, les gardes-frontières biélorusses volent souvent leur nourriture qu’ils vendent à d’autres migrants. Ils détruisent leurs téléphones afin qu’ils ne puissent demander de l’aide. Du côté polonais, le service des frontières les rejette systématiquement dans la forêt du côté biélorusse. Il n’épargne ni vieillards, ni enfants, ni femmes enceintes. Il y a ceux qui réussissent pourtant à franchir la frontière et, après plusieurs déportations, finissent par être accueillis dans des centres de migrants. Quelques-uns, cachés dans des voitures sont emmenés par un coursier payé. Ils fuient via Białystok et Varsovie, vers l’Allemagne, vers l’Ouest. Beaucoup de gens ne savent pas à quel point les conditions sont difficiles en Podlachie. Il fait toujours plus frais ici, les nuits d’août déjà froides sont inconnues, l’hiver arrive beaucoup plus vite que dans d’autres régions de Pologne, et il neige souvent. Il n’est naturel pour personne de passer la nuit dans la forêt, encore moins dans une forêt froide et inconnue, sans aucune provision, sans eau et sans préparation. Pourtant en Podlachie, la frontière, même de plus en plus surveillée, reste le chemin le plus sûr vers l’Europe. On peut se noyer ici, mais dans un marécage ou dans une rivière ; comme en mer d’Égée où seize personnes [8] se sont noyées il y a quelques semaines, près des îles grecques, ou de la Manche où vingt-sept personnes [9] sont décédées récemment.
Le risque de franchir la bande boisée à l’Est de l’Europe reste néanmoins bien moindre que le risque de franchir les frontières maritimes. En règle générale, les gens choisissent le chemin le plus facile et à moindre risque. Mais les statistiques parlent d’elles-mêmes. En quatre mois, douze personnes sont officiellement décédées du côté polonais. On parle des cadavres dans les bois. [10] Un forestier local des environs de Białowieża a trouvé des migrants morts. La forêt sent le cadavre. Comment ne pas tomber dans le pathos, comment ne pas comparer ce qui se passe ici avec les événements de la Seconde Guerre mondiale profondément ancrés dans la mémoire des habitants locaux ? Une vieille femme de la région dit que « les Polonais cachent ces gens dans des granges comme les Juifs autrefois » [11]. Quelqu’un commente : « Avant, c’étaient des Juifs, maintenant des Arabes qui veulent détruire la religion polonaise », et demande : « Que va-t-il nous arriver quand l’Islam nous inondera ? » Il est difficile d’argumenter, et pourtant, ne pas nommer le problème augmente l’angoisse. J’entends dans toutes ces phrases des traumatismes qui n’ont jamais été exprimés. Y compris trans-générationnels, principalement de la guerre. Nous vivons tous des peurs, quelles que soient nos convictions politiques et religieuses. Et la frontière polono-biélorusse est une frontière où des choses terribles se sont produites. D’abord, les partitions qu’elle a régulièrement subies pendant cent vingt-trois ans, puis les Première et Seconde guerres mondiales, les conflits entre catholiques et orthodoxes, et enfin les pogroms de Juifs. [12]
La Podlachie est le poumon vert de la Pologne. Il n’y a pas de grandes usines dans cette région. Les parcs, les forêts, les réserves naturelles, la faible densité de population et, de fait, l’absence de perspectives de développement économique d’une part rendent la région attractive, et de l’autre en dissuadent. La forêt de Białowieża est la dernière forêt vierge d’Europe, s’étendant des deux côtés de la frontière polono-biélorusse. La zone frontalière est principalement constituée de forêts et d’étangs. C’est un terrain impitoyable avec un sous-bois épais et des marécages où marcher quelques centaines de mètres peut prendre plusieurs heures. Il y a des chênes centenaires, des espèces d’oiseaux très rares, éteintes dans le reste de l’Europe. Et c’est le seul endroit en Europe où les bisons vivent en liberté. Ils circulent librement entre la Pologne et la Biélorussie, même les vaches des environs les envient. Une d’elles venant d’une ferme près de Bialowieża a déserté le troupeau, choisissant de vivre en liberté avec les bisons. Ceux-ci l’ont adoptée et toute la presse l’a suivie pendant de longs mois, attendant une possible progéniture. [13] Les migrants sont retrouvés dans la forêt non pas sous la lumière de caméras de reporters, mais de balises militaires, de lumières infrarouges et de lasers. La guerre, la pauvreté et le manque total de perspectives suffisent à les décider. D’un bout du monde à l’autre, ils viennent à nos portes. Aujourd’hui, ils se sont retrouvés en Pologne.

L’effort pour trouver la paix et la prospérité est certainement connu de tous ceux qui cherchent un meilleur monde. L’homme aspire à une terre perdue sur la carte de la rationalité. Et personne ici ne songe à trouver le pont qui relierait les rives de nos mondes si lointains en creusant une tranchée caverneuse entre vérité et mensonge. Comme si une différence catastrophique pouvait être comparée à une autre. Et oui, pourtant oui. La question demeure pour ceux qui essaient de construire l’unité. Pour fusionner la carte déchirée qui est en fait un témoignage de notre fragmentation catastrophique. On peut même affirmer que cette tentative utopique est le moteur de notre comportement. Une démarche qui trouve tout son sens dans l’acte de l’aide. Un écrivain [14] qui s’est installé avec sa famille loin de la ville, près de la frontière polono-biélorusse il y a déjà vingt ans, participe activement à l’accueil des migrants clandestins. Il y a mené une vie paisible au rythme de la nature jusqu’au mois d’août 2021. Depuis huit mois, chaque jour, il rencontre des migrants qui tentent de passer la frontière et qui sont refoulés dans la forêt. Il s’est mis à aider les migrants lorsque « la forêt a commencé à grouiller de monde ». Ils n’étaient pas loin. Au début, ils venaient dans les fermes, frappaient aux fenêtres, demandaient de l’eau et de la nourriture. Puis ils ont commencé à se cacher dans les bois. On pouvait voir des feux brûler, des traces dans les champs de blé, on entendait des pleurs d’enfants. L’aide s’est donc organisée spontanément. Des centaines de personnes aidantes, sinon plus. Des gens de bonne volonté ont commencé à envoyer des fournitures, d’abord principalement de la nourriture, des produits médicaux et de l’eau. Ensuite, des amis ont informé leurs amis, et tout à coup, des dons ont commencé à affluer dans la zone. Et d’une certaine manière, cela a pris une forme organisée. Le gouvernement polonais n’a autorisé aucune aide humanitaire à entrer dans la zone d’urgence, violant ainsi la Convention de Genève. Lorsque l’état d’urgence a été instauré [15], personne n’a été autorisé à y entrer, à l’exception de ceux qui habitaient dans la région. Pas de journalistes, [16] même les médecins (Médecin Sans Frontière) [17] ont eu interdiction de pénétrer dans la forêt, et leurs ambulances ont été détruites. [18] De tels actes de vandalisme n’ont pas été les seuls. Rapidement, les militants se sont rendus compte que les autorités attendaient d’eux qu’ils coopèrent activement pour ne pas laisser ces personnes seules. Mais la principale préoccupation officielle du gouvernement a été de ne pas permettre aux personnes de l’extérieur d’entrer dans la zone. La police voulait à tout prix savoir ce que les activistes avaient dans leurs coffres et leurs sacs, et s’ils avaient le droit de vivre ici. Et en même temps, il y avait de plus en plus de migrants dans les forêts. Au début, les militants cachaient un peu ce qu’ils faisaient, mais à un moment donné, ils ont commencé à le faire presque ouvertement. D’une part, l’aide n’est pas pénalisée, d’autre part des efforts ont été multipliés pour décourager les militants, comme des menaces d’emprisonnement. Le gouvernement polonais semble ne pas vouloir admettre que sans l’aide des activistes, apportée aux réfugiés, il y aurait beaucoup plus de corps retrouvés dans les forêts.

Lorsque les migrants commençaient à arriver, au début de la crise, les activistes frontaliers espéraient que la situation serait rapidement maîtrisée. Ils croyaient que ces gens seraient pris en charge par les autorités, c’est-à-dire contrôlés soit renvoyés, soit obtiendraient l’asile. Au début, lorsqu’ils rencontraient des groupes de migrants perdus dans la forêt, ils appelaient eux-mêmes les gardes-frontières, car ils pensaient que c’était leur devoir civique. Ils estimaient que si les migrants, conformément à la loi en vigueur à l’époque, demandaient une protection internationale, ils seraient contrôlés et soumis à cette procédure. Mais ils ont vite réalisé que travailler avec les gardes-frontières menait à la persécution des migrants, et ils ont abandonné. Désormais, ils vont à la rencontre des migrants pour les approvisionner en eau et en nourriture. Aider un homme qui n’a pas bu depuis plusieurs jours, qui a faim et froid, qui est parfois blessé, c’est un acte fondamental d’humanité. Mais ils ne peuvent pas faire plus.

Une anecdote me vient à l’esprit. Une fois, une étudiante a demandé à l’anthropologue Margaret Mead [19] ce qu’elle considérait comme le premier signe de civilisation dans la culture. L’étudiant s’attendait à ce que l’anthropologue parle de crochets, de bols en argile ou de pierres à aiguiser, mais non. Mead a déclaré que le premier signe de civilisation dans la culture ancienne est une personne avec un fémur cassé et guéri. Mead a expliqué que dans le reste du règne animal, si vous vous cassez la jambe, vous mourrez. Vous ne pouvez pas fuir un danger, aller à la rivière pour boire de l’eau ou chasser pour vous nourrir. Vous devenez de la viande fraîche pour les prédateurs. Aucun animal ne survit avec une patte cassée assez longtemps pour que l’os guérisse. Un fémur cassé qui a guéri est la preuve que quelqu’un a pris le temps de rester avec l’infirme, a guéri la blessure, l’a gardé en sécurité et s’est occupé de lui jusqu’à ce qu’il se rétablisse. Aider quelqu’un à traverser des épreuves est le point de départ de la civilisation, dit Mead. La civilisation signifie aide. Un activiste se mesure à cette évidence quand il rencontre l’incompréhension des Polonais vivant dans la région. « Hier, un homme que je ne connaissais pas m’a appelé et a commencé à m’accuser de participer à une très mauvaise pratique, car en aidant ces personnes, j’en encourageais d’autres à venir ici, en Pologne. Il lui a répondu : « Si je n’invite pas quelqu’un chez moi, mais que quelqu’un me rend visite de toute façon, puis se glisse dans ma cour et se casse la jambe, je ne lui dirai pas : « Je ne t’ai pas invité ici alors reste ici avec ta jambe cassée et crève. »
L’acte d’aider, d’abriter, de nourrir l’hôte, de lui fournir une protection d’hospitalité, de l’équiper pour la suite de son voyage accompagnent la civilisation de l’Occident depuis l’époque grecque. Chaque visiteur devrait alors en premier lieu, après qu’on se soit assuré de ses besoins physiques, trouver la garantie de l’inviolabilité du son statut d’étranger. Nous devons être le garant de son mystère souverain et inaliénable, même s’il menace de violer les fondements et la cohésion du monde, du monde dans lequel nous l’accueillons et dans lequel il apparaît en tant que visiteur.
La lutte pour la vie des étrangers de divers groupes activistes de Podlachie, formels comme le « Groupe Granica » [20], et les personnes privées qui ne révèlent pas leur identité sont devenues une cible facile de la critique de l’appareil gouvernemental. Les soupçons de corruption et de collaboration avec des passeurs sont courants. Avec eux est venue une double peur, pour la vie des gens dans les bois qui ont besoin d’une aide immédiate, et pour l’activité propre des activistes et d’éventuelles répressions. Si l’aide est un acte instinctif issu de notre civilisation, la question des compétences des groupes militants, qui, dans ces circonstances extrêmes, ont appris à sauver des personnes de l’hypothermie, à faire des pansements, à réagir à la déshydratation, à divers types d’infections etc. - se pose. Quand les organisations humanitaires, la Croix-Rouge polonaise et Caritas, vont-elles intervenir pour apporter aux réfugiés une aide professionnelle ? Même si ces personnes recherchent simplement une vie meilleure dans des pays économiquement riches, s’ils meurent de soif et de froid dans les bois, faut-il les secourir ? Est-ce que cette crise pourrait être résolue humainement et les migrants rassemblés en un seul endroit et renvoyés chez eux après ? Est-ce que tout le monde, à l’exception de ceux qui viennent de Syrie, d’Afghanistan, d’endroits où ils sont en danger de mort, devrait être soumis à la procédure d’asile ? Malheureusement l’Union européenne semble fermer les yeux sur le problème, comme cela se passe en Grèce, en Italie, en Croatie... On dit qu’il y a quatre mille Kurdes désespérés à la frontière, mais personne ne mentionne que ce sont principalement eux qui se sont opposés à l’État islamique lors du conflit au Moyen-Orient. « Et le monde leur a tourné le dos, il les a laissés dans une situation très difficile. Nous avons tous participé à cette campagne. Nous avons quitté ce monde complètement déstabilisé. Et nous sommes maintenant surpris que ce monde veuille aller vers l’Ouest. Tout le monde est toujours allé à l’Ouest à la recherche d’une vie meilleure. Nous aussi. Toute notre histoire d’après-guerre en témoigne, nous sommes allés en Occident parce qu’il y avait de la nourriture, de la prospérité et les droits de l’homme. » se révolte une militante de groupe Granica.
Les frontières sont nécessaires et notre civilisation repose sur elles. Il n’y a aucune contradiction dans le fait de protéger les frontières et en même temps à résoudre un problème humanitaire. On veut que ça s’arrête. Nous ne voulons tout simplement pas trouver des cadavres dans les bois à côté de nos maisons. Oui, ce sont des gens dont personne ne veut. Ce sont des gens qui sont venus de leur propre initiative à la recherche d’une vie meilleure. Probablement, 90 % d’entre eux n’ont pas droit à l’asile, ils sont ici pour la même raison que les Polonais sont en Islande, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France, en Amérique, au Canada. Ils sont en Europe pour des raisons économiques. Le problème, c’est ce qui se passe dans ces forêts. Des hommes, des femmes, des enfants en hypothermie, épuisés, intimidés, déshydratés avec des blessures, et qui ne savent plus quoi faire d’eux-mêmes. Et nous, savons-nous quoi faire avec eux et avec nous-même ?

Une journée à trier des colis pour les migrants de la frontière Belarusse en mois de février. J’ai mis des vestes chaudes pour enfants dans un carton, des vêtements pour bébés dans un second, des jouets, des voitures et poupées dans un troisième, des chapeaux chauds, des collants, des vêtements pour adultes... enfin des livres. Nous laissons les livres polonais dans un sac à côté, je remplis une autre boîte en carton pour des livres en anglais et en arabe. Nous avons aussi des livres en kurde, ils viennent de la fondation pro-kurde de Paris. Ce sont des copies qui ont été envoyées par la poste, pour la plupart des publications photocopiées, envoyées à l’adresse de Białystok. Parmi les livres, il y en a quelques-uns en français, hongrois et vietnamien. Il n’y a aucune logique là-dedans. Un carton entier de livres à colorier et aussi du matériel d’art, des découpes, des colles, des crayons. Plusieurs sacs de peluches et des mascottes. Tous n’étaient pas utiles et propres, donc une partie a fini à la poubelle. Face à cette masse de choses, nous choisissons celles en meilleur état, les plus utiles. Notre groupe de travail s’appelle « peluches lavées ». En une journée, nous avons traité la plupart des sacs envoyés de toute la Pologne. Une telle ségrégation donne une image de la société polonaise. Un livre sur l’hymne national polonais, en polonais, de vieilles chaussures usées, des pulls feutrés, des pantalons, des blouses, mais aussi des barboteuses pour enfants de chez Dior et une petite robe de Burberry. Entretiens, échanges et témoignages ont accompagné notre travail acharné. La construction d’un mur parait comme la seule solution possible. Personne ne rêve d’une telle construction en eaux libres. Même si le mur enferme ceux qui le construisent, il est certainement une barrière qui symbolise une protection. On l’érige pour se protéger des dangers venant de l’extérieur.

Aujourd’hui, au cœur de la forêt de Białowieża et un an après des événements d’Usnarz Górny, le mur est déjà debout. Il traversera des écosystèmes délicats, de la dernière forêt primaire, passant à l’intérieur du parc national, une zone couverte par le programme de protection de la flore et de la faune vouées à l’extinction. Des corridors créés entre les clôtures frontalières de la forêt sont devenus un piège mortel pour les animaux. Une vingtaine de bisons y sont enfermés. Ces bisons qui s’enfonçaient profondément à l’Est de la Pologne, traversaient généralement la frontière et atteignaient la clôture. Mais leur retour fut coupé d’abord par des fils barbelés, maintenant par les ouvertures surveiller par les gardes forestiers, Cela aura des conséquences néfastes sur l’écosystème car la frontière entre la Pologne et la Biélorussie est l’un des principaux corridors pour la faune entre l’Europe de l’Est et l’Eurasie. Le parc cessera définitivement d’assurer la libre circulation des loups, des lynx, des cerfs, des ours bruns et des bisons. Le mur fait 186 kilomètres de long. Il mesure 5,5 mètres de haut et est fabriqué de piliers métalliques sur lesquels on peut grimper et sauter de l’autre côté. Et c’est ce qui se passe, car la crise perdure. Les migrants tentent constamment de franchir les frontières. Non seulement les hommes sportifs, mais aussi les enfants, les femmes enceintes et les personnes âgées. Parfois ils creusent des passages sous le mur. Ils se cachent parmi les branches, ils attendent ceux qui leur apporteront de l’aide, ceux qui ne leur tireront pas dessus, qui ne les pousseront pas du côté biélorusse. Ils attendent que les militants leur soignent les plaies, leur donnent à boire et les nourrissent. Mais au même endroit, les services frontaliers les attendent et sans aucune gêne, les attrapent et les transportent jusqu’à la frontière, et ainsi de suite tout le temps. Des ballerines roses, un bandeau à fleur, une jupe en tulle, des bas, un pull orné de petites plumes... ces tenues gisent abandonnées sous un arbre, à côté d’un feu éteinte au sol. Tout se passe comme si quelqu’un, se précipitant à la répétition dans un opéra proche, et qu’il avait perdu un sac au milieu de la forêt. Malheureusement, nous ne savons pas ce qu’il danserait, peut-être Lac de cygne ? Ce que nous savons, cependant, c’est que depuis le premier juillet, la scène nationale de la forêt primaire polonaise est ouverte au public. Depuis les vacances d’été la Pologne vous invite à la frontière, pour voir le spectacle. Tous les touristes sont les bienvenus !

Malgorzata Grygielewicz