Avis de tempête sur la démocratie assise (1/2)
On trouve dans Et tant pis pour les gens fatigués cette formule bien frappée : « [le roman] est le genre qui s’adresse à n’importe qui. Le triomphe du roman comme genre littéraire par excellence est le triomphe de cette égalité qui n’est pas pour autant homologue à celle que met en jeu l’action politique » [1].
Considérant que, pour Rancière, l’égalité ou, plus précisément, les procédures d’égalisation se situent au cœur des opérations qui mettent en jeu la démocratie, on ne travestira pas sa pensée en prolongeant cette définition du roman dans les termes suivants : la lecture du roman est une activité par excellence démocratique. Pour autant que le roman, destiné ou accessible à « n’importe qui » est un puissant et constant vecteur d’égalisation (de sujets humains d’inégale condition), la lecture du roman, de n’importe quelle espèce de roman, est une activité intrinsèquement démocratique – une activité dans et par laquelle la démocratie est en jeu, se montre, est en acte.
Rancière prend bien soin de préciser que la lecture du roman comme opération égalisatrice (démocratique à ce titre) est placée sous un régime hétérogène à celui de l’action politique proprement dite. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle serait dépourvue de toute dimension ou de tout enjeu politique. Simplement, elle n’est pas explicitement, directement, activement politique comme le sont des séquences, des actions ou des scènes dont le régime et l’enjeu politiques sont immédiatement tangibles.
Il y aurait donc toute une dimension ou toute une part de la démocratie selon Rancière (celle qui se place sous le régime des opérations égalisatrices) et qui ne serait pas explicitement politique. Il ne s’agit pas ici du motif banal de la « culture démocratique » placée sous le signe de la douceur des mœurs et de l’esprit de tolérance, du « respect de l’autre ». Il s’agit de ce qui, encore et toujours met en jeu le sujet de discorde par excellence, dans les sociétés modernes : non pas l’égalité formelle des conditions mais bien au contraire la possibilité maintenue envers et contre tout de présenter et démontrer l’égalité dans un monde où prévalent les formes instituées de l’inégalité. Toute opération orientée dans cette direction recèle un potentiel polémique, elle suscite du litige (elle « expose le tort subi » par les « sans parts ») dans un monde où les formes de l’ordre et la règle du jeu sont placées sous le signe des inégalités légitimées. En tant qu’opérateur de l’égalisation contre le cours des choses et contre l’ordre institué, le roman, adressé à « n’importe qui », aurait donc vocation à être l’un des moyens non pas de réparation du tort mais de mise en pratique de l’égalité.
C’est là une belle forme – mais qu’en est-il des conditions réelles de cette opération dans notre époque ? : si cela était autre chose qu’une fiction, un wishful thinking, cela se saurait, cela se verrait. En effet, dans nos sociétés, rien de tel ne se voit, et, dirais-je, de moins en moins, au fur et à mesure que le roman se trouve embarqué, appareillé et domestiqué par les industries culturelles et le management du loisir. S’il est, dans notre présent, une chose qui ne relève aucun tort et ne produit aucun trouble, qui ne fait pas de bruit et se trouve réduit à la condition de marchandise et fétiche culturels, c’est bien le roman. Le cinéma parfois, encore, rarement, conserve quelque chose de cette puissance à la fois polémique et égalisatrice. Mais le roman, sous nos latitudes, je ne vois pas. Si je ne craignais pas de tomber ici dans les travers d’un historicisme de mauvais aloi, je dirais que ce que propose Rancière, c’est une idée du XIXème siècle – entendu ici comme : une idée qui se rattache à une autre époque.
Cette puissance égalisatrice du roman qu’il évoque se dessine sur une ligne d’horizon peuplée de lecteurs de Madame Bovary. Mais, outre le fait que, dans la seconde moitié du XIXème siècle, les admirateurs du génie de Flaubert en général et de ce roman en particulier n’étaient pas particulièrement des démocrates égalitaires [2], l’hypothèse que semble exclure a priori l’emploi du temps présent dans la phrase ci-dessus mentionnée (« Le roman est, etc... ») est bien celle-ci : que nous aurions pu, depuis Flaubert, changer d’époque et que le roman soit, entretemps, devenue la chose la plus inoffensive qui soit, pur objet de consommation culturelle, et donc la plus impropre à quelque opération destinée à présenter l’égalité entendue comme ce qui constitue par excellence l’objet du litige perpétuel entre les nantis et les sans-parts. S’il est aujourd’hui, dans les pays du Nord global, un « genre littéraire » apprivoisé et devenu animal domestique culturel, c’est bien le roman. Les gens qui lisent encore des romans et qui sont un peu dans la sphère ou la dimension culturelle l’équivalent de ce que sont, dans celles de la politique de l’Etat, les gens qui votent encore, ne sont plus du tout le « n’importe qui » célébré par Rancière en tant que l’égal de tout autre quelconque, mais tout au contraire ceux qui présentent cette distinction tant soit peu surannée aujourd’hui – celle du sujet lisant encore des romans. En ce sens même, la formule de Rancière habite un autre temps, un autre âge que le nôtre.
Il est vrai qu’il fut un temps (une époque) où les romans, ou certains d’entre eux, étaient dotés de cette propriété ou puissance de produire des rassemblements à distance. Ils pouvaient, dit Sloterdijk [3], être des pourvoyeurs de messages ou des signes de ralliement autour desquels un peuple allait s’agréger, dans lequel il allait se reconnaître – les historiens inspirés par Pierre Nora diraient des lieux de mémoire [4] – les romans de Victor Hugo ont assurément pu, dans l’espace français, occuper cette place, comme ceux de Dickens dans l’espace anglais, comme Cuore dans le monde italien, Don Quichotte probablement en Espagne, etc. On identifie bien là, dans cette approche du roman qui agrège un peuple de lecteurs partageant un même affect, une convergence avec la perspective ranciérienne. Mais l’égalité qui s’établit entre les lecteurs sans qualité particulières (sans distinction) s’agence ici sur le sentiment national, le génie propre à chaque peuple, comme on disait alors – ce qui n’est pas du tout la perspective de Rancière – ce dont il fait l’éloge est une égalité sans détermination particulière et la démonstration qui a Madame Bovary dans sa ligne de mire pourrait tout aussi bien prendre pour objet Pères et Fils de Tourgueniev, texte contemporain, roman devenu phare lui aussi, précisément dans sa propriété de s’adresser à « n’importe qui » et, en conséquence, de susciter une variété infinie de lectures et d’interprétations, le plus souvent en conflit [5].
Que l’on suive la voie ranciérienne ou la piste proposée par Sloterdijk, la question se pose avec insistance : qu’est-ce qu’un peuple de lecteurs ? Ou, plus exactement, l’égalité instaurée par la lecture du roman (Rancière) ou bien la communauté affective rassemblée autour de tel roman emblématique (Sloterdijk), cela peut-il à proprement parler se désigner comme un peuple ?
J’ai dit que, dans la perspective de Rancière, l’association du roman à l’égalité, aux opérations égalitaires, cela faisait évidemment signe en direction de son approche de la démocratie. Mais alors il nous faudrait remarquer ici que la constellation des lecteurs égalisés en tant qu’ils demeurent dispersés, atomisés, cela forme tout de même un peuple assez évanescent. Un peuple assis ou couché (on lit des romans, agréablement, couché, avant de s’endormir) et dont le propre est de ne jamais s’assembler. Plus radicalement, on pourrait dire qu’on se trouve ici face à une figure étrange, celle d’une actualisation de la démocratie (l’égalité) en l’absence d’un peuple, à proprement parler. Ou bien alors en présence d’un peuple tout virtuel et à ce titre dépourvu de toute puissance effective en tant qu’il serait, en vérité, une pure et simple idée de peuple, une fiction philosophique, une figure esthétique et non politique – celle d’un peuple de lecteurs de romans (comme d’autres imaginent des peuples artistes, philosophes, etc.).
On remarquera que cette belle et apaisante idée d’un peuple de lecteurs assis-couchés est ici parfaitement jointive avec la fabrication par l’Etat moderne d’un peuple (national) de l’Ecole, c’est-à-dire de l’Instruction publique, de l’instruction obligatoire. L’envers de ce peuple de lecteurs dotés de la paradoxale distinction du quelconque, c’est évidemment le peuple scolaire auquel l’Etat a appris à lire, écrire et compter – plus quelques suppléments en matière d’instruction civique et de... « roman national », précisément. En ce sens même, le premier ne sera jamais émancipé par la lecture que conditionnellement – en tant qu’il est devenu un peuple de l’Etat et un peuple national à la faveur notamment de son passage par l’Ecole et de son formatage par les officines du républicanisme (en France, du moins). En ce sens, toujours, le peuple égalisé par la lecture ne se sépare pas du peuple égalisé par le vote. Le peuple lecteur et le peuple citoyen convergent et fusionnent là où ils se trouvent solidement appareillés par l’Etat et assignés à des dispositifs destinés à les pacifier – quoi de plus éloigné d’un peuple violent, irascible et imprévisible qu’un peuple qui lit des romans et/ou qui vote ?
L’irruption et l’institutionnalisation (sous ces formes variables) de ces deux figures, celle du peuple en pointillés qui lit des romans et celle du peuple intermittent qui converge vers les bureaux de vote, sanctionnent (ou jalonnent) l’affaiblissement, voire le débranchement, d’une figure immémoriale – celle du peuple en présence, en acte, le peuple physique, réel, rassemblé – et généralement plutôt mobile que statique [6]. Le « double jeu » tant de la démocratie parlementaire (de la représentation fondée sur le régime des partis) que de l’Etat instructeur du peuple entier consiste précisément à produire ce type d’appareillage de la masse visant à la transformer (reconditionner) en opinion publique (Gabriel Tarde [7]), en communauté dispersée de lecteurs et de votants. Dès lors, les conditions dans lesquelles se reforment, sous ce régime de la politique et de la civilité, des rassemblements populaires en acte, notamment ceux à l’occasion desquels la masse, le nombre, s’affirment comme le peuple tout entier, ces conditions tendent à devenir constamment litigieuses et toujours davantage susceptibles d’être associées par l’autorité à l’illégalité, la violence illégitime, la criminalité.
On remarquera ici que ce processus de délégitimation de la figure du peuple assemblé est accompagné comme par son ombre par celui de la valorisation de l’écrit au détriment de l’oral. Le peuple de la rue et des rassemblements de masse, des émeutes et des révolutions a fortiori, c’est un peuple de l’oral, des cris, des slogans, des discours. Les procédures par lesquelles le cri partagé, le chœur parlé ou chanté égalisent les parlants sans distinction ne sont pas moins efficientes et attestables que celles par lesquelles la lecture (des romans) égalise le quiconque avec le quelconque [8].
Mais une sourde bataille se livre lorsque le peuple de l’écrit est appelé à refouler celui d’une oralité dont le propre, elle, est de demeurer rétive à son appareillage par l’autorité, les fabriques du savoir, le livre, la communication... Il apparaît donc difficile de s’en tenir à ce plan fixe sur ce peuple moderne qui, sous nos latitudes, a été initié à la lecture et y scellerait un pacte avec l’égalité et l’émancipation, sans se soucier de la boucle dans laquelle ce processus même est pris : la communauté des lecteurs, comme figure éclairée, de cette modernité, est une communauté calme et assise qui s’est détachée et séparée de la figure du peuple debout – lequel, souvent, s’agite et gueule.
Comme le remarque James C. Scott, la valorisation, implicite ou explicite, de l’écrit au détriment de l’oral manifeste un penchant pour l’Etat, son monde, sa culture, au détriment de l’univers des « collines » – là où la rétivité au travail, à la conscription, à l’impôt et à l’étatisme trouvent leurs formes de vie [9]. Ce que je veux suggérer par-là, non sans une pointe de malveillance, c’est que ce qui se profile derrière la belle image de la constellation des lecteurs virtuellement rassemblés par le roman (Flaubert, Goethe ou Dickens, pas Danielle Steel ou Marc Lévy), c’est quand même le tableau des disciplines promues par l’Education nationale et républicaine, laquelle n’est, dans son principe même, qu’illusoirement égalitaire – c’est une police, au sens ranciérien du terme, dont le propre est avant tout d’assigner à chacun sa place selon l’esprit des Lois – de Platon. Je ne dis pas que Rancière ne se soucie pas de cet arrière-plan – pour être tout à fait équitable, il faudrait même dire qu’en un sens ses livres ne parlent que de ça – ce dont je parle ici, c’est plutôt de son public, de sa réception et de l’effet massivement tranquillisant du signifiant flottant par excellence auquel s’associe indissolublement sa philosophie de l’égalité – la démocratie. Ce n’est pas pour rien que La haine de la démocratie est le livre de chevet de ceux et celles qui aiment à cultiver la posture rebelle-mais-pas-trop qui consiste à afficher esprit critique et radicalité face à l’institué – sans couper les ponts, sans se jeter dans l’inconnu pour autant. Le mot démocratie est l’amarre qui les retient du côté de la terre ferme des évidences partagées du progressisme politique.
Ce n’est pas pour rien que le modèle scolaire (il a bien fallu de sévères autant que dévoués instituteurs républicains pour que tous ces « n’importe qui » puissent prendre plaisir à lire Madame Bovary...) adhère à la relance par Rancière du motif démocratique. Ce n’est pas pour rien que lorsqu’un enseignant du secondaire considère de son devoir d’exhiber en classe des spécimens de la pornographie anti-islamique de Charlie Hebdo, et, en conséquence, succombe à la vindicte d’un fou de Dieu égaré, Rancière voit dans cet attentat en tout premier lieu une manifestation de l’omniprésente haine de la démocratie. Comme si, dans cette séquence où l’enragement de la plèbe du monde touche à son paroxysme, « la démocratie » plutôt que la guerre des mondes était vraiment l’objet premier du litige...
Ce qu’il faudrait tenter de comprendre, c’est où est passée, dans nos sociétés, la figure du peuple assemblé ou celle du peuple tout entier. Cette notion est expulsée du champ de la politique légitime par la démocratie représentative. Le peuple assemblé est remplacé par l’opinion ou sa caricature, le public. La démocratie représentative délégitime massivement cette figure : le peuple s’assemble, dès lors dans des formes et dans des espaces destinés par l’autorité et l’activité économique à d’autres fonctions – la rue, les places publiques, les usines (etc.) ; si bien que tout rassemblement populaire est susceptible de produire un trouble.
Le peuple assemblé est toujours susceptible de se transformer en masse émeutière. Le propre de la démocratie représentative est de produire la figure d’un peuple qui ne se rassemble que fictivement, par le biais de ses représentants et selon les procédures où il demeure atomisé – le vote, à l’occasion duquel chaque citoyen s’exprime séparément de tous les autres en passant par l’isoloir. On remarquera au passage que, dans la figure décrite par Rancière, le peuple des lecteurs, peuple égalisé par la lecture, ne se trouve, semblablement, rassemblé qu’à distance et si l’on ose dire séparément, par le truchement du livre – les deux opérations, celle du vote et celle de la lecture se tiennent bien dans le même diagramme.
Ce qui les apparente aussi, c’est le fait même que l’égalité qu’elles établissent est abstraite : la voix de n’importe quel citoyen « vaut » celle de n’importe quel autre, quelles que soient leurs conditions sociales et leurs puissances politiques respectives ; dans le même sens, la lecture de Madame Bovary par le plus « quelconque » des lecteurs vaut, dans la perspective de Rancière, celle du plus érudit et qualifié des spécialistes [10]. Mais c’est d’une égalité dont le milieu est l’éther de la démocratie rêvée qu’il s’agit là – sur le terrain, ces égalités ne se manifestent pas en acte ou, du moins, sont massivement contrariées par l’ordre des choses et la règle du jeu.
C’est bien la raison pour laquelle la classe dominante a bien fini par se convertir, dans nos sociétés puis un peu partout, au système du suffrage universel et à saisir tous les bénéfices qu’elle pouvait tirer de ce dispositif. De la même façon, cela fait belle lurette que les élites politiques, morales et religieuses ont compris que la censure de la littérature était rigoureusement contre-productive et que convoquer Flaubert devant un tribunal pour l’appeler à rendre des comptes à propos de l’immoralité de son roman « immoral », cela ne pouvait que contribuer puissamment à rendre celui-ci « intéressant » aux yeux de tous les publics. Ce qui donc remplace la censure, c’est la saturation, la disponibilité sans discrimination (« égalitaire » à ce titre) de tous les genres de littérature, Les Cent-vingts journées en livre de poche, la prolifération industrielle du livre de poche, le principe général de profusion et d’indiscrimination comme meilleur moyen, précisément, de diluer dans le bain d’eau tiède de la culture de masse les opérations égalitaires évoquées par Rancière. S’il se trouve, chose de plus en plus improbable, que le peuple ait envie de lire des romans plutôt que de regarder des séries à la télé ou de suivre les mésaventures de tel député accusé d’inconduite sexuelle, il trouvera son bonheur au rayon livres de l’hypermarché le plus proche.
Pour l’essentiel, la situation présente est bien celle-ci : la belle figure de la formation d’une communauté de lecteurs égalisés par le moyen du roman s’est avérée soluble dans la culture de masse et constamment recyclée par les industries culturelles. Cela pourrait changer, bien sûr, si les conditions politiques générales se transformaient, ou plus exactement si la vie politique se trouvait placée sous un autre régime que celui qui prévaut aujourd’hui ; comme cela peut tout à fait se présenter différemment sous d’autres latitudes. Mais précisément, le pas de côté qui est appelé ici comme condition première, c’est celui qui consiste à sortir de l’enfermement dans l’horizon exclusif de « la démocratie ». Or, c’est ici que les ranciériens seraient appelés à sauter par-dessus leur ombre – tant c’est là une opération qui, dans son principe même, leur fait horreur, tout comme l’idée même de la pure et simple disparition ou suppression du système monarchique ne venait pas à l’idée de la grande majorité des élites éclairées de la fin du XVIIIème siècle – jusqu’à la Constituante, au moins...
La chose très précieuse qu’assure la philosophie de Rancière à ses disciples, c’est la continuité des formes. Peu importe au fond que son approche de la démocratie diffère du tout au tout des formes instituées de celle-ci, que toute son œuvre se construise sur cet écart. Ce qui l’emportera toujours aux yeux de sa séquelle et assurera sa respectabilité tant académique que politique est le fait même qu’en construisant toute son œuvre, depuis La Mésentente, autour du signifiant flottant (et de plus en plus manifestement vide) « démocratie », il en établit la supposée radicalité dans une continuité sonore et rassurante avec cela même avec quoi elle est censée rompre – la philosophie politique des libéraux, de gauche comme de droite, la science politique de la rue Saint-Guillaume, le culte de la démocratie représentative et du pluripartisme, la démocratie de marché, etc. Le terme démocratie relancé sur une scène peuplée de personnages nouveaux, les sans parts, la présentation du tort, les incomptés, les opérations égalisatrices... tout cela demeure le moyen par lequel on affiche que tous les ponts ne sont pas coupés avec ce dont va désormais être la figure dissidente. Tant que le continuum démocratique se maintient, que le mot démocratie peut jouer son rôle d’objet transitionnel, la post-philosophie politique de Rancière demeure respectable et son auteur salonfähig. Un signe qui ne trompe pas est qu’à l’occasion, au-delà de la sphère universitaire, tel ou tel Olympien, politicien ou journaliste en vue, y viendra faire son marché – de Ségolène Royal à Edwy Plénel.
Les mots sont importants, comme disait l’autre, et tant que le mot-fétiche qui balise l’horizon de la formation historique dont il s’agit de proclamer la vocation à être indépassable et dans lequel se trouve concentrée la relation entre gouvernants et gouvernés, tant que ce terme est maintenu comme la clé de voûte de l’édifice discursif qui soutient ce système et en entérine la clôture, rien n’est perdu et tous les accommodements sont possibles. On ne prend pas grand risque à parier que le « vote utile » se porte bien parmi les suiveurs de Rancière.
En se focalisant exclusivement sur la démocratie entendue comme opération politique, la perspective ranciérienne balaie d’un revers de main ce qui n’en constitue pas moins le trait premier de l’objet « démocratie » : une formation historique qui est devenue la forme d’institution hégémonique de la relation entre gouvernants et gouvernés au fil du XXème siècle et qui aujourd’hui, dans le temps même de son délitement et de son déclin, affirme d’autant plus agressivement sa vocation à être l’unique forme d’institution de cette relation qui soit compatible avec les valeurs et les normes de la civilisation ; l’unique régime de la politique qui soit légitime et tolérable.
L’écart croissant qui se creuse entre la démocratie telle que l’entend et la promeut Rancière et dont le statut demeure indéterminé (fondamentalement, il s’agit quand même avant tout d’une idée philosophique, d’une idéalité, et qui ne devient une politique que dans les formes les plus indirectes et dispersées) et ce qu’il faut bien appeler la démocratie réelle, comme il y avait au temps de l’empire soviétique, un « socialisme réel », dont le propre est de définir une époque historique (ou de coïncider avec elle), cet écart ne peut se supporter dans une perspective ranciérienne qu’au prix d’une élision massive de la dimension historique, de l’historicité de cette forme.
Si la démocratie tient tout entière à des « opérations », alors la démocratie se présente comme une sorte d’axiomatique politique dépourvue de toute consistance historique. Ces opérations à l’occasion desquelles a lieu une prise de parole exposant le tort subi par telle ou telle catégorie humaine peuvent se produire n’importe où et en n’importe quelles circonstances, ce qui explique que quand Rancière fait référence aux « mouvements » contemporains et dont la vitalité serait censée apporter de l’eau à son moulin, il est porté à placer un signe d’équivalence entre la carpe et le lapin, les juvéniles démocrates hongkongais mangeant dans la main de Trump et Johnson et les Gilets jaunes cheminant sur une toute autre ligne de crête, « pris » dans un tout autre rêve. La démocratie devient dans ces conditions une abstraction entièrement déliée du régime d’histoire ou d’historicité sous lequel elle se trouve placée. Or, notre présent est précisément établi sous le signe d’une incompatibilité toujours plus grande entre ce que sont et deviennent les démocraties réelles (dans leur condition à la fois historique et politique) et l’idéalité ranciérienne. Jusqu’à quel point peut-on continuer à s’émerveiller de la fonctionnalité de la petite machine égalisatrice ranciérienne, tant à l’échelle des expériences de pensée qu’à celle de tel ou tel « moment » plus ou moins exemplaire, tout en faisant l’économie d’un diagnostic et d’un pronostic à propos de l’état présent et de l’avenir annoncé de la démocratie réelle autant que globale, universaliste et impérialiste d’un même tenant – c’est-à-dire incarnation de la falsification la plus criante de l’universalisme ?
De fait, le conflit ouvert que met en scène Rancière entre son approche (sa relance) du motif démocratique et les formes institutionnelles de la démocratie réelle est sujet à caution. C’est que la prise de parole inopinée qui est au cœur de la scène sur laquelle se montre l’égalité et qui est le vecteur de la présentation du tort subi par les sans-parts, ceux qui n’ont pas voix au chapitre – cette scène même présuppose l’existence de ces conditions générales tempérées dans lesquelles une telle prise de parole peut avoir lieu, avec tous les enchaînements consécutifs. Or, l’expérience du présent, celle du mouvement des Gilets jaunes chez nous (et qui trouverait aisément son équivalent sous bien d’autres latitudes et dans bien d’autres circonstances) est précisément que sous le régime de la démocratie policière et autoritaire qui prévaut aujourd’hui, ces conditions n’existent plus. Dans les configurations nouvelles, la figure de la prise de parole qui enchaîne sur la constitution d’un espace dans lequel le tort subi peut devenir l’enjeu d’une interlocution publique et, de la sorte, se politiser, s’efface devant celle de l’irruption sous une forme hyperviolente d’un différend dont le propre est, précisément, de demeurer coupé de toute possibilité d’une prise de parole enchaînant sur la formation d’un espace public où le litige est en discussion.
C’est ce qui se cristallise autour des moments « terroristes », comme l’affaire Charlie Hebdo, le Bataclan, l’assassinat de Samuel Paty. Mais en deçà même de ces intensités extrêmes où l’irruption du différend sous sa forme la plus stridente balaie le modèle ranciérien, le « moment » Gilets jaunes a exposé en toute clarté la péremption de ce modèle dans les conditions actuelles de la radicalisation policière et autoritaire de la démocratie de marché : ce qui enchaîne sur la présentation du tort subi par le peuple des ronds-points et des manifs du samedi après-midi, c’est une répression indiscriminée et une criminalisation à outrance du mouvement. La prise de parole est immédiatement couverte par le vacarme des grenades lacrymogènes et des charges policières.
Les conditions dans lesquelles la démocratie hérétique à la Rancière pouvait envers et contre tout trouver l’occasion de se pratiquer dans les interstices de la police démocratique institutionnelle se sont faites rares si ce n’est inexistantes. La police, dans l’acception ranciérienne du terme, a cédé le pas au régime de la démocratie policière dont le propre est de faire disparaître les espaces discursifs dans lesquels les formes de la domination et la violence de l’Etat peuvent être mis en discussion comme ce qui constitue l’objet du litige perpétuel entre ceux d’en haut et ceux d’en bas.
Dans ces conditions, les « arrangements » subreptices entre la démocratie « minoritaire », moléculaire à la Rancière et la démocratie majoritaire et molaire, celle de l’Etat, vont prendre une autre tournure face à des scènes nouvelles, massivement placées sous le signe du différend et de sa musique d’accompagnement, l’hyperviolence : face au « terrorisme », Rancière et ses disciples manquent d’espace pour marquer la différence et sont portés à rejoindre le consensus antiterroriste – ce que fait Rancière en disant, à chaud, l’horreur que lui inspire l’attentat sanglant contre Samuel Paty. Le Luther de la démocratie contemporaine se range ici, face au « terrorisme », dans le camp de l’ordre, comme son illustre prédécesseur face aux révoltes paysannes et aux mouvements millénaristes. Or, ici, précisément, toute la question serait de savoir, plutôt, pourquoi et comment les conditions dans lesquelles ceux qui ne comptent pour rien pouvaient, dans des circonstances données, faire, en dépit de tout, entendre leur voix, se sont effacées pour laisser la place à ce paysage désolé dans lequel c’est la version la plus féroce de la guerre des espèces qui fixe la forme de l’affrontement. Ici, la philosophie de l’égalité de Rancière est en panne.
D’une façon générale, la modalité démocratique promue par Rancière a besoin de la démocratie d’établissement à la fois comme ce milieu dans lequel, paradoxalement, elle trouve les conditions de son exercice et comme ce à quoi elle s’oppose et est hétérogène, mais sans être en guerre ouverte avec elle. C’est ce jeu « compliqué » et parfois tant soit peu équivoque qui assure son succès auprès des radicaux-mais-pas-trop de la classe moyenne décente et éclairée du Nord global.
D’une façon plus générale encore, il apparaît de plus en plus difficile de faire l’impasse sur le tracé historique de la police démocratique, longtemps indistincte de la biopolitique telle que définie par Foucault. C’est que, de jour en jour, elle tend à devenir une machine de guerre imbue d’un esprit de reconquête – ceci dans le temps même où elle n’est plus en état ni d’assurer et garantir la vie vivable et la sécurité des populations dont elle a la charge. La perspective ranciérienne suppose une vitalité de l’idéalité démocratique et des opérations qui s’agencent sur elle, une puissance et une inspiration (celles de l’égalité, pour lui) qui trouve, envers et contre tout, ses conditions d’exercice dans les sociétés contemporaines.
Mais c’est cette présupposition qui est précisément en question dans les conditions présentes de l’exercice du gouvernement des vivants. Celles-ci sont indissociables de la question du régime d’Histoire sous lequel nous vivons ou plus précisément dans le devenir duquel nous sommes emportés. Ce régime d’Histoire est-il effectivement celui d’une incessante et irrésistible « démocratisation du monde », tel que nous le présentent aujourd’hui ad libitum les promoteurs de la croisade total-démocratique en cours ? On a toutes les raisons d’en douter, à examiner tant la décadence de la gouvernance démocratique dans les grands pays du Nord global (dont le phénomène Trump est le symptôme) que la radicalisation des formes d’hostilité à l’endroit de tout ce qui résiste à la tentative de reconquête en cours [11]. Ce dont les symptômes se multiplient sur tout le pourtour de la planète, c’est plutôt une crise agonique du régime démocratique dans la forme qui s’est affirmée puis étendue à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. Qu’on l’appelle démocratie représentative, système parlementaire, démocratie libérale, démocratie de marché ou démocratie du public, peu importe. On avait là une grande forme d’institution de la relation entre gouvernants et gouvernés qui s’est déployée dans un spectre large accueillant toutes sortes de variantes et dont la puissance (la force propulsive) historique s’est épuisée.
Quelque chose est en train de prendre la relève et qui, pour afficher une continuité trompeuse avec cela même dont le ressort s’est brisé, n’en constitue pas moins une forme nouvelle et singulière – une forme de gouvernement autoritaire, expéditif, ne s’embarrassant plus des formes et des normes traditionnelles du gouvernement démocratique fondé sur la fiction représentative et le régime des partis. Le tournant en cours ne peut pas nous échapper lorsque nous constatons que l’opposition proprement instituante de l’ordre politique dans lequel nous vivions depuis les années 1930, le partage signifiant par excellence entre démocratie d’un côté, fascisme de l’autre – cette opposition est désormais brouillée. Les années Trump ont précipité ce brouillage, mais il apparaît distinctement comme un phénomène global diffusé sur tout le pourtour de la planète, avec les Duerte, les Bolsonaro, les tenants du suprémacisme juif aux affaires en Israël (etc.) – la figure naguère impensable d’un fascisme démocratique, de régimes mixtes dans lesquels les traits fascistes les plus incontestables se rendraient compatibles avec des institutions démocratiques, une armature démocratique de l’Etat, plus ou moins mise à mal mais point révoquée au profit d’une dictature déclarée.
Alain Brossat
à suivre...