Comment les guerres nous tombent dessus
L’un des effets paradoxaux de la propagande, c’est qu’au lieu de nous tenir en alerte, elle nous anesthésie. Quand on ne cesse de vous répéter depuis des années que le voisin, l’ennemi proche, menace de vous envahir et pourrait bien le faire dès le lendemain matin, vous finissez par vous habituer à ce type de message, aussi alarmiste soit-il, et vous vaquez à vos occupations ordinaires plutôt que prendre des dispositions en vue de vous faire construire un abri anti-atomique personnel ou familial... C’est aussi qu’il en faudrait davantage que la répétition mécanique de messages propagandistes et qu’une agitation spasmodique contre l’ennemi à nos portes pour nous convaincre effectivement de l’actualité de la guerre pour nous, c’est-à-dire de la possibilité d’une guerre qui, cette fois-ci, n’aurait plus lieu dans les journaux, sur les écrans de télévision, sur les réseaux sociaux mais bel et bien dans nos vie propres, qui affecterait directement et nos conditions d’existence et mettrait en danger nos propres vies.
Ce qui, en effet, nous caractérise en premier lieu, nous habitants du Nord global, c’est bien le fait que nous considérons notre condition immunisée ou immunitaire, c’est-à-dire sécurisée et protégée contre des dangers vitaux (la guerre en tout premier lieu) comme un acquis, un élément constituant de cette condition. Nous savons, certes, que nous ne vivons pas dans un monde ou une époque qui auraient laissé la guerre derrière eux, ceci par la grâce du progrès moral ininterrompu de l’humanité ou bien par celle de la sagesse de nos dirigeants ; mais fondamentalement, pour nous, la guerre, les guerres qui nous entourent, plus ou moins proches ou plus ou moins lointaines, c’est des images, c’est des informations, c’est bien une sorte de spectacle, violent et répulsif – mais c’est pour les autres.
Le propre donc de notre condition immunitaire, c’est de susciter l’illusion généralisée d’une clause d’exclusion : celle qui ferait que nos latitudes, dans le Nord global, seraient par destination et pour ainsi dire de droit des zones d’où la guerre est bannie. Le revers ou le complément de cette illusion, c’est la déperdition radicale des facultés imaginatives qui nous permettraient d’anticiper sur la possibilité qu’en dépit de tout, la guerre, un jour, nous tombe dessus.
Les fondements de cette illusion sont à la fois socio-culturels et historiques. Dans les sociétés généralement démocratiques du Nord global, la pacification des mœurs est un processus général dont l’effet est l’abaissement du niveau de violence dans les relations et les interactions humaines, la montée des paradigmes immunitaires dans toutes les sphères de la vie – relations entre hommes et femmes, adultes et enfants, enseignants et élèves, humains et animaux, etc. La violence vive et, d’une façon générale tout ce qui se rattache à des paradigmes guerriers est désormais, dans ces sociétés, affecté d’un signe résolument négatif. Non seulement nous vivons en paix mais cette paix est désormais intimement liée à la sphère des mœurs et à la vie quotidienne. C’est en ce sens que, naturellement, le terrorisme, tel qu’il est susceptible de faire irruption dans nos espaces pacifiés, nous inspire une horreur particulière.
Mais c’est aussi que nous sommes maintenant parvenus au terme d’une longue séquence historique placée sous le signe paradoxal d’une paix armée, d’une guerre froide surplombée par l’épée de Damoclès de la terreur nucléaire, et dont le propre est, précisément, en gelant les rapports de forces et en établissant une sorte d’équilibre de la terreur, de ne pas avoir débouché sur une guerre chaude. Du coup, nous en sommes presque venus à faire de la « dissuasion nucléaire » notre propre religion spontanée de la paix. Nous avons pris nos habitudes dans un monde où, étrangement, l’équilibre de la terreur nous « protégeait », avait permis de surmonter plusieurs crises majeures entre les blocs de puissance en présence (Guerre de Corée, insurrection de Budapest (1956), crise des fusées à Cuba en 1962, blocus de Berlin, guerre du Vietnam, invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique (1968)...) et où les guerres, désormais, se trouvaient projetées et disséminées sur toute la périphérie du Nord global en quelque sorte sanctuarisé.
Pour nous, Européens, les premières alertes tendant à indiquer que le sentiment de sécurité découlant de cette situation d’équilibre relatif était en vérité illusoire sont survenues avant même la chute du bloc soviétique : dès le début des années 1980 avec la course aux armements conduite sur notre sol entre les deux superpuissances d’alors, les Etats-Unis et l’URSS, avec la dangereuse montée des enchères autour de l’implantation dans les deux Allemagne(s) d’alors des fusées de moyenne portée Pershing et SS 20, susceptibles les unes et les autres d’être équipées de charges nucléaires... Et puis, le signe tout à fait tangible du changement d’époque en cours, traumatisant à bien des égards pour les opinions européennes, cela a été le retour de la guerre sur le sol même de la vieille Europe avec l’éclatement de la Yougoslavie, dans le fracas des armes, avec son cortège de massacres, d’actes de barbarie, de scènes de guerre civile sur fond de remake balkanique de la Seconde guerre mondiale...
Le problème est que nous avons une faculté infinie de ne pas « croire », c’est-à-dire ne pas tirer les conséquences intellectuelles et pratiques de ce que, par ailleurs, nous savons parfaitement ; ceci est vrai de la guerre comme cela l’est du réchauffement climatique, du mirage de la croissance économique, etc. En Europe, nous avons eu sous les yeux, à nos portes, une décennie entière de guerres intra-yougoslaves (1991-2001) et cela aurait dû suffire à nous convaincre que la guerre était revenue « parmi nous », qu’il était plus que temps de congédier l’illusion selon laquelle nos existences privilégiées seraient placées sous un régime de paix perpétuelle. Mais, en pratique, tout s’est passé comme si une épaisse et hermétique paroi de verre nous séparait de la guerre yougoslave. Tant que les obus ne tombaient pas chez nous, qu’aucune de nos villes ne faisait l’objet d’un siège mortifère, tant que notre mode de vie immunitaire n’était pas affecté, nous étions portés à continuer comme avant, à ne pas dévier de notre trajectoire, à vaquer à nos occupations et faire comme si la paix nous était garantie par contrat, une fois pour toutes.
La guerre en Ukraine, c’est ce qui nous a sortis de cette interminable torpeur, de cette trop confortable illusion. Si les gouvernements et les opinions européens ont réagi avec tant de bruyante indignation à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, ce n’est pas en premier lieu sous l’effet de sentiments moraux, humanitaires, de convictions adossées au droit international, aux droits de l’homme, à l’horreur que nous inspire une guerre de conquête, etc. C’est en tout premier lieu que l’initiative inattendue de Poutine a produit le plus douloureux des réveils et des effets de retour au réel en arrachant les Européens (pas seulement, mais en premier lieu, pour des raisons évidentes) aux fondements de la nouvelle époque : non pas l’ère de la glorieuse et irrésistible globalisation démocratique à laquelle ne résisteraient que le dernier carré des attardés de l’autoritarisme et du totalitarisme, mais bien celle dans laquelle l’hégémonie occidentale en déclin se met en ordre de bataille pour affronter les puissances ascendantes qui, de plus en plus ouvertement, remettent en cause cette hégémonie et ne plient plus devant les diktats de l’impérialisme universaliste de la démocratie occidentale. Cette époque nouvelle est, dans le présent, celle d’une nouvelle guerre froide désormais susceptible de se réchauffer de manière désastreuse à l’occasion de la première crise locale ou régionale venue. Dans cette configuration, la fiction des sanctuaires du Nord global épargnés par la guerre vole en éclat.
C’est ce que montre parfaitement le nouveau paradigme ukrainien : s’il se trouve, comme le disent les stratèges du nouvel atlantisme (que ce soit en version états-unienne ou européenne) que les « frontières de l’OTAN » sont celles où les mondes adverses de l’Occident démocratique et du despotisme poutinien se séparent, alors, le moindre incident armé à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine ou de la Biéorussie est susceptible de se transformer en casus belli débouchant sur une guerre des mondes...
Il en va exactement de même ici, en Asie orientale, dans des conditions géo-politiques évidemment spécifiques – je veux dire : la même matrice de l’époque et de ce qui la rend si dangereuse se retrouve dans cette région du monde, compte tenu, bien sûr, des évidentes disparités découlant des histoires et contextes différents – continent européen, grand espace est-asiatique... Cela fait maintenant des années que l’on vous répète que vous vivez, sur cette île, dans l’une des régions les plus dangereuses du monde, exposés en permanence à la menace d’une invasion par votre puissant voisin, sur la ligne de front de la guerre pour le moment virtuelle qui fait rage entre le prétendu « monde libre », la Démocratie, seul régime civilisé et tolérable de la politique, à l’autoritarisme ou au totalitarisme continental... et l’effet tout à fait inattendu de cette surenchère verbale jusqu’ici suivie d’aucun effet particulier, c’est que ces cris d’alarme qui sont aussi des cris de guerre sont devenus un bruit de fond auquel vous avez fini à vous habituer et qui, quoiqu’ils ne cessent de se faire toujours plus assourdissants, ne vous empêchent pas de dormir et, surtout, ne changent rien à vos habitudes.
Tout se passe comme si l’on ne vivait pas si mal que ça dans l’œil du cyclone, dans la mesure même où il (cet œil) présente toutes les apparences d’un monde en paix. Comme microcosme insulaire, la société taïwanaise est un modèle de société immunitaire, remarquable, pour quiconque vient d’ailleurs, d’Europe, des Etats-Unis a fortiori, par la douceur de ses mœurs, la sécurité de ses rues, le très bas niveau de conflictualité sociale visible, l’affabilité de sa police, en comparaison d’un pays comme la France, par exemple, etc. Tous se passe comme si, bizarrement, les perpétuelles incantations sur les menaces imminentes pesant sur cette île et sur ses habitants avaient un effet de suspension ou de révocation de ces menaces mêmes – comme s’il suffisait de faire tourner sans relâche les moulins à vent de la « menace chinoise » pour que celle-ci se transforme en tigre de papier.
Tout se passe donc étrangement comme si la montée aux extrêmes de la rhétorique guerrière et sécuritaire, la radicalisation de la culture de l’ennemi avait, sur cette île, l’effet paradoxal de renforcer les bulles, les sphères et les enveloppes immunitaires. Les jeunes gens qui effectuent leur service militaire de quatre mois en général y voient une pénible obligation, une perte de temps, une période vouée à l’ennui et une collection de routines débiles, totalement déliée de la situation générale dont les élites gouvernantes ne cessent de dresser le tableau le plus alarmiste. Quand ils sont au repos, ils discutent de tout sauf de la défense du pays. L’unilatéralisme outrancier de la propagande officielle a sur eux, comme sur l’ensemble de la population, un effet non pas de mobilisation mais de déréalisation. Elle nourrit non pas l’accroissement de la conscience des risques et des dangers auxquels sont exposés les habitants de l’île comme ceux de toute cette partie du monde, mais au contraire le repli dans les bulles et les fuites dans l’imaginaire. Le déni massif du réel appareillé par les smartphones, les laptops et autre joyaux de la civilisation digitale.
Le réel, dans notre présent, le réel de l’époque présente, en Asie orientale aujourd’hui, ce n’est pas davantage la menace chinoise que la menace états-unienne ou japonaise, c’est bien le fait que cette région soit devenue l’un des points de cristallisation des tensions susceptibles de déboucher d’un instant à l’autre sur une sorte de guerre des mondes placée sous le signe du mauvais infini, c’est-à-dire du « tout est possible ». C’est la transposition dans le domaine historique et géo-politique de la techtonique des plaques : Taiwan et toute la région qui l’entourent sont devenues fâcheusement, dans la configuration des tensions et affrontements entre forces adverses, le point de friction, de collision de « plaques », de blocs de puissance, susceptibles d’entraîner les plus dévastateurs des « séismes » en entraînant les populations de la région dans la spirale de guerres aux conséquences imprévisibles.
Ce qui détermine la forme particulière de l’affrontement en cours dont Taïwan est susceptible de devenir un point de condensation dans le grand espace est-asiatique - au même titre que l’est aujourd’hui l’Ukraine dans l’espace est-européen- est tout à fait distinct : plus la structuration de ce qui tient lieu d’ordre mondial (et qui aussi bien un chaos) autour de l’hégémonie occidentale est remise en cause par ce qu’il faut bien appeler le déclin de l’Occident et notamment de la Pax Americana issue de la Seconde guerre mondiale, et plus la promotion de la Démocratie, dans sa version impérialiste universaliste la plus conquérante apparaît comme la dernière carte de l’hégémonisme occidentalo- et blanco-centrique.
Depuis le début des années 1990 et la chute de l’URSS, la figure de la démocratisation du monde, de l’expansion de la total-démocratie, de la globalisation démocratique à l’échelle de la Planète est apparue aux yeux des « grands narrateurs » occidentaux autocentrés comme la pure et simple incarnation de la Raison dans l’Histoire. Cet Occident global là a complètement perdu le sens des limites auxquelles se heurte l’expansion infinie de sa puissance. Au temps de la première guerre froide, les Etats-Unis et leurs alliés pensaient le monde en termes de zones d’influence et savaient que leur politique internationale se tenaient dans ces limites. C’est la raison pour laquelle ils se gardaient bien d’intervenir directement lorsque les troupes soviétiques envahissent la Hongrie en 1956 et la Tchécoslovaquie en 1968, après avoir dû accepter la partition de la péninsule coréenne. Ils savaient qu’il existait des puissances adverses auxquelles ils accordent une certaine légitimité, à commencer par la superpuissance soviétique – mais pas seulement, puisqu’ils finissaient par échanger des ambassadeurs avec la Chine communiste, sous Nixon.
Aujourd’hui, nous sommes totalement sortis de cette configuration et c’est la raison pour laquelle la situation est devenue si dangereuse. La présomption de la démocratie globale, celle qui pense que le présent et l’avenir lui appartiennent de droit et entièrement en tant qu’elle est l’incarnation des valeurs universelles (droits de l’homme...) et du seul régime civilisé de la politique qui soit, la conduit non seulement à déligitimer mais à criminaliser toute force adverse ou toute puissance qui lui résiste ou refuse de tomber sous son emprise. Les mécanismes et procédures de reconnaissance entre adversaires et même ennemis qui existaient à l’époque de la Guerre froide et de l’équilibre de la terreur nucléaire ont été peu à peu délaissés et abolis par les puissances occidentales après la chute de l’URSS. Ce qui les remplace, c’est la politique du mépris et de l’humiliation qui sont le revers de l’infinie présomption de la total-démocratie assurée que le monde lui appartient et que ceux qui résistent à cette conquête sont fondamentalement rogues, des entités voyou(s) à « démocratiser » de gré ou de force.
C’est exactement dans cet esprit que les Etats-unis et leurs alliés, tant régionaux qu’européens, envisagent la question de Taïwan et de la Chine – les raisons de l’autre adverse, tant ses intérêts que sa perspective sur l’objet du litige – rien de ceci ne mérite d’être pris en considération ; nos intérêts propres et notre approche du problème ne peuvent que coïncider parfaitement avec l’intérêt de l’humanité générique et le point de vue de l’universel. C’est cela qui fait qu’automatiquement, non seulement ceux qui s’opposent à nous en résistant à notre expansion sont des ennemis et des criminels mais, par une logique implacable, que ceux qui n’adoptent pas nos ennemis comme leurs propres ennemis deviennent nos ennemis – c’est la « loi » des sanctions imposées par les Etats-Unis à toute une série de pays et qui, à leurs yeux ont de ce fait même vocation à devenir une législation universelle.
Cette posture d’un seul tenant impérialiste et universaliste de la démocratie contemporaine est un explosif et un poison à la fois et elle porte dans ses flancs une infinité de promesses de guerre tout comme « la nuée porte l’orage », selon la célèbre formule de Jean Jaurès ; ou bien, plus précisément, de la même façon qu’au début du XXème siècle les ambitions conflictuelles des Etats-nations européens ont créé les conditions de la déflagration d’août 1914.
Ce qu’il importe en premier lieu d’identifier, pour comprendre le présent historique et les dangers de guerre, c’est la singularité de cette configuration de l’antagonisme entre l’Occident en déclin, l’hégémonie états-unienne et occidentale en crise, et d’autres forces, certaines en ascension, comme en premier lieu la Chine ou d’autres en mal de rétablissement et de reconquête, comme la Russie. Dans cette configuration, un rôle clé est joué par la tentative de redéploiement de l’hégémonie occidentale par le moyen de la promotion d’un universalisme démocratique entièrement biaisé. Cette situation est explosive parce que les mécanismes de la reconnaissance entre forces adverses y sont totalement enrayés et que, dans ces conditions, seuls des coups de force comme ce que vient d’entreprendre Poutine en Ukraine apparaissent comme susceptibles de faire évoluer le cours des choses et de faire entendre la voix de ceux qui sont traités comme le « reste » de l’Ouest. Dans cette situation générale, les incantations contre les horreurs de la guerre et les litanies pacifistes sont sans prises sur le réel. Seul un puissant mouvement anti-guerre pour influer sur le cours des choses, à la condition expresse qu’il tourne le dos à la rhétorique de l’ennemi et à la propagande belliqueuse des élites gouvernantes et des « grands narrateurs » du Nord global.
Si vous voulez éviter que la guerre vous tombe dessus sans que vous sachiez ce qui vous arrive, comme cela est arrivé aux Européens en août 1914, aux Yougoslaves dans les années 1990 et encore tout récemment aux Ukrainiens, la première chose à faire est de travailler inlassablement à retrouver l’autonomie de votre jugement face aux puissances politiques et communicationnelles qui s’activent sans relâche à vous conditionner et vous mobiliser, vous embarquer en somnambules dans une guerre que vous n’aurez pas voulu et qui n’est pas la vôtre. La première chose dont nous avons besoin pour desserrer l’emprise des fauteurs de guerre qui sont prêts à tout aujourd’hui pour ne rien céder de leurs positions de pouvoir, c’est d’avoir les idées claires sur la provenance de ce qui menace de nous tomber dessus – en d’autres termes, ici, en Asie orientale, qu’est-ce qui fait que, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, nous n’avons jamais été aussi près du déclenchement d’un conflit armé aux conséquences incalculables ? Qu’est-ce qui a conduit à cette situation dans laquelle le plus puissant et le plus proche par tant de traits des voisins de Taïwan est, d’une manière toujours plus exaltée décrié comme l’ennemi inexpiable ? Qu’est-ce qui fait que le statu-quo, l’équilibre fragile mais salutaire qui a rendu possible le rapide développement matériel de Taïwan se trouve aujourd’hui plus menacé que jamais ? Sommes-nous, sur cette île, vraiment condamnés à mourir idiots ?
Il est quand même une chose qu’il faut que vous sachiez, tout parfaits confucéens que vous êtes, c’est que rien, ni en principe ni en fait, ne nous interdit de réfléchir de manière critique à notre présent et en particulier, à la façon dont nous sommes gouvernés ; rien qui nous oblige à suivre et subir la politique de ceux-ci quand elle nous conduit droit dans le mur, que ce soit ici ou ailleurs. Les théoriciens et stratèges de l’affrontement limité avec la Chine dont le litige autour de Taïwan serait l’objet ou le prétexte et qui serait l’occasion d’infliger une leçon à celle-ci et à lui rappeler qui est le maître dans le grand espace Pacifique-Asie orientale, ces smart boys-là vivent et dessinent leurs projets grandioses dans des espaces parfaitement sanctuarisés situés à des dizaines de milliers de kilomètres du théâtre des opérations à venir – tout comme ils projettent leurs desseins d’extension de l’OTAN aux frontières orientales et méridionales de la Russie aux dépens de la sécurité des peuples d’Europe. Le principe qui commande ces stratégies de reconquête, c’est d’être toujours séparé de l’espace dans lequel la « guerre pour la démocratie » sera activée (Irak, Afghanistan, Syrie, Ukraine et demain Taïwan et la mer de Chine) par un océan, un vaste espace continental et, si possible, les deux. Courageux, mais pas téméraires... La guerre civilisatrice, pour les pélerins et les croisés de la démocratie universelle, est toujours un produit d’exportation. C’est, précisément, ce qui la rend si suspecte.
Maintenant et pour finir vraiment, avec toutes les disparités de leurs situations respectives, une chose que l’Ukraine et Taïwan ont eu commun aujourd’hui, c’est ceci : elles ont vocation l’une et l’autre, dans la guerre des mondes conduites par les Etats-Unis et leurs porteurs de traîne, des « countries of sacrifice », des espaces sacrifiés sur lesquels et aux dépens desquels ils ont choisi d’affronter leurs adversaires et de leur infliger une leçon. Si cette ressemblance ne vous saute pas aux yeux, c’est que vous êtes diablement distraits...