Origines et mutations de la xénophobie d’État : sur le cas français
« Accueil » : un beau vocable, assurément... Aujourd’hui galvaudé parce que presque toujours employé en étant mis au service d’orientations publiques qui, contrairement aux affirmations de leurs promoteurs, sont fondées sur l’inhospitalité car elles sont destinées à trier, à refouler et à décourager les étranger-e-s visés.
La mythologie nationale-républicaine et l’exceptionnalisme cocardier reposent, entre autres, sur cette croyance : la Révolution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 ayant établi – art. 120 – : « le peuple français (…) donne l’asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté », l’Hexagone serait ainsi devenu une douce terre d’accueil.
Les conventionnels ont posé le principe ; au-delà de différences certaines, leurs successeurs auraient poursuivi dans cette voie en faisant de ce pays l’expression « d’une fraternité vivante ». Si Jules Michelet, l’auteur de ces lignes, accorde une importance particulière à la période révolutionnaire, il précise que cette tradition remarquable à des origines plus prestigieuses encore. Selon lui, elles se trouvent dans la Rome antique et le christianisme ce qui explique la précocité des coutumes libérales du pays. De « Charlemagne » à « Saint-Louis », « de Louis XIV à Napoléon », la « France de l’humanité » a toujours été « l’asile du monde » où les hommes viennent se « réfugier » en avouant « tacitement que c’est ici la patrie de l’universel [1] », écrit-il en conclusion Admirable généalogie, assurément, ou comment un historien célèbre se fait mythologue de la grande nation.
En 1950, le fondateur de la science politique française, André Siegfried, qui tout au long de sa brillante carrière a sondé avec obstination l’âme de nombreux peuples, leste cette antienne de considérations politico-psychologiques. On découvre ainsi que, fidèle à l’histoire de son pays, le « Français » est un être d’exception toujours prêt à « se faire le champion des droits de l’homme » car, « sans effort », il respecte l’autre « quelle que soit sa classe, sa race » et « sa couleur. » De là cette situation qui confirme la position exceptionnelle de la France : « quand la personne humaine est menacée, quand les droits de l’individu, quand la liberté de penser sont en péril, c’est » toujours vers elle « qu’on se tourne. [2] »
Inutile d’illustrer ces propositions générales par des exemples. Depuis longtemps établis par de nombreux historiens, ces constats sont désormais d’évidence et leur formulation à dessein synthétique suffit pour leur conférer le statut de vérité incontestable : l’Hexagone est le pays de la fraternité. Comme souvent, l’écholalie doxique a ceci de précieux qu’elle dispense ses adeptes de mobiliser des éléments factuels et précis à l’appui de leurs assertions. La répétition, ici renforcée par le prestige académique de son auteur, confirme la réalité de ces dernières.
Aujourd’hui, ces opinions sont d’autant plus répandues que les responsables politiques de tout bord n’ont de cesse de les répéter pour accréditer la thèse selon laquelle, en dépit d’une fermeté jugée indispensable à la défense de l’ordre public, ils savent aussi faire preuve d’humanité. Grâce à eux, la France demeure ainsi une contrée accueillante. Des essayistes paresseux et pressés, qui ignorent l’histoire des immigrations et des réfugiés, débitent avec assurance les mêmes lieux communs.
À la différence des Etats-Unis qui, en proie à la xénophobie et au racisme, érigent des murs pour empêcher les migrants d’Amérique latine d’accéder à leur territoire, séparent les enfants des parents et soumettent les uns et les autres à des pratiques indignes d’une grande démocratie, l’Hexagone est fidèle à son « art de vivre » caractérisé par « la tolérance », « la liberté [3] » et l’accueil qu’il accorde aux étrangers, soutient le graphomane-idéologue Pascal Bruckner.
Accueil : un beau vocable, assurément, aujourd’hui galvaudé parce que presque toujours employé en étant mis au service d’orientations publiques qui, contrairement aux affirmations de leurs promoteurs, sont fondées sur l’inhospitalité car elles sont destinées à trier, à refouler et à décourager les étranger-e-s visés. Emondé de sa fraternité ou plutôt de son adelphité attachée à sa signification initiale, le mot accueil est devenu un élément de langage, qui n’engage à rien, car sa fonction n’est plus de désigner de façon adéquate la réalité mais de l’occulter ou de l’euphémiser en faisant croire qu’elle est conforme à ce qu’il suggère. Politique est cette opération de corruption du langage qui s’apparente à de la propagande destinée à travailler l’opinion publique.
De même que R. Barthes a analysé, en 1957, une « grammaire africaine », entendue comme l’ensemble des vocables et des syntagmes mobilisés par le pouvoir pour évoquer les « événements d’Algérie », il existe aujourd’hui une grammaire et un vocabulaire officiels propres à la politique mise en œuvre à l’encontre des immigré-e s et des demandeurs d’asile. Dans les deux cas, ce langage est « chargé (…) de donner à un réel cynique » et à des considérations opportunistes, « la caution d’une morale noble [4] » prétendument conforme aux valeurs républicaines. Contre ces dévoiements terminologiques, qui sont l’expression publique de dévoiements idéologiques, il est indispensable de rétablir le sens des mots.
Politique est ce dessein qui est aussi un acte de résistance à l’air du temps et à l’altération du vocabulaire. Pour modeste qu’il soit, cet acte permet de rappeler ceci : l’accueil, indissociable de l’hospitalité dont il est la manifestation première, suppose d’accorder des égards et des regards, des attentions donc à ceux qui se présentent. Grâce à ces civilités et à quelques paroles échangées, ils sont reconnus comme des semblables et, bienvenus, ils deviennent ainsi les hôtes de leurs hôtes puisque ce mot désigne à la fois celui qui est accueilli et celui qui accueille. De plus, l’étymologie en atteste, hostire signifie aussi égaliser, et tous s’appréhendent comme des égaux unis par les liens qui viennent d’être établis ; les uns bénéficiant de l’hospitalité accordée, les autres l’offrant.
Ethique est cette hospitalité pratiquée par celles et ceux qui aident les « sans-papiers » et les migrants, et prennent soin d’eux. Elle est aussi politique : secourir, loger et nourrir ces étrangers, les soutenir dans le dédale des démarches multiples qui leur sont imposées à dessein et exiger leur régularisation, c’est se dresser contre les représentations dominantes, les orientations de l’Etat et les pouvoirs exorbitants de nombreuses administrations. Dans le champ politique et juridique, l’accueil exige d’assurer aux immigrés et aux demandeurs d’asile des conditions d’existence humaines et dignes, et de faire droit à leurs requêtes diverses. C’est à cette aune qu’il faut apprécier l’histoire des réfugié-e-s et la situation qui est aujourd’hui la leur.
Ancienne est cette histoire. Même si elle ne débute pas le 12 novembre 1938, cette date n’en est pas moins un tournant majeur. Pour la première fois dans l’Hexagone, un décret-loi du gouvernement Daladier, élaboré par les services du ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, qui fut gouverneur général de l’Indochine et plusieurs fois ministre des Colonies, étend l’internement administratif aux étrangers après qu’il ait été appliqué aux « indigènes » des possessions françaises. Bien placé pour savoir ce qu’il en est de la législation coloniale, ce responsable politique invoque, classiquement les impératifs de la « sécurité nationale » et de la « protection de l’ordre public » pour justifier le recours à cette mesure administrative que la majorité des juristes sait être d’exception.
Désormais, il est possible de placer les étrangers, qualifiés « d’indésirables » et alors qu’ils n’ont violé aucune disposition, dans des camps nommés « centres spécialisés ». Véritable « loi des suspects [5] », note l’historien D. Peschanski, puisque les causes de l’internement ne sont pas liées à la commission d’un délit ou d’un crime mais à la seule condition d’étranger dont la dangerosité est indexée sur le nombre et/ou sur des opinions politiques, réelles ou imputées. Depuis longtemps déjà, et plus encore à la suite de la crise de 1929, beaucoup de spécialistes, comme Georges Mauco, et de responsables estiment que l’immigration, souvent décrite comme une invasion, est la source de maux multiples et graves qui nuisent « à la raison, à l’esprit de finesse, à la prudence et au sens de la mesure qui caractérisent le Français [6] ». Il fallait donc agir ; c’est maintenant chose faite.
En 1939, les premières victimes de l’internement administratif sont les 450 000 républicains de l’Etat espagnol qui, fuyant les troupes du général Franco, ont gagné l’Hexagone où ils sont presque aussitôt regroupés dans les camps de Saint-Cyprien, d’Argelès et de Gurs, notamment. Entre février et juillet 1939, 15 000 d’entre eux meurent à cause de conditions sanitaires et alimentaires déplorables [7].
Pour diverses raisons, liées entre autres à la situation catastrophique de ces camps largement improvisés, plus de 300 000 de ces réfugiés regagnent leur pays d’origine et plusieurs dizaines de milliers décident, compte tenu des traitements auxquels ils ont été soumis en France, de poursuivre leur périple vers le Mexique, la République dominicaine et le Chili. Autant d’événements où s’affirme non une politique d’accueil mais une xénophobie élitaire devenue politique publique et xénophobie d’Etat. En 1940, puis au cours de la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy a maintenu, utilisé et parfois durci les dispositions adoptées sous la Troisième République [8].
Soit mais la Libération, le rétablissement des institutions républicaines et le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ont permis de rompre avec ces politiques et de réaffirmer ce principe : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République. » Fort de ce texte et d’exemples célèbres : l’accueil des réfugiés chiliens après le coup d’Etat de Pinochet le 11 septembre 1973, des Argentins pour des raisons identiques : l’instauration de la dictature par le général Videla le 24 mars 1976 [9], et enfin l’accueil des « boat people », des Vietnamiens et des Cambodgiens principalement en 1979, mythologues et gouvernants soutiennent que ce sont là autant de preuves de la fidélité de la France à ses glorieuses traditions.
Il n’en est rien ; il s’agit d’exceptions qui confirment la règle d’une inhospitalité d’Etat momentanément suspendue en raison d’une conjoncture internationale et nationale particulière [10]. À preuve, cette “générosité” publique fut limitée à des catégories spécifiques de réfugiés puisqu’elle s’est conjointe avec le rejet massif des demandes d’asile déposées par des ressortissants africains qui sont déboutés à 95% [11].
L’ensemble révèle l’existence d’un double standard politique et juridique qui conduit à l’application d’orientations libérales et quelquefois soucieuses de l’accueil pour les “bons” réfugiés et les “bons” étrangers – les Européens principalement – sur fond « d’arrière-pensée nataliste », cependant que des mesures restrictives sont appliquées à l’encontre des Noirs et des Maghrébins. Eux subissent « ségrégation et rejet, dans la plus pure tradition du racisme colonial [12] », écrit Félix Guattari en 1981 qui souligne ainsi certaines continuités entre le traitement imposé moins de vingt ans plus tôt aux « Français musulmans d’Algérie » et aux Africains, et celui dont sont toujours victimes les jeunes français et les étrangers issus des anciens territoires de l’empire. Arbitraire administratif et policier, violences des forces de l’ordre, discriminations, stigmatisation et expulsions sont leur lot quotidien.
L’actualité le confirme. Pour la première fois depuis sa création par une directive de l’Union européenne du 20 juillet 2001, la protection temporaire a été appliquée aux réfugiés ukrainiens. Elaborée dans les années qui ont suivi la guerre en Yougoslavie, cette directive établit une « procédure exceptionnelle » destinée à faire face à un « afflux massif, actuel ou imminent de personnes déplacées [13] » en leur accordant une protection et de nombreuses prérogatives. Droit au séjour, qui se concrétise par la délivrance immédiate d’un document attestant la situation régulière de son titulaire, droit à l’allocation de demandeur d’asile, au travail, à l’hébergement, à un accompagnement social, à la scolarité pour les enfants et à une formation linguistique, telles sont les prérogatives principales accordées aux personnes concernées. L’ensemble déroge à la procédure normale de l’asile qui est beaucoup plus longue et complexe [14].
Dès le 3 mars 2022, le conseil des ministres de l’UE se prononce, à l’unanimité, en faveur de l’application de la directive précitée aux Ukrainiens qui fuient leur pays en raison du conflit déclenché par la Russie. Trois millions d’entre eux bénéficient ainsi de la protection temporaire. En France, le gouvernement et le ministre de l’Intérieur, qui appliquent des dispositions toujours plus dures à l’endroit des immigrés et des demandeurs d’asile originaires de pays non-européens, ont fait de l’accueil des réfugiés ukrainiens un devoir national. De même les Républicains et plusieurs dirigeants des extrêmes-droites : M. Le Pen et N. Dupont-Aignan. De là un consensus aussi remarquable qu’exceptionnel, et une mobilisation sans précédent des pouvoirs publics, des préfets, des maires et de la SNCF qui a décidé d’accorder à celles et ceux qui jouissent de la protection temporaire la gratuité des voyages afin que le pays soit « au rendez-vous de sa tradition humaniste du droit d’asile [15] », a aussi déclaré Valérie Pécresse.
Triomphe de la France terre d’accueil ? Nouvelle exception qui confirme la règle, acmé de la double pensée, de l’ethnocentrisme et du privilège européen ; tous assumés sans fard par de nombreux responsables qui justifient leur position en vantant la proximité civilisationnelle des Ukrainiens et leurs capacités d’intégration pour mieux altériser, de façon implicite ou explicite, les migrants et les demandeurs d’asile venus des « Sud ».
Plus que jamais, en raison de la mobilisation démagogique et obscène de quelques faits divers, ils sont présentés comme la source de troubles majeurs à l’ordre public ce qui légitime l’inhospitalité et la xénophobie d’Etat dont ils sont victimes et entretient une politique spéculant ouvertement sur la peur. Pendant que les élites politiques de tout bord vantent la solidarité nationale accordée aux Ukrainiens, la traque des « clandestins », leur précarisation et le démantèlement des campements de fortune continuent. Le nième projet de réforme relatif à l’immigration et aux demandeurs d’asile, souhaité par Emmanuel Macron, soutenu par Elisabeth Borne et préparé par le ministre de l’Intérieur, doit être analysé comme l’aggravation et la radicalisation de cette politique destinée, entre autres, à satisfaire les Républicains et des fractions de l’électorat courtisées par les uns et les autres.
Indifférence toujours et plus terrible encore à l’endroit des 25 000 morts et disparus en Méditerranée lors de ces dernières années, selon les chiffres communiqués par le HCR. Il faut y ajouter entre 7000 et 12000 victimes de naufrages au cours de la traversée entre l’archipel des Comores et le département français de Mayotte.. Terribles politiques publiques des Etats de l’Union européenne. Quant à la France, elle n’occupe que la 11ème position pour le nombre de réfugiés statutaires résident sur son territoire. En effet, le taux de protection synthétique, réunissant l’ensemble des décisions positives prises par l’OFPRA et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), est de 39% [16] alors que la moyenne européenne s’élève à 51,9% pour l’année 2021.
D’un côté, la mobilisation de moyens matériels, financiers et humains conséquents, et des aides de l’Etat aux personnes logeant des Ukrainiens, de l’autre, la xénophobie, le néo-racisme culturaliste et différentialiste, et l’islamophobie tracent, au cœur du genre humain, des frontières juridiques, administratives et policières qui favorisent des pratiques arbitraires et séparent les Européens, dignes d’être protégés, des étrangers « indésirables ».
Ce qu’il s’est passé, il y a treize ans le confirme. Alors que 6,6 millions de Syriens fuyaient leur pays d’origine pour échapper aux persécutions politiques, à la torture, aux disparitions forcées, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité commis par le régime de Bachar al-Assad, nulle protection temporaire ne leur a été accordée. La moitié de ces exilés réside en Turquie, pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés au monde, et 1,5 million sont installés au Liban ce qui représente 30% de la population totale. Selon le bilan établi par le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) de l’Onu, 90% d’entre eux vivent dans une extrême pauvreté et sont privés de l’accès aux services essentiels tels que l’eau, la santé et le logement. Enfin, rappelons que les quatre premiers pays à accueillir des réfugiés se trouvent dans les « Sud » et 86% des personnes ayant fui leur contrée d’origine vivent dans des Etats dits en voie de développement alors que la proportion de réfugiés au sein de l’Union européenne n’est que de 0,6% [17].
Sinistre triomphe d’un « pseudo-humanisme » qui, sauf exception, se limite au Vieux continent, rapetisse « les droits de l’homme » pour en proposer une version « étroite, parcellaire, partielle et partiale [18] ». Ecrites par Aimé Césaire en 1955, ces lignes sont toujours d’actualité.
Olivier Le Cour Grandmaison