Littérature monde
Kafka ne termine pas son Château. Mais, selon Max Brod, dans les intentions de l’écrivain, le roman devait pourtant trouver une conclusion. K., le géomètre, aurait été sur son lit de mort, le Château aurait alors réitéré sa décision de n’accorder aucun droit à cet étranger. Et toutefois, eu égard à certaines circonstances, le Château consent quand même à K. de vivre et de travailler sur son sol.
Il est par trop facile de comparer la situation du géomètre à celle des milliers de « sans-papiers » d’aujourd’hui. Eux aussi sont, au mieux, tolérés, pour occuper des places à bas coût, et, sans droits, ils restent aux marges. Ils ne peuvent que rester sur le seuil.
Mais ce qui est intéressant c’est que, avec Kafka, l’étranger, l’« autre » n’est plus loin, là-bas, de l’autre côté des mers, mais ici, à nos côtés, aux marges, et néanmoins proches (de nous) : la littérature enregistre la nouvelle situation des hommes. Autrement-dit, la littérature européenne cesse de garder l’« autre » dans le registre de l’exotisme, de la découverte et de la conquête d’outre-mer. L’étranger n’est plus un Caliban, mais quelqu’un qui vit dans nos contrées.
Il est terrible de vivre, de penser, d’écrire aujourd’hui avec une mentalité du XIXème siècle, lorsque la littérature, comme nous l’avait enseigné le romantisme, incarnait l’identité d’une nation et négligeait une dimension internationale, ou plus précisément l’interdépendance humaine mondiale que la globalisation met enfin définitivement en acte. Il est nécessaire de forger une conscience – littéraire, philosophique, pédagogique aussi – sur la base des nouvelles dimensions spatiales que nous vivons. Autrement dit, nous nous posons cette question : la littérature peut-elle quitter notre monde familier et tranquille, ces frontières linguistiques et identitaires, notre langue maternelle, et occuper la nouvelle terre globale ?
Pour une littérature qui veut être à la hauteur de la globalisation, il y a un premier pas obligé. Comme nous l’a montré Edward Said, il s’agit, avant toute chose, de briser l’odieux « universalisme » qui lie notre culture « occidentale » à l’impérialisme, sans pour autant rétablir un lien entre culture et « lieu ». Ne pas être impérialiste en littérature signifie refuser l’essentialisation, l’identité, et s’investir dans un genre particulier d’énergie nomade, migratoire et antinarrative [1]. Etre à la hauteur de la globalisation c’est dire ce monde fluctuant, tendant à l’unification, mais aussi toujours « différent ». Etre à la hauteur de la globalisation ce n’est pas proclamer l’« idée » littéraire du monde, selon le modèle proposé par Goethe avec sa Weltliteratur, ou plus récemment par les tenants de la World literature. Ce serait encore être idéalistes, imaginer une « totalité » abstraite du réel. Il est nécessaire, au contraire, d’articuler le territoire et l’universel. Un territoire non identitaire, qui se configure, tout de suite, comme étant étranger, capable à la fois de faire fonctionner son potentiel de destitution à l’égard de la totalité-monde (en clair, de l’impérialisme) et de revendiquer son effet de liberté conçue comme un devenir multiple. Réécrire l’universalisme, la littérature mondiale sur la base de la différence, de la singularité, dépasser l’universalisme totalisant qui vise la neutralisation de la pluralité et des différences et, en même temps, combattre une politique et une littérature de la différence, vues dans une perspective purement identitaire et locale. Tout cela pourrait constituer un programme pour une littérature à la hauteur de la globalisation.
Stuart Hall parle à ce propos d’identités diasporiques, d’identités qui ne cessent de produire ou de se reproduire à travers l’hybridité. Les migrations impliquent une « nouvelle ethnicité », la construction de la subjectivité ne relève plus de la nation, de la race, ou de la couleur de la peau, mais de l’histoire, de la culture, de la politique. Alors, l’étranger ne se pose plus la question de savoir s’il est noir ou européen (c’est surtout le pouvoir qui le renvoie à sa soi-disant essence, comme il advient à K. chez Kafka). Il échappe à la logique binaire, à l’opposition mutuelle ou bien/ou bien (étranger ou bien intégré, assimilé) : il faut refuser le « ou » parce qu’il faut saisir toute la potentialité d’un « et » [2]. Une littérature à la hauteur de la globalisation saura que l’homme est migration infinie. Nous tous nous savons que nous ne pourrons jamais revenir à la maison et à notre langue maternelle.
Cette énergie nomade, migratoire, antinarrative explose chez Joyce. A la même époque que Kafka, il propose contre les formes opaques et étriquées de l’identité nationale (irlandaise) une déterritorialisation de la mer méditerranée vers la mer du nord. L’intellectuel irlandais nationaliste Stephen Dedalus est intéressant à plusieurs titres. Il refuse tout d’abord d’incarner, aux yeux des Anglais, une image exotique, l’objet des curiosités « scientifiques » ou folkloriques des indigènes, des habitants de l’île, comme cela est évident dès le premier chapitre, lorsqu’il discute avec Haines. Déjà, à ce titre, il rompt un topos de la littérature occidentale impérialiste. Or, sa colère contre l’Eglise catholique et l’Empire britannique « Non serviam ! », « Je ne serai pas esclave ! » est aussi d’un type nouveau. Le jeune artiste est totalement isolé, il n’est plus soutenu par d’autres Irlandais catholiques. Le seul homme à ses côtés c’est Bloom, le juif errant. C’est que Bloom ouvre l’horizon limité de la politique irlandaise de Stephen. Il ne s’agit pas toutefois d’une critique moralisatrice : l’Ulysse vise à trouver l’accord entre les deux positions, celle de la rébellion contre l’Eglise et l’Etat irlandais et celle de Bloom, moins concentrée sur le territoire, en somme la position de la différence et celle du Tout-Monde.
Dans un article sur Daniel Defoe, Joyce avait déjà présenté une critique virulente du lien entre la culture et l’impérialisme. L’écrivain irlandais est l’un des premiers qui, dans le sillon de Marx, voit en Robinson Crusoe le « véritable symbole de la conquête britannique », le « prototype du colonisateur », tout comme Vendredi est le « symbole des races soumises ». La littérature devient clairement la dénonciation de la fabrication économique du type impérialiste anglais car elle s’occupe des restes, des excédences de ce système, de ses confins, de ses sorties.
Joyce n’a pas simplement écrit autour de ces nouvelles énergies sans abri, décentrées et exiliques. Il en a été l’une des innombrables incarnations. A partir de 1904 il quitte sa terre natale et il n’y revient plus. Il devient un étranger à jamais, d’abord en Italie, puis en Suisse, enfin en France. Comme son personnage principal dans l’Ulysse, Joyce est un « nouveau-né, un pauvre immigrant étranger qui a commencé au plus bas comme passager clandestin et tente aujourd’hui de gagner honnêtement sa vie » [3].
Mais Joyce est décisif aussi pour une autre raison. Le texte sur Defoe a été écrit en italien [4]. Joyce est un écrivain du « Tout-Monde » ante litteram. Il ne pose pas seulement le problème d’une littérature sans frontières, ou plutôt contre les frontières imposées par le capital et ses appareils : son usage créatif d’une multiplicité de langues est un point capital pour une littérature postnationale. C’est évidemment toute la problématique de Finnegans Wake.
En fait, le vrai problème de Joyce c’est la création d’une nouvelle langue. Ce n’est pas celui de la reconstruction d’une langue originaire, c’est plutôt celui de la dissémination et de la dissolution des langues. Un voyage dans des langages qui sont libérés de leur origine, non pas ancrés en elle, et qui font donc bouger le chaos et le magma des signes. Des signes qui sont toujours pleins de nouveauté, comme la langue enfantine ou la langue parlée par les barbares dans les forêts de Vico. Or, le problème de la recherche de Joyce n’est nullement la forme. C’est une question politique qu’il agite. La nouvelle langue qu’il crée est la langue qui sera parlée dans un monde enfin commun [5].
Peut-on reprendre son geste aujourd’hui à l’époque de la globalisation des corps et des marchandises ? Faire une utilisation « multiple », « joycienne » de la littérature est aujourd’hui un acte politique dans la mesure où on fait exploser les frontières culturelles. Contre tous les discours identitaires, aujourd’hui à la mode des pouvoirs, il est indispensable de déterritorialiser les langues et les cultures, de prendre les distances d’une territorialité primitive abjecte. Le but de cette opération est d’enrayer la dimension « nationale » (identitaire) de la langue et de la littérature, pour les rendre « nomades » et les entraîner sur une « ligne de fuite » [6]. Non pas que la nouvelle langue devienne une sorte d’esperanto incompréhensible : la langue étrangère de l’exode il faut la greffer dans toutes langues maternelles qui par là même sont dessaisies de leurs pouvoirs identitaires en faisant de leurs locuteurs non pas des propriétaires du sol national, mais des passants d’autant plus amoureux du territoire qu’ils habitent, qu’ils le transforment avec la richesse - drame et puissance des passants des frontières et de leur langues en acte (forme et contenu).