On ne gouverne pas à la persécution, mais au « partage »

, par Alain Brossat


Pour Jean-Pierre Dacheux

Si l’on entend réfléchir sur le statut des persécutions dans nos sociétés à partir de Foucault, alors il me semble que l’on pourrait commencer par cette proposition : dans ces sociétés, on ne gouverne pas durablement à la persécution, à la différence d’autres, peut-être ; le gouvernement des vivants, voire, en termes plus vagues, ce que Foucault appelle « les pouvoirs modernes », ne peuvent que malaisément intégrer le geste de persécution à ses calculs, stratégies et technologies destinées à assurer leur emprise sur les gouvernés – si ce n’est à titre ponctuel et sous un régime d’exception qui ne saurait être perpétué très longtemps. Ce trait pourrait, ceci étant à nouveau énoncé à titre hypothétique, constituer une ligne de partage entre ces pouvoirs modernes (en tant qu’ils sont modernes) et d’autres – pouvoirs d’antan, pouvoirs d’ailleurs. J’ai ici bien sûr en tête l’Inquisition qui me semble bel et bien avoir fonctionné durablement comme une institution, mise en œuvre par une structure de pouvoir distincte, et au détriment d’une population spécifiée, discriminée et destinée à la persécution.
Dans nos sociétés, comme Foucault le souligne au cours de la dernière leçon du Cours au Collège de France intitulé Sécurité, Territoire, Population, toutes sortes de gestes de séparation, de fragmentation, de partage, de hiérarchisation, de tri, d’assignation de places sont nécessaires pour que le corps social ou, plus exactement, la population soit gouvernable aux meilleures conditions. C’est la raison pour laquelle Foucault affirme, au rebours de lourdes évidences partagées : le racisme, ce n’est pas une question de mauvais héritage, ce n’est pas un problème d’idéologie, c’est avant tout une technologie de gouvernement. Un ensemble de dispositifs destinés à fragmenter le corps social pour créer les conditions optimales de sa gouvernabilité. On voit bien ici qu’il y a une limite à l’emprise que le gouvernement des vivants peut exercer, sans s’éloigner de son programme fondamental (« Faire vivre ! Laisser mourir ! ») sur la population inscrite dans les espaces administrés : les modes d’intervention qui sont mis en œuvre visent bien à « modeler » le matériau humain, à induire des conduites, à produire des répartitions, à imposer même certains types de contraintes, etc., mais en se retenant de mettre en œuvre des gestes dont l’effet massif et durable serait de porter atteinte violemment à l’intégrité des corps, d’exténuer, de terroriser, voire de vouer à sa perte, en tout ou en partie, le corps commun de cette population.
Bien sûr, occasionnellement, les gouvernants, les pouvoirs modernes, peuvent agir, de manière très violente, sous l’effet d’une menace réelle ou imaginaire, y compris contre une partie de leur propre population ; mais ce type d’action relève d’une décision ou d’une initiative face à un danger ponctuel – ce n’est pas, à proprement parler, un geste de gouvernement, une technique destinée à s’assurer de la docilité du corps social dans l’ordinaire des temps, ce n’est pas l’élément d’une structure gouvernementale, cela ne trouve pas sa place dans la forme institutionnelle de ce gouvernement. C’est un recours, toujours possible, naturellement, et que n’hésitent pas à pratiquer sous l’empire de l’état de nécessité réelle ou supposée y compris nos démocraties les plus pointilleuses quant à l’Etat de droit et aux libertés fondamentales ; mais l’expérience historique du XX° siècle nous montre bien que lorsque la persécution et la terreur sont intégrés au mode de gouvernement ordinaire des vivants, quand elles tendent à s’institutionnaliser et devenir routine, alors on passe en quelque sorte de l’autre côté du biopouvoir – le « faire vivre » des uns supposant désormais la persécution et le faire mourir des autres, ces pouvoirs se trouvent pris dans la spirale d’une thanatopolitique qui, à terme, les conduit eux-mêmes inexorablement à leur fin plus ou moins cataclysmique.
En d’autres termes, ce n’est pas en premier lieu au plan axiologique que les persécutions sont constamment litigieuses au regard des conditions de la « gouvernementalité » contemporaine (en tant qu’elles seraient incompatibles avec les valeurs et idéaux démocratiques) ; c’est d’abord qu’elles trouvent difficilement leur place dans les rationalités gouvernementales : on ne gouverne pas « rationnellement » un corps commun à la persécution lorsqu’on le destine en premier lieu à être durablement productif, et même dans un contexte de démobilisation partielle de la force de travail, on ne peut guère gouverner au consensus et faire vivre la fiction du « tous ensemble face à la crise » en mettant en œuvre des gestes hyperviolents, fussent-ils dirigés contre des groupes stigmatisés : avec toute leur apparente « popularité », les persécutions non pas ponctuelles mais pleinement assumées comme manifestation exemplaire de la politique de fermeture des frontières aux étrangers précaires, les persécutions contre les Roms conduites sous l’égide du ministre l’Intérieur Manuel Valls n’en contribuent pas moins distinctement au discrédit moral et politique des gouvernants en place parmi d’autres secteurs, plus éclairés, de la population.
On peut parfaitement soutenir, naturellement, que ces persécutions caractérisées entrent dans des calculs de gouvernement, qu’elles trouvent leur place dans un champ de rationalité, ceci dans la mesure même où elles visent à séduire les couches de la population rendues sensibles au discours xénophobe par les effets de ce qui se dénomme commodément « la crise » et qui est en premier lieu l’effet de la colonisation de la sphère politique par ceux que Bernard Aspe appelle les « militants de l’économie ». Mais, comme chacun peut aisément le constater, dans nos démocraties, ce mode de gouvernement, pour des raisons multiples, loin de tendre vers l’exemplarité, demeure constamment « limite », litigieux – qu’il tende à se durcir, à s’étendre, à devenir un élément structurel du gouvernement des vivants et ce n’est pas seulement « la démocratie » qui est en danger, mais tout le gestuel de la prise en charge des populations qui se trouve brouillé. Dès lors que les persécutions trouvent une forme d’institution, comme c’est le cas avec le régime nazi ou le régime stalinien, alors on entre dans un autre régime de gouvernementalité, où le gouvernement des vivants se trouve placé sous un énigmatique signe de mort ; ce pourrait être l’occasion de mentionner la dernière consigne de Hitler, avant son suicide dans son bunker berlinois : s’il s’avère que le peuple allemand s’est montré incapable d’imposer sa puissance et volonté de vie supérieure aux autres peuples européens, alors qu’il meure lui aussi, comme le derniers des peuples inférieurs !
Le fait que les persécutions se tiennent constamment sur le bord litigieux du gouvernement des vivants, dans nos sociétés, est la raison pour laquelle, sans doute, l’analytique du pouvoir (des pouvoirs modernes) foucaldienne ne s’y arrête pas beaucoup. On pourrait même s’étonner, au prix d’un léger anachronisme, du peu d’attention qu’il prête, lorsqu’il parle du racisme, des violences politiques et historiques au XX° siècle, aux persécutions raciales subies par les Juifs et les Tsiganes pendant la seconde guerre mondiale. Mais c’est que pour lui, le « geste obscur » enraciné dans le cœur de notre culture d’Occident (je reprends ici sa terminologie sans la discuter, ce à quoi on pourrait parfaitement s’atteler), ce n’est pas la persécution, c’est le partage. Ce fil court distinctement de l’Histoire de la folie à ses réflexions sur le racisme et les techniques de fragmentation destinées à assurer le gouvernement du vivant humain. Contrairement à ce que l’on imagine souvent, à partir de souvenirs de lecture un peu brumeux de l’Histoire de la folie, le mot clé ou le signifiant majeur n’y est pas exclusion, mais bien partage, d’un bout à l’autre du livre.
La richesse et la diversité des expressions où entre en composition le mot partage dans ce livre est impressionnante : « ligne de partage » tracée entre le fou et la pensée par Descartes, « pouvoir éthique de partage » dont se dote la communauté de travail, « partage encore mal assuré » produit par l’enfermement, « partage sauveur » « que recouvre le geste de l’internement », « partage sans recours » opéré par l’Age classique et dont fait l’objet la folie, « nouveau partage » sur lequel se fonde l’intensification des pratiques d’internement au XVIII° siècle – c’est d’ailleurs là le titre du chapitre II de la troisième partie du livre.
Le terme partage désigne tout au long de l’Histoire de la folie ce que Foucault nomme un geste et qui est constamment entendu, faut-il le préciser, dans le sens de séparation et non pas dans celui de mise en commun, ce mot étant en français, comme chacun sait, parfaitement amphibologique. Le geste de partager veut dire précisément, ici, tracer une ligne, comme on le voit dans les emplois suivants : « Travail et oisiveté ont tracé dans le monde classique une ligne de partage qui s’est substituée à la grande exclusion de la lèpre ». On voit bien que le geste du partage que Foucault perçoit encore, dans l’Histoire de la folie, comme enraciné dans les sensibilités culturelles de l’Europe occidentale, est beaucoup plus ample et englobant que celui de l’exclusion proprement dite qu’il associe surtout à la figure antérieure du « traitement » de la lèpre par bannissement. Le geste du partage se décline en une pléthore de sous-gestes, avec les dispositifs correspondants, dont l’évocation parcourt les pages du livre – exil, proscription, bannissement, enfermement, internement, clôture, et aussi, bien sûr, exclusion.
Mais, dans l’Histoire de la folie, Foucault pointe déjà, comme il le fera à nouveau dans son cours au Collège de France sur la société punitive (1972-73), ce qu’a d’insuffisant, voire d’approximatif le terme d’exclusion : l’enfermement des fous et assimilés à l’Age classique est certes une forme d’exclusion, note-t-il, mais c’est aussi bien une façon d’organiser la folie, l’internement, dit-il, a un « rôle positif d’organisation », alors même que l’exclusion est toute entière entendue sur le versant du négatif, de la négation de celui qui en fait les frais.
A l’évidence, donc, le partage, dans toutes ses déclinaisons, est pour Foucault un geste stratégique du pouvoir, dans nos sociétés – on le voit à l’œuvre dans des configurations très variables – celle du Grand Renfermement au temps de l’Hôpital général, celle des internements massifs et des proscriptions au XVIII°, celle de l’invention de l’espace asilaire au XIX° siècle, celle enfin de l’invention et de la promotion du racisme comme technologie de pouvoir procédant par fragmentation au XIX° et au XX° siècle... Ce geste, il l’associe volontiers, directement ou indirectement, à l’adjectif « obscur » – un autre mot-clé de l’Histoire de la folie...
Que nous suggère cette association ? Que, dans la configuration de l’Age classique et bien au-delà même, les pouvoirs qui enferment, partagent, relèguent, exilent la folie et ce qui s’y associe plus ou moins « librement », ne savent pas tout à fait ce qu’ils font, qu’ils agissent en sujets « décentrés » – c’est-à-dire en agents de « structures » (Foucault parle de l’internement comme d’une structure au début de l’Histoire de la folie), emportés qu’ils sont par des sensibilités surgissant des tréfonds du terreau culturel, et otages aussi bien des discontinuités que souligne, dans le livre la récurrence d’ expressions dont le modèle est le fameux « d’un jour sur l’autre ou presque ».
Mais alors comment, dans la suite du travail de Foucault sur les pouvoirs, singulièrement ce qu’il nomme « les pouvoirs modernes », cette connotation du geste du partage du côté de l’obscur pourra-t-elle être, sans tomber dans le travers d’une lecture historiciste de son œuvre, rendue compatible avec le grand motif des calculs, des rationalités, des dispositifs et mécanismes qui se rattachent, des tactiques et des stratégies – autant de termes qui donnent corps à la notion d’un pouvoir qui n’agit pas par impulsion mais par raisonnement et en se projetant sur le long terme ?
Le terme geste qui revient avec insistance dans certains passages de l’Histoire de la folie rend très sensible l’indécision sur laquelle j’aimerais ici attirer l’attention en passant : ce qui caractérise un geste, c’est bien en premier lieu qu’il relève plus fréquemment d’un automatisme que d’une décision mûrement réfléchie. Mais alors, qualifier de « geste obscur » celui qui prévaut au Grand Renfermement (et qui repose bel et bien sur des décisions de pouvoir et suppose la mise en place de toutes sortes de mesures conséquentes et de dispositifs associés), est-ce suggérer que les gouvernants qui l’effectuent sont eux-mêmes gouvernés ou habités par une puissance sans nom qui les enveloppe et les met en mouvement ? Ceci à la différence des pouvoirs modernes, que Foucault oppose au pouvoir de souveraineté, et qui, eux, en entrant dans le temps de la rationalisation, prendraient en charge en toute connaissance de cause (froidement, cyniquement) la part d’obscurité du geste du partage – telle qu’on l’identifie, par exemple, aujourd’hui, dans la xénophobie d’Etat ?
Lorsqu’on passe du temps du « geste obscur » à celui de la « gouvernementalité » qui est indissociable de la rationalisation des modes de gouvernement des populations, est-ce que l’on change radicalement d’époque, en termes de gestes liés à l’exercice du pouvoir ou bien est-ce plutôt dans le mode de problématisation de ces gestes par Foucault qu’un déplacement se produit ?
On remarquera en effet que le passage d’une modalité à l’autre n’est nullement réductible aux conditions de l’opposition entre pouvoir de souveraineté et pouvoirs modernes ou temps des disciplines, biopouvoir, opposition que Foucault fait par ailleurs si souvent jouer dans de grands textes comme La volonté de savoir ou Surveiller et punir : après tout, dans l’Histoire de la folie, le motif de la souveraineté, du geste souverain, n’est pas particulièrement mis en avant, le Grand Renfermement et l’internement ultérieur n’ont pas particulièrement l’éclat dramatique du geste souverain, par contraste avec la cérémonie des supplices ; ce sont plutôt, déjà, des gestes de police et d’administration référés, dans ce livre, à des sensibilités culturelles, à des dispositions ou attitudes sociales plutôt qu’au décret du souverain.

Le problème autour duquel je tourne maladroitement depuis un moment est à mon avis d’une importance réelle pour qui s’efforce de mettre ses pas dans ceux de l’analytique du pouvoir de Foucault : est-ce plutôt en continu ou en discontinu que ce dernier pense le partage (et ses « dépendances ») comme l’un des gestes premiers du pouvoir dans nos sociétés ? Et, dans la suite de cette question, survient aussitôt une autre : dans quelle mesure et dans quelle forme de continuité ou discontinuité ce geste peut-il être considéré comme structurant (en matière de formes et de pratiques de pouvoir) et producteur de formes institutionnelles) – « instituant », donc, à ce titre ? On trouve dans l’Histoire de la folie une très belle citation qui, sans doute, éclaire cette question, mais sans la résoudre d’aucune manière. Foucault y statue, juste en passant, que « la continuité n’est que le phénomène d’une discontinuité [je souligne, A.B.] » (p. 120). Ainsi, c’est dans l’état de discontinuité radicale et constitutive des formations historiques et culturelles que pourrait être repérée la continuité de ce geste du partage qui instruit des pratiques aussi diverses que l’enfermement de jadis ou le ciblage en vue de l’expulsion d’aujourd’hui...

Si l’on entreprenait d’écrire une généalogie des gestes de pouvoir et de gouvernement dans nos sociétés, depuis l’Age classique, ce ne pourrait donc être qu’en plaçant tout élément de continuité supposée sous condition de la discontinuité. Ce qui veut dire, par exemple, qu’il n’y aurait guère de sens à tenter d’écrire une histoire de la persécution, continue et homogène, dans ces sociétés. Ce qui se repère bien, en revanche, ce sont des points d’intensification, parfois extrêmes, des pratiques de pouvoir, des prises sur les corps, qui, singulièrement, viennent jeter un éclairage sur ce jeu du continu et du discontinu. Là où, dans les sociétés européennes des XIX° et XX° siècle, le gouvernement des corps, le contrôle des conduites et leur encadrement, tout le domaine du disciplinaire, bref tout ce qui s’inscrit dans l’horizon de l’investissement des populations par le pouvoir en vue de leur devenir productif (et gouvernable aussi), va basculer dans un autre geste, de manière ponctuelle, circonstanciée – un geste de persécution, toujours ciblé et donc placé sous une double condition de discontinuité et d’hétérogénéité.
On le voit bien aujourd’hui : les persécutions effectives dont font les frais les Roms venus de l’autre Europe en France, relèvent bien d’une politique au sens où elles sont le fait de l’Etat, des gouvernants, de l’administration ; cette politique consiste à isoler, parmi cette population flottante et variée que constituent les étrangers vivant dans des conditions précaires, un groupe tout à fait spécifique – ce ne sont pas tous ceux qui sont susceptibles d’être désignés comme « gens du voyage » qui sont soumis massivement à la violence persécutrice de l’Etat (destruction de l’habitat précaire, déplacements forcés, expulsions brutales, séparation des familles, non reconnaissance des droits sociaux, etc.). Ce sont des groupes précisément ciblés et stigmatisés, mis au ban selon des critères spécifiques (nationalité et appartenance au peuple rom). Mais en même temps, dans cela même qu’elles ont de spécifique, ces persécutions visent une certaines forme d’exemplarité (elles sont l’enseigne de la politique sécuritaire et d’une certaine xénophobie d’Etat), elles continuent dans le mouvement même où elles discontinuent – ce que saisissent bien ceux qui, pour les dénoncer, parlent de « pratiques qui en rappellent d’autres » et susceptibles de réveiller, en quelque sorte, d’autres périodes, de sinistre mémoire.
D’autre part encore, si la persécution franche, ouverte et massive des Roms venus de l’Est européen est distincte du sort réservé aux étrangers pauvres et précaires (y compris « en situation irrégulière) en général, une partie importante de ces derniers étant employable et intégrée à l’appareil productif (alors que ces Roms, eux, sont considérés comme une catégorie non employable et parasitaire), on pourrait tout aussi bien soutenir que ces persécutions trouvent leur place tout au bout de la chaîne d’un ensemble de pratiques discriminatoires et répressives, découlant du geste du partage dont font l’objet les étrangers en général, les étrangers pauvres plus particulièrement, les étrangers « en situation irrégulière » davantage encore – selon donc une modalité de gouvernement de la population étrangère visant à introduire toutes sortes de degrés et d’éléments de différenciation modulés dans un continuum fondé sur le geste de la séparation et dont, au fond, le harcèlement policier auquel sont soumis les Roms ne constituerait que l’acmé...

Ce qui me semble clair, c’est que dans la perspective de Foucault, le recours à la persécution dans les sociétés modernes occidentales en tant que moyen ou technique de gouvernement signale une sorte de passage à la limite en forme de basculement distinct dans une autre modalité de l’exercice du pouvoir ou de pratique gouvernementale. Prenons par exemple le cours du 17 mars 1976, dans lequel Foucault traite de la question des rapports entre racisme et bio-pouvoir. Le racisme, dit-il, dans nos sociétés, « c’est, d’abord, le moyen d’introduire (…) dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir ». Il s’agit, en produisant « la hiérarchie des races, la qualification de certaines races comme bonnes et d’autres, au contraire, comme inférieures (…) de fragmenter ce champ du biologique que le pouvoir a pris en charge (…) de décaler, à l’intérieur de la population, des groupes les uns par rapport aux autres (…) de subdiviser l’espèce ».
Si on lit attentivement ce texte, on voit bien que quand Foucault évoque « ce qui doit mourir », il parle d’une sorte de point limite : ce qu’il a en vue, comme il le précise un peu plus loin, c’est une forme d’ « exposition à la mort » dont on peut dire qu’elle va se manifester, avec des degrés d’intensité variable, des premiers gestes tendant à la fragmentation sociale en mobilisant l’indice de la race aux persécutions ouvertes, massives, débouchant sur la mise à mort, sur les exterminations et culminant avec le génocide. Pour lui, ce racisme, entendu comme technologie de pouvoir consistant à « multiplier pour certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l’expulsion, le rejet, etc. » est chevillé au corps de toute espèce de pouvoir moderne – y compris nos démocraties, donc, dont Foucault rappelle au passage le passé colonisateur si étroitement lié au racisme biologique.
Cependant, insiste-t-il, lorsqu’un pouvoir va adopter les persécutions comme mode de gouvernement, en démultipliant le droit de tuer et d’exposer à la mort une partie de la population et en faisant de ces persécutions une condition de la protection de la vie de la partie réputée lebenswürdig, digne de vivre, de la population, alors l’Etat ouvertement raciste, l’Etat meurtrier sort en quelque sort des rails du bio-pouvoir pour devenir ce que Foucault désigne comme un « Etat suicidaire ». Certes, dit-il, « ce jeu est inscrit effectivement dans le fonctionnement de tous les Etats », mais « seul le nazisme a poussé jusqu’au paroxysme le jeu entre le droit souverain de tuer et les mécanismes du bio-pouvoir ». Et l’on voit bien ici que l’établissement des persécutions au centre d’un dispositif de pouvoir agit comme le révélateur d’une bifurcation : ce n’est plus le « faire vivre », la prise en charge de la vie collective de la population qui constitue alors la ligne d’horizon du pouvoir en question – c’est la mort – celle des autres, de ses ennemis réels ou imaginaires, mais aussi bien, la sienne propre... Ce n’est donc pas seulement que les persécutions ne font pas très bon ménage avec le paradigme de la rationalisation, tel que celui-ci est établi au cœur des techniques du gouvernement des vivants dans nos sociétés, c’est aussi que le recours massif à celles-ci tend inexorablement à saper les fondements même du premier lorsque « le vieux pouvoir souverain de tuer » revient en quelque sorte infiltrer et saturer la biopolitique et convertit celle-ci en thanatopolitique.

Il me semble que « dans des sociétés comme les nôtres » – modernes, développées, industrielles, urbaines, complexes, ouvertes, etc. – pour recourir à un syntagme typiquement foucaldien, le surgissement de persécutions massives est avant tout lié à des moments de crise intense, à des moments d’effondrement ou des circonstances catastrophiques ; qu’il est donc plutôt ponctuel qu’inscrit durablement dans les structures même du gouvernement des vivants. Que ce phénomène surgisse des tréfonds d’une société atteinte dans son intégrité et déboussolée ou bien qu’il soit déclenché par l’autorité puis relayé par différentes instances sociales, il donne lieu à l’apparition d’interactions variables et complexes entre gouvernants et gouvernés – mais dont le propre, en tout cas, est de rendre inopérante une approche, disons, platement hobbesienne de la question. Dans de telles circonstances, il n’est pas rare que le souverain ou ce qui en tient lieu jette de l’huile sur le feu et agisse donc comme facteur de désordre et de violence, plutôt qu’il ne joue le rôle de garant de la paix civile et de l’ordre légal. Je voudrais donc pour finir prendre un exemple qui me semble constituer l’antipode des persécutions nazies.

Le 1er septembre 1923, se produit à Tokyo et Yokohama un séisme de grande envergure qui déclenche d’innombrables incendies dans cette zone densément peuplée et a pour effet que des centaines de milliers de sans abri terrorisés se mettent à errer parmi les ruines, cherchant un refuge précaire dans les parcs, se mettant en quête de moyens de transport pour fuir les zones sinistrées, tandis que les répliques du tremblement de terre ne cessent d’accroître la panique. « Tokyo et Yokohama s’étaient transformés en un univers bruissant de rumeurs insensées et elles circulaient aussi dans les régions qui n’avaient pas été touchées par le séisme », note l’écrivain Akira Yoshimura dans son classique Le grand Tremblement de terre du Kantô (Actes Sud).
Très vite, ces rumeurs vont se focaliser sur, ou plutôt contre les Coréens. Après avoir été un protectorat japonais, la Corée a été annexée en 1910 – contre le gré de sa population, ce qui a donné lieu à des émeutes populaires et à l’assassinat du résident général japonais en Corée, par un Coréen. Dans le même temps, de nombreux ouvriers coréens viennent travailler au Japon où ils sont durement exploités et toutes leurs tentatives faites pour s’organiser, syndicalement, politiquement, sont réprimées sans faiblesse par les autorités japonaises.
Pour toutes ces raisons, dit Yoshimura, « ce n’est pas mentir que d’affirmer que les Japonais éprouvaient un certain sentiment de culpabilité vis-à-vis des Coréens ». A l’épreuve du désastre que subit alors la population du Kantô, ce sentiment ambigu, nourri par la situation coloniale, va se « convertir » à peu près instantanément en une vive disposition à la persécution de ceux qui sont en position de victimes dans la relation coloniale. Dans le flux des rumeurs qui circulent parmi la population des réfugiés, l’une d’entre elle va grossir rapidement, éclipsant les autres : les Coréens allument des incendies pour se venger de la perte de leur indépendance et des duretés de l’exploitation qu’ils subissent au Japon ! Ils empoisonnent les puits, ils massacrent les Japonais là où ils le peuvent ! Cette folle rumeur se répand comme une traînée de poudre, bien au delà des zones directement touchées par le séisme. Des milices d’autodéfense se mettent en place, munies d’un armement hétéroclite, qui s’en prennent violemment aux Coréens ou à des Japonais identifiés à tort comme tels, elles les battent, les tuent. Des « nouvelles » apocalyptiques acquièrent en quelques heures le statut de faits avérés – ainsi, les Coréens inscriraient sur les portes des signes destinés à désigner les familles à massacrer (le modèle de la St Barthélémy) – des inscriptions à la craie qui sont, en réalité et depuis toujours celles que les livreurs de lait font sur les maisons...
Le chaos s’accroissant sans cesse avec ces massacres, l’autorité va proclamer la loi martiale dans la région de Tokyo – mais, choses piquante, en mettant l’accent sur la nécessité d’une surveillance particulière des Coréens, dont en accréditant la folle rumeur... Commentaire lapidaire de Yoshimura : « Un bruit sans fondement parti de Yokohama devint une rumeur assourdissante que l’armée et les autorités propagèrent dans le pays tout entier ». Les journaux, à leur tour, y compris les plus grands comme le fameux Asahi qui continue aujourd’hui à faire autorité, relaient le bobard mortifère, contribuant ainsi à étendre les persécutions. Partout, relève l’écrivain, « la police arrêta des Coréens, sans découvrir aucun élément suspect malgré les interrogatoires qu’elle leur fit subir. Il fallut une bonne semaine pour que les autorités commencent à faire machine arrière et à intervenir pour désarmer les milices. Mais, ajoute Yoshimura, « la population continuait cependant à y accorder foi [à la rumeur, A.B.] et à redouter les attaques de Coréens, les miliciens à contrôler les personnes suspectes à leurs yeux, et les agressions contre les Coréens se multiplièrent dans tout le pays ».

On mesure assez bien, je pense, à ce cas exemplaire, à la fois tout ce qui sépare des persécutions massives de ce type d’un mode de gouvernement régulier des populations dans « des sociétés comme la nôtre ». Mais, en même temps, on voit bien ce qui est susceptible de les faire entrer en composition ponctuellement dans la reprise en main de la société par les gouvernants, lorsqu’est intervenue une irrégularité majeure. On pourrait arriver à peu près aux mêmes conclusions en réfléchissant sur le phénomène des femmes tondues en France à la charnière de l’Occupation et d le Libération. Mais, ayant jadis longuement travaillé sur cette question et détestant, en émule discipliné de Foucault, repasser les plats, je m’arrêterai au seuil d’un rapprochement entre les deux exemples, préférant en rester à ce détour exotique par le Japon – une excursion qui, je l’espère, ne nous a pas éloignés de notre sujet.