Le dernier 1er Juin
Je peux vous dire que pendant la dernière semaine de mai, qui était en même temps la dernière de l’année scolaire, existait la coutume d’organiser une sorte de pratique rurale et ouvrière. Dès le matin, les élèves étaient tous rassemblés à l’école pour prendre connaissance des décisions de la troupe pédagogique concernant le savoir-faire technique, les devoirs, l’ordre des choses, l’importance de l’agriculture et de la mécanisation pour la vie et la survie autarcique du pays. Bien évidemment, toute absence au travail était notée sur les cahiers, accompagnée de remarques concernant le profil psycho-politique du gamin fautif. Mais heureusement en raison de la fin de l’année et d’un climat de désordre général, mon absence était justifiée par le simple fait que j’habitais aux marges de la ville, côté campagne, là où on se livrait au travail pratique, sous la surveillance de cette troupe pédagogique.
Pour moi c’était un terrain familier et assez propice aux balades dans les champs verdoyants, et pourtant le matin l’ambiance était unique. Le soleil montait doucement et éloignait les ombres de la nuit, l’air humide devenait chaud et léger en s’élevant vers le ciel, les fleurs rouges dispersées dans les champs du blé donnaient une nuance de joie au diktat homogène du vert-et-jaune des champs. Et puis, tout autour, il y avait les voix des gamins qui se frayaient leur chemin dans la boue et le blé. L’un cherchait sa copine de classe pour laquelle il avait accumulé pas mal de sympathie pendant les cours et donc, une fois qu’il l’avait trouvée, des fleurs rouges plein les mains, il s’approchait doucement, la regardait en silence – et c’était tout. Les autres qui s’agitaient dans tous les sens l’exhortaient à se dépêcher de lui donner le bisou tremblant attendu de tous. Immergés dans les champs et marchant sur la terre nourricière, ou bien assis l’un à côte de l’autre à tracer l’avenir sur l’horizon magique, entre le vert et le bleu. Ce monde-là était notre unique témoin et nous n’avions besoin de rien d’autre.
Quand l’air se faisait plus chaud et que les couleurs de la matinée se transformaient, inclinant vers le jaune du midi, on savait que la pratique de l’amour rural était terminée et qu’il il fallait rentrer à la maison. Avec d’autres combattants qui résistaient à cette trop brusque conclusion, on poursuivait la balade et on se déplaçait côté du boulevard contournant la ville et qui marquait la séparation entre le monde urbain et le paysage agricole. On attendait au bord de la route où passaient les chariots et les camions de l’Etat. Quand la chance était avec nous, le chauffeur s’arrêtait pour nous emporter avec lui dans son camion – qui était le notre aussi. On ne connaissait pas la destination mais peu importe, ce qui comptait, c’était la balade. Parfois le camion devrait aller loin de la ville et il fallait rentrer à pied, le soir. En fait mai n’était pas le mois de haute saison pour les camions. Il nous suffisait alors de nous équiper de nos armes et de monter dans les montagnes pour ramasser les fruits des bois, nous baigner dans les trous d’eau et chasser des petits animaux, vraiment, tout à fait comme nos bons ancêtres nomades. Sans nous en rendre compte, nous étions les derniers gamins sauvages, étroitement liés à la nature, dans un cercle d’égalité et de liberté heureuse.
Mais un jour mon père qui jusqu’à cette époque faisait semblant de tout ignorer de nos aventures primitives, m’a obligé à ne plus franchir la ligne imaginaire entre la ville et les collines. Le diable seul sait ce qui lui inspira cet ordre laconique. C’est probablement qu’il s’était passé quelque chose d’étrange loin de ma ville mais je vous jure que n’était pas ma faute. Mais cette fois-ci, il ne plaisantait pas : « à partir de maintenant, tu ne quitteras plus le quartier, sinon je t’enferme à la maison ! » M’enfermer à la maison, menace de peu de poids, car je pouvais bien sauter du deuxième étage sans me faire mal... Le problème était de remonter à l’appartement avant qu’il ne rentre, surtout à cette période – je ne sais pas pourquoi, il rentrait à la maison très tôt. Tandis qu’il me parlait, je réfléchissais à la façon dont je pourrais survivre encore pendant deux semaines, avant de poursuivre mes vacances d’été à Tirana, ville des aventures où je pouvais me livrer à toutes sortes d’écarts, sans être surveillé ni puni.
C’est à Tirana, précisément, un an avant, en juillet 1990, que s’était produite semblable chose, à la fin des classes, quand on livrait de rudes batailles pour occuper le terrain de jeu des autres gamins et entretenir notre esprit guerrier. Bizarrement chez moi on ne parlait pas des événements de Tirana, au moins pas quand j’y étais avec eux même si on était ensemble à Tirana en tant que témoins d’un cirque africain. De toute façon grâce à mes camarades du bâtiment communiste, j’étais au courant de ces événements traduits dans ma tête comme une escapade sans permission loin de la maison, une aventure de vagabondage romantique dont je tombais librement amoureux. Et pourtant je ne comprenais pas le rapport de ces deux réalités, entre le grand bazar de Tirana et le nouveau régime de restriction à Korça. En vérité la situation générale était bouleversante. Cette vague qui s’était levée à Tirana était en train de gagner nos montagnes. Des gens inconnus accompagnés d’ombres venues du monde entier se rassemblaient non loin de mon bâtiment pendant la nuit quand moi je rêvais mes propres aventures. Mais au lieu de poursuivre leur route le long du périphérique ils changeaient de direction, partant vers les montagnes. J’étais vraiment curieux de voir les visages de ces âmes errantes. D’où venaient-elles, quelle était leur destination et à quoi bon cette balade nocturne ?
Quelque mois plus tard, mon oncle est parti lui aussi – il avait 25-26 ans. A la maison régnait une ambiance de deuil, on ne savait pas s’il était déjà arrivé... J’avais du mal à comprendre cette question absurde, comment peut-on arriver là où on ne sait pas ? En plus, en prenant les chemins des montagnes que, moi, je connaissais par cœur et où l’on risquait de rencontrer ours et loups... Au bout de deux semaines, il a demandé à quelqu’un de nous informer qu’il était vivant. Cela a pris quelques jours pour que la nouvelle nous soit transmise, le temps que ce monsieur rentre sain et sauf en ville. Mais bon, une fois rentré à la maison mon oncle m’a raconté cette aventure, une chronique détaillée de cet épisode pendant lequel il était censé avoir travaillé en Grèce. Heureusement il avait accumulé un peu d’argent pour se marier et sans le savoir, il était devenu le héros de notre tribu – en fait, moi, avec mes camarades combattants j’avais arpenté plus d’une fois ses chemins héroïques et au maximum, cela m’avait valu quelques coups sur la tête par mon père... Ils en font des histoires, ces grands !
Quoi qu’il en soit, le soir, la maison était remplie des cousins qui regardaient mon oncle avec une jalousie mêlée d’ambition. Il était l’exemple à suivre pour tous ces affamés. Et partout en ville les gens ne parlaient que de ces types qui prenaient la route de l’inconnu et du profit qu’ils en tiraient, sans réfléchir aux les autres détails terribles qui passaient aux pertes et profits. Je pensais être le seul à avoir peur de tout ça, moi qui n’avais facilement peur. Il était telle, cette ivresse collective qu’il manquait un immense poster publicitaire sur la place centrale de la ville, à côté de la statue du soldat inconnu, un poster écrit avec l’alpha du bienfaiteur de l’Evangile : « Bienvenus en Hellas, du travail pour tous ! », un poster destiné à remplacer l’affiche socialiste, délavée par la beauté des premières marchandises occidentales.
Quant à moi, ma tête s’est fixée sur son aventure dans les montagnes, là où planait la menace de la faim, des animaux sauvages, des concitoyens vigilants et la milice de l’Etat apostolique. Mais ce calvaire douloureux ne faisait point l’objet d’une inquiétude inspirée par des sentiments d’humanité, enfin de ce qui restait de l’humain. Même mes parents, gens nullement habitués à un tel chaos ont commencé à flirter avec l’idée de partir. Désormais, ils étaient sans travail, seuls avec les autres jetés sans merci dans la thérapie de l’électrochoc démocratique. J’étais révolté par cette perspective pour des motifs faibles – comment on dit aujourd’hui dans le langage des flics. Je me suis parlé à moi-même, car personne ne voulait m’entendre et j’ai dit : « Moi, je bouge pas d’ici, comment pourrais-je partir et abandonner la vie ?! » J’ai échangé un regard de connivence avec mon triste grand-père qui avait encore les larmes aux yeux depuis la dernière guerre où il avait vu des étrangers en uniforme tuer son père, le partisan. Je crois que pour lui, on était entré dans le temps d’une bataille étrange, sans un seul ennemi aux alentours. En dépit de tout, mon père tenta le chemin de la montagne, pour rentrer quelques jours plus tard, sans nous dire un seul mot de son expérience.
Quelques mois plus tard, la ville n’était pas seulement devenue le tremplin de l’escapade mais aussi un dépôt de stockage plébéien. Elle était devenue une chaîne de circulation, des gens qui partaient tôt le matin, d’autres qui rentraient le soir. Loin de chez nous en Grèce, les seigneurs exploitaient les indigènes dans leurs domaines et après, quand il était l’heure de les payer pour le travail effectué, ils appelaient la milice. Ces derniers emploient la force brute dans les commissariats avec une haine gratuite dont le but était de civiliser, puis le matin devant l’entrée il y avait des bus bleus comme des cages d’animaux zoologiques, remplis de ces gens-là raccompagnés jusqu’à la frontière, à 30 km de Korça. Une fois à la frontière, le bus s’ouvrait comme des camions de poubelles à côté d’un torrent. Les gens devraient rentrer à pied, dernière étape de leur triste aventure. Rentrés sur la terre mère, ils se dirigeaient vers la ville en empruntant la route infestée de chasseurs-pirates qui sortaient de partout pour harceler les malheureux et les dépouiller du peu qui leur restait après leur passage entre les mains de la milice. Les plus forts cherchaient à courir mais une fois rattrapés par les chasseurs, la vengeance était exemplaire. La plupart des émigrants – c’est là que j’ai enregistré pour la première fois ce mot – s’arrêtaient, les mains en air comme s’ils avaient affaire à des ennemis. De leurs poches, ils sortaient de menus objets, quelqu’un réclamait la pitié et après quelques coups de chaussures sur le visage, ils étaient libres de nouveau.
Tout ce spectacle qui se déroulait dans la savane albanaise, entre les champs de blé et la ville, était surveillé par nous les gamins montés et cachés dans les arbres. Autour de nous, il n’y avait que les bruits de leurs cris douloureux, les chasseurs exigeant de l’argent et des autres s’excusant d’être pauvres, avec la peur dansant sur les dents et pourtant fouillés jusqu’aux os. A la fin du cérémonial barbare, on descendait des arbres pour se rapprocher des lépreux et leur montrer les chemins à éviter. Mais une fois, au cours d’une frairie précédente j’ai reconnu quelqu’un, un autre gamin un peu plus grand que moi, avec qui, souvent, on jouait au foot, dans notre quartier. Je ne sais pas pour quelle raison il faisait parti du football club des chasseurs. Il m’a fait vomir quand je l’ai vu, un morceau de bois prolongé d’une pointe de fer à la main, s’en prendre méchamment à l’une de ces personnes qui avait couru un vrai marathon pour nous annoncer la triste nouvelle qu’il n’y avait rien a attendre de la République d’Athènes. Le cri et le sang se sont dispersés pitoyablement sur mon champ de blé et d’amour. Depuis ce moment-là, je n’ai plus mis pieds dans l’arène. Mais un jour je l’ai vu dans le quartier avec des cartes de jeu dans ses mains, faisant le riche. Je n’ai pas pu résister à ma soif de vengeance et avec mon lance-pierre, je lui ai expédié un joli caillou bien rond sur son front. Il poussait des hurlements, cherchant en vain à identifier celui qui avait répondu ainsi à sa violence, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait. En ville les gens racontaient, bien après des années après, qu’il avait fait fortune avec son gang pour finir de mort violente, récoltant, comme on dit, ce qu’il avait semé.
Quoi qu’il en soit, les trophées de guerre circulaient normalement en ville, dans un espace où grands et petits échangeaient librement les marchandises provenant de ces pillages comme s’il s’agissait de trophées de guerre. Un événement qui se reproduisait plus haut, à l’échelle du nouveau marché capitaliste, marquant la fin de l’enfance heureuse. Les gens se sont vitement adaptés, ils ont fortifié les maisons déguisés en musées privés et depuis ce temps-là, on se dispute pour des choses futiles. Le monde des rêves s’est effondré en un clin d’œil. La sauvagerie des jeux s’est transformée en un jeu de hasard où tous jouent contre tous. L’exaltation du cérémonial de vandalisme s’intensifiait et envahissait tout, ruinant la bonne santé qui régnait auparavant.
Les grands qui aujourd’hui dirigent le pays dans tous les secteurs de la vie, sont en dette envers nous. Ils ont tout oublié et ils ont détruit notre champ de jeu et d’amour. Mais nous, les derniers témoins du primitivisme naïf étouffé par le retour de la modernité sanglante, nous n’oublions pas notre parcours et c’est à nous de restituer ce qui nous a été violemment arraché, la forme populaire de la vie sociale.
Illustration : Julian Bejko