Animal, on n’est pas mal...
Devenir-animal, c’est un concept créé par Deleuze et son ami Guattari dans L’Anti-Œdipe publié en 1972 dans une série intitulée « capitalisme et schizophrénie ». En 1980, Deleuze et Guattari publient le deuxième tome de cette série, Mille Plateaux. Et dans Mille Plateaux, le concept devenir-animal se redéploie au chapitre 10 ou sur le Plateau 10 : 1730 - devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible.
Voilà l’arrière-fond, maintenant on en vient au personnage principal, devenir-animal. Peut-être peut-on le décliner en trois questions : 1. Qu’est-ce l’animal ? 2. Comment devenir animal ? 3. Pourquoi faut-il devenir animal ?
Ces trois questions, Deleuze y répond plus ou moins dans l’interview, je ne répète alors pas ce qu’il a dit. Je veux plutôt citer quelques passages de Mille Plateaux pour évoquer, comme supplément, les endroits qui échappent à l’interview de Deleuze, mais que je trouve important.
Dans Mille Plateaux, Deleuze classe les animaux en trois sortes.
« Il faudrait même distinguer trois sortes d’animaux : les animaux individués, familiers familiaux, sen-timentaux, les animaux œdipiens, de petite histoire, « mon » chat, « mon » chien ; ceux-là nous invitent à régresser, nous entraînent dans une contemplation narcissique, et la psychanalyse ne comprend que ces animaux-là, pour mieux découvrir sous eux l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère (quand la psychanalyse parle des animaux, les animaux apprennent à rire) : tous ceux qui aiment les chats, les chiens, sont des cons. » p. 294
Mettons de côté d’abord la dernière phrase d’un ton provocant. Qu’est-ce qui caractérise la première sorte d’animaux ? On peut dire que leur caractéristique c’est qu’ils sont des individus. Les animaux traités comme des individus. C’est qu’on extrait un animal de sa meute. L’animal dans une meute est devenu un animal domestique, mon chat, mon chien, dans la famille, traité comme un membre de fa-mille, tout comme la psychanalyse qui traite les animaux dans le rêve comme papa mama, frère et sœur. Le rapport qu’on a avec ces animaux c’est un rapport entre les individus. De différentes ma-nières, on investit les sentiments sur l’autre, en parlant avec lui, en jouant avec lui, etc. Ça, c’est la pre-mière sorte d’animaux, l’animal comme individu.
« Et puis il y aurait une seconde sorte, les animaux à caractère ou attribut, les animaux de genre, de classification ou d’Etat, tels que les grands mythes divins les traitent, pour en extraire des séries ou des structures, des archétypes ou des modèles (« Jung est quand même plus profond que Freud », p. 294.)
Si la première sorte d’animaux est l’individu, la deuxième c’est l’espèce. On distingue les animaux par leurs caractéristiques, on les classifie, comme dans l’encyclopédie ou l’herbier. Les animaux se classi-fient selon différentes caractéristiques : ont-ils deux pattes, ou quatre, ou huit, avec ou sans ailes, habi-tation dans l’eau ou sur la terre, reproduction en viviparité ou oviparité, etc. Deleuze a rangé l’encyclopédie avec le mythe, malgré leurs différences, parce que le mythe extrait aussi un modèle, un archétype des animaux. Tel animal est tel archétype, comme l’encyclopédie qui extrait les caractères des animaux, propose une classification pour le règne animale. Les deux comprennent les animaux comme des espèces.
« Enfin, il y aurait des animaux davantage démoniaques, à meutes et affects, et qui font multiplicité, devenir, population, conte. » p. 294
La troisième sorte, c’est les animaux démoniaques. En groupe et à meute, et non pas les individus, ce-lui-ci c’est mon chat, celui-là c’est mon chien, et non plus les espèces, reptiles ou mammifères. A meute et affects, qu’est-ce que ça veut dire ? Ici, il faut distinguer sentiment et affect. Si la première manière c’est qu’on investit ses sentiments sur les animaux, la troisième manière est tout à fait différente. Ce n’est pas qu’on a un sentiment quelconque envers eux, mais à l’inverse, ils ont un affect, ils sont un affect, qui nous emporte, mais où ? Parmi eux, nous devenons eux.
Deleuze critique la classification de l’encyclopédie ou du mythe, mais se contredit-il en faisant lui-même une classification des animaux en trois sortes ? Il y a pensé, c’est pourquoi il a aussitôt écrit : « Ou bien, une fois de plus, n’est-ce pas tous les animaux qui peuvent être traités des trois façons ? Il y aura toujours possibilité qu’un animal quelconque, pou, guépard ou éléphant, soit traité comme un animal familier, ma petite bête à moi. Et, à l’autre extrême, tout animal aussi peut être traité sur le mode de la meute et du pullulement, qui nous convient à nous, sorciers. Même le chat, même le chien… » p. 294
Il ne s’agit pas de ce que les animaux sont en soi - de leurs caractéristiques. Les animaux sont égaux. L’égalité veut dire ici, non pas une indifférence totale, mais que tous les animaux se traitent de ces trois manières. Un oiseau peut être animal domestique bien aimé dans la famille, il peut aussi être l’objet de recherche d’une encyclopédie comme une espèce, l’objet de protection dans une composition étatique, il peut aussi surgir et pulluler et nous mettre en désordre, comme les oiseaux de Hitchcock. Dès lors, les trois sortes d’animaux deviennent trois manières de sentir les animaux.
On peut alors poser la deuxième question : comment devenir animal ? Dans l’interview, Deleuze en a donné quelques exemples : enfant, chasseur, écrivain. Ici je vais citer un exemple qu’il donne dans Mille Plateaux, un roman de Vladimir Slepian, fils de chien :
« Dans un texte tout à fait curieux, Vladimir Slepian pose le « problème » : j ’ai faim, tout le temps faim, un homme ne doit pas avoir faim, je dois donc devenir chien, mais comment ? Il ne s’agira ni d’imiter le chien, ni d’une analogie de rapports. Il faut que j ’arrive à donner aux parties de mon corps des rapports de vitesse et de lenteur qui le font devenir chien, dans un agencement original qui ne pro-cède pas par ressemblance ou par analogie. Car je ne peux devenir chien sans que le chien ne devienne lui-même autre chose. Slepian, pour résoudre le problème, a l’idée d’utiliser des chaussures, l’artifice des chaussures. Si mes mains sont chaussées, leurs éléments entreront dans un nouveau rapport d’où découlent l’affect ou le devenir cherchés. Mais comment pourrai-je nouer la chaussure sur ma seconde main, la première étant déjà prise ? Avec ma bouche qui se trouve à son tour investie dans l’agencement, et qui devient gueule de chien dans la mesure où la gueule de chien sert maintenant à lasser la chaussure. A chaque étape du problème, il faut non pas comparer des organes, mais mettre des éléments ou matériaux dans un rapport qui arrache l’organe à sa spécificité pour le faire devenir « avec » l’autre. » p. 315-316.
Devenir animal n’est pas imiter l’animal. Le héros du roman ne devient pas chien en imitant le chien. Bien sûr, on peut dire qu’il imite le chien en essayant de marcher à quatre pattes, mais il faut se rappe-ler qu’il a mis les chaussures. Si c’était une imitation, il n’y aurait pas de raison de mettre les chaussures car les chiens ne portent pas de chaussures. C’est aussi le sens de « je ne peux devenir chien sans que le chien ne devienne lui-même autre chose ». Devenir chien n’est pas devenir un chien. Il est impossible pour l’homme de devenir réellement un chien, mais le devenir-chien est suffisamment réel, pas la peine de devenir un chien.
Si devenir animal n’est pas imiter animal, qu’est-ce que c’est ? L’une des réponses possibles, c’est com-poser. Devenir animal c’est composer avec l’animal. Le héros du roman compose avec le chien. C’est hors du rapport sentimental. Pas de projection des sentiments, pas d’interaction entre sujet et objet. Le héros n’a pas traité le chien comme un animal domestique ou un individu. Composer avec, c’est aussi hors du rapport analogique. La main n’est pas une analogie de la patte, encore moins pour l’homme et le chien. Devenir animal c’est être entraîné par un affect dans le devenir. Tous les rapports fixes sont cassés et tous les éléments sont à recomposer d’après une certaine question. Par exemple, la bouche, organe et élément de l’homme, est arrachée et remis dans un nouveau rapport. Elle a perdu sa fonction initiale et devenue une gueule pour faire les lacets.
Après ces deux questions, qu’est-ce que l’animal et comment devenir animal, on ne saurait s’empêcher de poser « la » question (traditionnellement et bêtement assignée à la philo), pourquoi devenir animal ? A quel titre ça nous intéresse, le devenir-animal ? Ce n’est que parce que devenir animal est une affaire politique. Mais dans quel sens ? Pour y répondre, il faut saisir ce que Deleuze entend par la politique.
Citons un passage du même chapitre dans Mille Plateaux : Pourquoi y a-t-il tant de devenirs de l’homme, mais pas de devenir-homme ? C’est d’abord parce que l’homme est majoritaire par excel-lence, tandis que les devenirs sont minoritaires, tout devenir est un devenir minoritaire. Par majorité, nous n’entendons pas une quantité relative plus grande, mais la détermination d’un état ou d’un étalon par rapport auquel les quantités plus grandes aussi bien que les plus petites seront dites minoritaires : homme-blanc-adulte-mâle, etc. Majorité suppose un état de domination, non pas l’inverse. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a plus de moustiques ou de mouches que d’hommes, mais comment « l’homme » a constitué dans l’univers un étalon par rapport auquel les hommes forment nécessairement (analyti-quement) une majorité ». p. 355-356
Quand on parle de la politique, on parle toujours de la majorité-minorité, de la démocratie libérale représentative. Tout le monde le comprend. Et Deleuze parle d’une autre politique. En premier lieu, la politique d’ici n’est pas une question de régime. Il ne s’agit pas de tel ou tel régime de tel ou tel État, mais de la vie, de comment vivre les uns avec les autres, de comment les mondes fonctionnent. En deuxième lieu, la politique n’est pas une question de majorité-minorité, mais de majoritaire-minoritaire. Par exemple, on sait bien que les capitalistes sont d’une minorité, mais eux ou leur monde s’impose encore sur la planète. D’où leur état majoritaire. Revenons sur les animaux, si on compte par quantité, les mouches sont bien d’une majorité bien plus grande que les hommes, mais on ne va pas dire que les mouches sont majoritaires par rapport aux hommes. Que ce soient les chats, les chiens, les cochons, ou bien les serpents, les araignées, les souris… les animaux sont encore minoritaire dans l’univers. De ce point de vue, devenir animal c’est bien devenir minoritaire. Mais ça veut dire quoi, minoritaire ?
Deleuze nous rappelle : « Il ne faut pourtant pas confondre « minoritaire » en tant que devenir ou pro-cessus, et « minorité » comme ensemble ou état. Les juifs, les tziganes, etc., peuvent former des minori-tés dans telles ou telles conditions ; ce n’est pas encore suffisant pour en faire des devenirs. On se re-territorialise, ou on se laisse reterritorialiser sur une minorité comme Etat ; mais on se déterritorialise dans un devenir. » p. 356.
Qu’est-ce que ça veut dire, « minorité » comme état ? Un état se caractérise par le fait qu’il est constant. Constant ne veut pas dire pas de changement. Mais le changement se fait toujours d’un état à un autre état, par exemple d’une minorité à une majorité. C’est l’accumulation quantitative, sans changement de qualité, ni de dimension. Or le devenir-minoritaire est fluide. La fluidité ne consiste pas en un mouve-ment d’un point à un autre (par exemple de majoritaire à minoritaire), mais plutôt en un geste par le-quel on compose différents éléments, d’après les questions qu’on confronte dans différents lieux et temps, comme le héros du fils de chien, qui tâche à composer des éléments à chaque étape de la ques-tion, à se faire une ligne de fuite, à s’échapper à l’étalon majoritaire en ouvrant une variété de dimen-sions, de rapport de vitesse et de lenteur, à ne plus être mesurable par l’étalon ou saisissable par le standard général.
Le devenir-animal nous sensibilise, il nous fait sentir que la politique peut avoir une autre dimension que celle imposée par les politiciens, les médias et les États. Cette politique qui diffère de la politique de l’État et des partis politiques, Deleuze l’appelle « micro-politique » : « Devenir-minoritaire est une affaire politique, et fait appel à tout un travail de puissance, à une micro-politique active. C’est le con-traire de la macro-politique, et même de l ’Histoire, où il s ’agit plutôt de savoir comment l’on va con-quérir ou obtenir une majorité. » p. 357.
La première et la seconde manière de traiter les animaux, à savoir les inclure dans la famille comme une partie de la famille pour la projection des sentiments, ou les inclure dans l’institution étatique et leur assigner une variété de droits, ces deux manières traitent encore l’être humain et l’animal comme individu fixe, ils traitent encore l’animal avec un étalon. Le devenir-animal que Deleuze revendique ou plutôt fait, c’est de s’efforcer de fuir la famille et l’État, d’aller dehors, de devenir minoritaire. Deve-nir minoritaire c’est l’affaire de la micro-politique, et non pas de la majorité-minorité de l’Histoire, de la macro-politique. Certes, le devenir-minoritaire s’expose toujours au danger ou au destin de se réter-ritorialiser, de se rabattre en une minorité ou majorité. Mais dès le moment venu, il y aura d’autres de-venir-minoraires qui apparaîtront. Il n’est pas caractégorique de devenir animal, mais dans une situa-tion où l’homme domine encore, où l’homme est encore (ou peut-être toujours, qu’importe) majori-taire, il n’y peut-être pas encore d’autre moyen que de devenir animal, de casser l’idée de l’individu, de l’essence, de dégager les inhumanités de l’être humain.
Récapitulons : il y a trois manières d’éprouver l’animal : comme individu, comme espèce, comme affect. De-venir animal n’est pas imiter l’animal, mais composer d’après une question, laisser différents éléments devenir les uns avec les autres. Devenir animal c’est devenir minoritaire, l’affaire de la micro-politique. Devenir animal, c’est ne plus être saisi par l’étalon-homme qui domine actuellement l’univers...
Manki Hon