Le pont-aux-ânes chinois

, par Alain Brossat


Que l’on m’entende bien : ce n’est pas d’ânes chinois qu’il est ici question, mais de la Chine en tant qu’objet de pensée, objet culturel, objet politique, objet plus ou moins éloigné, objet incarnant un certain type d’altérité. Et donc le pont est celui qu’il est question de franchir pour atteindre cet objet. Et il y a tout lieu de craindre, dès lors, que les ânes, ici, soient bien de chez nous plutôt que chinois.
Cela se vérifie constamment aujourd’hui, tout particulièrement depuis que les dirigeants des Etats-Unis ont commencé à souffler sur les braises d’une guerre commerciale qui n’a pas été longue à se transformer en nouvelle guerre froide, depuis que corrélativement, le « monde libre » ressuscité de la précédente guerre froide n’a pas traîné à leur emboîter le pas : tout ce qui se perçoit et s’offre au monde comme pensée critique, progressiste, voire dissidente et rebelle, est, dès lors qu’il est question de la Chine, Chine d’aujourd’hui mais aussi bien Chine de toujours, d’un accablant conformisme.
Ce n’est pas seulement du discours public, celui des journaux et des élites de pouvoir qu’il est question ici – le discours savant, celui des spécialistes subit très distinctement et abondamment aussi ces effets d’homogénéisation. Jamais la pensée de camp, le prisme occidental, occidentalo-centrique, cette variété d’orientalisme spécifique taillé à la mesure de l’objet Chine n’ont dessiné un diagramme, une topographie discursive aussi contraignants qu’en cette sorte de moment très particulier, décisif peut-être –, là où il apparaît que la montée en puissance de la Chine pourrait bouleverser non pas des équilibres qui n’en sont plus depuis longtemps mais, plus trivialement des rapports de forces dont la matrice est et demeure l’hégémonie de la puissance états-uniennes, de ses réseaux et dépendances.

C’est dans ce moment particulier que la Chine devient tout particulièrement et plus que jamais un pont-aux-ânes pour... toutes sortes d’agents de discours et de savoirs, de rationalités et de théories ou supposées telles. La Chine est devenue un test, un révélateur : dites-moi un peu ce que vous avez à dire sur la Chine aujourd’hui, voyons un peu sur quel ton et dans quel style vous vous prononcez sur la Chine aujourd’hui, et nous ne serons pas longs à savoir de quel bois se chauffe votre progressisme, votre capacité critique, votre énergie rebelle. C’est tous les jours qu’on en voit, et de meilleure réputation qui, parvenus au pied du pont, confondent le moyen (le pont romain en dos d’âne, précisément) et l’obstacle et font demi-tour à petits pas...
Sous toutes sortes de prismes, et des plus variés, la Chine, l’objet Chine sont devenus le défi épistémologique par excellence – de la géo-politique à la philosophie politique (à supposer qu’une telle chose existe), en passant par les sciences sociales rassemblées et toute la collection infinie des studies (post-colonial, de-colonial, world(sic)-studies, entre autres). Tous les savoirs légitimés, tous les discours académiques vacillent face à l’objet Chine, pour ne pas parler des discours d’opinion publique, des chaînes d’énoncés doxiques qui n’en finissent pas de s’abîmer dans le gouffre sans fond de la répétition incantatoire des mêmes stéréotypes, des mêmes mantras.
La raison pour laquelle, précisément, tous ces savoirs et ces discours s’affairent aussi fiévreusement à contenir cette danse de Saint-Guy en ne ménageant aucun effort pour s’immuniser contre l’objet – en durcissant leurs énoncés, en leur donnant un tour dogmatique, stéréotypé, véhément, voire fanatique et imprécateur. D’où, aujourd’hui, l’ampleur prise par ce qu’il faut bien appeler le délire orwellien sur la Chine – 1984, poussive dystopie, entendue comme la clé universelle permettant d’ouvrir toutes les portes de la muraille de Chine.
Mais ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la simple répétition des clichés et des stéréotypes, ce sont les matrices discursives. Le paradoxe de la situation présente, le double lien qui y opère, sont parfaitement distincts, pour peu qu’on y consacre l’effort d’attention requis : c’est très précisément parce que la montée en puissance de la Chine et sa projection sur le théâtre global transforment radicalement le paysage du présent et font émerger une configuration nouvelle, sans précédent que le monde occidental (la discursivité occidentale mise au défi de se tenir à la hauteur de ce novum) se replient, se rétractent autour d’une pensée, si l’on peut dire, de l’ennemi.
Nous pourrions tout à faire dire qu’après tout, nous, Européens, ne sommes pas mariés avec ceux qui s’obstinent abusivement à se nommer « les Américains » et à vouloir être non seulement et constamment « grands » mais, tout naturellement « les plus grands » – et qu’en conséquence le fait que ces « grands » en perte de vitesse accélérée se fassent damer le pion en mer de Chine méridionale ou en matière de téléphonie mobile par la puissance ascendante chinoise, c’est bien le cadet de nos soucis.
Mais non, et c’est bien là qu’on voit que les questions de matrice(s) discursive(s) ne sont pas réductibles à ce qui se perçoit dans la pure sphère des intérêts : il se trouve que sur un mode aussi automatique que somnambulique, nous, gens du vieux monde, nous trouvons embarqués dans la guerre des récits lorsque cette Amérique-là se met en tête de faire monter les tensions avec la Chine, histoire de montrer que s’il est une chose qui ne se partage pas, c’est bien l’hégémonie.
D’où le spectacle désolant de tous ces parleurs autorisés, faiseurs d’opinion patentés, fabricants infatigables d’énoncés standards, tous Européens convaincus qui, d’un côté n’en finissent pas de se désoler de la vulgarité et de la décadence trumpienne et, de l’autre vont s’aligner servilement, se mettent instantanément en mode Trump-Pompeo-Pence dès lors qu’il s’agit de rompre des lances avec l’ « hégémonisme chinois » – comme si, jour après jour, les navires de guerre et les chasseurs bombardiers chinois paradaient au large de la Floride à la manière leurs homologues états-uniens dans le détroit séparant la Chine de Taïwan...

Il y a donc bien ce problème de la matrice discursive occidentale et occidentalo-centrique qui, lorsqu’elle s’empare de l’objet Chine, résiste à l’épreuve du temps, se relance et réintensifie ses énoncés, qui résiste aussi à toutes les vicissitudes de ce que l’on appelait naguère « l’atlantisme » – l’OTAN en état de mort cérébrale, selon Macron, la Turquie tirant à hue et à dia, la perte de crédit massive, depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan, des Etats-Unis comme leader « naturel » de cette alliance politico-militaire stratégique. La matrice discursive n’a pas volé en éclat en dépit du visible délitement de la Pax Americana, de cet « ordre du monde » bien peu ordonné hérité de la Seconde guerre mondiale – la victoire des Etats-Unis sur le front européen comme sur le front asiatique. Tout au contraire, elle retrouve mécaniquement toute sa vigueur, dans les productions discursives européennes, dès lors qu’il apparaît que le monde pourrait être sur un seuil, à un tournant indécis où, en tout cas, il faudrait prendre acte du fait que l’établissement des Etats-Unis dans leur grand espace hégémonique et globalisé ne va plus de soi.
C’est très exactement ici que se découvre le pont-au-ânes : là où survient la notion non pas d’un « grand remplacement » de l’hégémonie états-unienne par une hégémonie chinoise, pensée mécanique et vide par excellence, mais, plus intéressant, que la fin ou plutôt le dépérissement (la fameuse Aussterbung marxienne), ce n’est pas l’avènement d’une quelconque alternative (historique) chinoise, mais du moins le retour d’une histoire plus ouverte, l’apparition de nouveaux possibles historiques. Que la Chine ne représente à aucun titre ce qui mériterait le titre global d’alternative (en termes d’historicité, de modèle de civilisation, de formes de développement...) – cela se voit à l’œil nu : le supercapitalisme administré à la chinoise n’est en rien une « alternative », ce qui n’est en rien contradictoire, autre pont-au-ânes que ne franchit pas la tribu ultra-gauche, qu’il constitue une singularité suffisamment marquée pour être bel et bien perçu par l’autre capitalisme et les élites des pays occidentaux et assimilés (Japon, Australie...) comme un ennemi mortel – comme l’hyperennemi d’aujourd’hui en tant que réincarnation de l’ennemi de toujours (un centaure : le communisme hypercapitaliste ! Mais, à bien y réfléchir, le communisme stalinien était déjà une sorte de centaure, et pas des plus avenants).

La notion d’une approche purement réaliste de la question, lorsqu’est en débat un objet comme la Chine contemporaine, une approche selon laquelle les jugements portés sur l’objet découlerait de la pure et simple observation des faits – une telle approche est dépourvue de tout fondement philosophique. Son défaut constitutif, c’est l’angle mort dans lequel elle inscrit la construction des discours – le passage obligé de la description et du jugement par la formation des discours, par l’insertion des discours d’aujourd’hui dans des formes plus anciennes, héritées, des plis, des agencements qui les précèdent et les pré-formatent. L’approche naïvement réaliste (mais il s’agit généralement d’une fausse naïveté) est celle qui statue : nous observons la situation à Hong Kong, au Xinjiang, nous enregistrons des faits et nous allons directement à la conclusion qu’il y a là quelque chose d’insupportable, en conséquence de quoi nous faisons entendre notre voix et nous nous prononçons contre le régime qui se livre à ces exactions, nous le qualifions péjorativement – autoritaire, policier, dictatorial, autocratique, totalitaire...
Mais c’est là jouer à la description de la réalité avec des dés pipés. Ce qui s’énonce ici cette approche pseudo-réaliste, c’est le souci que lui inspire des faits qu’elle constate dans le présent. Ce souci est, bien sûr, placé sous le signe de l’universel, des « principes », des « valeurs » – les droits de l’homme, la démocratie. Mais il se trouve que ce souci pour le présent, dans le présent, a toujours pour principe, lui, des sélections subreptices – on fait grand bruit autour du « mouvement » en faveur de la démocratie à Hong Kong, on y trouve l’occasion d’en tirer toutes sortes de conclusions à propos de la violence intrinsèque du régime chinois, mais on ne s’intéresse que de très loin, ou pas du tout, quelques mois plus tard, au mouvement tout aussi impétueux, tout aussi valeureux et méritant, qui se développe en Thaïlande et se radicalise jusqu’à remettre en question la vache sacrée de l’institution politique dans ce pays – la monarchie.
On se fait un sang d’encre pour les Ouigours, pour les discriminations religieuses et culturelles qu’ils subissent, on s’indigne de cette sorte de politique néo-coloniale et assimilationniste que le pouvoir chinois conduit au Xinjiang (de plus en plus fréquemment désigné comme Turkestan oriental dans la propagande occidentale, allez savoir pourquoi), mais les persécutions subies, sous le régime du suprémacisme hindou qui, en Inde, fait florès sous Modi, avec ses cortèges de pogromes et de discriminations, aggravées encore par une gestion erratique de la pandémie du Covid 19 et dont font les frais la minorité musulmane et les Dalits – cela, manifestement, suscite un souci bien moindre...
C’est qu’il se trouve que l’Inde, quand même, c’est, comme le dit la ritournelle, « la démocratie la plus peuplée du monde », tandis que la Chine, c’est le régime héritier du communisme de guerre de Mao, de l’apocalyptique Révolution culturelle, du massacre de la Place Tien-An-Men... Et c’est là, bien sûr, que l’on voit s’insérer un implacable ordre des discours entre le présent comme réalité et ensemble de faits et les prises que nous tentons d’exercer sur lui. L’ordre des discours, c’est ce qui s’interpose entre ce présent et nous pour présider à ces sélections implicites. Mais c’est aussi bien ce qui nous fait entrer tout naturellement dans des chaînes d’équivalence expéditives (totalitarisme à la chinoise = régime orwellien = dictature communiste = autocratie = nouveau fascisme, etc.) plutôt que nous intéresser aux singularités historiques telles qu’elles émergent dans le présent – la Chine d’aujourd’hui comme singularité irréductible à quelque figure passée que ce soit (qu’il s’agisse de l’URSS de Staline ou de la Chine « de toujours », celle des dynasties impériales).
L’ordre des discours, c’est cette pesanteur à laquelle il est si difficile de résister et qui nous porte constamment à préférer des comparaisons vaseuses et des équivalences bâclées à l’analyse des singularités – c’est que les comparaisons bricolées et les équivalences mécaniques, c’est le monde par excellence de la réduction – les complexité du présent, le sans précédent du présent réduit aux conditions du passé réduit à sa plus simple expression. D’où, encore une fois, le succès planétaire aujourd’hui, dans les exercices rhétoriques à propos de la Chine, de cette passoire à trous béants qu’est 1984 et toute la doxologie orwellienne de café du Commerce qui va avec. Une fois que le mot magique (1984, Orwell) a été prononcé, tout a été dit et Xi n’a plus qu’à bien se tenir. Pauvre Orwell qui, outre ce mauvais roman, a écrit tant de belles et bonnes choses et ne méritait pas une aussi calamiteuse postérité.

L’image du pont-aux-ânes est précise et elle recèle bien des ressources : les ânes arrivent au pied du pont et comme celui-ci est un pont romain, ils ont l’illusion qu’il est infranchissable – ils ont l’impression que s’ils s’y engagent, en montée, donc, ils vont tomber dans la rivière, puisqu’il ne débouche que sur le vide – ils ne voient pas (et ne peuvent pas imaginer) que le pont ouvre une nouvelle voie, qu’il livre un accès à l’autre rive où se dessine un nouveau chemin, tout simplement parce qu’ils ne voient pas la seconde partie du pont, celle qui descend vers l’autre rive. Alors ils font demi-tour, en d’autres termes, ils se cabrent devant l’ouvert, et s’enferment dans le sur-place de la répétition. Ils ne peuvent guère ignorer que celle-ci est une pure et simple calamité puisqu’ils l’ont sous les yeux et en font les frais tous les jours – Trump, les lambeaux de la Pax Americana, le naufrage de l’Europe, le naufrage des « démocraties » face à pandémie, etc. Certes, ceux qui, sous nos latitudes, se laissent embarquer d’un cœur si léger par la rhétorique anti-chinoise la plus cheap ne sont pas ceux qui ont payé le tribut le plus lourd à cette pure et simple calamité que fut pour les peuples du monde l’ordre impérial « américain » – en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, en Afrique australe, etc. Mais il se pourrait qu’avec la pandémie du Covid 19, les choses soient en train de changer – à l’évidence, le troupeau humain (Nietzsche, Sloterdijk...) est mieux protégé contre le virus en Chine qu’aux Etats-Unis ou en France.
Aucune espérance (Espérance...) particulière ne se rattache, au sens d’une quelconque eschatologie, d’un utopisme ou d’un messianisme, même de faible intensité, ne se rattache pour nous, Européens et pour les peuples du monde en général, à la montée en puissance de la Chine. Mais du moins celle-ci est-elle le signe manifeste de l’ouvert : une sortie est possible hors de ce mortifère et interminable huis clos qu’est la Pax Americana, fausse paix par excellence, l’hégémonie néo-impériale états-unienne, telle qu’elle s’est établie après Hiroshima et Nagasaki. Une forme de domination qui n’est pas tissée seulement du cortège des violences et crimes d’Etat dont la litanie nous est si familière, de la guerre d’agression contre le Vietnam à celles d’Irak en passant par Pinochet, mais aussi de l’épouvantable vulgarité des formes de vie qui ont saturé le monde avec la même impétuosité que ces violences et nous ont enfermé dans le « sans alternative » de la poursuite du mirage de la prospérité « à l’américaine ». Au temps du covid, des millions de personnes vivant aux Etats-Unis qui ont perdu leur boulot, leur couverture sociale et souvent leur logement ne mangent pas à leur faim – c’est ça le miracle – le mirage de cet « ordre » en forme de pandémonium pour tant de nos semblables.
Dans ces conditions, la montée incessante, au cœur des espaces désertés par le miracle américain, du discours de fulmination, de vitupération, de répulsion anti-chinois apparaît comme l’indice, le symptôme d’une tétanie mentale : tout, sauf ce saut dans l’inconnu que constituerait l’apparition d’une nouvelle configuration dans laquelle la formation hégémonique qui nous a si longtemps enveloppés serait défaite ! C’est le mystère de l’attachement indéfectible du névrosé à sa névrose et donc de son rejet de tout ce qui pourrait dessiner une ligne de fuite hors de cet encerclement – il est vrai que cette interminable décadence de l’Ordo occidentalis tel qu’il s’est remis cahin-caha en place après la Seconde guerre mondiale puis a retrouvé une nouvelle vigueur sous Reagan et Thatcher n’en finit pas de nous rabougrir, de nous humilier, de nous entraver – mais du moins les conditions nous en sont familières – Trump est une calamité, mais du moins est-ce notre calamité, et en fin de compte, nous préférons toujours ce malheur, en tant qu’il est le nôtre et nous est familier, à ce saut dans l’inconnu que représenterait un monde dans lequel la matrice de la « destinée manifeste » des Etats-Unis à exercer leur ascendant sur les peuples du monde aurait été renvoyée au musée des antiquités historiques et des horreurs du passé..
Et donc, les ânes, ce sont ceux qui préfèrent ce piétinement sans fin au pied du pont au franchissement du dos-d’âne qui leur ouvre une nouvelle route et fait apparaître un nouvel horizon – nul n’a dit, certes, un chemin jonché de pétales de roses, mais un chemin et un horizon dans lesquels les choses se passeraient tout différemment – un nouveau lancer de dés.
Qu’est-ce qui résiste ici si vivement, si hystériquement à l’irruption de l’ouvert ? La perspective de la disparition, pour de bon cette fois-ci, de la figure du maître blanc ? Cette scène, nous l’avons déjà jouée plus d’une fois – avec la faillite de l’ordre national-étatique européen à l’épreuve des deux guerres mondiales, avec le démantèlement des empires européens qui en a été le corrélat. Mais l’ordre américain est venu prendre la relève et il se trouve qu’il était aussi un ordre blanc, et même férocement blanc, auquel les faillis de l’ordre blanc européen ont pu accrocher leurs wagons fatigués dans le monde d’après la Seconde guerre mondiale. Dans la perspective annoncée de la péremption de l’ordre « américain » se joue quelque chose qui vient en surcroît de ce qui s’est joué dans la fin des présomptions européennes – la disparition d’un ordre global agencé sur l’occidentalo-centrisme entendu comme blanco-centrisme. N’est-ce pas en premier lieu devant le pressentiment de tout ce que recèle cette bifurcation affectant non seulement l’ordre historique mais aussi son soubassement culturel (racial) qu’il se cabre en premier lieu, notre âne – en tant qu’il est précisément, en règle générale, un âne blanc ?

Et puis, il y a la question de l’ennemi, de ce que Noel Malcolm nomme the useful enemy [1]. L’hégémonie occidentale, de la domination européenne à l’empire « américain » n’a pas seulement résulté d’un processus conquérant, elle ne se résume pas à une expansion (Hannah Arendt), elle procède aussi d’un constant processus d’antagonisation – il lui faut, pour trouver son énergie, se relancer, s’intensifier, fonctionner aussi comme une fabrique d’ennemis électifs. Ennemis électifs, cela veut dire ici hostis d’un genre différent de ce qu’est l’ennemi, même déclaré héréditaire, dans le contexte des guerres européennes entre Etats nationaux ; cela ressemble davantage à la figure du Perse dans la tragédie grecque – un archi-ennemi contre lequel « nous » dresse un imaginaire de l’immémorial, un ennemi requis, indispensable car il est ce qui nous permet de nous affirmer comme ce que nous sommes (censés être substantiellement) en tant que nous nous opposons à lui, en tant qu’il est l’autre absolu de notre monde, l’irréductible alien. Pas seulement un « autre », donc, dont nous sépare une différence irréductible, mais un autre-ennemi pour autant que son existence même (sa puissance) est définie comme représentant pour nous une menace vitale (« existentielle », comme on dit aujourd’hui à propos de la Chine).
Pour l’Europe de l’âge classique et de la modernité émergente, c’est l’Ottoman et son Empire qui incarne cette figure de l’ennemi utile dont la présence joue un rôle instituant pour la puissance ascendante qui forge son identité en s’opposant à lui, en dépit de tout ce qui la divise contre elle-même (catholiques contre protestants, guerres dynastiques...). Au XXème siècle, c’est le communisme qui, bien plus que le fascisme joue ce rôle auto-constituant pour les élites occidentales, le communisme entendu comme ce danger vital dont la puissance demeure irréductible à celle d’un Etat (L’Union soviétique) ou d’un empire (le bloc soviétique et ses alliés).
Comme on le voit aujourd’hui, cette matrice, la fabrique de l’ennemi requis est intacte dans le contexte même où, enfin, c’est bien l’hégémonie du maître blanc qui semble être au bout de ses ressources. Tout au contraire, l’intensification si rapide non pas seulement du discours anti-Chinois à laquelle on a assisté depuis que Trump est arrivé aux affaires, mais de la production d’une nouvelle figure de l’ennemi électif (l’ennemi d’aujourd’hui absolutisé comme l’ennemi de toujours) montre que ce pli ne s’est en rien assoupli. Plus que jamais, à l’heure du repli, l’Occident blanco-centrique a besoin d’ennemis superlatifs pour affirmer sa singularité et ses « droits » devant l’histoire et les autres peuples et cultures – le « terroriste » en est un autre. Ce qui veut dire, entre autres choses, que la question de la race, l’archaïque de la race non seulement ne disparaît jamais de ces constructions discursives (de l’hostilité), mais est toujours prête à s’y réintensifier pour y saturer les énoncés – on l’a bien vu lorsque la pandémie Covid 19 s’est globalisée, suivant le trajet du virus de Wuhan en Italie du Nord et que la sinophobie, le spectre du péril jaune sont sortis comme un diable de la boîte à fantasmes des petits Blancs européens en proie à la plus abjecte des paniques morales ; idem lorsqu’un fait divers sanglant débouche sur une panique morale de même acabit à l’occasion de laquelle, cette fois, c’est le musulman, l’Arabe qui se trouve rivé à la chaîne d’équivalence(s) aussitôt mise en place : terroriste = islamiste = musulman pratiquant = Arabes et assimilés...

Disons donc que, lorsqu’il écrivit Moby Dick, Herman Melville eut la préscience de ce qui est en jeu ici. Tout le roman est en effet agencé autour de la tension, latente puis explosive, entre deux lignes de force : celle qui soutient la rationalité instrumentale du capital (les armateurs financent des expéditions et des campagnes destinées à approvisionner les villes et les campagnes en huile, combustible indispensable à l’éclairage ; la chasse à la baleine entre à ce titre dans la catégorie des industries d’extraction – la graisse que l’on fait fondre et dont on remplit les barils après avoir tué les cétacés. Si la campagne est bien conduite, cela peut rapporter gros...). Et puis, irréductible à cette logique du capital, du profit, du marché (incarnée par le second Starbuck dans le roman), il y a ce qu’il faut bien appeler la folie, la démesure d’Achab, le capitaine, le mauvais infini qui l’habite. C’est cette force irrésistible qui le meut et le pousse à traquer sur tous les océans son ennemi intime, la baleine blanche. A la fin du roman, la logique du capital se fracasse sur l’obsession vindicative d’Achab, son irrésistible passion de l’ennemi et c’est la fin du Pequod et de son équipage, le tout pulvérisé par le monstre marin tout aussi avide de vengeance que son archfoe Achab.
Lorsqu’on envisage donc rétrospectivement ce qu’a été la conquête du monde par l’Occident et ce qu’est aujourd’hui son hégémonie (dont la suprématie sur les océans de la flotte baleinière « américaine » armée par les armateurs de Nantucket, dans le roman de Melville est la figure par anticipation), on ne peut donc réduire cette dynamique à celle d’une pure expansion en forme de conquête des marchés et de projection sur le reste du monde d’un modèle culturel, d’un mode de vie, d’un type de régime politique, etc. Il y a toujours cette autre ligne de pente qui, dans Moby Dick, porte le nom d’Achab et dont le trait singulier est l’insatiable recherche de l’ennemi, sa construction fantasmatique, l’énergie qui se déploie dans sa traque et l’affrontement avec lui – une pulsion de mort, à l’évidence, dans le roman de Melville comme sur la ligne de vie de l’Occident.
C’est dans le même sens que l’on peut dire que la passion du surennemi que l’on voit ressurgir aujourd’hui (dans le contexte de l’affrontement entre un hegemon en bout de course et une puissance dont on dira, dans le vocabulaire imagé de l’histrion Herzl qu’elle est altneu, jeune-vieille, jeune et vieille à la fois, et peut-être jeune en tant qu’elle est vieille – la Chine), que cette passion, donc, est tout à fait irréductible aux conditions d’une guerre commerciale ou même d’un conflit entre des sphères d’intérêt et d’influence, des questions d’espace(s) [2]. Dans tout dirigeant, dans toute administration « américaine », il y a un Achab qui sommeille, il y a cette part irréductible d’achabité et dont l’expression immémoriale est que « nous » avons vocation à être législateurs et ordonnateurs de l’ordre mondiale et que toute force qui entend s’y opposer a vocation, elle, à être criminalisée, tératologisée et traquée comme la baleine blanche. Dans la rhétorique de guerre tiède des faucons états-uniens (et de leurs séquelle occidentale), Xi revêt de plus en plus les traits du monstre marin. Comme Achab, ces gens-là sont de plus en plus portés à penser le conflit qui les oppose à ce nouveau potentat en termes de lutte à mort, de lui ou nous. Dans ce genre de configuration, Melville l’a bien vu, ce sont généralement les deux qui succombent – le bouquet apocalyptique...

Il faut mentionner ici un autre motif, très puissant, qui nourrit le ressentiment occidental contre la Chine, un motif qui se rattache à l’enfance, à l’imagination, à la narration. En devenant si massivement réelle qu’elle l’est aujourd’hui et en se rapprochant de nous du fait même de la densité de cette présence, la Chine nous a coupés, privés de toutes sortes de privilèges hérités et d’habitudes. Lorsque, en 1967, Bernardo Bertolucci réalise un film intitulé La Cina è vicina, « la Chine est proche », c’est en fait par antiphrase qu’il faut entendre ce titre : la Chine de Mao, de la Révolution culturelle, est au contraire, pour nous autres Européens de l’Ouest, tout à fait éloignée, et c’est bien cet éloignement même et le fait qu’elle est en plus d’un sens ce qui nous est le plus lointain qui créé les conditions de possibilité de toutes les projections imaginaires que nous effectuons sur elles. Le maoïsme occidental, étudiant et intellectuel, des années 1960-70 est incompréhensible si on ne le réfère pas à cette configuration dans laquelle la Chine maoïste est avant tout un espace de projection de flux imaginaires, utopiques, eschatologiques, de fantasmagories diverses, aussi bien – une sorte de page blanche, à ce titre. Ce motif de la Chine rêvée sur laquelle se fixe toutes sortes d’aspirations politiques, tel qu’il persiste à être en son fond, un motif orientaliste, rejoint celui de l’enfance : le monde chinois est, pour l’enfance, une fabrique d’images, de récits, une usine à rêves – du Lotus bleu aux Tribulations d’un Chinois en Chine. Cette machine onirico-discursive est de teinte distinctement coloniale, il existe d’ailleurs tout un cinéma colonial hollywoodien à propos de la Chine et dont le propre est de raconter, en couleurs et en aventures, toutes les agressions et spoliations perpétrées par les puissances occidentales dont la China a fait les frais depuis la moitié du XIXème siècle – à l’envers – comme des actions civilisatrices entravées par la barbarie asiatique, le modèle du genre étant Les 55 jours de Pékin de Nicholas Ray (1963).
La massive présence de la Chine réelle aujourd’hui, comme puissance politique, économique, sa projection, dans toutes les dimensions de la vie, à l’échelle de la planète nous privent de ces réserves narratives. Cette Chine-là, entrée dans nos vies et dans notre réel comme elle l’est, ne peut plus fonctionner comme une fabrique de rêveries orientalistes, elle ne peut plus être la surface d’inscription de ces fantaisies variées, utopies (les maos genre Pierre Victor) ou dystopies (genre Simon Leys) et autres récits enchantés ou désenchantés mais ayant tous comme condition la radicale altérité de ce monde éloigné entre tous. Cette irruption de la Chine réelle dans le présent de nos vies, c’est une blessure qui nous est infligée – il nous va falloir désormais faire entrer ce colossal pan de réalité dans nos analyses et nos calculs, dans nos diagnostics (sur le présent) et nos pronostics (sur l’avenir) et ne plus nous contenter d’y voir un vaste espace de projections – qu’ elles soient rétrospectives ou futurologique – de Karl Wittfogel à Alain Peyrefitte (du despotisme oriental à « Quand la Chine s’éveillera »).
Cette effraction nous désoriente parce qu’elle perturbe notre appareillage onirique, mais aussi, bien sûr, parce qu’elle nous contraint à réviser tout notre récit du monde et à inscrire notre irréversible décentrement dans cet horizon. Qu’y a-t-il de plus difficile à enregistrer, au fond, que cette toute simple perception du fait que nous ne serions plus le centre du monde, que l’histoire universelle, désormais, ne tournerait plus autour de notre culture et des récits qui s’y agencent ? Cette blessure narcissique est au principe de la vague montante de l’activisme discursif antichinois aujourd’hui.

La question qui se pose instamment à nous aujourd’hui est celle-ci : comment desserrer l’étau de cette frairie discursive anti-chinoise pour tenter de faire de « la Chine » un objet de pensée global et à facettes multiples que l’on puisse aborder sur un mode analytique et critique (j’évite ici à dessein le recours tant soit peu incantatoire à « la raison- Raison ») ; sous un régime de discours qui ne soit pas surdéterminé par l’esprit de vindicte qui imprègne aujourd’hui tous les énoncés produits en Occident à propos de cet objet ?
Une partie au moins de la réponse consisterait à se débarrasser aussi entièrement que possible de tout l’appareil discursif, vocabulaire, énoncés, éléments de langage, langue de bois, clichés, comparaisons et images hérités de la première guerre froide et remis avec ardeur au goût du jour dans le contexte de la montée des tensions entre les Etats-Unis et la Chine. Cette opération consisterait en premier lieu à abandonner aux mercenaires de la pensée de camp toute la bimbeloterie antitotalitaire, à cesser tout à fait de penser le conflit entre la Chine et les Etats-Unis (le monde ou le camp occidental) sous le régime entièrement vicié de l’opposition inexorable et fondatrice (« institutante », au sens que Claude Lefort donne à ce terme) entre « démocratie » et « totalitarisme » (incluant toutes les variantes de ce motif). Une opposition entre les plus parfaitement vides des idéalités destinées à nourrir, précisément, une discursivité en apesanteur ou sous vide. La pensée de camp ou pensée de guerre froide constitue le premier des obstacles dressés devant une approche compréhensive de l’objet Chine. Au tréfonds de la bêtise épaisse que nourrit cette pensée, on trouve ce soupçon perpétuel : renoncer à penser l’objet Chine sous ce régime d’opposition, c’est-à-dire renoncer à penser cet objet du point de vue de ce qui se désigne comme « la démocratie », sa normativité, ses « valeurs » et ses « principes » (le régime d’apesanteur de la pensée par excellence), c’est déjà avoir franchi le pas décisif qui conduit tout droit à la position d’otage du régime chinois entendu toujours comme régime intrinsèquement criminel (la criminalisation de l’ennemi – du Carl Schmitt de base, la démocratie occidentale contemporaine n’en finit pas de remplir son caddie chez Schmitt).
Or, le geste premier dessinant une ligne de fuite hors du champ d’inclusion de cette discursivité corrompu, c’est celui qui consiste à récuser la position normative a priori dans l’examen de la configuration dans laquelle se dessine aujourd’hui l’antagonisme entre la Chine comme puissance ascendante et le bloc hégémonique en perte de vitesse. Pour cela, il faut changer les termes de la conversation, il faut retrouver des opérateurs de pensée qui la réoriente et qui fassent sens. Il n’y a pas « la démocratie », il y a des régimes qui se disent démocratique et dont la première des caractéristiques, pour ceux qui occupent la position de l’universalisme conquérant, est d’avoir rompu tout lien organique avec les traditions historiques et culturelles qui faisaient d’eux, en dépit de tout, des héritiers des révolutions fondatrices de la modernité politique – révolution anglaise, américaine, française pour l’essentiel. Il n’y a pas « la démocratie », il y a des démocraties de marché de plus en plus policières, dans lesquelles la relation entre gouvernants et gouvernés est totalement dégradée, des démocraties en cours de brutalisation accélérée, traversées dans toute leur épaisseur par des flux fascistes. Il n’y a pas seulement des démocraties « illibérales » (encore un euphémisme pour ne rien dire), il y a bel et bien, et de plus en plus, de ces fachos-démos à la Trump, Salvini et, chez nous, un peu plus que Marine et sa bande, qui y tiennent toujours plus le haut du pavé.

Et, ce qu’il y a du côté de la Chine, l’adversaire désormais électif, c’est tout sauf un nouveau totalitarisme, mais ce pourrait bien être, par exemple, si l’on veut revenir au vocabulaire de la tradition, dans une sorte de geste insolite mais requis à la Léo Strauss, ce vieux réac, quelque chose comme un despotisme éclairé. Nous vivons dans un temps où le vocabulaire non seulement de la politique, mais de la théorie de la politique, est parti à la dérive, où les termes les plus courants sont employés sans discernement, des mots simples pillés dans les coffre-forts de la tradition et utilisés comme des slogans et des invectives, des mots comme dictature et tyrannie, par exemple, dont on a tout à fait oublié qu’ils ne sont pas du tout des équivalents du despotisme mais plutôt ce qui s’y oppose – ceci pour ne rien dire des moulins à prière de la démocratie d’opinion, liberté, liberté d’opinion (à la Charlie Hebdo), etc. Si l’on veut bien se donner la peine de se replonger dans le très riche débat qui fait rage en Europe autour du motif du despotisme éclairé, syntagme ambigu par excellence, ceci pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle et au début du XIXème, on y trouvera bien des ressources pour approcher les caractéristiques propres au régime chinois d’aujourd’hui.
L’expression « despotisme éclairé », avec la forte tension qui la traverse est axiologiquement neutre – elle ne désigne ni le bien ni le mal, elle suspend le jugement moral à propos de la « nature » propre à ce régime. Lorsque, comme c’est le cas à l’épreuve de la pandémie Covid 19, le régime chinois montre son efficience en agissant de façon éclairée en tant qu’il est « despotique » (le « despotisme – la verticalité du pouvoir et sa forme autoritaire – étant la condition indissociable d’une action éclairée, ici [3]), alors cette figure du « despotisme » doit être prise en considération et respectée en tant qu’elle est la condition pour que les gouvernants agissent de façon éclairée face à ce fléau mortel qu’est la pandémie. Ceci, naturellement par contraste avec la démocratie obscurantiste (à la Trump) ou irresponsable et inconséquente (à la Macron ou Johnson).
Dans un tel contexte, la réflexion émancipée du carcan de la pensée captive de guerre froide peut statuer tranquillement : assurément, face à un tel défi, mille fois vaut mieux, du point de vue du vivant ordinaire, du peuple, des gens d’en-bas et pas seulement, un despotisme (pas une tyrannie) vraiment éclairé qu’une démocratie enfermée dans ses présomptions et dirigée par des clowns ineptes. Un jugement tranquille qui procède du geste simple consistant à désemmailloter la pensée et la réorienter vers l’ouvert. Et dont la validité, bien sûr, reste circonscrite au champ d’expérience singulier dans lequel il s’énonce.
Sur d’autres sujets ou à l’épreuve d’autres situations, on verra quand l’heure sera venue – à chaque jour suffit sa peine.

Notes

[1Useful enemies : Islam and the Ottoman Empire in Western Political Thought 1450-1750, Oxford, 2019.

[2Theodor Herzl : Altneuland (le pays ancien-nouveau), Stock 1980 (1902), traduit de l’allemand par Paul Giniewski.

[3Sur ce point, la chronique tout à fait éclairante de Long Ling, « In Beijing », London Review of Books, 4/06/2020