Le coup de la renarde

, par Pétrus Bourdiable


Le bus était bondé et j’avais une faim de loup.
Je me retrouvai serré contre une jeune femme asiatique qui sentait la violette et dont le lobe de l’oreille se trouvait juste à la hauteur de ma bouche. Je ne sais plus si c’était le droit ou le gauche, c’est sans importance.
Ce lobe était la perfection même, délicieusement galbé, ourlé d’un fin duvet à peine perceptible. J’en salivais, sentant monter en moi l’irrépressible désir de l’effleurer du bout de ma langue, le titiller, le déguster comme une friandise, le gober comme un œuf de caille tout frais pondu. La jeune femme se tenait immobile, les jambes légèrement écartées pour amortir les secousses, la main solidement accrochée à la barre, entièrement absorbée dans ses pensées, aurait-on dit.
Approchant imperceptiblement mon visage de sa nuque, je commençai à souffler très doucement en direction de son oreille. Pas de réaction. Enhardi, je me rapprochai encore et soufflai un peu plus fort. Un léger frisson parcourut ses épaules – le mouvement de contrariété auquel je m’étais préparé ne vint pas. Je continuai à souffler, très légèrement, du bout des lèvres, agitant à peine la mèche de cheveux satinée qui bouclait juste derrière son oreille. Lorsque je vis la chair de poule se former sur son cou, je me sentis pousser des ailes.
Un peu avant l’arrêt suivant, elle appuya sur le bouton et commença à faire mouvement tout en souplesse en direction de la porte. Me frayant difficilement un chemin parmi les passagers agglutinés les uns aux autres, je la suivis et descendis derrière elle. Au lieu de prendre le large, comme je m’y attendais, elle fit volte-face et, me regardant droit dans les yeux (quel regard, mes amis, quels yeux...) articula à mi-voix mais distinctement, en caractères simplifiés et avec un léger accent de Wuhan :
– Je t’attendais, mais je ne savais pas comment te reconnaître. Maintenant, je le sais... Et maintenant aussi, je voudrais que tu me conduises sur la tombe de Louise Michel, au Père-Lachaise – nous étions descendus à la place Gambetta.
– Mais, à ma connaissance, la tombe de Louise Michel n’est pas au Père-Lachaise, elle est au cimetière de Levallois...
(tiens, me dis-je aussitôt, on dirait que je parle moi aussi le simplifié, sans jamais l’avoir appris... pourvu qu’elle ne prenne pas mal mon accent insulaire...)
– Dommage, fit-elle avec un joli petit geste de dépit, alors Oscar Wilde ?
– Ça oui – belle sculpture et carrefour gay...
Elle avait, décidément, l’accent de Wuhan.
Tandis que nous nous dirigions d’un bon pas vers le cimetière, longeant les boutiques obscures des marbriers funéraires, j’observais à la dérobée son oreille – toujours aussi miraculeuse. J’avais complètement oublié ma fringale, tout ce que je voulais, c’était m’asseoir avec elle devant la tombe de l’enfermé de Reading Gaol et lui mordiller longuement le lobe – le droit ou le gauche, peut m’importait, pourvu qu’elle s’abandonnât toute entière et qu’un pédé de malheur, mémorieux et dévot, ne vînt pas nous interrompre avec sa petite fleur ou sa petite pierre...
Je passe.
Trois années durant, nous ne nous sommes pas quittés. Je ne me lassais pas de son oreille, tantôt la droite, tantôt la gauche et elle, de son côté, ne demandait qu’une chose : que je mette à son service ma connaissance (assez exhaustive, je le dis en toute modestie) des cimetières parisiens – bref, nous y passions tout notre temps, j’avais quitté mon boulot à la Monnaie de Paris, l’argent s’écoulait à flux régulier de ses sept cartes gold, juste un miracle de plus...
Je parlais de mieux en mieux en simplifié, avec l’accent de Wuhan, et elle ne manquait pas de m’en féliciter.
C’était trop beau pour durer. Un soir de décembre dernier – une fine couche de neige recouvrait Paris et nous avions passé toute la journée au cimetière du Montparnasse en dépit du froid vif – elle avait préféré la tombe de Mireille Darc à celle de Jean-Paul Sartre –, un soir de décembre dernier, donc, épuisés par notre journée parmi les morts fameux et les inconnus, nous nous tenions bien au chaud sous la couette dans notre soupente de la rue de Palikao, parlant peu, moi célébrant le culte de son oreille, comme à l’accoutumée, elle s’activant sur sa tablette (et sur Tik Tok)... Je la sentais plus encline que jamais à me laisser donner libre cours à ma passion fétichiste, trop peut-être ; je la sentais comme travaillée par une sourde inquiétude, habitée par une indéfinie tristesse.
Je m’endormis tout contre elle, le nez collé à son oreille.
Lorsque je me réveillai, c’était dimanche, il avait encore neigé toute la nuit et un silence inhabituel enveloppait la ville. Elle n’était pas dans le lit, je fis le tour de l’appartement qui n’était pas grand, elle n’était pas là. Rien n’avait bougé, ses vêtements, ses parfums, ses valises, tout était à sa place – mais elle avait disparu. Je fis son numéro de portable, laissai sonner, longuement – pas même de répondeur... Rien, aucune trace, aucune explication, aucun indice. Ah si : dans le lit, je ne m’en avisai que le lendemain de son évaporation, ce petit sac en toile de chanvre, rempli de graines de sésame.
J’attendis. Quatre jours. Une semaine. Sans bouger de la soupente, espérant un appel, un signe. Au septième jour, donc, une espèce de crachin glacé tombait sur Paris, je me décidai à sortir. Descendant la rue Ramponneau, je me dirigeai vers l’herboristerie de mon vieux pote Manki. « Tiens, ça fait un bail ! », s’exclama-t-il tandis que je refermais la porte derrière moi, frigorifié. « Qu’est-ce qui t’amène ? Toujours allergique aux antibiotiques, fidèle à la médecine chinoise ?! ».
« Rigole pas, l’interrompis-je – c’est du sérieux ». Et, d’une seule traite, je lui débitai mon histoire. Tandis que je parlais, je voyais ses traits s’altérer. Avant même que j’aie fini, il m’interrompit, tranchant d’un ton définitif, abattant ses deux mains sur le comptoir :
– Le coup de la renarde ! Aucun doute là-dessus !
– La renarde ? Quelle renarde ?
– Une renarde de chez nous, il paraît qu’il y en a plein ces temps-ci, à Belleville, depuis le début de la pandémie. Un fantôme lascif, affectueux. Morte, peut-être, dès les commencements de l’épidémie, inhumée ou, pire, incinérée à la sauvette, sans rites, et, depuis, âme errante, prête à se métamorphoser pour emprunter une apparence humaine...
– Et qui se retrouve dans le 61, entre la Porte des Lilas et la place Gambetta, précisément au jour et à l’heure où je le prends...?
– Pour les fantômes, et particulièrement les renardes, il n’y a ni temps ni espace. Je dis une jeune morte de la pandémie – mais qui sait ? Tout aussi bien, peut-être, une jeune paysanne du Hubei vivant il y a dix siècles sous la dynastie des Song, emportée par le Fleuve bleu lors d’une grande crue et vagabondant depuis.
– Mais pourquoi s’en prendre à moi, précisément ? Et pourquoi disparaître maintenant ?
– Ton yang primordial, mon ami, exceptionnel, apparemment, crois-moi, elles ne s’y trompent pas... Et puis, quand même, n’oublie pas : tu l’as bien cherché, avec ta manie perverse des oreilles... Pour le reste, son temps ici était fini – elle est repartie vers de nouvelles aventures, de nouvelles réincarnations...
– Oui, sans doute, fis-je pensif... Tu aurais quelque chose, dans ta pharmacopée, qui aide à m’en sortir ?
– Voyons, laisse-moi réfléchir, dit-il, avant de s’abîmer dans une profonde méditation, le front plissé. Ah, j’y suis, lança-t-il soudain, comme se réveillant en sursaut – tisane de violettes, bile de civette – séparément – pendant quinze jours. Remède souverain contre les addictions à l’oreille et les invasions de renardes...
– T’es sûr ?
– Positif. Dans deux semaines, tu auras tout oublié. Au fait, elle s’appelait comment, ta renarde ?
– Sais pas... tiens, c’est curieux, maintenant que tu m’y fais penser – j’ai jamais pensé à lui demander...

(Cette nouvelle est inspirée par la lecture de L’amour de la renarde, contes du XVIIe siècle de Ling Mong-tch’ou, traduit du chinois par André Lévy, Gallimard Unesco, 1988)

Pétrus Bourdiable