Le voile qui hante !

, par Mehmet Aydin


Nietzsche, dans la « Préface à la seconde édition » du Gai Savoir, parle-t-il à sa manière de la vérité de la « femme voilée » ? : « Nous ne croyons plus que la vérité reste la vérité si on lui ôte ses voiles ; nous avons trop vécu pour croire à cela. C’est pour nous une question de décence aujourd’hui que de ne pas vouloir tout voir dans sa nudité, de ne pas vouloir se mêler de tout, de ne pas tout comprendre et “savoir”. […]. On devrait tenir en plus haute estime la pudeur avec laquelle la nature s’est cachée derrière des énigmes et incertitudes chamarrées. Peut-être la vérité est-elle une femme qui a de bonnes raisons de ne pas laisser voir ses raisons ?... Ruta, près de Gênes, Automne 1886. » (Nietzsche, Le Gai Savoir, GF Flammarion, 2007. Traduction de Patrick Wotling, p.32.) Comment interpréter cette remarque énigmatique ? Un désir de dévoiler les femmes au travers de l’érotisation du visage et de la tête ? Ou bien s’agit-il d’une énigme de la condition féminine qu’il faut accepter telle quelle ? Oui et non ! Chacune et chacun est libre de l’interpréter à sa guise. Je pense que Nietzsche, ce visionnaire, par ces remarques énigmatiques s’invite à titre posthume dans le débat très actuel portant sur le voile de femmes musulmanes : un phénomène visible dans l’espace public occidental quotidiennement, très exposé en France, par exemple. Le sujet est d’une actualité brulante, rien qu’en France.
Par définition, voiler se définit plutôt comme un ajout supplémentaire sur ce qui est nu. Après tout, il faut bien se couvrir pour se protéger contre les intempéries, par pudeur, aussi. Il faut se rappeler que la nudité est une figure d’Adam et d’Eve, selon la théologie chrétien. On revient ici sur le débat que Rousseau a lancé en son temps, à propos de cet « état de nature » idyllique, qui n’a jamais existé. Et en Occident, on imagine qu’on voile les femmes contre leur propre gré, pour faire disparaitre leur individualité, de façon qu’elles se ressemblent toutes dans une foule d’anonymes. Le voile assigne alors aux femmes une place sociale définie par la subordination et la soumission. Qu’elles soient visibles ou invisibles, il s’agirait de préserver le pouvoir des hommes. Et selon cette logique, couvrir la tête, c’est renoncer à la féminité. Et le malheur est que, dans les dernières années en France, on constate que de plus en plus de jeunes femmes revendiquent le voile (« foulard islamique », « turban ») comme signe identitaire de leur émancipation, résultat même d’un épanouissement spirituel. Pour une femme musulmane, voiler ne signifie pas uniquement mettre une pièce d’étoffe pour couvrir les cheveux, avant de se montrer en public. Cette pratique n’est pas seulement le résultat d’un choix religieux. Elle est plus complexe que cela, d’où vient la difficulté de comprendre ce phénomène. Mais avant cela, rappelons-nous que, disposer une pièce d’étoffe sur la tête, sur les épaules, voire sur tout un corps pour se protéger du regard public n’est pas propre aux sociétés arabo-musulmanes. Par exemple, Juliette Morillot, sous le chapitre de « Pourquoi les Coréennes portaient-elles le voile ? », fait cette remarque intéressante : « Le confucianisme a connu un véritable tournant au XVIIème siècle qui eut un impact direct sur les droits des femmes. A cette époque, les lettrés s’interrogent sur la doctrine et en font une lecture littérale. […] Les femmes dès lors disparaissent des registres généalogiques du clan au profit des seules hommes chefs de famille et elles perdent tout droit à la succession. La femme va désormais être soumise à la toute-puissance masculine. […] Pour la femmes du peuple, les règles étaient plus souples. Dans l’architecture toutefois, la séparation des sexes reste une loi. […] Dissimulées sous des métrages de tissu, les Coréennes sont cloitrées, confinées aux limites de leur demeure. Dès l’âge de sept ans, elles deviennent des femmes « privées », ne quittant jamais la maison si ce n’est en palanquin, ou le soir, à la nuit tombée après le couvre-feu, et uniquement couvertes de plusieurs épaisseur de voile et de vêtements. Selon l’époque, la classe sociale et la mode, les femmes portaient de grands chapeaux avec un ou plusieurs voiles les couvrant jusqu’à la taille, elles pouvaient aussi être cachées de la vue des hommes par une “jupe” (sseugyechima) passée sur la tête (en réalité, une bande de tissu avec une longue ceinture qui, portée en jupe, serait nouée autour du buste à la manière d’un paréo), ou encore un très long manteau (jangot) de couleur verte, passé sur la tête (le col cachait le front et les manches retombaient sur les oreilles) et retenu sous le menton, ne laissant apparaitre que les yeux, à la manière d’un hijab. Toute infraction à la loi était passible de quatre-vingts coup de fouet ». (La Corée du sud. La tyrannie de l’excellence en 100 questions, Tallandier, 2022 ; p.46-48. ) Juliette Morillot, en mettant en parallèle sseugyechima et hijab, fait aussi une remarque ironique, qui pourrait nourrir notre débat. La Corée du Sud n’est pas un pays musulman. Et Sseugyechima, tel que décrit par l’auteure appartient déjà au passé. Elle n’est pas une pratique vivante dans la société sud-coréenne.
Quant aux sociétés musulmanes, la réalité est éminemment complexe, qui explique aussi celle de la question du voile. Si on considère la religion islamique dans le cadre planétaire, c’est-à-dire allant d’Est en Ouest et du Sud au Nord au travers de l’espace mondial, le voile islamique apparait comme un phénomène planétaire. Là où il y a des femmes musulmanes il y a celles qui sont voilées comme celles qui ne le sont pas. Disposer une pièce d’étoffe sur la tête pour la couvrir, se mettre un voile sur le bas du visage ou sur la tête et les épaules avant de se montrer en public, cela obéit sans doute, pour une femme musulmane, à plusieurs raisons. Pour ce débat complexe, il faut se rappeler que le fait que le port du voile soit un objet de stigmatisation comme c’est le cas de nos jours, n’est pas un phénomène nouveau. Le voile comme objet de stigmatisation, voire d’interdiction dans un pays majoritairement musulman comme la Turquie cela pourrait à première vue paraitre étonnant. Et pourtant, cela fut bien le cas. Pour cette raison, la Turquie est le meilleur terrain d’observation. Essayons-nous à comprendre :
C’est dans ce pays musulman que la tentative de la modernisation et de laïcisation de la société a, depuis le XIXème siècle, été la plus audacieuse et la plus poussée. Et c’est sur ce terrain de modernité inédite, et complexe par ses résultats qu’ont surgi en réaction, comme ailleurs dans le monde musulman, de puissants mouvements islamistes. Au cœur de ce grand paradoxe, il y a le statut de la femme. Apparaît un nouveau profil de la femme musulmane : éduquée, urbanisée et revendicative, certaines se réclamant même du féminisme. Engagées politiquement et professionnellement, ces femmes quittent la sphère privée et remettent en cause le fondement même de l’organisation sociale musulmane et la ségrégation entre les sexes. Nilüfer Göle, une sociologue turque, fut la première à formuler ce fait : « Comment ces femmes islamistes qui, tout en restant fidèles aux principes islamiques, aspirent aux études supérieures, et qui, par conséquent, ne voulant renoncer ni à leur turban ni à leurs diplômes, légitiment-elles leur entrée dans l’espace public ?... » (Nilüfer Göle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, éditions la Découverte,1993, p.108) Mais d’où vient cette interdiction du voile ? Voici son historique : En 1982, le voile est formellement interdit dans la fonction publique, à la suite du coup d’État militaire de 1980. En 1998, un décret officialise l’interdiction du voile sur les campus universitaires, son port étant auparavant laissé à la discrétion des institutions. Des étudiantes protestent en portant des perruques. En 2002, L’AKP [Parti de la justice et du développement] est élu lors d’élections générales. Erdogan devient premier ministre l’année suivante. En 2010, l’interdiction de porter le voile dans les universités est levée. L’AKP réalise ainsi une de ses promesses électorales. En 2013, cette interdiction est levée dans la fonction publique. Les premières députées voilées font ainsi leur entrée au Parlement. En 2016, l’interdiction dans la police est levée. L’interdiction est également levée dans les lycées, aussi bien pour les maîtres que pour les élèves. En 2017, le voile est autorisé dans l’Armée turque, puissant symbole de l’institution laïque, fondatrice de la République kémaliste. Ainsi, une nouvelle génération de femmes voilées a fait son entrée dans la vie publique. Le voile est devenu de plus en plus visible. Il symbolise en même temps l’ascension massive dans l’espace social de classes jusqu’à présent soigneusement tenues à l’écart des lieux de décision. Certains milieux kémalistes-laïcs ont vu là le signe d’un retour du conservatisme. Si aucun chiffre officiel n’est disponible, on estime qu’entre 45% et 65% des femmes portent le foulard islamique en Turquie. Depuis 2002, jusqu’aux élections présidentielles de 2023, les femmes ont massivement voté pour l’AKP d’Erdogan. L’AKP a beaucoup plus de députées femmes que les autres partis. Longtemps cantonnée dans l’espace rural ou l’intimité des foyers, la tenue islamique se banalise désormais dans les quartiers aisés des grandes villes. Est-ce là la réussite d’une société « traditionnelle-moderniste » ? Des stylistes venus des quatre coins du monde musulman commençaient à organiser leurs défilés de mode à İstanbul. Par effet de synchronicité ou d’inspiration, on apprend que le Canada autorise les policières voilées parmi leurs rangs. En 2018, une femme musulmane, réfugiée et voilée a été élue au Congrès américain. Peut-on- imaginer une députée voilée à l’Assemblée Nationale française ?
En revanche, dans le grand pays voisin de la Turquie, l’Iran, le port du voile est une obligation. Quel peut être le fondement de cette obligation ? Sur ce chapitre, certains travaux soulignent que le port du voile concerne l’expérience spirituelle, la vie sociale, le politique, l’économique ainsi que la féminité, le rapport au corps et à la sexualité : « Au fil des pages, le lecteur a abordé la question du voile à différents niveaux : mystique, anthropologique, historico-religieux, sociologique. Il a pu se rendre compte que ces significations différentes – appartenant à des registres de significations différents – pouvaient interférer sans être confondues pour autant ; qu’aucune ne pouvait expliquer toutes les facettes du voile. Cependant, pour pouvoir mieux saisir le phénomène social total que constitue le voile, ces points de repères étaient indispensables. En effet, on peut et doit étudier le voile du point de vue mystique, anthropologique, sociologique et de l’histoire des religions. Mais privilégier une de ces approches plutôt qu’une autre, c’est risquer de tomber dans le dogmatisme, la seule abstraction ou la stricte contingence. En réalité, à la base de toutes ces approches se trouve toujours l’étude du voile dans son ensemble mouvant, dans sa complexité. » ( Marie-Claude Lutrand Behdjat Yazdekhasti, Au-delà du voile Femmes musulmanes en Iran, L’Harmattan, 2002 : (« Conclusion », p.285-86.)
En Iran, les femmes iraniennes sont obligées de respecter certains codes vestimentaires et de porter le hidjab. Elles doivent cacher leurs bras, leurs cheveux et leurs jambes. Et pour satisfaire à cette obligation, le port du tchador traditionnel est le plus connu. Le tchador, qui signifie littéralement « tente », devient très présent au sein de la société. Cette obligation faite aux femmes iraniennes révèle une des caractéristiques existentielles du régime théocratique et islamiste iranien : contrôle du corps féminin, comme si le régime trouvait sa raison d’être et sa légitimation dans cette interdiction. Le 13 septembre 2023, Mahsa Amini, 22 ans, une Kurde iranienne, est arrêtée par la police des mœurs à Téhéran pour « port du voile inapproprié ». La jeune femme décède trois jours après. Des militants affirment qu’elle a été tabassée, voire torturée. Depuis, la protestation s’étend dans les rues. Plusieurs personnes ont été tuées et plusieurs rassemblements sont organisés pour protester contre la mort de Mahsa Amini. Une révolte féminine dans les rues et sur les réseaux sociaux a pris corps et une vague de colère s’est répandue en Iran. Des manifestations ont éclaté au Kurdistan iranien, mais aussi à Téhéran et dans d’autres régions. Dans les rues, dans les universités, de nombreuses femmes, soutenues par des hommes, protestent contre cette arrestation, y compris des femmes voilées. Sur les réseaux sociaux, certaines se filment en train de se couper les cheveux, en signe de soutien à Mahsa Amini. Des vidéos circulent également de femmes brûlant leur voile, même au-delà de l’Iran. Et contre cette vague de protestation, le Parlement iranien a approuvé, mercredi 20 septembre, un projet de loi discuté depuis plusieurs mois qui renforce les sanctions contre les femmes ne portant pas le voile obligatoire dans les lieux publics. En Iran, le voile reste obligatoire comme un symbole de répression, pouvant même aller jusqu’à la tuerie de masse. Nous avons vu que si en Turquie, par définition un pays laïc, les femmes protestaient contre l’interdiction du port du voile, en Iran, les femmes protestaient et se révoltaient même contre l’obligation despotique du port du voile au péril de leur vie.
De la Turquie à l’Iran, de paradoxe en paradoxe, le port du voile est devenu un phénomène dérangeant – on en trouve la confirmation, cette fois-ci en France : disposer une pièce d’étoffe sur la tête afin de la couvrir, se mettre un voile sur le bas du visage ou sur la tête et les épaules avant de se montrer en public, ceci au moyen d’accessoires connus sous les noms de « voile », « tesettür », « hidjab », « burqa », « burkini », ceci interpelle le principe de laïcité. N’oublions pas que la France est inventrice du régime laïc. Avec le voile, les mosquées, le halal posaient toujours problème aux yeux d’une partie des citoyens européens, qui se définissent comme laïcs ou séculiers. Parmi ces symboles de la visibilité musulmane européenne, c’est le voile qui attire beaucoup l’attention parce qu’il est plus visible : un symbole très évocateur. Il devient une affaire publique. Après l’interdiction du voile et de tout signe religieux dans l’enseignement secondaire, par une ordonnance du 7 septembre 2023, le Conseil d’État a validé en référé l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école en donnant raison au ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Le Conseil d’État a jugé qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale n’était portée par ce texte à une liberté fondamentale et que l’abaya et le qamis étaient contraires à la loi du 15 mars 2004, c’est-à-dire à la laïcité à l’école. Le voile suscite autant de passion, de ressentiment, de stigmatisation, particulièrement en France. La France est le seul pays de l’Union européenne qui est doté d’une législation spécifique sur le port des signes religieux peut être une explication ? Encore une exception hexagonale ? Le voile, dans le symbolisme orientaliste, est considéré comme un défi. Car il concerne les rapports entre l’Islam et l’Occident : « La plupart des théologiens de l’islam ne considèrent pas l’obligation pour les femmes croyantes de se couvrir les cheveux comme une prescription majeure. Cette coutume est pourtant devenue un symbole essentiel de l’Islam contemporain, signe du renouveau islamique. Depuis les années 1990, les débats en Europe se sont focalisés sur le voile des femmes musulmanes dans la vie publique. Le voile, signe pour certains de l’enfermement de la femme musulmane dans un univers traditionnel, de la ségrégation des sexes, est devenu pour d’autres un signe de la visibilité publique de l’Islam. » (Nilïfer Göle, Musulmans au quotidien Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015, p.154)
Régis Debray, une personnalité connue de la gauche française, dans son style lapidaire et ironique, remarque ainsi : « Les graves périls que nous voile le voile n’ont pas empêché l’opinion de zoomer sur ce léger symptôme… » (Régis Debray, Ce que nous voile le voile - La République et le sacré, Gallimard, 2004, p.13. ) Il semble que dans ce qui est caché par le voile, Debray, républicain, suppose ou constate un certain enjeu ou basculement « civilisationnel ». En France, la laïcité est considérée comme un « bouclier » qui est censé protéger. Mais protéger contre quoi, ce « bouclier laïque » ? En France, espace civique, privé, public, tout peut devenir l’objet du bouclier. Comment opérer alors la distinction entre un espace civique et un espace public ? : fêtes, procession, pèlerinage, réunions, lieux de célébration ou abattage rituel, habits, interdits alimentaires, le fait, dans les cantines scolaires, d’offrir un certain choix, du porc ou pas de porc – tout cela est susceptible de devenir un objet de litige, d’une interpellation pour non-respect de la laïcité. Et donc la présence d’une femme voilée a fortiori. Par exemple, dans une cérémonie de naturalisation peut-on exclure le port du voile ? Ou dans une bibliothèque publique le port de voile peut être prohibé ? Le port du voile peut-il être interdit dans le système pénitentiaire, comme signe d’appartenance ? Ou dans le système hospitalier public, comme exposant au risque d’un refus de soins ou d’examens par l’un ou l’autre sexe ? Pour refus d’IVG, ou de transfusion sanguine ? En France, on voit une tendance qui vise à stigmatiser les femmes voilées : il y a eu des actes d’agression. Et si un jour cette haine allait s’élargir jusqu’à exclure les jeunes filles voilées du métro, des cybercafés…
Comme symbole d’une altérité féminine, au-delà de la stigmatisation, ou d’un désir inavoué d’une exclusion des femmes musulmanes en France, le voile est devenu une réalité vivante de la société française. En ce sens, je pense que, philosopher sur le voile, est une bon manière d’interroger la modernité occidentale. Le débat est donc ouvert !

Mehmet Aydin