Abécédaire Deleuze, article A : Animal

, par Alain Brossat


Le point de départ de l’intervention de Deleuze, c’est une critique radicale de l’animal domestique. Pas l’animal en tant que tel, bien sûr, mais sa place dans l’espace familial, la façon dont il devient un élément de l’agencement familial, un personnage encombrant dans cet espace qui, en lui-même, est déjà difficile à supporter – papa-maman, les relations parents-enfants, leur ambivalence, le huis-clos familial. L’animal domestique devient une circonstance aggravante de la vie familiale, il est envahissant. La première phrase clé que prononce Deleuze, c’est : « J’aime pas les frotteurs » – or, les chats sont des « frotteurs » par excellence, ce qui veut dire qu’ils sont toujours trop proches des individus composant l’agencement familial. Ils en rajoutent sur ce qui est le premier des travers de cet agencement : la trop grande proximité des corps dans un espace réduit.
C’est ici le philosophe, l’intellectuel qui parle : l’appartement familial est son espace de travail – l’université est trop loin et, de toute façon, les enseignants n’y ont pas de bureau où ils puissent travailler ; je sais de quoi je parle, j’enseignais dans le même département que lui et je le croisais entre deux cours dans l’une des deux pièces dont nous disposions pour une vingtaine d’enseignants, au moins, et qui faisaient office de secrétariat... Donc, le philosophe travaille à la maison et, pour ce faire, il a besoin de son espace propre, d’un espace « immunitaire », protégé, dans lequel il peut se concentrer sur son travail.
Or, l’animal domestique, c’est la négation même de cette condition minimale du travail philosophique qui exige une grande concentration : le chat est une plaie parce qu’il vient sans cesse se frotter contre vous et vous déconcentrer – mais ceci s’appliquerait tout aussi bien à un enfant ou un conjoint : le philosophe a besoin d’espace vide autour de lui, on pourrait appeler ça l’espace vital du travail de la pensée. Tout ceci, il faut le noter aussi, est assez genré...
Et si c ’est le chien, c’est encore pire : il aboie pour un oui ou pour un nom et l’aboiement, c’est par excellence l’irruption sonore dans cet espace intime du philosophe, une irruption d’une violence et d’une vulgarité révoltante pour celui-ci.
Donc, premier point, l’animal comme « membre de la famille », c’est une vraie nuisance et, derrière cela, il y a un enjeu plus important encore : la question du type de rapport que les humains entretiennent avec l’animal domestique. Quand Deleuze affirme que ce qui est nul, c’est le rapport courant de l’humain avec l’animal proche, donc l’animal domestique, ce qu’il veut dire est bien distinct : ce rapport est d’une absence de qualité totale. Il est bêtifiant, régressif, instrumental – une condensation, une fois encore, de tous les défauts de la vie familiale avec, en plus, le fait que tout cela repose sur un faux-semblant dans la mesure même où nul n’ignore que cet animal si proche n’est pas pour autant une vraie personne. Et s’il n’est pas une vraie personne, qu’est-il au juste ? Un fétiche, un jouet animé, l’emblème même, à ce titre, d’un rapport totalement aliéné de l’humain à l’animal. La preuve étant (mais ça, c’est moi qui l’ajoute) que l’on s’en débarrasse souvent, quand on n’a plus l’envie ou la possibilité de s’en occuper, en l’abandonnant au bord d’une route ou dans une forêt – exactement comme on jette à la poubelle un vieil ours en peluche tout pelé.

Ce qui « travaille » dans cette incrimination de l’animal dit, justement « de compagnie » – ou, plus exactement, dans cette incrimination du type d’interactions qui s’établit, dans l’espace familial, entre l’animal et l’humain, c’est une opposition entre le domestique et le sauvage. En d’autres termes, le rapport entre humains et animaux devient intéressant quand y est en jeu un élément de sauvagerie. Or, pour que cette irruption du sauvage puisse se produire, il faut que l’humain qui est résolument du côté du civilisé se déplace en direction de l’animal – s’ « animalise ». C’est ce que Deleuze signale lorsqu’il dit que les choses deviennent intéressantes lorsqu’ on (l’humain) a un rapport animal avec l’animal. En termes deleuziens, cela veut dire : lorsque l’humain se trouve engagé dans un processus qu’on appellera « devenir-animal » – voir sur ce point le texte de Manki Hon.

D’où cette seconde phrase clé que prononce Deleuze : « les gens qui aiment les animaux ont un rapport animal avec l’animal ». Ce qui, inversement veut dire que les gens qui passent leur temps à papouiller leur chat ou leur chien ne les aiment pas vraiment et les traitent comme des choses plutôt que comme des vivants qualifiés, voire des « personnes ».
Avoir un rapport animal avec l’animal, se déplacer du côté de l’animal – qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Beaucoup de choses, mais par exemple apprendre à penser le territoire du point de vue de l’animal – tout animal a un monde propre, dit Deleuze, qui renvoie à un territoire – les animaux sont inscrits dans un territoire, ils se territorialisent à mort, ils dessinent, balisent leur territoire, opération vitale pour eux – « le territoire définit les propriétés de l’animal ». De la même façon, nous devons apprendre non pas à penser le territoire sur un mode étatique ou militaire, celui de la prise et de l’établissement de la souveraineté, mais de l’ « habiter » ou de l’inscription – nous sommes toujours inscrit dans un ou des territoires, nous ne vivons pas en suspension comme de purs esprits, et autant le savoir. Dans ou sur ces territoires, nous rencontrons d’autres êtres vivants, humains, animaux, végétaux avec lesquels nous interagissons. Ces interactions sont inséparables de l’inscription dans ces territoires.
Mais aussi bien, nous devons, en observant les animaux ou en nous inspirant d’eux, devenir sensibles au territoire parce que cela est la condition pour que nous puissions réaliser l’opération inverse, également vitale, et qui consiste à se déterritorialiser – s’arracher à un territoire, trouver des lignes de fuite hors de celui-ci pour avancer, changer, devenir autre, etc. – sortir de l’espace familial dans lequel nous sommes nés, nous extraire hors du quartier, de la ville, de la langue, des routines dans lesquels nous sommes pris, enfermés...

Pour revenir aux bêtes, entretenir un rapport animal avec l’animal, cela revient à se délester de l’habitude de le considérer comme un être inférieur, en manque par rapport à nous – il lui manque la parole, il ne sait ni lire ni écrire ni compter..., un être « pauvre en monde », dit Heidegger assumant ainsi toute une interminable tradition de la philosophie occidentale. Ce qu’il nous faut apprendre, c’est à inverser ce rapport pour instituer l’animal ou plutôt les animaux (Derrida a forgé la notion d’animot, l’ « animot » pour marquer cette irréductible condition de pluralité animale) comme notre inspirateur, si ce n’est notre maître. C’est des animaux par exemple (de certains d’entre eux) que nous pouvons apprendre par exemple à devenir imperceptibles ou furtifs – apprentissage vital mais exigeant dans une société de contrôle ou de surveillance : c’est l’animal qui m’a appris à me passer de Facebook, de Twitter et même, en général, de téléphone mobile, à rester autant que possible en dessous de la ligne de flottaison et de l’espace de visibilité de la société de surveillance – particulièrement serrée dans un pays comme Taïwan – et de cultiver ainsi ma liberté sauvage. Le stray dog est le parfait emblème de cette qualité furtive – il est là, parmi nous, non pas tant « errant » que furtif, cultivant sa tranquille liberté et y inventant ses parcours propres – ce à quoi je m’essaie, à son image même, sur ce campus même et par contraste avec mes collègues qui y sont, eux, totalement territorialisés.
Nos semblables qui, pour la plupart, ne savent pas se mettre à l’école de la liberté animale ressemblent plutôt à leurs propres animaux domestiques – ils ont leurs propres laisses et colliers qui s’appellent smartphone, Facebook, Tiktok, Twitter et autres dispositifs qui les rendent à tout instant détectables et surveillables et en font les parfaits assujettis à la société de contrôle. Sans parler du boulot, de la famille et du reste qui les territorialise à mort.

Face au monde tel qu’il est aujourd’hui et aux impasses de notre mode de vie, de la façon dont nous l’avons investi et abîmé – tout ce dont résulte l’âge présent nommé Anthropocène –, l’animal nous est un précieux recours. C’est lui qui nous enseigne que nous sommes engagés sur de fausses pistes – nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes) et que nous devons transformer radicalement notre rapport à l’environnement : exercer des prises aussi peu destructrices que possible sur lui, comme il exerce des prises sur nous – exactement ce que font les animaux.
Je ne dis pas que toutes ces suggestions sont explicitement contenues dans le propos de Deleuze, je les prolonge librement. C’est le propre d’un propos philosophique comme celui qu’il tient dans l’Abécédaire : il ne nous apprend rien, à proprement parler, mais il nous inspire beaucoup – il nous incite à penser par nous-mêmes.
Entretenir un rapport animal à l’animal, c’est une très vieille histoire dans l’histoire de la philosophie : chez les Grecs anciens, le philosophe cynique, celui qui vit dans la rue comme un sdf, interpelle les passants, vit de ce qu’il trouve, prend modèle sur le chien – cynique, chien, c’est, en grec, la même racine. Le chien est son emblème, son inspirateur, le philosophe cynique qui parcourt les rues vêtu de loques est littéralement un stray dog – puces incluses – par opposition aux philosophes salariés – les sophistes notamment, qui enseignent aux jeunes gens de bonne famille l’art de fabriquer de beaux discours.
Cette notion de l’animal comme inspirateur, je dis qu’elle n’a pas pris une ride : le devenir-animal est, pour nous, un recours possible dans les circonstances les plus variées où nous éprouvons de manière plus ou moins brutales que nos existences, nos formes de vie collective, nos systèmes de valeurs et de normes, nos conduites (etc.) sont pris dans de mauvais plis. Manki en parle de façon plus détaillée dans son intervention, mais je dirai par exemple que nous avons beaucoup à apprendre des formes de sociabilité animale : la meute, par exemple, motif si important pour Deleuze, forme collective en mouvement, en déplacement et devenir permanent, les meutes de loups ou autres animaux nomades, furtifs et prédateurs – c’est quand même autre chose que les bandes de copains enfoncés dans des formes de sociabilité superficielles et qui se saoulent rituellement la gueule ensemble le samedi soir dans des bars enfumés... Et, a fortiori, comme forme d’organisation ou puissance et intelligence collective, c’est, a fortiori, infiniment mieux que les partis dont ce qui tient lieu de vie politique dans les démocraties à l’occidentale d’aujourd’hui expose le désolant spectacle...

Entretenir un rapport animal avec l’animal, cela commence donc par introduire de l’égalité dans nos rapports avec les animaux. Ce qui, évidemment, exclut d’emblée toute une quantité de choses : la boucherie, bien sûr, le grand massacre quotidien des animaux-viande, cette horreur perpétuelle et signe distinct de la barbarie du présent, mais, aussi bien, l’animal de compagnie dans sa forme actuelle puisqu’il n’est jamais qu’un bibelot, totalement dépendant, pour ses croquettes et le reste, de son maître. L’animal de compagnie est tout à la fois un esclave animal et un enfant gâté animal – il n’est à ce titre que la somme de ses défauts, de ses mauvais plis.
La seule chose qui peut rétablir de l’égalité entre humains et animaux, c’est le retour du sauvage : nous devons, pour nous tenir à la hauteur des animaux, apprendre à nous ré-ensauvager – nous faire un peu tigres quand c’est l’Année du Tigre, c’est bien la moindre des choses, c’est-à-dire nous déplacer du côté de la forêt, de la jungle, comme dans un film du grand cinéaste thaïlandais Apichetpong Weerasethakul – j’espère que cette référence vous dit quelque chose... Nous tenir à la hauteur des animaux, cela veut bien dire apprendre à reconditionner complètement notre entendement de l’animal – c’est bien la raison pour laquelle, lorsque je croise un stray dog sur un sentier, dans les collines ou au bord de la mer, je commence par lui souhaiter le bonjour, comme à un ami – c’est bien la moindre des choses et, croyez-moi, il y est sensible.

Nous ne devons pas seulement nous mettre à l’écoute des animaux, dit Deleuze, nous devons nous mettre à leur école. Ce qui conduit à des choses essentielles, d’une qualité métaphysique : les animaux, dit-il, savent mourir – ils se retirent, ils se cachent, se replient sur eux-mêmes, se rétractent en meurent en disparaissant, en devenant imperceptibles. Mais cette remarque cache un sous-entendu : nous, humains, nous ne savons plus mourir, nous avons, dans les sociétés modernes, progressivement désappris à mourir – plus de belles agonies en famille, plus de cérémonie de la mort, plus d’espérance en l’Au-delà, plus d’arrière-mondes, la mort est devenue une sinistre formalité médicalisée – tout ce qu’elle nous inspire désormais, c’est l’espérance qu’elle ne sera pas trop douloureuse. Nous mourons désormais sans dignité, dans la honte ou la confusion mentale, shootés à mort aux tranquillisants sur un lit d’hôpital – la mort administrée, gérée, totalement incluse dans le champ de la biopolitique, comme la vaccination et la prévention du cancer, dépourvue désormais de toute dimension métaphysique. La raison pour laquelle, lorsqu’il sent que ses forces (son corps) le trahissent, qu’il ne peut plus « travailler » (poursuivre son travail de création philosophique), Deleuze invente une ligne de fuite fulgurante contre la mort administrée : il s’envole, il saute par la fenêtre de son appartement de la rue de Bizerte, version contemporaine de la mort d’Empédocle, le poète grec, dont la légende dit qu’il s’est jeté, lui, dans le cratère de l’Etna, abandonnant ses sandales sur le bord... Les sandales de Deleuze, c’est son œuvre, et notamment cet Abécédaire dont nous commentons un article en ce moment même... Cette dernière liberté, je ne dirai pas que c’est à proprement parler des animaux qu’il l’a apprise – puisque ceux-ci ne se suicident guère – mais qu’elle le rapproche d’eux : les animaux « savent mourir », même les plus infimes d’entre eux, comme les souris, dit-il, alors même que nous, humains, ne le savons plus... En ce sens, la mort de Deleuze, ce n’est pas un suicide, c’est un envol, comme celui de l’oiseau qu’il n’est pas. C’est sa façon à lui de se tenir devant les bêtes dans le dernier instant de sa vie, non pas à leur place mais en se rapprochant d’elles, en se tenant, comme il le dit « à la limite », sur la frontière de ce qui sépare l’humanité de l’inhumanité, de l’animalité... Si vous voulez que ces dernières paroles obscures s’éclairent, lisez les toutes dernières lignes du Procès de Franz Kafka – et vous comprendrez tout, vraiment tout : on meurt toujours « comme un chien ».

Alain Brossat