Avis de tempête sur la démocratie assise (2/2)
Le trait distinctif de l’époque, ce n’est pas du tout le durcissement de l’opposition entre régimes démocratiques d’un côté et régimes autoritaires ou totalitaires de l’autre, c’est bien plutôt la confrontation appelée à s’accentuer et se durcir, jusqu’à prendre éventuellement la forme d’un conflit armé global, entre deux espèces, non seulement différentes mais hétérogènes, de régimes autoritaires. D’un côté des post-démocraties plus ou moins fascistoïdes à défaut de pouvoir emprunter les traits des régimes fascistes classiques, des démocraties-plus-que-policières et mobilisant tout l’arsenal des procédures d’urgence et du régime de l’exception et cultivant activement un régime d’hostilité répressive à l’égard des mauvais objets du moment, en politique intérieure comme extérieure ; des post-démocraties animées par le nihilisme purulent du climatoscepticisme et de l’autochtonisme chauffé à blanc ; des post-démocraties de plus en plus ouvertement trumpisées, bolsonarisées et appelées à devenir, face à ce qui leur résistera, des régimes de terreur à géométrie variable. Les experts nous diront que c’est là faire bon marché des singularités propres à chaque pays, que Bolsonaro, c’est du simili-fascisme tropical avant tout, etc. Cet argument fondé sur la doctrine du cas par cas ne vaut rien : le propre d’une époque est, précisément, de dissoudre les particularités locales dans le cours de l’Histoire générale. Ce ne sont pas les exemples de la bolsonarisation du paysage politique et des figures qui le peuplent dans les démocraties du Nord global. La seule question qui importe est : quel est le régime d’Histoire qui est en train de s’imposer aujourd’hui – celui de l’âge démocratique renouvelé, relancé envers et contre tout – ou bien plutôt une figure altneu, ancienne et nouvelle à la fois, d’une inquiétante étrangeté en tant que telle, surplombée par la Terreur (L’Histoire comme étal ou abattoir des peuples, selon Hegel relancé par Kojève dans ses cours sur la philosophie de l’Histoire de l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit) ?
De l’autre côté, des régimes a-démocratiques ou non-démocratiques, selon les définitions courantes de la démocratie (indissociable, notamment, du pluripartisme, du parlementarisme et, au moins formellement, de la séparation des pouvoirs) et dont les régimes chinois, vietnamien ou cubain seraient aujourd’hui les représentants les plus en vue. Des régimes autoritaires assurément, au sens courant du terme, mais incarnant une forme d’autoritarisme (ou de gouvernement « à l’autorité ») essentiellement différent de celui qui se profile dans les post-démocraties contemporaines. Ce qui fait la différence, c’est la tournure même de la relation entre gouvernants et gouvernés.
Comme il est apparu distinctement tout à long de la pandémie du Covid 19, les démocraties occidentales ont constamment mis en balance santé (protection) des populations et santé de l’économie, calculs économiques. Elles n’ont jamais manifesté une détermination entière à faire de la lutte contre la pandémie une priorité absolue, toutes affaires cessantes. Elles ont collectionné les pas de clerc, les demi-mesures, les mensonges, les bévues inspirées par l’ignorance et la désinvolture, les petits calculs – ce qui s’est traduit par un désastre sanitaire colossal, une masse humaine perdue par abandon pour l’essentiel, et se comptant par millions. C’est une faillite biopolitique globale à l’échelle de pays qui, dans leur grande majorité, se définissent comme des démocraties et qui portent leur qualité de démocraties en sautoir.
En termes de gouvernement des vivants, ce n’est pas seulement une gigantesque panne biopolitique, c’est une fondamentale bifurcation : les démocraties du Nord global ont renoncé à leur vocation, qui s’était notamment affirmée après la Seconde guerre mondiale, à prendre les populations en charge sur un mode se destinant notamment à corriger les inégalités de condition. Ce qui saute aux yeux, avec la pandémie, c’est ce tournant selon lequel la santé et plus généralement les conditions de vie des populations sont conçues par l’autorité sur un mode purement libéral – on laisse jouer les différences « naturelles » de condition et de place dans la société, on prend en charge les individus et les corps selon un mode différencié, on va vers un système de santé à plusieurs vitesses, on fait le tri entre ceux que l’on soigne et ceux que l’on abandonne lorsque la pandémie fait rage, on voue la masse salariée à une retraite de survie tandis que la minorité est appelée à couler des jours opulents et heureux, etc.
Dans les démocraties occidentales, le champ de la biopolitique positive s’est rabougri, celle-ci ne se maintient plus que sur un mode affaibli et différencié. Ce qu’il s’agit de faire vivre, c’est, inconditionnellement, l’économie. L’optimisation de la vie des populations n’est plus à l’ordre du jour. Les figures de l’abandon se multiplient dans un contexte où l’ambition biopolitique des démocraties a reculé.
Dans les non-démocraties dont la Chine est la figure la plus imposante, le tableau est tout différent. Le caractère autoritaire et a-démocratique des régimes est, dans ce cas, indissociable d’un mode de gouvernement des vivants qui place au premier plan de ses préoccupations la prise en charge de leur intégrité face à des menaces ou des défis tels que la pandémie Covid 19 – il suffit de comparer les pertes enregistrées au Vietnam, en Chine, à Cuba avec celles que l’on a connues en France, en Belgique, en Italie, en Espagne et aux Etats-Unis pour être instruit de la différence radicale entre les deux figures du gouvernement des vivants qui se séparent et s’opposent ici.
Ce qui nous reconduit indirectement à la « double nature » ou l’équivoque constitutive de la philosophie de l’émancipation de Rancière : une pensée de l’égalité, une philosophie affirmant l’irréductibilité du conflit aux conditions de la délibération ou de la communication dans les espaces de la démocratie représentative – mais une doctrine qui, dans le même temps, prend soin de se maintenir à l’intérieur des frontières de la protoplasmique « culture démocratique » moderne, une hérésie ou un schisme sous condition. Rancière, ce n’est pas l’alternative à la démocratie de l’Etat, c’en est le Luther, ce qui est bien différent. Tant qu’on débat, se dispute, s’explique « entre démocrates », rien n’est perdu – et demeure toujours la ressource de se retrouver dans la lutte contre les aliens, quand la situation l’exige. Lorsque, avec l’assassinat de Samuel Paty, se dessine une scène exemplaire non pas de la mésentente (il y manque, très distinctement, un espace dans lequel les sans parts pourraient s’emparer de la parole) mais bien du différend radical opposant ceux qui sont fondés à parler (et prétendument, dans ce cas, à instruire) et une plèbe du monde vouée au silence et à l’humiliation, c’est quand même plutôt du côté de la démocratie qui, comme chacun sait, tient la violence vive en horreur que penche le philosophe de l’égalité ; enseignant lui-même, le philosophe de l’égalité se met tout naturellement et non sans frémir, dans la peau de son malheureux collègue égorgé et décapité. Et c’est ici qu’il apparaît distinctement que la philosophie du livre et de l’égalité de Rancière, c’est quand même dans son fond la version haut de gamme d’une utopie perdue – celle de l’instituteur laïc pris dans les rets du rêve du progressisme républicain « héritier des Lumières »...
Ce que, pourtant, la philosophie du présent a la tâche d’identifier, dans le moment qui se cristallise autour de ce fait divers sanglant, c’est bien ce dont est faite ici une situation dont le propre est de stupéfier, de transir, de terroriser – sa provenance, sa composition. Or, ce qui fait la texture de cette situation, c’est l’interaction de deux délires. Celui, pour commencer par le commencement, du prof du secondaire à qui l’on a mis en tête qu’il est de son devoir de pédagogue et d’éducateur de présenter et commenter à des gamins et des gamines de quatorze ou quinze ans des caricatures islamophobes ; celles-ci, chacun-e peut le vérifier de visu, relèvent d’une pornographie et d’une volonté délibérée d’outrager et d’humilier (ceux qui se rattachent à cette foi) qui, dans leur outrance, leur vulgarité et leur intention de nuire, ne se comparent guère qu’aux caricatures antisémites publiées dans la presse nazie, Der Stürmer, notamment, spécialisé dans cette agitation en images et, à ce titre, précurseur de cette agitation en images. D’autre part, bien sûr, s’identifie le délire du paumé de la foi, pas bien dans sa tête du tout, âme et corps errants sur les chemins de l’exil, et dans le monde intérieur mécontemporain duquel un tel sacrilège ne saurait être sanctionné que par le versement réparateur du sang de l’offenseur.
Le gros plan fixe sur la seule terrifiante dernière image du « film », cet égorgement qui frappe d’horreur et de terreur, est grossièrement égal ici à une falsification – c’est tout le film qu’il faut passer et repasser sous ses yeux pour rétablir les enchaînements dont est faite l’histoire qui finit « en drame », comme disent les journaux. Or (et c’est bien sur ce point qu’il ne faut rien céder), au départ, il y a bien, tout autre qu’un « geste maladroit », une provocation, même, un délire collectif ou plutôt institutionnel, un délire de l’Etat et très distinctement tourné vers la mort : celui de tout un appareil de pouvoir (l’Education nationale, une partie du corps enseignant), en prise sur des dispositions plus ou moins partagées par des fractions de la population, et qui consiste à construire des chaînes qu’équivalence solides comme le roc entre promotion de la démocratie, promotion des valeurs de la République, défense et illustration de l’universalité des droits de l’homme et du citoyen, tolérance – tolérance, surtout ! – ... et pornographie anti-islamiste, racisme antiarabe dans leurs formes les plus débridées et exaltées. Au début de l’histoire, il y a bien cette propagande de haine, légitimée et relayée par la fraction en principe la plus respectable de l’appareil d’Etat – l’Ecole [1].
Le reste, c’est une question d’enchaînement, un délire enchaîne sur l’autre, la chose est banale, c’est le grand théâtre du mimétisme, avec son lot d’automatismes, et qui, ici comme en bien d’autres occasions, s’achève dans un bain de sang. Mais on ne pourra pas s’empêcher de relever que ces deux délires dont la confrontation trouve le débouché terrible qui a défrayé la chronique n’ont pas exactement, dans une société comme celle de la France aujourd’hui, le même statut : le premier, par l’effet duquel la tragédie, survient, est celui de l’autorité légitimée par excellence – l’Etat, relayant ici celui d’une petite secte d’agitateurs en proie à la perpétuelle joie maligne que leur inspire la liberté qui leur est accordée de conchier et insulter la religion d’une fraction significative, si ce n’est majoritaire, des subalternes racisés de ce pays ; et donc d’humilier impunément cette humanité-là, précisément, au fil des semaines, une conduite morbide qui sent son fascisme à plein nez.
Ce n’est pas pour rien que, dans cette configuration, l’impulsion est donnée par une petite bande de faux rebelles protégés et soutenus par les moyens de l’Etat et devenus à ce titre instruments de la police idéologique. C’est non seulement un délire mortifère (un désir de mort qui ne se donne même pas la peine de se dissimuler) toléré, mais encouragé par l’officialité et les élites, avec leurs appareils de pouvoir – un délire qui prospère non pas sur les marges mais bien dans la tête et le cœur de cette espèce de république et dont il vient attester qu’y prospère « quelque chose de pourri ». La suite l’a amplement montré, à commencer par les performances des néo-fascistes aux récentes élections, sans parler de la façon dont laquelle le signifiant « républicain » est devenu le signe de ralliement du front islamophobe, anti-« woke », anti-décolonial qui s’étend désormais des marges de la NUPES aux fascistes de toutes obédiences (on en a, aujourd’hui, la gamme la plus étendue) [2]. C’est un délire rassembleur, le fantasme du « grand remplacement » n’y est que le sommet de l’iceberg. L’aversion que l’appareil du Parti communiste manifeste à l’endroit de tous les courants s’inscrivant dans la perspective d’une politique des racisés (indigènes, décoloniaux, etc.), aversion prenant, en de nombreuses circonstances, la tournure d’une vindicte active, montre bien l’ampleur du phénomène.
Les lignes de partage effectives sont désormais de plus en plus ouvertement racisées et placées sous le signe du différend entre autochtonistes ou nativistes de tout poil et supposés aliens et outsiders perçus par les premiers comme sujets/objets du trouble, producteurs d’un tort perpétuel. C’est tout le champ politique qui se recompose autour de ces nouvelles lignes de fracture. Pendant la campagne présidentielle, les accents populistes et franchouillards du discours tenu par le candidat du PCF (que l’on ne saurait plus décemment désigner aujourd’hui, si les mots ont encore un sens, comme « le candidat communiste ») avaient des relents d’autochtonisme tout à fait distincts.
La question n’est pas tant que ce serait désormais l’extrême droite qui fixerait les conditions du débat politique, qui en baliserait le champ. C’est bien plutôt, globalement, que l’ordre des discours sur la vie publique s’est entièrement reconfiguré autour des motifs autochtonistes, xénophobes, policiers, sécuritaires. Tous les partis appartenant à l’arc institutionnel sont désormais inclus dans ce diagramme. A supposer qu’un jour Mélenchon, son parti et son fan-club arrivent aux affaires, ils ne feront pas longtemps illusion sur ces questions de vie et de mort – ils ne déferont pas l’édifice du tout-policier intrinsèquement raciste et suprémaciste, pas davantage qu’ils n’en finiront avec le racisme de l’Etat tant rhizomatique qu’invasif. Ils chercheront des accommodements, s’embourberont dans les demi-mesures et les un pas en avant deux pas en arrière, feront trois petits tours et s’en iront sans avoir rien changé, ni produit aucun déplacement qui transforme pour de bon la règle du jeu et entraîne un changement radical d’atmosphère et de dispositions collectives dans ce pays.
Ce qui caractérise l’ensemble des appareils politiques dans une société comme la nôtre, et, avec elle, non seulement les élites, la classe moyenne aisée et possédante, les gens à héritage, mais tout autant la grande majorité de la population se percevant comme « chez elle », par opposition à ceux qui ne le seraient que conditionnellement ou pas du tout (cette France imaginairement racinée, ensouchée, native, pseudo-autochtone...) c’est une totale absence de sensibilité (pour ne pas même parler d’intérêt ou de souci) à la configuration et l’intensité du tort perpétuel, structurel infligé à d’autres parts de l’humanité ; un tort en forme d’iniquité instituée et qui est, pourtant, la prémisse et le présupposé de la toute provisoire stabilité de la condition des nativistes spontanés enfermés dans leur bulle.
Cette condition est de plus en plus férocement immunitaire et autarcique ; elle n’est pas seulement enveloppée dans une multitude de dispositifs de protection mais elle tend à s’enfermer toujours plus hermétiquement dans des dispositifs destinés à la protéger non seulement contre ce qui est susceptible de menacer ou contaminer les immunisés/immunitaires, mais tout autant à les équiper contre ce qu’ils ne veulent ni voir ni entendre et dont ils ne veulent pas parler – cet extérieur, cette altérité surpeuplée, placés, elles, sous des régimes d’exposition plus ou moins délétères.
Les bulles et les sphères dans lesquelles les immunisés/immunitaires tendent à s’enfermer sont des dispositifs autarciques ; elles leur permettent de se débrancher de ce qu’ils voient sans le voir, sans être affectés par ce qui se présente dans leur environnement immédiat, proche ou lointain. Ils ont appris à se désexposer et à poursuivre leur chemin sans dévier, indifférents désormais à tout ce qui serait susceptible de susciter un trouble, un tremblement, de les détourner de leur trajectoire somnambulique et d’affecter leur égoïsme sacré. Les immunitaires sont des poissons d’aquarium très affairés à tourner en rond, ils voient le monde environnant mais en sont séparés par de solides parois de verre. Ils sont une version « mise à jour » des trois singes : ils voient ce qu’ils voient mais sans le voir, ils entendent ce qu’ils entendent sans l’entendre et quand ils en parlent, c’est pour ne rien dire.
Dans le même sens exactement que Norbert Elias parle de pacification des mœurs inscrite, en Occident, au cœur du procès de la civilisation des mœurs, nous serions fondés à parler ici d’un processus d’insensibilisation ou de conquête de l’insensibilité (entendue comme la capacité de se débrancher du monde environnant, c’est-à-dire de ne pas être affecté par ses rugosités), établi au cœur de cette barbarie civilisée qu’est le monde de l’ultra-libéralisme. C’est la classe moyenne planétaire qui montre ici le mouvement et fraie le chemin, tout comme, selon le modèle éliasien, ce sont les couches aristocratiques qui, sous l’Ancien régime, sont la force motrice des progressives évolutions et mutations de la civilisation des mœurs (l’acquisition des bonnes manières et l’apprentissage de la tenue à distance des autres corps-sujets se produisant par cercles concentriques, du « haut » de la société vers le « bas »).
Mais précisément, les conduites immunitaires de repli dans les sphères et les bulles ou bien encore celles qui consistent à s’établir solidement dans l’absence et l’indifférence à ce que l’on voit et entend et dont on ne veut rien savoir – cela est entré dans les mœurs au point de constituer le paradigme général de ce qui guide les attitudes et conduites de la classe moyenne planétaire, cela fait désormais partie intégrante de l’habitus général de celle-ci, de ses façons de sentir et de faire dans toutes les formes et dimensions de la vie – mais il se trouve que cette étiquette-là est fondamentalement déshumanisée.
Je suis atterré autant qu’accablé lors de mes séjours forcés à Menton, fleuron de la Riviera française et ville frontière avec l’Italie, par la capacité sans limite qu’a désormais acquis ce désastreux « variant » de l’espèce humaine (c’est bien d’un nouveau type humain qu’il s’agit ici), je veux dire les touristes, retraités et autres rentiers aisés du monde entier, qu’ils y viennent en villégiature ou y installent durablement leurs quartiers, la capacité sans limite que manifeste cette espèce d’espèce d’ignorer, pour vaquer à ses petits plaisirs, tout ce qui serait susceptible de crever la membrane qui les protège du monde réel – les sdf en quête de soleil impitoyablement virés par des polices de tout poil des lieux où ils tentent de se poser, les caméras partout, les migrants rembarqués vers l’Italie dans les voitures de la PAF ou la gendarmerie toutes sirènes hurlantes, les engins de chantiers remblayant les galets sur ce qui désormais tient lieu de plages, la nullité et la vulgarité des « attractions » destinées aux touristes, les appartements du front de mer vides tout au long de l’année tandis que la plèbe qui œuvre au service du patriciat oisif s’entasse dans le fond des vallées adjacentes... Le tout-marchand, le tout « propriété privée / défense-d’entrer », les toilettes publiques mises hors d’usage à dessein afin de décourager les sdf et les précaires divers de s’installer dans les lieux publics – bref l’inhospitalité soigneusement organisée au bénéfice d’une industrie touristique programmée pour extraire du troupeau vacancier tout le jus pécuniaire qui peut en être tiré.
On a là, avec ce haut lieu de la villégiature et du loisir ploutocratiques, comme un condensé de la situation générale dans laquelle les iniquités instituées sont désormais si tranchées que les différentes espèces qui en composent le tableau général ne peuvent encore coexister qu’à la condition d’être comme séparées par des parois aussi étanches que transparentes – parfaites, c’est-à-dire infranchissables en tant qu’invisibles ; c’est ce dispositif qui permet au retraité cossu, au nouveau riche d’Europe centrale venu passer ses congés à Menton équipé de son SUV dernier cri, au rentier italien ayant investi dans l’immobilier mentonnais en fraudant le fisc de son pays, de s’abstraire complètement de tout ce qui compose le réel de ce condensé de société non pas tant divisée que rigoureusement duale et séparée en deux qu’est ce microcosme. On s’habitue très vite et très bien à vivre dans ce monde parfaitement romain – avec ses patriciens, sa plèbe, ses esclaves de facto, ses invisibles pourtant omniprésents.
A l’échelle globale, la situation est faite de la combinaison de deux facteurs. D’une part, la capacité désormais infinie de ceux qui vivent sur le versant encore très provisoirement vivable voire ensoleillé du chaos organisé de poursuivre leur chemin sans être affectés par le réel. Les innombrables dispositifs qui les protègent de l’irruption du réel sont toujours plus perfectionnés – les codes, les bulles, les écrans, les cloisons visibles et invisibles, les portiques, les modes d’identification, etc. ; ils sont désormais équipés d’une sorte de blindage (de cuirasse) psychique qui leur permet de ne pas dévier de leur chemin et de ne pas être affectés par la multitude de ces signes qui sont autant de signaux d’alarme. Cette conquête de la plus illusoire des autonomies face aux conditions réelles, cette victoire des élites et des bénéficiaires du chaos organisé – ce sont là les fondements du nihilisme présent [3].
Or, cette figure de l’émancipation du réel a évidemment beaucoup en commun avec la psychose [4]. Là où le réel n’impose plus ses conditions, là où un sujet largue les amarres d’avec le réel pour reconstruire une réalité alternative à l’aune de son imaginaire, c’est le délire qui se substitue à l’approche réaliste du présent et des choses de la vie. Ceux qui aujourd’hui surfent sur le chaos organisé, ceux qui prennent toute leur part à la production du désastre, ceux pour qui la distraction et l’indifférence face aux conditions réelles sont devenues une seconde nature ne sont pas, pour s’en tenir aux termes de la nomenclature marxiste, aliénés. Ce sont plutôt des psychotiques sociaux, culturels, politiques. La psychose collective est leur élément, leur milieu psychique, leur rapport au monde est intrinsèquement psychotique. Ils ont « décroché » d’avec le réel et cet éloignement ne se décrit pas en termes psychologiques comme reposant sur une forme de duplicité ou de fausse conscience ; il est fondé sur un effondrement, comme dans la psychose, précisément : ils habitent désormais vraiment leurs fantasmes et leur délire, ils y sont entièrement immergés, ils ont perdu de ce fait même toute capacité de faire demi-tour pour revenir au réel. Ils ne savent plus ce qu’est un contrechamp ou une interlocution qui ne soit pas un faux-semblant. Ils n’avancent pas, ils chargent, la tête baissée, le regard rivé sur leurs idées fixes et leurs lubies – la conquête du marché de la vente en ligne de ceci ou cela, la défense de la laïcité dans les piscines, la promotion du catéchisme « républicain » dans les écoles, la dénonciation du « génocide » en cours au Xinjiang...
D’autre part, donc, cet effondrement/enfermement dans cette structure délirante qui, aujourd’hui, se présente sous différents labels (dont, en tout premier lieu, la promotion de la démocratie) trouve son expression stratégique dans une politique de l’ennemi, la promotion d’un partage toujours plus intransigeant fondé sur des oppositions dont le propre est de n’être que des machines de guerre – démocratie/totalitarisme. On a là une combinaison de schizophrénie et de paranoïa dont le propre est de susciter une dynamique de l’affrontement, d’en créer les conditions – là où le sujet enfermé dans son délire se verra toujours à la fois comme l’agressé et le défenseur du droit. Il s’agit de créer les conditions dans lesquelles l’autre, le mauvais objet, est l’agresseur en tant qu’incarnation du mal absolu et non pas seulement d’intérêts en conflit avec les nôtres. Acculer l’autre à réagir, le pousser à la faute, au passage à l’acte. Il s’agit de créer des conditions dans lesquelles ce ne sont plus deux adversaires (chacun adossé à ses « raisons » et incarnant un monde propre, avec ses valeurs, ses traditions, ses forces...) qui se confrontent mais bien la civilisation, les porteurs du Vrai qui affrontent des ennemis de l’humanité.
Il s’agit bien de créer les conditions dans lesquelles c’est toute la plèbe du monde qui se trouve placée dans l’impossibilité de présenter le tort qu’elle subit dans quelque espace public que ce soit et où un échange, une dispute, une « explication », un débat contradictoire pourraient avoir lieu. Le jeu de la domination consiste ici à confisquer à la plèbe du monde toutes les ressources du langage ou plutôt de la communication, à rendre impossible tout moment de prise de parole – le moment décisif dans la perspective de Rancière, on l’a vu, puisque c’est le moment où l’égalité des intelligences se vérifie, se montre en acte. En faisant de tous les appareils de communication des appareils de pouvoir directement branchés sur la domination et l’hégémonie, les Olympiens confinés dans leur aquarium et ne percevant le réel que comme un théâtre d’ombres à travers le verre dépoli qui les sépare désormais du monde réel (le monde vécu des humains et des vivants en général), ont créé ces conditions sous lesquelles aucun litige, aucune plainte (au sens juridique du terme), aucune revendication (pour ne rien dire du différend immémorial qui oppose les serviteurs aux maîtres) ne peuvent désormais se trouver exposés dans un espace public et faire l’objet d’un échange contradictoire.
La parole n’est pas tant interdite ou confisquée que dissoute dans le bain d’eau tiède de la « communication » – un appareil de pouvoir, de conduite, un outil de gouvernement, un mécanisme de contrôle et de régulation. Il s’agit donc par ce moyen de faire en sorte que ceux qui n’ont plus la possibilité de faire entendre leurs raisons et de présenter le tort qu’ils subissent se mettent dans leur tort en recourant à des moyens violents ou en contrevenant aux normes prétendument universelles et pacificatrices fixées par les maîtres du jeu. Il s’agit bien d’entraîner à la faute, de faire entrer dans le rôle du hors-la-loi et du barbare la partie qui se trouve privée des moyens de faire entre ses raisons, de faire valoir sa réclamation.
C’est toute une stratégie, désormais éprouvée – avec ses calculs, ses dispositifs, ses moyens, ses rationalités. C’est une stratégie qui, dorénavant, dans le jeu de la domination et de l’hégémonie, se déploie, étend ses calculs et ses effets à toutes les échelles – c’est bien une sorte de règle du jeu – à ceci près que ceux qui se trouvent pris dans les rets n’ont été ni informés de ce qu’en sont les articles et les principes, ni consultés quant à leur désir ou non de « jouer ». C’est donc une partie constamment biaisée, un jeu de dupes.
Mais le problème demeure que ceux qui déploient cette stratégie, avec beaucoup de constance depuis que l’on est entré dans la nouvelle époque de la total-démocratie, n’en sont les acteurs ou les agents rationnels que pour autant qu’ils sont fous – leur perception du présent, leurs conduites et leurs actions sont placées sous le double signe de la paranoïa (ils ne peuvent pas imaginer que la Chine ait d’autre ambition que de supplanter les Etats-Unis, dans les mêmes formes hégémoniques, à l’échelle mondiale) et de la schizophrénie (ils entendent toutes sortes de voix, ont toutes sortes d’hallucinations qui les encouragent à redoubler d’efforts dans la destruction de la planète).
La question lancinante qui survient alors est celle de ce qu’il faut bien appeler l’intelligence de cette folie. Ou plutôt de cet inextricable mélange de somnambulisme et de persévérance stratégique qui préside aujourd’hui à l’ensemble des actions allant dans le sens d’un accroissement des tensions, d’une multiplication des conflits, de l’apparition d’une configuration dans laquelle une déflagration majeure tend à devenir de plus en plus probable. Le nihilisme multipolaire, c’est cette « main invisible » qui, à l’échelle de la planète, s’active sans relâche à faire monter les enchères dans le conflit entre l’Occident global et, à l’échelle d’un pays comme la France, n’en finit pas de jeter de l’huile sur le feu de la xénophobie, de l’islamophobie, jusqu’à dérouler un tapis rouge sous les pieds des post-néo fascistes de toutes espèces.
La question serait de savoir jusqu’à quel point ces conduites nihilistes et dévastatrices peuvent être comprises comme relevant d’intentions, de calculs, de mise en œuvre de moyens en vue d’une fin. Ce qu’il faudrait se dire sans doute, c’est que les gens qui nous gouvernent, dans les métropoles du Nord global, que les forcenés de l’économie de haut niveau (la Silicon Valley, par exemple ou son équivalent à Taïwan, les rois de l’industrie des semi-conducteurs), ces gens-là font bien encore des calculs – ils ne font même que ça, dans tous les sens du terme « calcul ». Mais ces calculs sont déliés, émancipés de tout ce qui, en principe, constitue la quintessence du calcul – la capacité d’anticiper sur l’avenir, d’imaginer les effets d’une décision, d’une action, d’une stratégie. Leurs calculs sont désormais placés sous le pur signe des automatismes, ce sont des calculs programmés par une Méga-machine ou un Grand Inconscient qui les motivent et les meuvent. Ils font ce qu’ils font et font les calculs qui soutiennent ces façons de faire et ces actions parce qu’ils sont sur cette pente, sur cette piste, sur ces rails. Ils ne décident rien, à proprement parler, car ce qui leur fait radicalement défaut, c’est le libre arbitre, la capacité auto-réflexive et, en conséquence, l’aptitude à s’arrêter, réfléchir, faire demi-tour, bifurquer.
Etroites sont en ce sens leurs affinités avec les morts-vivants des films de George Romero, leur marche en avant hébétée et somnambulique vers un avenir dans lequel ils sont tout à fait incapables de se projeter, et pour cause, ne fait que parodier celle du troupeau de zombies imaginé par le cinéaste visionnaire. Ce sont bien des morts-vivants, dans la mesure même où le milieu dans lequel ils s’activent est la destruction des formes de vie et de l’habitabilité du monde – un horizon de mort, en ce sens, ils sont déjà passés du côté de la mort, inéluctablement rangés au côté des forces de la mort.
On ne saurait dire pour autant que ce sont des militants déterminés et conscients de la destruction des forces de vie, car ce serait leur prêter une capacité d’agir en connaissance de cause – fût-ce pour le pire, mus par un nihilisme actif. Mais ce n’est pas le cas, car ce qui frappe en premier lieu lorsque nous observons les manières d’agir de nos gouvernants et des maîtres de l’économie, la première chose qui saute aux yeux, c’est bien qu’à proprement parler ils ne savent pas ce qu’ils font. Du côté des politiques, ce qui saute aux yeux, c’est bien sûr le désordre de leurs actions, l’absence de continuité et d’esprit de suite, la main droite qui ignore ce que fait la gauche, l’absence de solides lignes de force ou de fondement doctrinal de leurs engagements, la petite politique au jour le jour, les palinodies, l’enchaînement sans fin des petits coups, les calculs médiocres, l’amour frénétique et compulsif du pouvoir, au fond, comme seul solide élément de continuité de leur politique.
Mais c’est tout autant l’enfermement dans le présent, non seulement l’incapacité de dessiner des lignes pour l’avenir, mais leur confinement dans le court terme. C’est, bien sûr, qu’ils savent parfaitement que toutes les projections vers l’avant, vers des horizons éloignés de plus de quelques années sont sans objet et n’ont qu’une vocation rhétorique et ornementale – ceci dans la mesure même où ils ont perdu toute prise sur les processus en cours et leurs effets à moyen et long terme ; le présent est leur bulle et pour ce qui est de l’avenir, ils croisent les doigts ou, plus précisément, ils s’en foutent – ce n’est plus leur affaire dans la mesure où ils savent que ce n’est plus à leur portée, tout étant hors contrôle. C’est le régime des calendes grecques, on fixe des objectifs pour 2030, 2050, la fin du siècle... Mais ceux-là même qui les proclament savent que c’est purement rituel, histoire de sauver les apparences face au public – les choses sont sous contrôle – on a un calendrier, on va tout faire pour s’y tenir, faites-nous confiance ! Mais tout le monde peut se convaincre dès aujourd’hui que c’est du village Potemkine pur et simple – la tant célébrée conférence de Paris sur le climat est morte, cela s’écrit partout dans les journaux sérieux – pour le peu qu’il en reste [5].
La philosophie du temps des gouvernants a changé – ils n’investissent plus un kopek sur l’avenir, au-delà des échéances les plus rapprochées, de la même façon que les ténors de la nouvelle économie sont en quête de profits rapides et privilégient les investissements légers et mobiles – l’économie Uber-Amazon. Leur philosophie du temps, c’est désormais : tant que ça dure... Au-delà, ils ne voient rien, ils ne se projettent plus l’avenir, ils n’ont plus d’horizon d’attente de ce côté-là. L’économie capitaliste (le marché) et la démocratie représentative avaient chacune leur eschatologie propre – elles l’ont perdue et avancent désormais en craignant que le sol s’enfonce sous leurs pas à chaque instant.
Lorsqu’on dit qu’ils (les gouvernants et les barons de l’économie-casino) ne savent pas ce qu’ils font, il ne s’agit évidemment pas de suggérer ainsi que beaucoup ou tout devrait leur être pardonné. Tout au contraire, ce n’est pas parce qu’ils avancent en somnambules et agissent en automates qu’ils sont des innocents pour autant. En rendant nos vies progressivement invivables, en créant les conditions des cataclysmes et catastrophes majeures qui nous guettent ou sont déjà en cours, ils agissent au contraire en criminels avérés. Dans des pays comme les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, le Brésil (etc.), la longue séquence de la pandémie du Covid 19 a exposé dans une lumière toute nouvelle ce qu’est désormais la criminalité instituée au sommet des Etats, au-delà de l’impéritie et de l’incompétence : le nihilisme sanitaire a pris ici la forme de l’abandon concerté des populations aux effets de la circulation du virus. Dans certaines circonstances, cet abandon est allé bien plus loin que ce qui découle de la nonchalance, de l’imprévision et la procrastination : la mise en place de dispositifs de séparation et de tri entre ceux qui seraient pris en charge et ceux que l’on laisserait mourir. Avec l’apparition de ces dispositifs, entrés dans les mœurs hospitalières avec une facilité stupéfiante, terrifiante, c’est une thanatopolitique rampante qui fait son nid au creux de la grande forme biopolitique qui, dans les pays du Nord global et les démocraties modernes, s’était lentement enracinée au cœur même du processus de la civilisation, depuis le XVIIIème siècle, avec une poussée décisive au XXème siècle, avec l’invention de l’Etat social et notamment de ce que l’on pourrait appeler la démocratie sanitaire.
Il nous faut repenser entièrement la criminalité de l’Etat et celle des élites gouvernantes sous le régime qui est désormais dominant : celui du nihilisme qui inspire aujourd’hui l’universalisme impérialiste de la démocratie globale. Il nous faut repenser, à l’aune de la pandémie du Covid 19 et de l’inaction climatique des gouvernements des démocraties du Nord global, ce que peut être une criminalité d’Etat s’exerçant bien au détriment des populations mais dans des formes toutes différentes des exterminations et des génocides du XXème siècle. Une criminalité par abandon plutôt que par intention délibérée. Une criminalité indirecte, découlant de décisions délibérées en faveur de la « santé » de l’économie plutôt que celle des populations.
L’allégorie ranciérienne du lecteur protagoniste d’une procédure égalitaire par le truchement du roman dessine les contours d’une époque. Celle dans laquelle certes l’égalité demeure un horizon indépassable ou une notion indéconstructible (Derrida), mais aussi bien celle de la civilisation immunitaire – le lecteur est dans sa bulle romanesque, en sécurité, en paix, assis, seul avec lui-même. Le moins que l’on puisse dire est que cette allégorie est en porte-à-faux sur l’époque qui vient placée, plutôt sous le signe d’une moins rassurante allégorie – celle où il est question d’une tempête, d’un ange aux yeux exorbités et aux ailes hérissées par le souffle du vent.
Alain Brossat