Taïwan ou : les noces contrariées de la souveraineté et de l’indépendance
Ce qui fait de Taïwan une singularité marquée dans le tableau général des entités politiques et étatiques composant le monde d’aujourd’hui tient, pour l’essentiel, à deux choses : d’une part, la non-coïncidence de la souveraineté et de l’indépendance ; de l’autre, l’incertitude quant à la forme de l’Etat-nation – jusqu’à quel point la population taïwanaise constitue-t-elle une entité proprement nationale s’identifiant à « son » Etat, à la différence de tout autre – alors même que la dénomination officielle de cet Etat le rattache, précisément, à une autre entité, une autre histoire que celle de l’île à proprement parler, un autre « monde » – le continent chinois ? Taïwan n’est que le nom d’usage d’une souveraineté établie, face au monde extérieur sous le nom de République de Chine (ROC).
La non-coïncidence de la souveraineté et de l’indépendance, dans ce cas très particulier, quasiment unique dans la configuration mondiale d’aujourd’hui, repose sur un distinguo assez mince, mais lourd de conséquences pratiques : ce qui y est en jeu, en premier lieu, ce ne sont pas tant des éléments de réalité vérifiables, des faits établis, que des procédures de reconnaissance, c’est-à-dire des facteurs s’inscrivant dans la dimension relationnelle de la politique internationale et des règles qui président à l’existence d’un supposé ordre international. En effet, la reconnaissance de Taïwan comme élément de réalité, comme entité politique, puissance économique, ensemble de population ne suscite pas de problème particulier, à ce niveau premier ; Taïwan existe aux yeux du monde, ses habitants voyagent dans le monde entier en présentant un passeport les désignant comme taïwanais, citoyens de la ROC, les marchandises circulent entre Taïwan et nombre d’autres pays, à commencer par la Chine, la monnaie taïwanaise est convertible, des représentations taïwanaises existent dans de nombreux pays étrangers, etc.
On voit donc bien ici que lorsqu’on définit, comme on le fait couramment, Taïwan comme une souveraineté de facto, on affecte de définir celle-ci comme un fait brut, mais déconnecté de toute espèce de reconnaissance, celle-ci étant cantonnée à la dimension du droit – de facto, par opposition à de jure. Mais cette opposition n’est pas seulement simplificatrice – elle égare : innombrables sont les canaux par lesquels circule et se solidifie la reconnaissance de Taïwan entendue comme entité globale et dans toutes ses dimensions. Fondamentalement, cette reconnaissance consiste en ceci : le monde extérieur, les puissances étrangères notamment, prennent acte de l’existence d’une entité et d’une puissance dénommée Taïwan et désignée comme ROC, une puissance se manifestant sous la forme d’un Etat moderne et en remplissant toutes les fonctions, avec une population spécifique ; cette puissance est établie comme une souveraineté, avec notamment ses moyens de défense, ses frontières, sa constitution, sa capitale, son drapeau, son système politique propre, etc.
Ce niveau de reconnaissance fait l’objet, à l’échelle internationale, d’un consensus presque entier : fort rares sont les pays qui refusent l’entrée sur leur territoire aux voyageurs munis de passeports taïwanais, ceci par contraste, par exemple, avec les Israéliens qui longtemps, n’ont pu se rendre dans de nombreux pays, à commencer par les pays arabes. On voyage en Chine sans problème avec un passeport taïwanais. Aussi bien, des ressortissants de la République populaire de Chine entrés clandestinement à Taïwan, incluant ceux d’entre eux qui invoquent des persécutions politiques, sont renvoyés en Chine de manière routinière et réglée par les autorités taïwanaises. Il existe donc bien tout un cadre formel, juridique, légal qui encadre les relations entre les deux Chine et rend possible, entre autres choses, l’intensité de la circulation des biens et des personnes entre les deux pays. L’opposition rigide entre le de facto et le de jure n’est donc pas ici seulement une simplification, mais une fiction. Taïwan, comme entité étatique, politique, économique et, tout simplement pays et population ne vit pas dans un état d’apesanteur juridique, dans ses rapports au reste du monde, mais est au contraire liée au monde extérieure par un réseau dense de relations de type juridique – un domaine régi par des normes, des usages, des procédures supposant de la part des puissances qui y sont engagées, une condition effective de reconnaissance mutuelle. Il suffit de passer par l’aéroport international de Taoyuan, le principal de l’île et l’un des plus importants hubs d’Asie orientale, pour s’en convaincre : il faut du droit, beaucoup de règles juridiques pour assurer un trafic aussi serré de circulation aérienne en direction de tous les azimuts de la planète, avec des voyageurs de toutes nationalités – incluant notamment des vols quotidiens vers Pékin, Shanghaï, Canton, etc.
Disant ceci, il ne s’agit que de soulever un coin du voile quand à cette question passablement embrouillée : que veut-on dire au juste quand, s’en tenant aux éléments de langage convenus, on désigne Taïwan comme une souveraineté de fait, un pur état de fait en matière de souveraineté ? En réalité, lorsqu’on s’en tient à cette définition, on met en lumière moins ce que serait Taïwan en positif qu’en négatif : le de facto est restrictif, il pointe le doigt en direction de ce qui manque à Taïwan – la reconnaissance internationale en bonne et due forme, des relations diplomatiques avec les Etats ou/et nations constituant ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale et, corrélativement, le défaut de siège à l’ONU et dans les grandes organisations internationales plus ou moins directement intégrées ou liées à celle-ci.
Le de facto désigne cette singularité, sans que pour autant celle-ci soit une question de tout ou rien : il existe bel et bien des relations de type diplomatique entre Taïwan et les grandes puissances de la planète, mais aussi la plupart des pays composant ladite communauté internationale ; simplement ces relations sont de plus faible intensité et de moindre exposition que celles qui constituent la norme générale de la reconnaissance d’une souveraineté étatique et nationale (ou supposée telle) par une autre et de chacune – ce système global fondé sur la réciprocité dans les jeux de reconnaissance des souverainetés – pour ne pas parler de la quantité négligeable des Etats qui entretiennent des relations diplomatiques en bonne et due forme avec la ROC.
On peut donc dire qu’en pratique Taïwan existe bel et bien comme une souveraineté établie – ce qui suppose des formes de reconnaissance de forme et intensité variables. La notion d’une souveraineté existant simplement comme fait brut, comme donnée, indépendamment de toute forme de reconnaissance est dépourvue de sens. Une souveraineté, de quelque type qu’elle soit, ne saurait exister, dans l’espace peuplé, balisé, partagé, structuré tant bien que mal par le système des Etats-nations, comme un aérolithe tombé au beau milieu du Sahara (ou du désert de Gobi), comme un pur objet ou fait extérieur à tout cadre juridique, dans un état parfaitement anomique (a-nomos). Dans la réalité du monde, présent ou passé, une telle fiction ne rejoint jamais la réalité.
Toute la question serait donc de savoir de quoi l’on parle quand on évoque Taïwan comme une souveraineté. Selon les règles établies du discours politique validé en Occident, on insistera d’autant plus sur le fait incontestable de la souveraineté taïwanaise que l’on découplera ce fait de l’hypothèse ou la perspective de l’indépendance de l’île. Mais en quoi consiste au juste cette souveraineté constamment mise en avant comme un fait établi ? Elle tient, en tout premier lieu à l’existence vérifiable d’une entité étatique séparée de toute autre, présentant ses traits propres, dotée de ses emblèmes, équipée des moyens de sa force. L’Etat taïwanais est une singularité distincte, il fonctionne selon ses règles propres, est pourvu d’une administration (d’une bureaucratie) qui est la marque distinctive d’un Etat développé (Max Weber) [1], il dispose d’une armée moderne, la nationalité taïwanaise est reconnue en pratique dans le monde entier, pour autant que les citoyens de cet Etat circulent à l’étranger sous le titre de celui-ci et non sous celui d’un autre ; ceci sans oublier la puissance économique du pays qui contribue de manière essentielle à son identification comme identité propre.
Cependant, ces caractéristiques fonctionnelles et structurelles qui tendent à faire de l’Etat taïwanais un Etat moderne « normal », en tous points conformes aux normes générales en vigueur dans les pays développés du Nord global, en particulier, masquent une différence ou une singularité de première importance dans la dimension historique ou généalogique de cet Etat : c’est, dans sa réalité sensible, un Etat post-colonial, dans la mesure où ses bases ont été jetées durant la colonisation japonaise (1895-1945) [2]. Mais c’est aussi, pour une part essentiel, un Etat importé ou transporté puisque sa souveraineté fait directement référence à l’histoire moderne de la Chine continentale. Et c’est, à ce titre, un Etat dont la réserve de légitimité supposée ne coïncide pas du tout avec l’état présent – « République de Chine » – quelle Chine ? La « vraie » Chine n’est-elle pas ailleurs, sur le continent ?
Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement un certain flou sur l’origine de la souveraineté (c’est souvent le cas, dès qu’on y regarde d’un peu près, dans la plupart des Etats-nations modernes et contemporains [3]). C’est la discordance criante entre le discours sur l’origine ou la provenance en tant que source de la légitimité et l’état présent, réel et vérifiable du pays, de l’Etat et de la population placée sous la juridiction de celui-ci. Selon la Constitution de la ROC, celle-ci comprend de jure, encore et toujours, toute la Chine continentale, Tibet et Xinjiang inclus. Jamais les partis au pouvoir sur l’île n’ont mis en chantier une réforme de la Constitution visant à ajuster l’appareil constitutionnel à la réalité de l’exercice de la souveraineté – et pour cause : le faire, cela reviendrait à proclamer que Taïwan est Taïwan et rien d’autre, c’est-à-dire une souveraineté indépendante – ce qui serait précisément le casus belli (avec la République populaire de Chine) dont, jusqu’à présent, personne ne voulait.
On voit donc bien ici comment, étrangement, cette pure fiction constituante et instituante de l’Etat taïwanais, construite et entretenue par Chiang Kai Chek, ses héritiers et successeurs incluant les rivaux du Kuomintang actuellement au pouvoir, selon laquelle la République de Chine réduite aux dimensions de Taïwan, ce serait, en termes de légitimité historique, toute la Chine quand même, on voit bien comment, paradoxalement, cette fable sert au fond à maintenir non pas certes la paix mais un état de non-guerre dans le détroit de Taïwan depuis plus d’un demi-siècle.
Ce qui est donc infiniment particulier et même passablement extravagant, d’un point de vue sobrement historiographique, c’est ce trait fondamentalement fabulateur, irréel et fantasmagorique du fondement de la légitimité historique à Taïwan – ce dont l’une des manifestations patentes est, tout simplement le fait que le drapeau du pays, l’emblème national (mais aussi bien la fête nationale, l’hymne national) y soient, à rigoureusement parler, des produits d’importation, rattachés de la manière la plus lâche qui soit à l’histoire propre de l’île.
Pour ces motifs associés à ce que l’on pourrait appeler le trouble sur les origines, Taïwan est bien, dans le sens courant qui est assigné à ce terme aujourd’hui, une souveraineté – mais une souveraineté réduite à la pure constitution étatique (non pas l’Etat de droit mais l’Etat « de fait »), flottante, sans enracinement historique, dépourvue de tout « roman national », ceci par contraste avec les puissances d’Occident et du Nord global qui servent d’étalon à la souveraineté, dans ses relations affinitaires avec l’Etat-nation [4].
Les Etats-nations d’Occident autour desquels s’est agencé le modèle de la souveraineté national-étatique se sont généralement dotés d’un crédit ou d’une réserve généalogique peuplés d’événements fondateurs, de dates mémorables, de noms de héros et hommes illustres, etc. La souveraineté taïwanaise est notoirement déficitaire en la matière, aucune espèce de consensus n’existant, que ce soit dans les élites gouvernantes en concurrence ou dans la population elle-même à propos d’un « narratif » englobant et mobilisant de tels éléments [5]. D’un point de vue généalogique, à Taïwan, la souveraineté se trouve réduite à sa plus simple expression – un appareil d’Etat fondé et installé sur l’île par le parti des vaincus de la guerre civile chinoise. La chose frappante est que, depuis qu’a été engagé le dépérissement du régime autoritaire mis en place par Chiang Kai Chek et l’alignement du mode de gouvernance sur les démocraties libérales, la normalisation narrative de la souveraineté n’a guère progressé : Taïwan est et demeure une souveraineté sans passé, qui ne vient de nulle part, dépourvue de toute profondeur historique et à ce titre comme suspendue en état d’apesanteur dans les conditions de l’histoire présente [6].
Ce ne sont pas seulement les pouvoirs traditionnels qui lient étroitement les questions de légitimité à l’héritage – lequel est toujours une construction narrative en prise plus ou moins forte sur l’imaginaire. Les pouvoirs modernes, quand bien même ils s’exercent dans un monde « désenchanté », ne sauraient se passer de références fondatrices et instituantes à l’héritage. Or, s’il est un fondement qui persiste à être évanescent et nébuleux à Taiwan, en raison même de l’histoire compliquée du pays, c’est bien celui-ci – toute référence faite par un dirigeant ou une partie des élites gouvernantes à ce qui pourrait passer pour une image, une séquence, des noms, des lieux, des dates faisant fonction d’héritage est immédiatement soumis à contestation de la part d’une autre fraction des élites dominantes ou d’une partie de la société [7].
C’est la raison pour laquelle ce déficit en forme de légèreté des origines se doit d’être en permanence compensé par des conduites mimétiques rigoureusement enfermées dans un présentisme placé sous le régime de la total-démocratie – Taïwan comme parangon de vertu démocratique libérale calquée sur le toujours plus résistible « modèle » états-unien. Mais ces conduites mimétiques qui affectent tant le domaine des relations internationales, des formes de gouvernance que celui des mœurs (après le same sex marriage, c’est le régime Metoo de la chasse aux inconduites sexuelles qui vient d’être transplanté à Taïwan) ne masquent que de façon très approximative ce dont est fait, au fond, le trouble persistant quant à l’identité taïwanaise : en vérité, le pays, son peuple, sa culture, ses institutions se trouvent inclus simultanément dans deux ensembles qui se livrent une lutte dont on peut se convaincre chaque jour davantage qu’elle est « à mort » – le monde chinois d’une part, le monde occidental/nord global de l’autre, dans lequel Taiwan figure désormais en position de protégé et d’invité d’honneur. Dans les conditions du présent, la double identité n’est pas une « richesse », comme on le dit parfois, mais bien ce qui expose à un danger mortel.
D’une façon générale, dans le système des Etats-nations qui a pris forme au XIXème siècle et dans les sociétés modernes, la notion de souveraineté a subi une inflexion décisive. Selon la tradition issue de Rousseau et de la Révolution française, la souveraineté est l’émanation de la volonté générale, elle n’en est « que l’exercice », dit le premier et le souverain est un « être collectif » qui « ne peut être représenté que par lui-même » – la souveraineté ne se délègue pas, elle ne se transmet pas (contrairement au pouvoir dans ses formes ordinaires), car une volonté est inaliénable.
En d’autre termes, le peuple d’où émane la volonté générale est le souverain en acte. Dès l’instant où il délègue sa puissance propre, il se donne un maître et il perd sa qualité de peuple, « il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit » [8].
Comme Jean Bodin, le premier penseur moderne de la souveraineté, Rousseau met l’accent sur le fait que la souveraineté est indivisible. Cependant, cette indivisibilité n’est pas envisagée dans l’horizon de la monarchie absolue, comme chez Bodin, mais dans celle du peuple comme corps collectif [9]. La volonté générale, c’est la puissance collective du peuple indivis et cette puissance est rétive à toute forme de représentation. La volonté générale, c’est ce qui est guidé par le sens de l’intérêt général ou, dit Rousseau, « ce qui tend toujours à l’utilité publique » et c’est en ce sens qu’elle s’oppose aux volontés particulières qui sont, elles, mues par des intérêts particuliers. Elle n’est pas l’addition de toutes les volontés particulières convergeant dans la même direction mais l’émanation du sens de l’intérêt supérieur du peuple – à ce titre, « la volonté générale est toujours droite », quand bien même elle ne coïnciderait pas toujours avec la volonté de la majorité, voire de tous. C’est que la volonté de la majorité peut fort bien n’être que l’expression d’intérêts partiels ou, dit Rousseau, de « sociétés partielles ».
L’existence effective de la souveraineté suppose celle d’un pacte social qui « donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens » et c’est ce pouvoir « dirigé par la volonté générale » qui se désigne comme souveraineté [10].
L’inflexion qu’a subie la notion de souveraineté depuis que Rousseau a écrit ces lignes est visible à l’œil nu : la souveraineté s’est déplacée massivement du côté des Etats en tant que ceux-ci sont les supposés doubles et exécutants de la nation en termes de puissance effective. Le peuple de Rousseau, corps politique d’où émane la volonté générale et sa manifestation effective s’est effacé devant l’Etat considéré comme puissance réelle, agissant parmi d’autres puissances, au nom de la nation. L’Etat se présente ici comme doublet empirique de la nation considérée ici comme sujet transcendantal ou sujet supposé. La souveraineté se manifeste désormais par le moyen des signes de la puissance, trouvant sa confirmation dans sa reconnaissance par les autres puissances.
Cette forme de la souveraineté est tout à la fois hétérogène à celle dont Bodin a produit la première définition – absolue, indivisible, inaliénable, perpétuelle et taillée sur mesure pour la monarchie absolue – et à celle de Rousseau se destinant à fonder la notion d’une souveraineté populaire en forme de démocratie introuvable. Pour qu’elle puisse prendre corps et tende à devenir la norme dans les sociétés modernes et contemporaines, il faut qu’impose son autorité le récit (la fiction instituante) selon laquelle l’Etat est le double en acte de la nation, son lieu-tenant et l’expression légitime de sa puissance. Le peuple s’est effacé devant la nation, laquelle est à son tour appelée à s’effacer devant l’Etat.
Mais le problème est précisément que Taïwan, dans sa singularité même, peine à s’ajuster à cette fiction productrice de réalité, puissamment normalisatrice. Ce qui est très spécifique à Taïwan, c’est que, beaucoup plus distinctement et unilatéralement qu’ailleurs, le peuple comme nation (supposée) y est avant tout une construction de l’Etat, beaucoup plus que l’effet d’interactions complexes, étendues dans la durée, entre un ensemble humain pris dans un processus d’homogénéisation plus ou moins continu et un appareil d’Etat, une administration, des élites dirigeantes. A Taïwan, pendant les premières années de la dictature militaire, l’Etat établit son autorité en tant qu’entité étrangère à la majorité de la population – les Taïwanais, en majorité population d’origine chinoise établie sur l’île au fil des migrations au fil des siècles. Après la défaite du Japon et davantage encore l’arrivée de Chiang Kai Chek, l’Etat apparaît aux yeux de ceux-ci comme l’émanation et le représentant des intérêts spécifiques des nouveaux arrivants, l’administration continentale, puis les vaincus de la guerre civile chinoise. Pour une part donc, surtout après l’épisode de terreur blanche de 1947 (avec les suites durables de celle-ci), l’Etat impose son autorité par la violence et l’intimidation à la majorité de la population taïwanaise, en tant qu’il est « venu d’ailleurs », un corps étranger à celle-ci. Les séquelles de ce conflit indissociable de l’établissement de l’autorité de l’Etat sur l’île ne se sont jamais effacées, pas davantage que les différences et différends accumulés entre les « autochtones » et les débris de l’appareil « nationaliste » débarqués sur l’île au lendemain de la défaite face aux armées communistes et s’y étant installés en conquérants.
Taïwan est donc, compte tenu de ces particularités historiques fort récentes (à l’échelle de l’histoire moderne), tout sauf un Etat-nation de forme classique, la mise en place de l’Etat y précède toute espèce de formation ou genèse d’un peuple national et les points de contention entre histoire de l’Etat, établissement de son autorité et histoire du peuple (comme collectivité et ensemble vivant dans toute sa diversité, avec sa ou plutôt ses mémoire(s) collective(s), ses systèmes de mœurs, ses formes de vie propres) y demeurent innombrables. Les élites qui gouvernent l’île aujourd’hui sont d’autant plus portées à mettre en avant le motif de la nation, à le mettre à toute les sauces, même celle de la météo (le soleil brille aujourd’hui « sur toute la nation » plutôt que sur tout le pays, lit-on dans les journaux) que la consistance réelle, historique, de celle-ci demeure nébuleuse et évanescente.
Chaque échéance électorale est, à Taïwan, l’occasion à laquelle réapparaissent au grand jour les fractures qui divisent et séparent des milieux et des blocs de mémoire collective ; ceci à propos de tout ce dont est tissée, en principe, l’histoire collective d’une nation – ce qu’elle est supposée être en propre, sa provenance ou ses origines, ce qui la distingue dans son environnement, ses traits identitaires essentiels, etc.
En dépit des trois quarts de siècle de souveraineté de facto de l’île, aucun roman national consistant et à vocation consensuelle n’y a pris corps. Dès lors qu’entrent en débat les questions identitaires, dès lors qu’est est question le « propre » du peuple, de la nation ou de la souveraineté de Taïwan, c’est le différend plutôt que le consensus qui est, pour les habitants de l’île eux-mêmes, la règle et le régime sous lequel se place la discussion. Dans les nations référentielles du Nord global, on se divise et se combat à propos de questions d’orientation et de la « couleur » politique des gouvernants, de questions de société, la lutte des classes surdétermine visiblement ou invisiblement les enjeux des disputes en cours – mais il n’en existe pas moins un socle commun qui est celui de l’histoire nationale et du sentiment national. A Taïwan, tous ces traits s’identifient également, mais sur une toile de fond dont le dessin est infiniment moins distinct : la qualité proprement nationale de la population habitant l’île reste à établir, il existe bien quelque chose comme un peuple taïwanais, mais celui-ci présente toutes sortes de traits structurels d’hétérogénéité et le sentiment national est à géométrie fort variable [11].
La déliaison abrupte entre indépendance et souveraineté est ce par quoi se manifeste en tout premier lieu la singularité de la situation de Taïwan, dans son environnement local autant que global. La ligne rouge qui sépare l’une de l’autre nous conduit au cœur du différend à propos du statut de l’île, différend de plus en plus globalisé et susceptible désormais de déboucher sur une formidable explosion de violence. S’il est aujourd’hui, sur la planète, un différend mettant aux prises des camps, des mondes, des alliances, des blocs et des cultures et qui soit susceptible de devenir global en tant qu’il est local, dans l’instant ou presque de l’ouverture d’une crise – c’est bien celui qui s’est progressivement noué et durci autour de Taïwan.
Le symptôme de l’irréductibilité de ce différend, c’est cette vive discordance entre indépendance et souveraineté – si ces deux termes relèvent de généalogies différentes, il se trouve que dans la condition des Etats-nations d’aujourd’hui, ils tendent à se recouvrir à peu près entièrement : la France (etc.) est un pays indépendant en tant qu’il est souverain, et réciproquement. La souveraineté taïwanaise peut se manifester d’autant plus visiblement en actes et en paroles qu’elle est découplée de l’indépendance reconnue – cela est la marque irréductible d’une anomalie, d’une bizarrerie ou d’une incongruité historique.
Or, aujourd’hui, le jeu persistant des élites gouvernementales de Taïwan et de leurs soutiens dans le monde occidental consiste à tenter sans relâche d’effacer cette singularité sur l’ardoise magique de l’Histoire, en déplaçant l’angle de vue sur la situation de Taïwan : c’est en tant que supposée démocratie exemplaire que l’entité taïwanaise peut se trouver normalisée [12]. Et ce serait aussi en tant que telle qu’elle se trouverait désormais, selon ce nouveau « narratif », promise à l’indépendance à court ou moyen terme. Mais cette entreprise se heurte à l’irréductibilité du différend inscrit au plus intime de la trame de l’histoire moderne et contemporaine et dont l’actualité persistante se rappelle à notre souvenir abruptement : toute déclaration ou reconnaissance (par les puissances occidentales) d’indépendance de Taïwan serait, pour la Chine continentale, un casus belli [13].
Pourtant, la chose étrange, en l’occurrence est que ce qui, en vérité, est en jeu ici, c’est bien la souveraineté dont l’indépendance n’est que le prête-nom ou le leurre. La question décisive et vitale est bien de savoir si Taïwan constitue une souveraineté à part entière (qui ne peut exister pleinement que si elle est avalisée et reconnue par la « communauté des Etats et des nations) ou bien si elle constitue une entité (une « province ») relevant de la souveraineté chinoise (la République populaire de Chine). La chose étrange ici est que ce qui, dans l’économie générale des discours à propos du statut de l’île, aussi bien en régime intérieur qu’extérieur, le mot tabou soit « indépendance » plutôt que « souveraineté ». Taipei Times n’en finit pas de gloser sur la souveraineté taïwanaise, mais laisse le soin à quelques francs-tireurs plus verts que les verts aux affaires, de revendiquer ouvertement l’indépendance du pays. Or, encore et toujours, l’indépendance n’est jamais, en règle générale, qu’un corrélat de la souveraineté. Ce qui veut donc dire que, dans le discours public et le bruit médiatique autour de Taïwan, localement et globalement, les choses sont constamment sens dessus dessous. Tout ce qui s’agrège et se crispe autour du mot « indépendance » est, en fait, un bruit parasite. Ce à quoi il faut revenir pour tenter de démêler l’écheveau embrouillé de la question taïwanaise, c’est bien, encore et toujours, la question de la souveraineté [14].
La souveraineté trouve son expression pratique et vérifiable dans deux dimensions : la validation par un peuple ou une nation de son mode de gouvernement
ou de la forme de l’autorité, d’une part, la détermination des orientations stratégiques en matière de relations avec les autres peuples, nations, Etats, de l’autre (la « politique internationale ») [15]. On peut dire que, dans le tableau général de ce qui tient lieu d’ordre mondial aujourd’hui, le renforcement constant des formes d’interdépendance placées sous le régime hégémonique en vigueur a pour effet que les espaces de souveraineté à proprement parler ne cessent de se réduire, y compris pour des pays qui passent pour des puissances de premier plan – à l’épreuve de la guerre en Ukraine, on voit bien que les Etats membres de l’OTAN voient leurs orientations et engagements sur cette question déterminés en premier lieu par cette appartenance.
Concernant Taïwan, on voit bien combien l’idée selon laquelle l’accession à l’indépendance parachèverait le processus d’affirmation de la souveraineté repose sur une illusion : la proclamation de l’indépendance de l’île aurait pour corollaire obligé une dépendance accrue à l’égard des Etats-Unis, du bloc occidental, du Japon. L’indépendance ne serait jamais que le prête-nom d’une situation dans laquelle, de facto, Taïwan deviendrait une sorte de mixte entre Hawaï et Okinawa [16].
On peut identifier deux façons d’envisager la question de la souveraineté : souveraineté sur et souveraineté de. Les dirigeants de la République populaire de Chine proclament inlassablement qu’il ne saurait exister de souveraineté de Taïwan dans la mesure où cette entité (comme territoire en premier lieu, mais la population est ici comprise dans le territoire) fait partie intégrante de la souveraineté chinoise, telle qu’exercée sur le continent. Ils entendent donc affirmer ainsi le droit plein et entier de l’Etat (la puissance) dont ils sont les dirigeants (légitimes, reconnus) à exercer sa souveraineté sur l’île et ses dépendances [17].
Ce qui, dans ce cas, comme en règle générale, caractérise ici la dispute entre le « de » et le « sur », c’est qu’elle se place irréductiblement sous le signe du différend [18] : aucune instance arbitrale reconnue par les deux parties et supposée impartiale n’existe, qui soit susceptible d’émettre un jugement suivi d’effets à propos de ce conflit. Les positions en présence ne sont pas réductibles aux conditions de la bonne volonté, d’une communication réglée, de la négociation, de la diplomatie. C’est ce qui rend ce type de dispute si dangereuse : seule la force est, sur le fond, susceptible de trancher entre les positions incompatibles – entre ceux qui entendent faire vivre et reconnaître leur souveraineté, l’affirmer comme puissance propre, assujettie à nulle autre, et ceux qui considèrent que l’entité où sont établis les premiers est partie intégrante de leur propre souveraineté [19].
Comme on le voit bien ici, et comme Bodin l’avait déjà établi avec force, les forces en jeu et en conflit ici ne sont pas des « gouvernements » – lesquels sont d’espèce variable et établis dans une durée limitée – mais des puissances, de forme étatique, en général – continuité de l’Etat comme puissance et corps de la souveraineté contre impermanence des gouvernements. Ce qui, dans la configuration établie autour de la question taïwanaise rend la situation si dangereuse, c’est que le conflit met aux prises non pas des aspirations à la souveraineté (comme, récemment, en Catalogne) avec une souveraineté établie, mais bien une souveraineté de fait, étatiquement constituée, avec une autre souveraineté disposant, elle, d’une réserve de légitimité et de reconnaissance infiniment supérieure (la République populaire de Chine) – mais ceci, précisément, dans un contexte régional et général où les choses sont en train de changer rapidement.
Lorsque le différend autour de la souveraineté (« sur », « de ») se trouve ainsi figé dans l’opposition entre des concrétions de forces (des armées, des appareils d’Etat) et, au-delà, de systèmes d’alliance (les démocraties occidentales font bloc autour de Taïwan), les rapports de forces sont à nu, les faits accomplis et les passages à l’acte apparaissent comme la tentation permanente des protagonistes en conflit. Plus on assiste à la montée des surenchères, plus la région ressemble à un échiquier sur lequel les adversaires déplacent leurs pions en vue de l’explication finale, et plus le champ des interactions discursives entre les parties en conflit se réduit comme une peau de chagrin. On ne discute plus en vue d’une solution négociée mais bien plutôt dans un horizon où la bataille des récits est partie intégrante de l’affrontement global.
Désormais, le mot clé, dans cette configuration générale, n’est plus le règlement, la recherche d’un règlement du conflit, mais bien décision – la recherche ou l’attente du moment décisif où tout se jouera (et dont nul n’ignore qu’il est susceptible d’adopter toutes sortes de formes, y compris apocalyptiques) [20].
On pourrait dire que cette situation est hautement paradoxale dans un temps où les approches classiques de la souveraineté tendent à être brouillées ou compliquées par la multiplication des entités supranationales (en Europe tout particulièrement, mais pas exclusivement), par le délitement de l’exclusivisme de la souveraineté, voire les abandons de souveraineté (comme la crise grecque de 2008 et les formes de sa résolution, si l’on peut employer ici cette expression, en ont administré la preuve aux yeux du monde). C’est que, dans ce temps même, la question de Taïwan se présente comme une sorte de conservatoire des invariants de la souveraineté – tout ce qui fait de celle-ci un enjeu de tout ou rien, tout ce qui l’associe à des termes puissants et compacts comme illimité, absolu, permanent, perpétuel, etc. Tout ce qui fait donc que, quand un conflit se cristallise autour de questions de souveraineté, alors celles-ci appellent des résolutions tranchées en forme de « ou bien... ou bien » ; celles-ci ne laissent aucune place au compromis, aux solutions médianes, au gel des questions qui fâchent, etc. C’est ce qui a pour effet que, plus les crispations autour des enjeux de souveraineté à propos de Taïwan se durcissent, et plus ce qui semble faire retour dans le présent est une sorte de temps immémorial, extra-historique – le temps « pur », mythique ou fabulaire dans lequel se produit un affrontement placé sous le signe du destin, entre deux forces armées, à propos d’un enjeu de souveraineté.
Ce n’est pas par hasard que la figure ou l’exemple qui vient à l’esprit ici celui de la lutte pour le trône d’Angleterre, autour de l’An Mil, tel que la relate entre histoire et légende, la célèbre Tapisserie de Bayeux – une œuvre d’art textile qu’ont sans doute croisée les plus consciencieux de ces milliers de touristes taïwanais de la classe moyenne aisée qui, chaque année, opèrent le pèlerinage tant balisé que rituel entre la vallée de la Loire, avec ses châteaux, et le Mont-Saint-Michel.
La Tapisserie de Bayeux « raconte » comment, au lendemain de la fameuse bataille d’Hastings (14 octobre 1066), le duc Guillaume, « la veille encore bâtard de Normandie », devint le nouveau roi d’Angleterre. Elle relate, pour l’essentiel du point de vue du vainqueur (normand) la bataille de succession au trône d’Angleterre qui mit aux prises Guillaume et Harold Godwinson, beau-frère du roi Edouard le Confesseur. L’accent y est porté sur le droit du vainqueur, par opposition à la félonie et l’imposture de son adversaire. Voici comment l’affaire prit tournure : Le vieux roi d’Angleterre Edouard a décidé de léguer à Guillaume le Normand la couronne d’Angleterre. Harold a juré qu’il respecterait la volonté du roi et accepterait sa situation de vassal de Guillaume. C’est qu’il est à tous égards l’obligé de ce dernier : ayant fait naufrage sur les côtes de France, il a été retenu en otage par un seigneur local et c’est Guillaume qui, usant de son influence auprès de celui-ci, obtint sa remise en liberté. L’un et l’autre se sont rendus à Bayeux où Harold a solennellement juré à Guillaume, sur deux reliquaires, de le soutenir pour qu’il succède à Edouard. Mais il est renia sa promesse par la suite, de retour en Angleterre, arguant du fait que le roi, sur son lit de mort, était revenu sur sa décision première et l’avait désigné comme son successeur.
Trahi par le parjure, Guillaume n’a donc d’autre ressource que préparer l’invasion de l’Angleterre et de livrer bataille au fourbe. Harold est tué lors de la bataille d’Hastings et Guillaume couronné roi d’Angleterre.
La querelle de succession est placée sous le signe du différend : chacun des deux prétendants à la couronne d’Angleterre a ses raisons et fait valoir son « droit » et aucune espèce d’argumentation ou de négociation ne saurait réduire l’opposition et l’incompatibilité entre les deux positions : Guillaume fait référence à un serment solennel que Harold a prêté, sur de saintes reliques ; ce dernier invoque, lui, le dernier mot du roi mourant et dont il dit qu’il a été pour lui remettre sa succession – il se peut qu’il mente, mais il se peut aussi qu’il dise vrai. Ce ne sont donc pas simplement des prétentions ou des ambitions qui s’opposent, ce sont deux positions invoquant chacune un droit, se prévalant d’une légitimité. Ce n’est donc pas une situation dans laquelle deux forces élémentaires, brutes, s’opposent, comme dans l’état de nature, ce sont deux « droits » qui se font face et dont la confrontation n’ouvre aucun espace communicationnel, ne laisse aucune place à la diplomatie. Le conflit frontal des deux droits (et non simplement des deux forces, de deux puissances armées) débouche nécessairement sur un affrontement violent, une bataille dont l’issue fixera la décision (c’est la définition clausewitzienne de la bataille).
C’est ce différend pur que consigne (sans objectivité) en images (broderies) et textes (légendes) et en cinquante-huit scènes, la Tapisserie de Bayeux.
On soutiendra aisément que, envisagé sous l’angle du temps immémorial de la souveraineté, la question de Taïwan se trouve aujourd’hui placée sous un régime (ou bien se situe dans une configuration) qui s’apparente tout à fait à la situation décrite par la Tapisserie de Bayeux : entre ceux qui militent sans relâche en faveur de l’indépendance de Taïwan, entendue comme ce qui parachèverait et rendrait manifeste et légitime aux yeux du monde la souveraineté de fait de l’île et ceux qui soutiennent que l’île est partie intégrante de la souveraineté chinoise, il n’existe aucun espace d’interlocution dans lequel serait susceptible de prévaloir la dialectique argumentative : les discours s’affrontent, rebondissent les uns contre les autres, les productions (les proliférations, plutôt) discursives sont placées sous le régime performatif du storytelling et de la promotion des éléments de langage, les positions des uns et des autres, plutôt qu’évoluer au fil de la confrontation, se durcissent et se radicalisent – le ton monte sans relâche. Le maintien à durée indéterminée du statu quo qui, jusqu’alors, était l’option à laquelle s’en tenaient les réalistes des deux camps apparaît comme une solution (provisoire mais durable) toujours moins tenable et la tentation décisionniste s’affiche toujours plus ouvertement – il est temps d’en finir, quoi qu’il doive en coûter [21]. Chaque camp compte ses « rêveurs de Hastings » et leurs voix se font toujours entendre avec plus d’assurance et plus de force. Mais au bout du chemin, ce n’est pas sur l’avènement d’une nouvelle dynastie « normande » que débouchera l’affrontement mais bien plutôt, les choses étant ce qu’elles sont, sur une apocalypse sans précédent dont les premiers à faire les frais seront bien sûr les Taïwanais et les peuples de la région.
Ce serait peut-être le seul point sur lequel nous serions susceptibles de tomber d’accord avec les agités de l’indépendantisme à Taïwan et les porte-voix des incantations à propos de la « menace chinoise » : les échéances se rapprochent, il est « minuit moins cinq », comme on dit en allemand.
Alain Brossat