Le racisme comme technologie de pouvoir
Plutôt que tenter de résumer mon livre, Autochtone imaginaire, étranger imaginé Retours sur la xénophobie ambiante, ce qui est évidemment l’exercice le plus douteux qui soit (ce qui se résume aisément ne vaut généralement pas grand chose), je vais m’essayer à en redéployer le motif central en repartant d’un des deux auteurs qui y occupent la place des saints patrons – Foucault (l’autre étant Benjamin).
Dans le cours du 17 mars 1976 (« Il faut défendre la société »), Foucault propose un développement tout à fait lumineux sur ce qu’il appelle « le racisme », sur sa fonction dans l’exercice des pouvoirs modernes. Il se pose une question toute simple : comment un pouvoir dont l’objet et l’objectif premier et dernier est « la vie », l’entretien de la vie des populations, la majoration, l’optimisation, la multiplication des chances de « la vie », comment un tel pouvoir peut-il se manifester encore en tuant, en réclamant la mort, en l’administrant, en exposant à la mort non seulement ses ennemis, mais aussi ses propres citoyens ou ressortissants ? Jusqu’ici, je paraphrase Foucault, mais maintenant, je vais le citer : « Comment peut-il laisser mourir, ce pouvoir qui a essentiellement pour objectif de faire vivre ? Comment exercer le pouvoir de la mort, comment exercer la fonction de la mort, dans un système politique centré sur le bio-pouvoir ? » - c’est-à-dire en rupture distincte avec le vieux régime de souveraineté, régime immémorial, dans lequel, pour Foucault, la puissance du souverain se manifeste en premier lieu par sa capacité de faire mourir ?
Eh bien, dit Foucault, « c’est là (…) qu’intervient le racisme ». Bien sûr, précise-t-il tout de suite, le racisme (concept un peu « porte-manteau » ou « valise », en l’occurrence, mais peu importe), ne date pas d’hier et n’est pas l’invention des pouvoirs modernes. « Il existait depuis bien longtemps », note-t-il. Mais ce qui est nouveau, dans nos sociétés, c’est la façon dont il est entré dans les mécanismes de l’Etat dès lors qu’a émergé le bio-pouvoir. Il est, dans les sociétés modernes (les nôtres, du moins, en Occident), coextensif à l’exercice du pouvoir dont il est, dit Foucault, un « mécanisme fondamental ».
La chose est bien connue : pour Foucault, le pouvoir ou plutôt les pouvoirs, c’est quelque chose d’infiniment plus extensif, plastique, diversifié et même hétérogène que l’Etat, le pouvoir d’Etat. Mais ici, dans ce développement, quand il dit « pouvoir », il pense en premier lieu « Etat ». Il dit : « Il n’y a guère de fonctionnement moderne de l’Etat qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme ».
Ce qu’il appelle le racisme ici et dont le sens va peu à peu s’expliciter au fil de ce développement, c’est donc un élément, un enjeu qui va entrer en composition dans des stratégies de gouvernement. Quel est le matériau et l’objet premier du gouvernement humain par l’Etat, pour Foucault ? - ce n’est pas le citoyen générique, ce ne sont pas les institutions, ce n’est pas le peuple (au sens politique du terme), c’est la population ou bien, dit-il, les vivants. Et donc, le racisme, ça va être un moyen, l’élément d’un dispositif destiné à gouverner les vivants. Quel est le geste qui prévaut à l’introduction de cet élément dans le gouvernement des vivants et qui est destiné à rendre ceux-ci gouvernables, à créer les conditions de possibilité de ce gouvernement (la gouvernementalité) ? Ce geste est tout à fait distinct, c’est celui du partage ou bien, dit Foucault, de la coupure. Je cite : « [le racisme], c’est d’abord le moyen d’introduire (…), dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir ». Le racisme, c’est donc le truchement par lequel ce gouvernement placé sous le signe du « faire vivre » demeure porteur, envers et contre tout, d’un signe de mort.
Ce qui va permettre de réaliser cette opération de la coupure ou du partage dans le continuum biologique de l’espèce humaine (la population devant être prise en charge comme entité vivante globale), c’est l’indice de la race. C’est en mobilisant le nom de la race, en mettant en œuvre le discours de la race, des races, plutôt, un discours paré du nom de la Science, que les gouvernants vont pouvoir produire toutes sortes d’effets de distinction, de hiérarchisation, d’opposition à l’intérieur d’un même ensemble de population. Le gouvernement des vivants passe nécessairement par ce type d’opération de séparation, de discrimination, de fragmentation, dit Foucault. Il ne peut pas, à l’évidence, prendre la forme univoque et homogène d’une simple « prise en charge » globale et indiscriminée du vivant humain. Il remobilise sans relâche ce que Foucault appelle, dans son Histoire de la folie, un « geste obscur » - ce qu’il désigne comme l’exclusion du fou, à l’Age classique, et qu’il nomme, ici, coupure, fragmentation placée sous le signe non plus du Grand Renfermement, mais du racisme d’Etat.
Avec ce racisme, dit-il, nous avons affaire à « une manière de décaler [je souligne, AB], à l’intérieur de la population, des groupes par rapport les uns aux autres ».
L’approche que propose ici Foucault me paraît mériter qu’on s’y arrête pour toutes sortes de raisons : la plus évidente d’entre elles serait ce qu’elle suggère immédiatement : que les pouvoirs modernes, le biopouvoir (qu’il décrit par ailleurs assez constamment comme l’ « autre », le tout autre du vieux pouvoir de souveraineté), ne ferait au fond ici que paraphraser un des gestes les plus constants de la monarchie absolue : diviser pour régner. Chacun sait comment, dans la genèse de la monarchie absolue, le jeu des stratèges de cet établissement, les Richelieu, les Mazarin a, constamment, été de jouer sur la division parmi les princes, la haute noblesse pour créer les conditions de l’élévation du monarque au dessus de toutes les factions et faciliter ce que Norbert Elias appelle la curialisation de l’aristocratie – la domestication de la caste des guerriers aux conditions de la vie de Cour. Sur ce point, on peut se reporter au magnifique film de Roberto Rossellini, La prise du pouvoir par Louis XIV.
Il est saisissant de voir comment les pouvoirs modernes qui ne règnent pas comme le fait le monarque absolu mais qui gouvernent, qui exercent le pouvoir sans en être à proprement parler détenteurs, c’est-à-dire qui, fondamentalement, administrent le vivant humain, vont recoder à leurs propres conditions ce geste de la division destinée à assurer au gouvernant des prises solides sur les gouvernés. Dans le premier cas, le geste « diviseur » ne s’applique que sur une petite partie du corps social, celle qui compte, cette caste qui s’estime détentrice de ses privilèges et de son rang « de droit divin » et qu’il va s’agir de soumettre à l’autorité royale. Dans le second cas, c’est l’ensemble social, dans toute son épaisseur qui va être « strié » et labouré, réaménagé par ces pratiques de « subdivision », dit Foucault. D’autre part, l’élément dans lequel s’opère le partage est, dans les deux cas, tout à fait différent : dans le premier, l’aristocratie curialisée est contrainte à déposer ses prétentions à la souveraineté au profit du monarque, sans perdre ses privilèges et sans que soit abolie sa position symbolique séparée d’avec le reste de la société ; l’élément dans lequel le partage s’opère, c’est la distinction nobiliaire, la race et le sang qui rassemblent et séparent, le sang bleu des princes et des ducs, le sang des belles lignées, celui de la race des guerriers d’antan. Dans le second cas, l’élément dans lequel se produit le partage est un tout autre sang, une tout autre race, dont le biologique est le milieu. Il s’agit bien, là où existent des ensembles sociaux plus ou moins homogènes (des habitants, des travailleurs répartis par professions, des catégories d’âge, des riches et des pauvres, des urbains et des ruraux, etc.) de faire apparaître, en mobilisant cet autre discours de la race, de nouvelles lignes de séparation et de hiérarchisation : des autochtones, des indigènes, des Blancs, des Noirs, des Arabes... Dans les deux cas, le geste du partage, de la division vise à créer des conditions de possibilité tout à fait différentes : le règne du souverain sous le régime théologico-politique de l’Un-seul, dans un cas, le gouvernement ou, si l’on veut, la gouvernementalisation des populations de l’autre, sous le signe technique, administratif, profane du multiple.
La fragmentation, donc, comme geste éminemment politique, comme geste de l’Etat. Mais au delà de la répétition dans la différence de ce geste, ce qu’il faut voir, c’est son lien avec la mort. D’une manière ou d’une autre, la coupure dont parle Foucault, la division du corps social selon les lignes de force des savoirs, des dispositifs liés au discours moderne de la race fait signe vers la mort et inclut dans les calculs du gouvernement des vivants cette dimension. C’est tout à fait flagrant à l’époque du colonialisme : les massacres coloniaux sont indissociables de l’affirmation de la puissance coloniale en tant que manifestation de la vitalité d’une nation, d’un Etat – la conquête de l’Algérie dans le cas de la France, la mise en coupé réglée du Congo dans le cas de la Belgique. Mais, pour devenir moins compacte et exposée dans les phases ultérieures, cette dimension ne s’efface jamais : la bavure policière dont sont victimes prioritairement des post-colonisés, le renvoi des demandeurs d’asile et autres sans papiers dans des pays où leurs vies sont exposées en sont, parmi tant d’autres, des manifestations.
C’est ce qu’on pourrait appeler le vitalisme obscur des Etats modernes et contemporains, des démocraties contemporaines en premier lieu, ce pli selon lequel leur autorité, leur légitimité, leur force, leur rang parmi les nations demeurent inséparables de la perpétuation de cette faculté d’exposer à la mort (si ce n’est de faire mourir directement) des catégories humaines, des groupes définis selon des critères dont le fondement demeure distinctement tributaire de l’idéologie de la race. Examinée sous cet angle, une déclaration comme celle de notre ministre (socialiste) de la Défense, affirmant récemment que « des centaines » de combattant islamistes, djihadistes avaient d’ores et déjà été tués par l’armée française, alors que les journalistes et les caméras étaient rigoureusement maintenus à l’écart, prend une toute autre tournure que celle que les journaux affairés à célébrer l’opération de « libération du Mali » lui attribuent habituellement...
Ici aussi, Foucault insiste sur la figure de la répétition dans la différence. Il dit : la seconde fonction du racisme, c’est d’établir une relation positive, du type : « plus tu feras mourir » ou bien « plus tu laisseras mourir » et plus, de ce fait même, « toi-même, tu vivras ». Mais, ajoute-t-il aussitôt, ce n’est évidemment pas l’Etat moderne, ce n’est pas le racisme moderne qui l’ont inventée. Tout ceci nous vient d’un fonds immémorial, ce que redéploie à ses conditions le racisme de l’Etat moderne, c’est, tout simplement « la relation guerrière » : « pour vivre, il faut bien que tu massacres tes ennemis ». Cependant, ce dont il faut prendre la mesure, c’est, insiste Foucault, la façon dont le racisme moderne et contemporain va faire fonctionner cette maxime « d’une manière entièrement nouvelle », en l’intégrant au code et aux calculs de la biopolitique. La relation avec l’ennemi ne va plus être de type ouvertement guerrière ou militaire, elle aura une tournure essentiellement biologique. Il ne s’agira pas de remporter de belles victoires sur le champ de bataille mais de contingenter, repousser, éliminer des espèces inférieures. Plus cet affrontement sera mené avec vigueur et sans faiblesse, et plus l’espèce forte, l’espèce « normale », la bonne race dont l’Etat a la garde sera vivifiée. Foucault dit exactement : « La mort de la mauvaise race, de la race inférieure (ou du dégénéré, ou de l’anormal), c’est ce qui va rendre la vie en général plus saine ; plus saine et plus pure ».
Foucault fait ici une proposition si forte, si simple et si massive, qu’elle est rarement entendue, dans sa radicalité même : au cœur du racisme moderne, du racisme d’Etat, du racisme qui entre en composition dans le gouvernement des vivants, il y a un désir, une visée de mort. D’une manière ou d’une autre, ce qui est inscrit sur la ligne d’horizon des discours et des dispositifs racistes, c’est la mort de cet autre que produit l’opération de fragmentation. Le racisme, de ce point de vue, ce ne sont pas des préjugés transmis par héritage, de mauvaises habitudes communautaires, des malentendus liés au mode de vie, le racisme, c’est ce qui intègre ou réintègre la dimension de la mort, c’est-à-dire du « faire mourir » dans les pratiques du biopouvoir dont l’objet est la gestion de la vie.
En d’autres termes, il n’y a pas, dans l’expérience historique de la modernité occidentale, des racismes terribles, exterminateurs, génocidaires et qui constitueraient l’exception barbare, l’aberration singulière par comparaison avec tous ces petits racismes ordinaires qui nous sont familiers et desquels nous sommes prompts à nous accommoder tant ils font désormais partie du paysage de nos démocraties et aussi longtemps qu’ils ne réveillent pas trop ouvertement les vieux démons des grandes catastrophes du XX° siècle. Ce partage rassurant entre une figure cataclysmique du racisme (renvoyée au passé) et une autre, certes incommode, mais incomparable avec la précédente, au présent, est un trompe-l’oeil : les grandes flambées de racisme biologique exterminateur au XX° siècle ne constituent pas des figures exceptionnelles du racisme d’Etat, elles en montrent simplement le cristal. Pour comprendre cela, il suffit de se déplacer du théâtre européen vers celui de la Guerre du Pacifique, par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale : que ce soit dans la propagande japonaise ou dans celle des Etats-Unis, l’animalisation et la bestialisation de l’adversaire sont les prémisses imaginatives et discursives qui créent les conditions favorables à des formes de guerre totale, de guerre dans laquelle aucune des lois de la guerre de sont respectées. Pour les GI’s en guerre dans le Pacifique, les soldats japonais sont des monkeys et la pratique consistant à confectionner des colliers d’oreilles prélevées sur les corps des ennemis morts au combat est routinière. Impossible de comprendre la façon dont la vitrification atomique de Hiroshima et Nagasaki va passer auprès de l’opinion états-unienne comme une lettre à la poste si l’on ne relève pas ces effets de mise en condition, d’insensibilisation d’un racisme d’Etat dont le rôle est, en l’occurrence, de déclasser une part d’humanité de son humanité même en la reclassant du côté d’une animalité brutale, perverse et dégénérée.
Mais, dira-t-on, les formes de racisme qui nous sont familières, dans nos démocraties, ne se manifestent pas sous la forme ouverte de l’appel à la mise à mort de l’autre indésirable ou de son exclusion du champ de l’humanité. C’est ici qu’est vitale l’analyse des dispositifs et des gestes inclus dans les stratégies et les pratiques de l’Etat. Et c’est ici que sont exemplaires les films de Fernand Melgar. Dans ce continuum que constitue la biopolitique moderne, avec toutes les modulations, les variations liées au différentiel des situations et des circonstances, la fondamentale solidarité entre l’énoncé d’un moment – tuons sans limitation ni discrimination les représentants de cette race dégénérée que sont les Japonais ! , énoncé qui a force de loi pour l’autorité, l’armée et l’opinion états-uniennes entre Pearl Harbour et la capitulation annoncée par l’Empereur, et cet autre qui dit : foutez le camp, allez vous faire voir ailleurs où vous pouvez crever ou pas, ce n’est pas notre problème – qui est le fondement effectif de toutes les politiques européennes de « reconduite », cette fondamentale continuité est bien évidente, dans la mesure même où les deux énoncés sont placés distinctement sous un signe de mort.
Ce que montrent avec un tranchant à couper le souffle les films de Melgar, c’est la duplicité du système qui consiste, sur le versant intérieur, à pratiquer un nursing intense des futurs expulsés déboutés du droit d’asile en Suisse, ceci dans le cadre du centre de détention où ils sont « accueillis », le visage humain et humanitaire de la biopolitique de l’étranger, donc, fait de toutes sortes de petites attentions dispensées par un encadrement très rodé en matière de prise en charge, et de l’autre, à être équipé d’une indifférence de glace à ce que pourra être le destin de ces expulsés dès l’instant où ils auront quitté le territoire helvétique. La combinaison de ces technologies empathiques du mico-Nanny State que constitue le centre de rétention décrit dans Vol spécial et de cette insensibilité au destin ultérieur des personnes qui y transitent, une insensibilité dont chacun sait qu’elle est l’image de marque de la petite et grande bureaucratie du crime, présente, en condensé, une image probante des parfaites compatibilités du versant positif de la biopolitique moderne (« Faire vivre le vivant », l’entretenir, le prendre en charge et le promouvoir) et de son versant thanatocratique qui, jamais, ne s’efface.
Il en va exactement de même de la police : elle est là, c’est bien connu, pour protéger les citoyens et assurer l’ordre et la sécurité au profit de la population ; mais il se trouve, que cette fonction supposée, elle ne peut la remplir qu’à la condition de disposer de manière chronique d’une réserve de violences illégales, dont la bavure policière n’est que la figure la plus distinctement tournée vers la mort, et dont il se trouve que l’étranger précaire et suspect par position fait, le plus souvent, les frais. Non seulement, contrairement à ce que ressasse le discours des Droits de l’Homme dans ses formes standardisées, il n’existe aucune incompatibilité entre ces deux « visages » de la police, mais, surtout, ils constituent un seul et unique dispositif en boucle parcouru par la fracture qui zèbre tout l’édifice de la biopolitique et du biopouvoir- pas de promotion de la vie par les pouvoirs modernes sans exposition à la mort de certains corps, de certaines catégories. Le XX siècle, terre de contrastes historiques violents, place en exergue cette figure de mille façons. C’est Foucault qui, dans un autre texte, raconte que l’Etat social s’invente en Europe, en pleine guerre (la seconde), avec le plan Beveridge, au moment même où se déroulent les pires exterminations.
De la même façon, il n’existe aucune espèce d’incompatibilité entre les us et coutumes de la démocratie moderne, ses normes de fonctionnement et la reconduction sans fin de cette condition de mort dans les pratiques contemporaines du pastorat humain. Ici aussi, les films de Melgar sont irremplaçables. En France, nous sommes habitués à considérer que les abus de pouvoir, les discriminations, les persécutions que subissent les étrangers précaires, Rom, sans-papiers, travailleurs au noir, etc. sont le fait de l’Etat-monstre-froid, de l’autorité abusive, du mauvais gouvernement, le résultat des calculs politiques cyniques des élites gouvernantes combinée à l’anomie administrative. Cette approche des choses permet à ceux que révulse la xénophobie ambiante de déployer un cordon sanitaire entre ce « eux », les autres, par qui le pire advient et un « nous » qui ne mangerait pas de ce pain-là. Ce que ne cessent de répéter, par contraste, les agents de l’Etat fédéral, embauchés par le canton, donc, qui oeuvrent dans le centre de détention où Melgar a installé son observatoire, c’est qu’ils ne font qu’agir selon le mandat qui leur a été confié par la population même, en vertu des procédures de démocratie participative qui règlent la vie politique en Suisse. Il ne semble pas possible, dans ces conditions, d’incriminer le seul « mauvais Etat », les démagogies sécuritaires, les penchants xénophobes de tel ou tel parti, ceci sans faire référence à l’institution démocratique qui permet, régulièrement, à la population ou plutôt au peuple, de faire entendre sa voix sur ces questions et qui, apparemment, est porté à valider les dispositifs de vomissement d’une partie de la population étrangère vivant en Suisse, dispositifs dont on constate la terrible efficacité dans La Forteresse et dans Vol spécial. Tout se passe ici, du moins si l’on se réfère à ce qu’en disent les employés de ce centre, ces agents du crime si humains, si sensibles - et si retors - comme si les procédures démocratiques venaient ajouter une plus-value de légitimité politique à cet usage souverain d’une sorte de droit de mort. D’ailleurs, Vol spécial s’achève sur une mort, un homicide involontaire certes, d’un côté, mais parfaitement prévisible voire programmé de l’autre...
Ce qui est singulier, c’est l’agencement de la permanence et du caractère structurel de ce dispositif général sur l’extrême plasticité et variabilité des figures qui sont en jeu dans l’opération du partage. On voit bien comment aujourd’hui, dans la langue de la xénophobie d’Etat, celle du « clandestin » a pratiquement remplacé celle de l’ « immigré » qui prévalait naguère, laquelle en avait remplacé d’autres encore, le métèque, le fellagah, etc. Mais il y a plus spectaculaire encore : John Dower, éminent spécialiste états-unien du Japon contemporain, souligne que c’est pratiquement « d’un jour sur l’autre » que, lorsque commence l’occupation du Japon sous la houlette du général Mc Arthur, à l’automne 1945, l’ennemi bestialisé et inexpiable d’hier se transforme en protégé objet de toutes sortes d’attentions, puis en allié, en ami politique, ceci dès l’avènement de la guerre froide et le déclenchement de la guerre de Corée...
Ce qui est également très frappant, c’est la façon dont le racisme biologique qui, pour des raisons bien évidentes, a connu une certaine décote du fait de l’expérience historique du XX° siècle, sur le vieux continent et en Amérique du Nord du moins, la façon dont se racisme a su se déplacer vers des motifs moins chargés, tout en ne variant pas du tout, sur le fond, en se culturisant, en se grimant en protectionnisme civilisationnel. Même si la notion de l’élimination du danger biologique n’a pas du tout disparu (tout récemment encore, Le Figaro s’alarmait de l’afflux d’immigrants précaires venus de l’Est européen venus se faire soigner de la tuberculose chez nous et constituant à ce titre une menace sanitaire flagrante), le discours de la race, de l’hostilité raciale tend à se grimer en intégrisme culturel, en défense des supposés universaux sur lesquels reposeraient notre civilisation européenne et nos institutions politiques, par opposition à ceux où prévalent d’autres fondements, religieux notamment. Mais, sous ces habits neufs, c’est la même matrice discursive qui continue de fonctionner, et lorsque Foucault énonce, dans le cours sur lequel je m’appuie ici (éloigné de nous de presque quatre décennies déjà), que « la race, le racisme, c’est la condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation », cette formule demeure parfaitement apte à qualifier les problèmes que nous avons à affronter - quand bien même certains nouveaux « éléments de langage », comme disent les stratèges du storytelling, seraient venus relayer les mots puissants du racisme d’Etat qui a infecté le XX° siècle tout entier. Qu’il suffise de penser, dans ce registre, à la façon dont, dans la France d’aujourd’hui, des briques de mots compactés (Roland Barthes) comme « défense des institutions républicaines et de la laïcité », « lutte contre le terrorisme, le djihadisme, l’islamisme » sont venues relayer le racisme classique, alimenté notamment, par l’expérience coloniale.
Dernier point, en guise de conclusion. Dans certains textes, Foucault a tendance à simplifier le tableau des pouvoirs modernes qu’il brosse en opposant strictement deux moments : d’une part, le vieux pouvoir de souveraineté qu’il dit fondamentalement tourné vers la mort, tant la cérémonie de la mise à mort, du supplice, avec son éclat sanglant, en constitue le cœur. Et de l’autre, les pouvoirs disciplinaires, orientés vers la prise en charge et la normation du vivant, pouvoirs dont la destination première est de rendre productive la population, et qu’il s’agit, donc, avant tout, de faire vivre par tous les moyens. Dans le cours que je suis ici, cette perspective est infléchie : le pouvoir de normation ou de normalisation n’est plus opposé directement au pouvoir souverain ; le « vieux pouvoir souverain de tuer », dit Foucault est redéployé par les pouvoirs modernes, et c’est là un « bougé » qui, pour l’analyse des questions qui nous intéressent ici, est tout à fait décisif. « Si le pouvoir de normalisation veut exercer le vieux droit souverain de tuer, il faut qu’il passe par le racisme », dit-il exactement. La précision est fondamentale si l’on veut tenter de comprendre comment fonctionnent des institutions comme la police, la Justice ou la prison et aussi, le régime spécial et infiniment modulable auquel sont soumis les étrangers dans les démocraties contemporaines. Seule cette formule permet de renommer proprement la masse des abus, violences, illégalismes d’Etat que le jugement courant du public attribue habituellement à l’incurie, la maladresse, aux manques de moyens, etc. Elle seule permet de comprendre que l’exposition à la mort, directe ou indirecte, et quelles qu’en soit les moyens ou les circonstances, ce n’est pas le déchet regrettable du gouvernement démocratique, la manifestation de son imperfection native, c’est au contraire un rouage essentiel de la machine de pouvoir, une condition fondamentale de la gouvernementalisation des populations.
De ce point de vue, le texte de Foucault constitue un appel pressant à reconditionner radicalement notre entendement courant du racisme. Il dit : « Nous sommes là (…) très loin d’un racisme qui serait, simplement et traditionnellement, mépris ou haine des races les unes pour les autres. Nous sommes très loin aussi d’un racisme qui serait une sorte d’opération idéologique par laquelle les Etats, ou une classe, essaieraient de détourner vers un adversaire mythique des hostilités qui seraient tournées vers [eux] ou qui travailleraient le corps social. Je crois que c’est beaucoup plus profond qu’une vieille tradition, beaucoup plus profond qu’une nouvelle idéologie, c’est autre chose. La spécificité du racisme moderne (…) n’est pas liée à des mentalités, à des idéologies, aux mensonges du pouvoir. C’est lié à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir... ».
Les distinctions ou plutôt les oppositions que Foucault présente ici ne sont nullement casuistes. Elles sont d’une portée politique considérable. Il suffit de se rappeler comment, dans la France des années 1990-2000, une certaine tyrannie de la mémoire collective a porté une certaine gauche propre sur elle à focaliser toute son attention sur les provocations de Le Pen (père), entièrement placée qu’elle était sous l’emprise de son fantasme d’un « retour » des vieux démons du nazisme, de l’antisémitisme. Et pendant que toute cette gauche vertueuse faisait masse dans la rue contre le fascisme qu’elle voyait devant la porte lorsque l’énergumène a éliminé Jospin du second tour de la Présidentielle, elle ne voyait pas ou si peu ce qui se jouait sur la vraie scène, celle où, pièce par pièce, se construisait le dispositif étatique de criminalisation de l’étranger précaire, ceci dans une parfaite continuité de gouvernement de gauche en gouvernement de droite et réciproquement. A force de repousser Le Pen et le fascisme, ils ont porté sur les fonts baptismaux Hortefeux et le ministère de l’immigration, une grande première, quand même, dans la dite patrie des droits de l’homme. Et aujourd’hui, ils n’ont plus ni Hortefeux ni ministère de l’émigration, mais à la place un ministre de l’intérieur socialiste qui se targue de ses performances en matière de reconduites à la frontière, supérieures à celles de son prédécesseur sous Sarkozy...
Voilà, par exemple, ce que l’argument développé par Foucault dans ce cours nous aide à comprendre – un bon exemple de la façon dont un travail philosophique peut se convertir en geste politique.