La presse française et la Chine
Le problème avec la rubrique « Chine » des journaux français, toutes tendances et catégories confondues, à quelques exceptions près, c’est qu’on pourrait croire qu’elle est rédigée par des militants d’Amnesty International ou de Human Rights Watch, épaulés par quelques représentants à l’étranger de l’Association Falun Gong : les « Droits de l’Homme » y imposent leurs conditions de lecture et d’interprétation sommaire et unilatérale à un ordre de réalités infiniment complexe, hétérogène et variable . Une grille de lecture qui fait porter sur toutes ces réalités un trait nécessairement négatif – la Chine d’aujourd’hui (comme celle d’hier, depuis la victoire de Mao Zedong) – porte ce stigmate de la non conformité du système politique en place à la normativité référée aux Droits de l’Homme et à la démocratie libérale. Tout ce qui s’écrit dans la presse aujourd’hui à propos de la Chine est en quelque sorte pré-formaté par cette condition a priori de tout énoncé recevable : la Chine, c’est la non-démocratie, donc le pays par excellence ou les Droits de l’homme sont maltraités. Toute information concernant, dans son immense diversité, l’actualité de ce pays, se trouvera, d’une manière implicite ou explicite, rattachée à cet énoncé qui est la condition même du partage du vrai d’avec le faux à propos de l’ « objet-Chine » aujourd’hui. Qu’il soit question de Jeux olympiques, d’un tremblement de terre, d’un anniversaire d’Etat, d’une émeute au Tibet, de la persécution d’un « avocat aux pieds nus », de conditions de travail ou environnementales, de la politique de l’enfant unique, etc., - il faudra bien toujours que le fait ou l’événement relaté soit éclairé par cet axiome : qu’est-ce que la Chine aujourd’hui ? La Chine, grand pays, certes, monde infiniment complexe, en mutation rapide, mais dont la complexité même peut être ramenée, en toutes circonstances, à cette formule lapidaire : un régime, un système autoritaire, et qui viole les Droits de l’Homme.
Il y a un demi-siècle, à l’âge du stalinisme classique, on pouvait lire dans la presse soviétique des descriptions des différentes facettes de la réalité d’un pays comme les Etats-Unis qui étaient agencées selon le même principe discursif – celui d’une grille de lecture rigide, univoque, fermée dont la clé unique était, dans ce cas : pays capitaliste, puissance impérialiste, donc incarnation du Mal sous toutes ses formes. Dans La Pravda et les Izvestia, le lecteur soviétique pouvait donc lire à longueur de colonnes des descriptions des ravages du chômage dans la classe ouvrière états-unienne, des discriminations subies par les Noirs de ce pays, de la corruption des élites politiques, des persécutions subies par les intellectuels soupçonnés de sympathies communistes, etc. Rien n’était manifestement faux ou inventé dans ces chroniques – simplement, l’image générale qui en ressortait – celle d’un pays en proie à la plus obscure des barbaries, constamment aggravée, était évidemment irrecevable, irréaliste, car relevant avant tout d’un imaginaire politique et idéologique qui l’emportait sur toute la capacité simplement descriptive de tel ou tel article.
Eh bien, toutes choses égales par ailleurs (notre presse à nous est « libre », n’est-ce pas…) , c’est aujourd’hui, dans un pays comme la France, la même économie narrative qui prévaut, à propos de l’enjeu Chine. Ce n’est pas la censure, ce n’est pas la contrainte imposée par l’autorité qui imposent cette homogénéité narrative, c’est quelque chose de plus compliqué et que Michel Foucault a appelé l’ordre des discours. Une sorte de police des discours dont la « beauté », dans les vieilles démocraties comme la France, est de s’imposer d’elle-même, comme un élément régulateur, terriblement efficace, sans recours à aucun moyen de police – dans le sens ordinaire du terme. La différence, pourtant, avec la situation dans laquelle la presse des pays « socialistes » décrivaient l’ « enfer » de la vie du prolétaire états-unien, est évidente : dans les années 1930 ou 1950, tout le monde savait, y compris parmi le public soviétique, que ce n’était là qu’un récit, c’est-à-dire un point de vue sur la réalité états-unienne, celui de l’Etat socialiste et de ses porte-plume. En Occident et dans les démocraties parlementaires, le public pouvait comparer ce qui s’écrivait à ce propos dans la presse communiste et la presse libérale ou conservatrice – et se faire, à propos des Etats-Unis, sa propre opinion. Dans le cas présent, les choses ont empiré : c’est que le discours des Droits de l’Homme où s’enracine la vision dépréciatrice des réalités chinoises contemporaines est, par excellence, un discours vertueux, consensuel, sinon tout à faut unique, mais dont il est en tout cas bien périlleux de remettre en question le trait d’universalité autoproclamée. Pour cette raison, c’est bien en vain que vous chercherez dans la presse de la « patrie des Droits de l’Homme », des énoncés prudents et équilibrés comme celui-ci que l’emprunte à un chercheur canadien, Daniel Bell : « Some of the things that China does are worth defending, and some are not. Just because they’re authoritarian doesn’t mean that they’re doing bad. The most obvious area is the alleviation of poverty over the past 20 years. Authoritarian systems have many disavantages, but one of their avantages is that it’s sometimes easier to implement changes, if you get the right people on board”. Je ne veux pas du tout discuter ici la pertinence de ce qui est énoncé ici par Daniel Bell, ni de tel ou tel terme, mais simplement attirer d’attention sur ce phénomène, à mon avis essentiel : pour des raisons qui ont trait à la police des discours, s’exprime dans ce texte une tournure de pensée qui ne peut pas avoir cours dans la presse ayant pignon sur rue en France aujourd’hui…
La façon dont le discours des Droits de l’Homme formate les énoncés de la presse française sur les réalités chinoises contemporaines montre que ce grand discours, issu du meilleur de la tradition des Lumières et de l’héritage des grandes révolutions, est susceptible, dans des circonstances données, de se transformer en fabrique d’idéologie, de descriptions produites à la chaîne et biaisées par un a priori idéologique. Ce que promeut la presse française, dans son traitement des réalité chinoises contemporaines, ce n’est pas le souci constant des Droits humains en général et dans leur principe (elle ne s’en soucie guère lorsqu’ils sont piétinés dans des pays voisins comme les Philippines, la Malaisie ou l’Indonésie) , mais un discours de combat et de dépréciation de l’ « autre » dont l’un des noms possibles serait le droit de l’hommisme ; le premier trait de ce discours étant de remettre en selle la notion d’une supériorité morale des systèmes politiques et, plus généralement, des systèmes de vie de l’Occident sur celui qu’incarne cette puissance montante et figure inquiétante de l’altérité, de ce fait même – la Chine. Le droit de l’hommisme est ce qui, dans le discours de combat de l’Occident, tend à se substituer aux présomptions de la supériorité raciale ou civilisationnelle de jadis et naguère. Il est, par delà l’ « âge des extrêmes » (Eric Hobsbawm) où la centralité de l’Occident fut bien près d’être balayée par les séismes de la guerre mondiale, des exterminations, puis de la décolonisation, ce recours ultime qui, in extremis, a permis à l’Occident de reprendre en mains la conduite du récit de l’Histoire du monde, d’y imposer à nouveau ses présupposés et ses conditions. La dépréciation systématique de la « grande altérité » chinoise au nom (vertueux, irréprochable) des Droits de l’Homme est un élément clé de ce dispositif.
De quoi est faite, pour l’essentiel, la couverture de l’actualité chinoise par la presse française ? Je vais maintenant m’efforcer de présenter un classement des articles que l’on peut y lire en rubriques thématiques principales. Ce repérage a fait l’objet d’un suivi de grands quotidiens comme Le Monde, Libération, Le Figaro sur plusieurs années.
Première rubrique, de loin la plus fournie, lancinante, répétitive : violations multiples des Droits de l’Homme, atteintes aux libertés, absence d’Etat de droit. Donc : arrestations de dissidents et de protestataires, répression des adeptes de Falun Gong, atteintes aux libertés religieuses, tracasseries faites aux « avocats aux pieds nus », abus de potentats locaux au détriment de villageois ou habitants des quartiers, expulsions arbitraires, censure sur Internet, difficultés rencontrées par les artistes et intellectuels non conformistes, répression des minorités nationales et ethniques, etc. Mention spéciale pour la peine de mort (« le plus d’exécutions par an au monde » – mais jamais mis en rapport avec le nombre d’habitants) et, corrélativement, les trafics d’organes pratiqués par les autorités. Tableau d’ensemble s’établissant au fil des articles alimentant cette rubrique : un Etat « autoritaire », présentant toutes sortes de séquelles du « régime totalitaire de Mao », où n’existent ni libertés publiques, ni normes ou institutions bornant la violence de l’Etat. Surtout, par effet d’accumulation, de saturation, se dégage de cette rubrique une impression tenace d’aggravation constante et homogène de la situation sur le front des atteintes aux libertés publiques et de la répression dirigée contre quiconque ne se plie pas à l’arbitraire administratif ou à la violence étatique.
Seconde rubrique, la crise sociale, multiforme, proliférante et plaçant constamment le pays au bord de l’implosion, sous l’effet de facteurs multiples – le libéralisme sauvage, les inégalités croissantes, les mutations incontrôlées, les migrations internes, les tensions inter-ethniques, etc. Une nouveau « musée des horreurs », donc, où vont figurer pêle-mêle le triste sort des migrants illégaux dans les grands centres urbains, les grèves sauvages, le chômage de masse, les accidents du travail, les atteintes au droit du travail, la faiblesse de la protection sociale, les émeutes en milieu rural… Impression générale : une société éclatée, traversée par de violents soubresauts, menacée par des phénomènes cataclysmiques, comparables à ceux qu’a connus la Chine, à plusieurs reprises, au temps de Mao. Exemple, Le Figaro du 28/12/2008 : « Pékin cherche à éviter une explosion sociale » - on l’attend toujours… L’accent est porté sur la violence sociale et la vivacité de la conflictualité entre les couches sociales les plus défavorisées et l’Etat. Dans d’autres contextes (un pays comme le Brésil, par exemple), ce type de tension sera plutôt mis au compte de l’impétuosité du développement économique et des mutations qui en découlent. Dans le cas chinois, ce sera toujours le facteur de l’ « autoritarisme du pouvoir » (son trait d’illégitimité intrinsèque) qui sera ramené au premier plan par le récit journalistique.
Troisième rubrique, crimes d’Etat, traumatismes historiques. Le retour lancinant ( à l’occasion d’anniversaires notamment) sur des événements du passé post-révolutionnaire (« maoïste, pour aller vite) tels que la Révolution culturelle, le massacre de Tienanmen ou les conséquences dramatiques du Grand bond en avant est l’occasion d’enraciner la notion d’un régime qui, dans sa continuité même et en dépit des ruptures et volte-face doctrinaires, porte la « marque du crime » - celle qui le reconduit invariablement à sa mauvaise origine – le communisme, une révolution, une guerre civile gagnée contre le camp soutenu par l’Occident et aujourd’hui incarné par la vivace (sic) démocratie taïwanaise… A l’occasion du 30° anniversaire du massacre de Tienanmen, nos journaux ont littéralement débordé d’entretiens avec des survivants, généralement vivant en exil, et pratiquant une surenchère attendue dans la dénonciation de la barbarie du pouvoir en place et du cynisme de ses dirigeants non repentis… Pour le reste, la Révolution culturelle est couramment réduite, dans les rappels qu’en fait la presse française, à la dimension d’un « génocide », tout comme le Grand bond en avant. L’effet de focalisation sélective sur les événements traumatiques qui accusent le pouvoir héritier de Mao est ici flagrant : quand la presse française évoque des crimes et désastres historiques antérieurs à 1949, comme le massacre de Nankin ou la réduction en esclavage des femmes de réconfort, c’est généralement pour signaler l’usage nationaliste qu’en fait le pouvoir en place ; ceci vaut a fortiori lorsque, très rarement, sont évoquées les exactions et coups de force perpétrés par les puissances occidentales en Chine, au temps de la politique de la canonnière – on en a eu il y a quelques mois un exemple probant lorsque la presse française s’est élevée comme un seul homme contre la prétention chinoise de récupérer deux bronzes dérobés lors du saccage et du pillage par des soudards français en britanniques du Palais d’été impérial…
Destruction de l’environnement, menaces climatiques, catastrophes naturelles, etc. : la Chine, la cause est maintenant entendue pour nos journaux, est le premier fauteur de pollution atmosphérique, d’irrégularités climatiques. Elle est le voyou écologique mondial, pillant sans scrupule les réserves forestières africaines, consommant frénétiquement les matières premières vitales, détruisant son propre environnement au fil de projets pharaoniques de détournements de fleuves, de construction de mégalopoles, etc. On en viendrait pour un peu à oublier que ce n’est pas précisément la Chine qui a inventé le capitalisme prédateur et en a fait un système mondial… D’autre part, dans ce même registre, la Chine se distingue également, pour nos journaux par sa mauvaise gestion des catastrophes naturelles (tremblement de terre du Sichuan) et aussi sanitaires (sida, sang contaminé, grippe aviaire…). Et quand des faits viennent contrarier ce tableau (bonne prise en charge, apparemment, de la pandémie H1N1 par les autorités sanitaires chinoises, mise en œuvre de mesures efficaces avant le passage du typhon Morakot sur les côtes du Fujian) – on les met sous le boisseau, tout simplement…
Corruption des élites politiques, immoralité et folie des grandeurs de la nouvelle classe capitaliste – les procès pour escroqueries, détournements de fonds, enrichissement illicite, les ententes illégales entres potentats du Parti et nouveaux entrepreneurs font l’objet d’un suivi attentif : c’est qu’ils peut être constamment mis en exergue comme une manifestation de la maladie du pouvoir et de la maladie du développement qui font de la Chine d’aujourd’hui un pays « hors normes » - c’est-à-dire anormal, une forme pathologique du développement et de la montée en puissance. Lorsqu’en outre des condamnations à mort sont prononcées à l’occasion de ces grands procès (récemment à Shanghaï), on peut faire d’une pierre deux coups : montrer, une nouvelle fois qu’il y a « quelque chose de pourri au royaume de Hu » et exposer l’absence de normes humanitaires, immunitaires. Fusiller les grands corrompus… Mais où irions-nous, dans un pays comme la France, si on se mettait à appliquer ce genre de règlement !!!
Violences sociales, criminalité extrême, délinquance… La chronique détaillée de faits divers extraordinaires (Libération du 22/05/2007) permet d’accréditer la notion d’une société en proie à des convulsions et à des fièvres qui font d’elle une véritable jungle. La faute au développement d’un capitalisme sauvage encouragé par les autorités…
Enfin, rubrique importante : grands événements. Des événements comme les JO de Pékin, les émeutes du Tibet et du Xinjiang sont une occasion privilégiée pour faire tourner à plein régime la machine à stigmatiser le régime, le système chinois et pratiquer cet exercice favori de la presse française, le China bashing. De ce point de vue, les JO fournissent un exemple de choix, avec la formation d’une sainte-alliance formée sous les auspices du credo droit de l’hommiste et rassemblant milieux intellectuels et artistiques bien pensants, journaux et associations humanitaires (publicités pleine page dans les journaux).
C’est, donc, au fil de ces principales rubriques (au compte desquels on notera l’absence d’analyses de fond des réalités chinoises, dans leur complexité même - contrairement à ce qui est encore le cas dans la presse anglo-saxonne - remplacées par un tissu bariolé d’instantanés idéologisés), une véritable tératologie du monde chinois qui prend forme… Un monde dont il s’agit non seulement de mettre en évidence les écarts irréductibles par rapport à l’Occident, mais qu’il convient surtout de déprécier, du point de vue des normes et des valeurs. Le propre de ce discours de dépréciation, dans lequel le sentiment de supériorité morale du journaliste occidental trouve, de jour en jour, matière à se renforcer, étant de pouvoir se durcir aisément en discours de combat : la Chine de nos journaux n’est pas seulement « différente », elle n’est pas seulement « non conformes » aux normes dites universelles de la démocratie mondiale, elle est une menace. Son taux de croissance économique, l’accroissement de son poids dans les affaires internationales, le développement de sa présence en Afrique, sa susceptibilité ombrageuse concernant les enjeux comme Taiwan ou le Tibet (le Dalaï Lama), sa croissance démographique – tout est occasion d’enraciner cette notion d’une menace chinoise, plus ou moins explicite, plus ou moins diffuse. C’est peut-être d’ailleurs lorsque ce type de message est subliminal, comme dans cette couverture d’un supplément de Le Monde, qu’il est le plus éloquent ( « Vivre en 2020 » - c’est demain, la menace est imminente). Car ce que montre cette couverture, c’est la vitalité d’images archaïques dans nos fantasmagories collectives du monde asiatique – ici, celle du « péril jaune » incarné par la Chine, et donc d’une « guerre des espèces » constamment refoulée, constamment renaissante… La rhétorique mise en œuvre par la presse va donc consister pour l’essentiel à susciter des impressions d’ensemble à propos de la Chine, réactivant parfois des fantasmagories archaïques, des peurs ancestrales, dont le propre est de se fonder sur des collections hétéroclites de faits du présent soigneusement sélectionnés, et donc d’un écrasement de la durée sur ce présent ou passé récent tissés d’abus, d’injustices, de violences sociales, de malheurs collectifs… La disparition de la perspective historique est le premier trait de cette rhétorique, de même que l’absence de toute référence de comparaison : quel a été le chemin parcouru par cette société depuis les lendemains de la Seconde guerre mondiale, quelles transformations y a connues la condition des masses populaires, quel bilan peut-on tirer, dans ses grandes lignes du gouvernement des vivants qui y a été mis en place par l’autorité dont la légitimité est (et demeure) issue de la victoire de 1949 ? Ce type de perspective et de critère d’évaluation du bilan du système politique chinois, dans sa continuité et ses discontinuités, ne saurait être pris en compte par la fabrique des discours médiatiques chez nous, car il impliquerait nécessairement la remise en question de ce qui constitue le fondement de tout énoncé sur la politique aujourd’hui, dans le monde occidental : l’axiome selon lequel la démocratie parlementaire pluripartiste conjuguée au libéralisme économique est le seul type de constitution politique (politeia) qui soit recevable dans le monde d’aujourd’hui. La destruction de toute perspective historique et l’ élision de tout élément de comparaison entre ce qu’est la condition des masses dans la Chine d’aujourd’hui et, disons, un pays comme l’Indonésie ou l’Inde (la tant vantée « démocratie la plus peuplée du monde ») sont donc les conditions absolues pour que « fonctionne » le discours de la presse française sur la Chine d’aujourd’hui. Ce qui suppose une totale absence de scrupules de la part de cette presse « indépendante et démocratique » dans le tri des informations rendues disponibles au public. C’est dans un journal de Taiwan, lié au KMT (The China Post) que je lisais récemment un article évoquant le troublant phénomène suivant : des sondages répétés montrent qu’une écrasante majorité de personnes interrogées en Chine continentale se déclare en accord avec « la forme de gouvernement » en place dans le pays, à l’encontre de ce qui est le cas dans un pays comme le Japon, par exemple. Bien plus, ces sondages indiquent qu’une très grande majorité se déclare satisfaite de la façon dont « la démocratie fonctionne dans leur pays », contrairement, bien sûr, à ce qui est le cas dans des pays voisins comme la Corée du sud ou le Japon… Le journaliste avait alors ce commentaire désabusé : « An assumption underlying much Western criticism of Beijing is that if the Chinese people were free to choose for themselves, they would choose democracy. This study, however, casts serious doubt on that presupposition [c’est moi qui souligne, AB]”. Eh bien, aussi paradoxal que la chose puisse paraître, ce type d’information, avec le commentaire qui l’accompagne, c’est dans un journal de Taiwan que vous avez une chance de le trouver (fût-il destiné au public anglophone…) – pas dans un journal français…
Nous allons peut-être en rester là pour ne pas être trop longs… Je voudrais simplement, en conclusion, ajouter trois éléments que je commenterai ou illustrerai éventuellement de citations à l’occasion de la discussion :
Ce qui frappe, c’est l’homogénéité de ce discours de la presse sur la Chine et de ce qui en constitue les présupposés avec celui de la « classe politique », de droite et de gauche, d’une grande partie des experts et spécialistes, notamment universitaires, ou du moins des plus bruyants d’entre eux, et enfin des milieux intellectuels et artistiques en général. La presse se fait donc l’expression, ici, d’un vaste consensus ou du moins d’un point de vue hégémonique sur la Chine, plus exactement, elle est l’agent principal de ce regroupement.
Cet aveuglement a beaucoup à voir avec un aveuglement antérieur, dont il n’est jamais que le point de réversion, celui de l’engagement maoïste et sinophile qui, dans la France des années 1960-70, a fait des ravages, notamment dans les milieux intellectuels.
Last but not least, la montée contemporaine de la Chine, ou le rétablissement de son intégrité et le développement de sa puissance, même le plus superficiel des observateurs peut en avoir l’intuition, remet objectivement en question l’hégémonie mondiale de l’Occident. L’Occident, comme bloc de puissance, mais davantage que cela aussi, comme équivalent à l’échelle mondiale de ce que fut le monde romain, pendant des siècles, à l’échelle du bassin méditerranéen. L’Occident pas seulement comme « Empire » (Negri-Hardt), mais comme modèle global de civilisation et de mode de vie. L’avènement actuel de la Chine, qui est bien davantage qu’un Etat ou une nation, mais aussi une civilisation et une ancienne puissance impériale, constitue, potentiellement, un point de suspension, d’arrêt de ce qui a constamment contribué, dans la modernité, à aliéner l’Historia Mundi au destin de l’Occident… Or, cela, l’Occident qui a toujours été une machine de guerre, de conquête et d’expansion, en même temps qu’il se voulait modèle de civilisation, ne peut pas en admettre la possibilité. Le propre d’un bloc de puissance dynamique comme l’est l’Occident est de ne pouvoir se perpétuer qu’à l’hégémonie. Voir cette hégémonie disparaître, c’est disparaître tout court comme tel… C’est d’une telle hantise qu’est l’expression ce que l’on pourrait appeler le syndrome chinois de la presse française…