Match de fous
Italie-Albanie est bien plus qu’un match quelconque, c’est un pont maritime qui a vu au fil des siècles de nombreuses épreuves de réussite et d’échecs de chaque côté. Parlant des côtes, les albanaises sont bien plus importantes, car il s’agit de la dernière frontière balkanique qui mène en Occident par le détroit d’Otrante avec l’île de Sazan [1].
Pourtant le projet d’acheminer les émigrants qui débarquent sur le sol italien vers le centre de Gjadër en Albanie par la traversée militaire de l’Adriatique, n’est pas un jeu de géostratégie entre deux régions. C’est du trafic racial et organisé d’êtres humains qui se déroule ouvertement entre des pays civilisés et qui sert à plusieurs fins.
Tout d’abord le projet italien déjà mis en route cherche à démoraliser toute entreprise conduite par des gens qui cherchent une goutte d’eau. Bien avant l’Italie, c’était l’Angleterre qui proposait d’amener les émigrants illégaux au Rwanda (Rwanda Asylum Plan, 2022), un projet qui a été arrêté last minute par un ping-pong de tribunaux et grâce au nouveau premier ministre Keir Starmer.
De toute façon le projet, le plan, l’entreprise ou bien l’idée qu’on peut commercialiser les émigrants reste valide pour le lendemain. Il suffit d’un petit conflit interne et de l’extrême droite au pouvoir pour manipuler encore plus l’opinion publique en l’incitant à chasser les émigrants. L’idée, ça serait de démoraliser l’émigrant par des accords entre gouvernements chasseurs – en fait l’émigrant s’en fout des accords ; il s’agirait de moraliser la force humaine de vivre par l’introduction des normes juridiques (émigrant illégal = vie illégale) qui se déplacent au-delà de la jurisprudence pour affecter et neutraliser nos mœurs – ce qui va dans le sens d’une régularité des mœurs grâce au régime des supplices imposés aux émigrants, l’élément perturbateur chez nous.
L’autre scandale est ce passage normalisé de la loi raciale à la vie sociale et quotidienne, qui devient de plus un plus une affaire étatique et politique. C’est un déjà-vu, les précurseurs du national-socialisme post Shoah qui ouvrent de nouveau le débat sur l’émigrant indésirable. L’Europe mourante peut bien digérer les étrangers, elle en a un besoin urgent, économiquement et culturellement. Donc ce n’est pas une question de mauvaise digestion ou d’invasion migratoire inintégrable. Son acte de démoralisation ouvre le chemin à un débat dangereux, à une neutralisation de toute résistance interne qui devrait chercher au-delà de cette fausse thématique de l’émigration la fin prochaine du monde libéral-capitaliste.
L’Europe s’ouvre à une solution détestable, inacceptable et inhumaine : pêcher en Sicile, envoyer en Albanie, traiter la viande derrière le rideau des casernes et des camps, puis renvoyer en Italie ou ailleurs, surtout ailleurs.
Les États européens persécutent des hommes libres car l’émigrant est un homme libre par excellence, pas au sens romantique mais au sens du réel, d’un réel qui ne fait pas partie des expériences civilisés. Il n’a pas un endroit fixe, pas de connections, pas de maison, pas de maître ni de travail, bref il est dépouillé de tout sauf du désir puissant de vivre à côté des autres, à côté de nous, de devenir nous par un acte vraiment révolutionnaire en dépassant toutes les barrières raciales et de classe. Tout simplement ces migrants ont la malchance de se trouver dans un monde renversé souvent et surtout par les puissants Occidentaux, et donc ils sont les méchants.
Mais l’Occident ne pourra jamais empêcher ou freiner l’émigration s’il ne s’oppose pas davantage à ses propres effets destructeurs dans le monde entier, s’il n’abolit pas son soutien aux gouvernements tyranniques. Le phénomène d’émigration n’est pas un sui generis mais une vieille histoire – la conséquence et l’effet des inégalités et des exploitations sur le maintien de l’ordre actuel. Cet effort de maintenir les choses en place passe aujourd’hui par l’introduction d’actes juridiques et de mesures punitives dont on sait bien où ils conduisent.
La semaine passée, le premier bateau militaire italien est arrivé au port de Shëngjin (Saint-Jean) avec 16 âmes errantes de Bangladesh et d’Égypte. Il y avait plus de militaires, de polices et de journalistes que les 800 kilos de viande vivante à commercialiser ouvertement à la télé. Puis, deux jours après le tribunal italien de Rome a déclaré nuls ces procédés et l’histoire prend l’allure d’un conflit juridico-politique en Italie. Le même bateau revient à Shëngjin, récupère les émigrants (dont des jeunes et malades) pour les reconduire en Italie.
Il aurait coûté moins cher à Melloni de payer les trafiquants pour les amener directement en Albanie. En vérité l’affaire n’est pas une question d’économie économique mais d’économie raciale, une immense publicité politique pour démontrer la puissance et la décision ferme de l’Italie de traiter l’émigration comme une merde à régler dans un pays de stockage merdique comme l’Albanie.
Au tout début quand Melloni et Rama venaient de parler de ce projet, il y a un an, les premières réactions de l’UE étaient assez méfiantes, surtout l’Allemagne posait des questions de principe. Mais dès que le bateau fut en Albanie, Scholz demanda au Premier ministre albanais de lui rendre le même service vis-à-vis des déchets allemands. De son côté, Von der Leyen déclarait que « l’UE devrait continuer à explorer des pistes possibles à suivre concernant l’idée de développer des centres de rapatriement en dehors de l’UE, notamment dans la perspective d’une nouvelle proposition législative sur les rapatriements. Avec le lancement des opérations prévues par le protocole Italie-Albanie, nous pourrons également tirer des leçons pratiques ».
Si on faisait une liste avec toutes les bonnes raisons pratiques qui fondent une telle démarche en apparence inutile, on ne trouverait rien de pratique. Économiquement, ce n’est pas soutenable, politiquement les centres en dehors de l’UE ne produisent aucun effet à long terme, techniquement cela ne règle pas le problème de l’émigration.
Quel est alors l’intérêt pratique de ce projet ? Je cherche à trouver une seule raison et je tombe de nouveau sur la déclaration de Von der Leyen : explorer des pistes, en dehors de l’UE, nouvelle proposition législative sur les rapatriements. Bref, l’UE est en train de tirer des leçons pratiques. C’est-à-dire tester et explorer la possibilité juridique, technique, politique et morale de gérer l’émigration (pas seulement !) dans une réalité probable de guerre. Il semble qu’il ne s’agisse pas des émigrants actuels mais de ceux à venir qui vont être encore plus nombreux, dans une réalité dystopique où les barrages actuels s’effondrent.
Le centre de Gjadër en Albanie est un Big Brother censé tester les capacités administratives de l’Europe dans une situation de conflit proche ou lointain au sens temporel et géographique. C’est une expérimentation qui teste plusieurs inconnues de demain : l’ordre juridique, le fonctionnement des institutions, les mouvements politiques, les résistances, les rapports entre États, l’infrastructure militaire, la crédibilité morale et la propagande démocratique. Ils sont en train de rédiger les derniers protocoles du Guantanamo & Auschwitz européen à venir et pour cela ils ont besoin d’un hôte étranger, loin de l’espace civilisé, chez qui effectuer un test à petite échelle.
Comme d’habitude, au début, on enferme les émigrants et les étrangers, puis les opposants politiques, les résistants et tous les ennemis d’un monde propre, pur et légal. C’est un projet pilote, une miniature destinée à tester la maitrise d’une des conséquences guerrières à venir, l’émigration. À l’état actuel le match Italie-Albanie déplace l’autorité de l’armée italienne en Albanie, pays de l’OTAN mais non de l’UE. C’est une autorité étrangère qui s’occupe des étrangers dans un pays étranger qui bouffe une petite part de souveraineté de l’Albanie. Mais le point important est le précédent juridique, la création d’un petit centre, puis l’élargissement de celui-ci dans plusieurs hubs en Albanie et ailleurs, puis les autorités locales ne peuvent plus gérer et demandent plus d’autorité et donc offrent plus d’autonomie et ainsi le pays tombe dans l’occupation technico-administrative d’un État étranger, dans ce cas-là de l’UE qui finalement s’élargit militairement elle aussi par l’intermédiaire d’une crise migratoire et donc humanitaire dont la cause est elle-même.
C’est ainsi que l’émigrant devient la cible préférée, le sujet à condamner pour toutes nos crises et folies, le prétexte à explorer et exploiter des territoires qui ne nous appartiennent pas. Il est à la fois la victime et le criminel dont il faut fouiller le corps et l’esprit au nom de la légalité pour établir le droit à le punir ou le protéger. Ces gens-là qui sortent du bateau italien sous la surveillance policière et médiatique pour passer quelques jours en Albanie, n’ont commis aucun action criminelle, ils sont toujours le bouc émissaire…
Julian Bejko
Le bateau arrive :
https://www.youtube.com/watch?v=xysisO52yQY&t=19s
Banderole contre le projet :