D’un prétendu droit de baiser
L’approche exclusivement et unilatéralement immunitaire des relations sexuelles (ne m’approche que si je manifeste explicitement mon consentement !) a pour contrepartie l’existence d’un vaste angle mort, là où devrait être en question le consentement lui-même dans sa texture politique – qu’est-ce qui fait que je, homme ou femme, homo ou hétéro, lesbienne ou trans..., serai porté à accepter telle proposition sexuelle et à en rejeter une autre ?
Il est bien difficile de n’envisager la question du consentement, vu comme une sorte de contrat s’établissant – ou non – entre deux sujets humains que comme une question purement « individuelle », purement et simplement soluble dans la dimension affective ou pulsionnelle des goûts et choix individuels. Il n’est que trop évident que cette question a un fond politique, au sens où les choix effectués par les uns et les autres, tête de pipe par tête de pipe, s’effectuent sur un « fond » de plis, de pentes et de régularités où il s’avérera que des catégories, des éléments et facteurs de catégorisation, interfèrent dans les choix individuels, quand ils ne les sur- ou pré-déterminent pas pour une bonne part, voire entièrement ; des éléments et des facteurs ayant trait à l’ethnicité, au genre, à la condition sociale, aux caractéristiques physiques, la religion, etc.
Le contrat qui est censé constituer la forme dans laquelle s’établit le consentement aux relations sexuelles n’est donc en ce sens pas plus « transparent » que celui qui lie le salarié au capitaliste : le premier contracte « librement » au sens où, à la différence de l’esclave, il décide « librement » de vendre sa force de travail à un capitaliste plutôt qu’à un autre, mais ce choix s’exerce sur le fond de contraintes structurelles – à commencer par celle de travailler pour vivre ou survivre. De la même façon, une jeune femme rejettera les avances d’un homme plus âgé qu’elle, d’un obèse, d’un musulman en vertu d’un choix qui, toujours, s’exerce à l’endroit d’un individu en particulier, mais sur le fond aussi de, disons, régularités, déterminations, ou facteurs de formatage de son choix individuel dont les ressorts échappent à son libre arbitre et à ce qu’elle perçoit comme ses inclinations les plus intimes, les plus personnelles. En ce sens, inversement, pour un homme hétéro, être spontanément attiré par les blondes ou, au contraire, éprouver une forme d’aversion plus ou moins prononcée à leur égard, cela n’est pas étranger au domaine politique.
Le fétichisme du « my choice ! », du choix souverain de la personne qui dicterait donc les conditions de ce qui est recevable ou non en matière de manifestation d’un désir ou de proposition sexuelle est donc partiellement au moins fondé sur un faux-semblant – l’illusion, précisément, que la souveraineté individuelle soit, en la matière, aussi souveraine qu’elle imagine être. Du coup, certains-aines qui s’estiment être, en la matière, discriminés, rejetés, écartés du fait de traits structurels dont ils sont affectés et qu’ils n’ont pas choisis - obèses, petits, handicapés, non-Blancs, d’origine coloniale, pas beaux-belles, âgé-e-s - sans parler des questions d’orientation sexuelle à proprement parler - peuvent être porté-e-s à mettre l’accent sur le fait que le « compte n’y est pas » quand les questions relatives à la capacité de chacun d’être accepté comme partenaire sexuel-le sont traitées exclusivement en termes individuels, c’est-à-dire placées sous le signe du fétichisme de l’individualité abstraite et souveraine. Le compte n’y est pas dans la mesure où ce sont toujours les mêmes, seront-ils-elles porté-e-s à argumenter, qui seront « éligibles », comme on dit aujourd’hui au prix d’un criant anglicisme, et toujours les mêmes qui seront exposés à se faire rembarrer... En d’autres termes, il est plus qu’urgent de politiser la question de savoir comment le désir (sexuel) circule entre les êtres humains, c’est-à-dire sous quelles conditions générales et aussi différenciées (selon les cultures, les milieux, etc.) cette circulation et les interactions qui vont avec sont placées.
Ce que l’on ne sait sans doute pas suffisamment en France où ces discussions sont corsetées par une correction morale et politique toujours plus pesante et par l’hégémonie d’une approche immunitaire exclusiviste et nullement ouverte à la discussion, c’est à quel point sont vivaces les discussions autour de ces enjeux dans les milieux intellectuels, universitaires, féministes, gay (etc.) aux Etats-Unis, en Amérique du Nord, dans les pays anglo-saxons. Un article récemment publié dans la London Review of Books [1] permet de prendre la mesure à la fois du caractère tant soit peu « exotique » pour nous de ces discussions et des incitations que nous pouvons y trouver d’avoir à aborder ces questions à nouveaux frais, d’un autre point de vue que celui que tend à nous imposer la nouvelle correction énonciative qui nous pèse désormais, en la matière, et lourdement, sur les épaules.
Le point de départ en est un fait divers dramatique et de facture, malheureusement, assez typique de ce qui fait époque, présentement, aux Etats-Unis : en mai 2014, un nommé Elliot Rodger, étudiant californien en rupture de ban, âgé de 22 ans, a commencé par poignarder deux de ses co-locataires, avant de se lancer dans une meurtrière expédition au volant d’une voiture, tuant deux femmes et en blessant une troisième par arme à feu, à proximité du campus de l’Université de Californie, à Santa Barbara ; puis, poursuivant sa route, atteignant mortellement un étudiant et blessant quatorze personnes à l’intérieur d’un magasin, avant de se suicider d’une balle dans la tête - son coupé BMW allant s’encastrer dans du matériel urbain à un carrefour.
Avant de mettre en scène cette fin apocalyptique, Rodger, le fils d’un cinéaste britannique connu et d’une mère d’origine malaisienne, avait adressé au monde un long mémoire de 107 000 mots, intitulé « My Twisted World : the Story of Eliott Rodger » dans lequel il exposait le tort qui lui était, pensait-il, infligé par le monde environnant et les raisons devenues impérieuses il avait décidé de s’en venger – en se lançant, donc, dans l’équipée meurtrière et le suicide de souveraineté décrits ci-dessus ; son désir, disait-il, avait toujours été de vivre une vie normale et heureuse, mais il se trouve qu’il avait constamment été rejeté par les autres, traité comme quantité négligeable et contraint à la solitude – ceci du fait de l’intolérance des autres et tout particulièrement de femmes incapables de discerner ses qualités. Il évoquait dans ce texte son enfance privilégiée à Los Angeles, mais sans amis, du fait de la conjugaison de toutes sortes de déficits ou handicaps – petit, pas très beau, timide, tant soit peu insociable, mauvais en sport, coincé... Très tôt, le sentiment d’être victime d’une injustice du fait qu’il était ce qu’il était s’était fixé sur les femmes ou les filles qui rejetaient ses avances. Etudiant et tout imbu d’un sentiment de supériorité raciale en tant que « demi-Blanc », il s’indigne de ce que le premier « inferior, ugly black boy » puisse gagner les faveurs d’une fille blanche alors que lui-même qui « descend de l’aristocratie britannique » se fait systématiquement envoyer sur les roses... Joli coco, donc, on le voit, et qui va, sous l’effet de ce qu’il décrit comme les « traumatismes accumulés sans fin » au fil de ces expériences du rejet, déclarer une guerre privée aux femmes, destinée à les punir toutes « pour le crime de l’avoir privé de sexe ».
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les mésaventures de ce sous-produit du suprémacisme blanc aux Etats-Unis et le fait divers sanglant qui vient, si l’on peut dire, les couronner, vont se politiser de manière intense et durable – ceci à partir du moment où des forums de discussion sur internet vont s’emparer de l’affaire pour mettre en lumière le tort exercé au détriment des incels (pour involuntary celibates, célibataires involontaires) par ceux-celles qui refusent d’avoir avec eux-elles des rapports sexuels et, plus généralement, par une société qui les voue à cette condition et refuse de prendre en considération ce tort lui-même... Fin 2017, l’un de ces forums, Reddit, fut même fermé, accusé d’inciter à la violence – certains de ceux qui y intervenaient s’étant rendus suspects de se faire les avocats du viol, en riposte au refus de ces femmes et autres « noncels » (non-célibataires) et « normies » (normaux, normés, partisans de la normalité...) qui, de manière systématique, les rejetaient comme partenaires sexuels... Certains des intervenants sur ce forum ou d’autres ne craignaient pas alors d’avancer ce raisonnement vertigineux : ce sont les femmes et un certain féminisme qui sont responsables de la dérive sanglante de Rodger : si l’une seule d’entre ces « salopes de garces » (« wicked bitches ») s’était donné la peine de tirer un coup avec lui, il ne serait pas passé à l’acte...
Ce qui est intéressant, à nouveau, c’est la façon dont, à l’occasion de ces échanges passablement déjantés, on voit émerger une notion, un syntagme au parfum venu d’ailleurs, de très loin, dans le climat néo-victorien qui s’est imposé chez nous (un rigoureux hiver sexuel) - celui d’un right to sex, soit, en bon français, droit de baiser, plutôt que « droit au sexe » (lequel ?)...
Dans le cas d’Eliott Rodger, le tort sexuel qu’il considère avoir subi est clairement identifié, notamment à travers ce texte qu’il laisse derrière lui, et auquel on aimerait avoir accès, de façon à pouvoir juger si cet écrit lui-même ouvre sur une complexité comparable à celle du mémoire laissé par Pierre Rivière [2], et sur lequel se sont cassé les dents nombre de psy, à la joie de Michel Foucault, observant l’échec des tentatives visant à écraser la singularité de l’acte sous quelque théorie forcément généralisante. Mais ce que l’on pouvait remarquer, en lisant le mémoire de Pierre Rivière, et les commentaires émaillant l’ouvrage dirigé par Foucault [3], c’est que les torts que Pierre Rivière considérait avoir subis (torts auxquels il associait d’ailleurs son père), multiples, mais tournant en particulier autour de la critique d’une époque où les hommes ne pouvaient plus, selon lui, faire la loi aux femmes, ces torts, donc, semblaient présenter, de son point de vue en tout cas, un trait d’époque (le temps où il vivait lui semblait opérer un renversement criminel des valeurs). C’est en ce sens que le mémoire de Pierre Rivière embrasse la grande histoire, avec laquelle, lui, pauvre paysan, avait été mis en contact par les lectures qu’il faisait, au moyen de ce qui pouvait lui tomber sous la main, dans un milieu où la lecture était jugée sévèrement, comme une forme d’oisiveté. Il conférait ainsi à son combat les atours d’un passé historique, révolu et regretté.
Si la tuerie à laquelle s’est livré Rodger témoigne également, peut-être, d’un trait d’époque, sans doute celui-ci serait-il susceptible d’être énoncé de deux manières : d’une part, une dimension passéiste est ici aussi perceptible, puisque ce qui lui semble inacceptable, c’est que des femmes puissent ne pas vouloir sexuellement de lui (condamnation d’un libre choix sexuel désormais accordé aux femmes, donc), et qu’en revanche, elles puissent accepter des avances notamment de Noirs (condamnation de la non reconnaissance d’une supériorité blanche – même métissée) ; d’autre part, la forme dans laquelle se moule cette récrimination est celle du droit, puisque dans ce qu’il considère être sa « guerre contre les femmes », il les punirait toutes pour le crime consistant à le priver de sexe (« he would “punish all females” for the crime of depriving him of sex » [4]). Ainsi, le tort censément subi par Rodger s’adosse à l’idée d’une supériorité raciale des Blancs (dont il devrait bénéficier, en tant que Blanc, ne fût-ce qu’à demi), mais aussi à une supériorité des hommes sur les femmes, et c’est là que l’injustice lui semble caractérisée, ouvrant la voie à une récrimination légitime en termes de droit.
Le regret qui s’articule à travers la plainte du jeune meurtrier est évidemment contradictoire, puisqu’elle stipule un devoir sexuel à son égard de la part des femmes blondes qui l’attirent, niant ainsi leur droit à le repousser, et que de son côté, il s’arroge un droit à posséder de telles femmes. La dissymétrie est évidente qui le positionne en tant que mâle alpha (« the superior man the true alpha man » [5]), puisque Blanc (à moitié au moins), issu d’un milieu favorisé, etc. Au fond, Rodger retourne narcissiquement la situation : lui, pas très beau, complexé, petit, fait l’éloge du « mâle alpha », ce que, d’évidence, il n’est guère. A travers ce retournement, il vide de son sens cette idée d’un « right to sex », puisqu’il transforme ce qui pourrait être un droit pour les délaissés sexuellement, du fait de caractéristiques sexuellement discriminantes, en un droit-de-nature (autrement dit, un pur exercice de la force, ici, plutôt de la puissance sociale) réservé aux privilégiés de l’espèce humaine, dont il considère faire partie – mais que les femmes n’auraient pas su reconnaître tel. Hitler ne reconnaissait-il pas des droits absolus à la « race aryenne », dont il se faisait le « guide », « race » dont pourtant, physiquement, tout semblait l’éloigner ? Rodger comptait-il sur la puissance performative de sa parole (son écrit), pour, à l’instar du Führer, conquérir le cœur des femmes, en faisant l’éloge des guerriers grands, blonds, aux yeux bleus, malgré sa petite taille, ses yeux noirs et ses cheveux bruns ?
Le paradoxe de la position de Rodger consiste en ceci qu’elle renforce les conditions générales à partir desquelles les femmes ont pu le repousser, en ce que son « right to sex » n’a de « droit » que le nom – mais ce filtre juridique conditionne la dimension recevable de sa récrimination. Ce qui lui semble une évidence, c’est que les femmes blondes auraient dû le choisir, le préférer, et si injustice il y a, selon lui, c’est dans le fait qu’elles n’ont pas su reconnaître sa supériorité. Du coup, ce que ce discours masque, c’est la vraie question de la dimension radicalement non juridique (ni droit, ni devoir), non plus que naturelles des conditions du choix d’un(e), ou de plusieurs partenaire(s) sexuel(le)(s), mais bien, indissociablement, politiques et esthétiques. C’est pourtant ce point qui mérite d’être interrogé, si l’on ne veut pas naturaliser ce choix. C’est toute la question des représentations que nous nous faisons de l’autre, selon ses traits physiques, sa religion éventuelle, sa catégorie sociale, son niveau d’étude, etc. qui se trouve ainsi évacuée. Pourtant, c’est une question importante, puisque c’est à partir d’elle qu’on peut comprendre notamment les phénomènes d’endogamie sociale, raciale, etc. qui structurent les relations amoureuses dans nos sociétés. Pour Rodger, formuler en ces termes ses récriminations, c’eût été adopter le point de vue du discriminé, c’est-à-dire reconnaître en lui des caractéristiques susceptibles d’être jugées repoussantes par les femmes relevant de notre présent. Et dans ces conditions, il aurait dû absoudre ces femmes l’ayant rejeté, repoussant la faute sur les conditions sociales l’ayant produit comme objet peu attirant sexuellement pour les femmes en ce début de XXIe siècle. Le seul reproche qu’il aurait alors été susceptible de leur adresser aurait pu être de nature morale : pourquoi n’avez-vous pas eu la bonté de vous intéresser à un être sexuellement rejeté ? Mais il aurait alors adopté la position de la victime, vers laquelle les femmes désirées n’iraient que par commisération – sans désir, donc. Et c’est bien là que ce « droit de baiser », droit à être choisi comme partenaire sexuel montre dans toute son évidence sa contradiction : comment le désir pourrait-il se plier au moindre devoir – du moins au moindre devoir lorsqu’il n’est pas qu’un élément plus ou moins ludique d’un dispositif érotique (« Ton style, c’est ma loi, quand tu t’y plies, salope ! » [6]).
C’est là qu’on peut pointer le caractère non satisfaisant de la solution proposée par Charles Fourier à la misère sexuelle des individus : un minimum sexuel garanti en quelque sorte, et assuré par une « noblesse amoureuse ». On pourrait aussi évoquer le recours contemporain à des prostitué(e)s dans le cadre d’une prise en charge sociale de personnes handicapées. Qui ne voit que l’accord de faveurs sexuelles par devoir, ou tâche sociale, du point de vue du désir, est pire encore que l’abstinence, ou les formes d’amour solitaire (justement impossibles pour certaines formes de handicap), en y adjoignant une forme d’humiliation (sauf à ne considérer les relations sexuelles que comme une forme d’hygiène corporelle, presque comme un sport) ? Une telle mesure n’aurait de sens qu’à la condition que tel handicap, par exemple, cesse d’être l’objet d’un rejet sexuel communément partagé dans la société, et puisse déboucher sur une relation fondée sur un désir réciproque, ou au moins en partie partagé. Mais dans ce cas, ce serait une modification des critères par lesquels chacun d’entre nous opère le partage entre les corps désirables ou non, qui serait intervenue, ce qui rendrait alors inutile cette sorte de service social sexuel.
Ce qui est évidemment intéressant ici, c’est la relation qui s’établit entre le tort subi, ou plutôt allégué, et la revendication, à l’évidence exorbitante, fantaisiste, d’un droit. En effet, une fois que l’on a écarté cette revendication, telle que formulée par les groupies de Rodger sur les réseaux sociaux en folie, on n’a pas pour autant épuisé la question - celle de la « politicité » du désir, de la façon dont se produisent les répartitions entre le désirable et le non désirable, des choix qui en découlent, de ce qui constitue l’arrière-plan ou le fondement de ceux-ci. On n’a, au fond, fait qu’étouffer sous un raisonnement infiniment raisonnable, sous l’appel au sens commun, la plainte des dropout du commerce sexuel, des laissés-pour-compte de la sexualité en partage. On est ici dans une figure qui s’apparenterait à celle qu’analyse Nicole Loraux lorsqu’elle décrit la façon dont la plainte des mères d’Athènes (pleurant leurs enfants tombés à la guerre) s’avère irrecevable dans l’espace politique de la Cité - mais inarticulable dans cet espace ne veut pas dire inexistant pour autant. De la même façon, autant la plainte des dropout de l’échange sexuel apparaît irrecevable dès lors qu’elle cherche un débouché ou une formulation en termes pseudo-juridiques (un « droit de... ou à... »), ceci dans l’espace d’un ordre sexuel, disons, moderne et civilisé - autant cette déclaration d’irrecevabilité ne saurait avoir pour effet de supprimer et faire disparaître ce qui constitue le terreau sur lequel prospèrent et la plainte et le tort allégué.
Le compte n’y est pas dès lors que l’on prétend régler le problème en termes de purs et simples choix individuels. On voit bien comment l’énoncé du choix individuel va se mettre à « fuir » en flots saumâtres lorsque le sujet individuel qui énonce ses choix et préférences le fera dans des formes comme : « Moi, je ne coucherai(s) jamais avec un Arabe ! » ou, aussi bien, inversement : « Moi, je ne baise qu’avec des Noirs, jeunes de préférence ! », etc. Que les choses s’énoncent ou se pratiquent dans l’horizon d’une catégorisation implicite ou explicite des partenaires sexuels éventuels, dans des termes positifs (le désirable) ou négatifs (le non désirable) - c’est chaque fois la dimension politique de la sexualité qui revient au galop. Le fétichisme des relations sexuelles, au détriment des relations affectives inscrites dans un horizon plus large et plus complexe, ne fait que souligner d’un trait plus épais cette dimension politique de ce qui, toujours, tend à se présenter sous les dehors du choix individuel en état d’apesanteur - un choix relevant de la pure et simple liberté du sujet, hors d’atteinte de toute détermination, de quelque espèce soit-elle.
Ce qui tend aussi à compliquer l’affaire ou, peut-être, à donner consistance à la notion confusionniste d’un droit au sexe, c’est le fait que de façon croissante la confusion s’étend quant à la question de savoir ce qu’est à proprement parler un droit et, aussi bien, ce qui constituerait le stock des droits fondamentaux dont n’importe quel sujet démocratique serait en mesure, pour ne pas dire en droit de réclamer le bénéfice. Ce n’est pas nous, mais bien les élites gouvernantes, médiatiques, intellectuelles qui, couramment, entretiennent l’idée selon laquelle la consolidation de la démocratie passe par l’extension constante de la sphère des droits - de certains types de droits, notamment, ceux qui s’inscrivent dans la dimension « sociétale » comme on dit maintenant, concernant donc en premier lieu les formes de vie, les relations entre les sexes - ceci plutôt que des droits sociaux ou environnementaux comme le droit au logement, l’égalité salariale ou le droit à respirer un air non dommageable à la santé. L’accent porté sur les promoteurs de cette dynamique de l’extension des droits sur les questions du mode de vie, ceci dans l’optique de la protection des exposés, des minoritaires et des faibles (droits des femmes exposées aux violences conjugales et au harcèlement, droit des dites minorités sexuelles, droits des handicapés, des enfants...), voilà qui tend en quelque sorte une perche à ceux-celles qui se voient comme membres du triste club PRS (privés de relations sexuelles) - pourquoi pas nous ?, en tant que nous sommes une catégorie exposée à des discriminations systématiques du simple fait que nous sommes ce que nous sommes, en tant que nos droits à conduire une existence digne et vivable devraient être promus et protégés ? Ce que nous réclamons ne devrait-il pas être envisagé sous l’angle de la même dynamique que celle qui va dans la direction du mariage pour tous, de la lutte contre le harcèlement et les insultes sexistes, etc. ? Pourquoi les discriminations que nous subissons et qui sont à l’évidence de même espèce que les discriminations raciales, religieuses, culturelles devraient-elles demeurer placées dans le hors-champ de cette dynamique de l’extension des droits et de l’accroissement de la tolérance ? L’accès à l’activité sexuelle ne doit-il pas être considéré comme partie intégrante d’une vie digne et vivable dans des sociétés comme les nôtres ?
La butée sur laquelle ce raisonnement vient se briser est assez difficilement identifiable : la petite particularité, pas tout à fait négligeable quand même, de ce prétendu right to sex, c’est que son exercice implique, inclut le droit à disposer d’un « autre » humain, quel qu’il-elle soit, dans le but d’obtenir une satisfaction sexuelle. Or, il s’agit là, à l’évidence, comme cela a été mentionné plus haut, d’un peu plus que d’une prestation ou d’un service rendu, il s’agit, comme Sade l’a très clairement défini dans La philosophie dans le boudoir, de placer la vie sociale toute entière sous le régime du devoir prostitutionnel. Le droit en effet revendiqué par les PRS se transpose ou se traduit en effet immédiatement en termes de devoir(s), susceptible(s) par définition de s’imposer à tous. Comme carnaval des Lumières, l’utopie sadienne d’une sexualité vraiment libre, intégralement libre et fondée sur le fameux « encore un effort » mérite encore et toujours toute notre admiration, mais sa transposition dans la sphère du juridisme ou de l’Etat de droit contemporains est évidemment une opération impossible - ou alors, dans l’esprit de la dévastatrice ironie sadienne, une « plaisanterie ».
Mais il est une raison supplémentaire pour laquelle cette « plaisanterie » peut, à l’occasion, sembler trouver des supporteurs tout à fait sérieux : c’est le fait que, dans les démocraties libérales, la plus grande confusion règne parmi la population, plutôt que le peuple, quant à la question de savoir ce que sont, en vérité, des droits fondamentaux, inaliénables, ceux qui sont censés garantir une existence vivable et sont, à ce titre insuppressibles. L’une des raisons de cette confusion, c’est le cloisonnement des mondes, dont l’effet est que, sous des latitudes comme les nôtres, l’accès à l’eau potable et courante, le bénéfice du tout-à-l’égout, le bénéfice de toilettes ne sont pas du tout perçus sous l’angle des droits mais des éléments de confort ou de soubassement de l’existence commune à peu près garantis. Il faut que ces équipements fassent défaut, en tout ou partie, pour qu’ils soient envisagés sous l’angle du droit - et c’est l’amère expérience qu’en fait cette partie considérable de l’humanité qui connaît l’expérience chronique de ce manque... En revanche, il est courant d’entendre, dans les démocraties libérales, que la Chine est une non-démocratie, voire un régime autoritaire tendant vers la dictature ou le totalitaire (ces imprécisions sont partie intégrante des jeux rhétoriques qui se déploient autour de cet enjeu, considérable aujourd’hui) du fait même que le commun des mortels n’y a accès ni à Google ni à Facebook, ni à CNN et autres équipements de la communication globalisée placée sous hégémonie occidentale. Tout se passe comme si l’accès à ces moyens d’information ou de communication plutôt qu’à tel(s) autre(s), cela faisait partie intégrante des droits de l’homme ce dont l’effet est que l’internaute chinois voué à utiliser des dispositifs locaux et contrôlés par le pouvoir central chinois, du type Weibao, était fondé à se plaindre d’une atteinte perpétuelle à ses droits fondamentaux. Les internautes, en Chine, se comptent par centaines et centaines de millions, des milliards de messages s’échangent chaque année sur la Toile chinoise - mais un seul moteur de recherche, un seul site de rencontres et d’échanges vus manque - pour peu qu’il soit californien - et tout est dépeuplé...
Cet exemple montre bien à quel point est biaisée et pour tout dire hémiplégique l’approche courante des droits fondamentaux dans les démocraties libérales. C’est de ce flottement que profitent ceux qui s’élancent à corps perdus vers les réseaux sociaux pour faire entendre la plainte des damnés du sexe... On peut, bien sûr, aisément mettre en évidence l’inconséquence de leur revendication, quand elle vient à se formuler en termes de droit(s). Mais, sous un autre angle, nous ne devrions pas négliger que nous avons affaire ici à un assez classique effet de plèbe - le compte n’y est pas, nous sommes les incomptés de la morale sexuelle, se plaignent les PRS, et le tort qui nous est fait est d’autant plus sournois et douloureux qu’il est imperceptible, invisible, difficile à formuler pour celui qui le subit : il ne s’exerce pas sur un mode violent ou agressif (comme les violences conjugales ou le harcèlement sexuel), il ne tient qu’à un « non » formulé sur un ton plus ou moins amène, une dérobade - mais derrière lesquels se profile le sombre continent du mépris, du défaut ou du refus de reconnaissance.
Or, comme chacun sait, la question du mépris et du défaut de reconnaissance sont, dans nos sociétés, au cœur du litige social, de son envenimement perpétuel. Le subalterne, c’est celui que ceux qui sont comptés, qui ont leur place dans cette société, ne calculent pas. La subalternité sexuelle, c’est le fait de ne pas « compter » pour les autres, sous l’angle de la sexualité - de ne jamais être calculé quand la sexualité est en jeu dans les relations humaines.
Au fond, si un « droit de baiser » semble devoir être annexé aux droits fondamentaux de l’humanité, au nom même de la récrimination des laissés pour compte du sexe, ou si, en marge de tout dispositif juridique, se fait entendre la plainte des incomptés du sexe, un tel état de fait ne dérive-t-il pas, au fond, d’une sorte d’injonction au coït, selon l’expression de Pasolini, injonction sécrétée par la dite « libération sexuelle » ? Bien sûr, il serait facile d’objecter qu’entre une injonction à faire l’amour, qui rend cette pratique banale, et une impossibilité à trouver un(e) partenaire sexuel(le), rendant cette pratique infiniment désirable, il y a un monde. Certes. Mais l’important, ici, n’est-il pas que cette injonction sociale condamne, ipso facto, celui qui ne peut pas y satisfaire, à s’envisager lui-même sur le mode d’un manque-à-être, d’un déficit, quasi ontologique ? Le mépris, éprouvé par qui est systématiquement repoussé sexuellement, n’est-il pas d’abord l’envers de cette nouvelle norme sexuelle ? Car si imposition d’une norme sociale il y a à travers cette injonction à baiser, alors, celui qui, de fait, ne pourra y satisfaire se jugera défaillant dans son comportement, pas à la hauteur, incapable de susciter un désir sexuel. Se trouve ainsi produite une forme de responsabilité propre à celui qui se révèlerait incapable de trouver un(e) partenaire sexuel(le). Or, n’est-ce pas à une sorte de performance que nous appelle cette « injonction au coït » ?
Plutôt que de se placer dans la situation d’avoir à assumer, le cas échéant, ce qui serait un échec, une incapacité, ne serait-il pas plus efficient d’interroger de plus près la notion de désir sexuel, ou de plaisir ? Le phénomène contemporain de celles et ceux qu’on appelle les « No sex » (asexuel(le)s en français) demanderait à être analysé de près, mais en première approche, cette modalité d’existence ne semble pas pouvoir se réduire ni à une forme de résignation (non désirable, je déciderais de renoncer aux formes physiques de sexualité), ni à une forme pure et simple d’abstinence. Si cette asexualité constitue aussi une forme de sexualité, à côté d’autres formes plus classiques, c’est qu’elle ouvre sur une forme de sexualité non génitale. Deleuze et Guattari nous ont bien montré en quoi nos sexualités ne sauraient être limitées à leurs formes génitales, ce en quoi la lecture freudienne du désir, pour son propre compte, opérerait une forme de réduction œdipienne de celui-ci. Dans ces conditions, les individus systématiquement rejetés sexuellement ne souffrent-ils pas d’abord du fait que notre époque résume les formes de sexualité à ses modalités génitales ? Bien sûr, les choses dites ainsi, l’asexualité apparaît comme un choix par défaut – mais sans doute uniquement parce que les formes génitales de sexualité nous apparaissent comme constituant l’évidence même des modalités seules susceptibles de définir une existence sexuelle.
Il en irait donc d’une nécessité de déconstruire les formes contemporaines de la sexualité, à travers la reconnaissance du fait qu’une existence objectivement chaste (sans relations sexuelles) ne signifie pas une existence sans sexualité (c’est en cela que le terme « asexuel » n’est pas bon). Ira-t-on soutenir que les formes spirituelles d’amour dont les religions nous ont offert maints exemples constituent des formes d’amour radicalement désexualisées ? Elles le seraient, précisément, si l’on cantonnait le sexe au génital, ou si l’on réduisait, par manque complet de tact, les extases religieuses à des formes d’orgasme. Elargissons notre vision, et le paysage se modifie complètement, puisque ce qui pourrait sembler une forme d’abstinence (une façon de renoncer au sexe) devient dans cette optique une modalité sexuelle, simplement plus libre, puisque n’engageant pas un rapport sexuel direct à l’autre (nous exposant toujours possiblement à un refus), mais bien plutôt un rapport de soi à soi.
Guy Hocquenghem, s’interrogeant sur la notion de « libération sexuelle », évoque, précisément, la fausseté de l’opposition supposée radicale entre chasteté et sexualité pratiquante :
« Ne nous laissons pas enfermer dans le choix : chasteté ou organicisme pornographique, semblent nous répéter, déjà depuis plusieurs années, des écrivains comme Barthes ou Foucault. Plus que de sexualité limitée et prisonnière de la technique physique, assujettie au seul corps, Barthes préférait parler de sensualité ; une sensualité diffuse, généralisée, certes sexualisée mais détachée des impératifs contraignants du sexuel » [7].
Certes, une telle voie ne résout pas le problème de qui, dans notre présent, ressent l’évidence d’un tort subi, en étant rejeté sexuellement par tout le monde, mais au moins ouvre-t-elle un horizon susceptible de nous faire sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons à cet égard, notre époque n’offrant en effet pour l’instant d’autre porte de sortie que celle d’une formulation en termes juridiques du tort subi. Le paradoxe serait donc que la « libération sexuelle » nous aurait conduits à une forme de contrainte, cette injonction au sexe, qui inclurait le fait d’avoir des relations sexuelles avec un(e) ou des partenaires comme un élément constitutif d’une image de soi non dévalorisée. Cette « libération », donc, nous place, par conséquent sous la dépendance d’autrui, de qui il dépendrait que nous jugions notre existence comme digne d’être vécue (si tout le monde ne se dérobe pas à mes propositions sexuelles) ou indigne de l’être (si je n’essuie que des refus). Quelles que soient les raisons pour lesquelles un individu se trouvera systématiquement rejeté sexuellement, il s’en tiendra pour responsable, ou entrera dans une forme de paranoïa, en rejetant la faute sur les autres (un complot des blondes peut-être dans le cas de Rodger, ou bien des Noirs ?). Si, en revanche, les possibles sexuels incluaient d’emblée la pratique du « No sex », ou toute autre forme d’érotisation du monde n’incluant pas un rapport charnel à autrui, ce ne serait donc pas toute vie sexuelle qui se verrait refuser à qui n’essuierait que des échecs dans ses démarches sexuelles auprès d’autrui, mais seulement certaines des modalités de cette existence – et peut-être d’ailleurs seulement de manière provisoire, en ce que le rapport de soi à soi auquel se limite apparemment une sexualité sans rapport physique à autrui ne laisse pas le sujet inchangé, ni ne le coupe des relations à l’autre.
Un tel rapport érotique au monde ne constitue donc un rapport de soi à soi que dans la mesure où ce type de rapport ne nous place pas sous la dépendance du bon-vouloir d’autrui, mais aucunement dans le sens d’un solipsisme, en ce que des branchements sexuels libérés des contraintes physiques ouvrent sur la totalité du monde, matériel comme spirituel.
Il est bien vrai que le « droit au sexe » est l’envers ou l’avers d’une obligation : celle d’avoir à être baisable (fuckable, en langue originale) c’est-à-dire un objet sexuel consommable, cette injonction valant de façon particulièrement pressante pour les femmes, mais pas seulement pour elles, loin de là. Plus une société est vouée au fétichisme de la marchandise et plus le fétichisme s’infiltre dans les relations entre les humains, tout particulièrement les relations sexuelles. D’où la fixation exclusive des incel sur la demande sexuelle : ils ne veulent pas qu’on les aime, qu’on les estime, ils ne demandent pas le respect comme le font les jeunes des « quartiers », chez nous - ils veulent que l’on reconnaisse leur baisabilité, envers et contre toutes leurs imperfections et handicaps allégués, à l’égal de tous les autres, les « normaux ». C’est une approche insolite de l’égalité - être un égal, c’est être reconnu, en pratique, baisable à l’égal de tous-toutes les autres. Mais c’est un égalitarisme de ferme (des animaux) sexuelle : la notion d’un désir qui impose ses conditions en référence à une norme, fût-elle égalitaire, tend à l’extinction de la pulsion. Les agencements du désir sont complexes et en nombre infini et ils ne sont pas solubles dans cette mécanique des échanges réduite à sa plus simple expression : le droit du « mal foutu » chétif à la blonde pulpeuse, malgré tout - et autres variations sur le même motif.
L’article publié dans la LRB met en évidence, d’ailleurs, le débouché fasciste éventuel d’un tel égalitarisme : le viol comme réparation ou vindicte exercé contre celles (dans le cas d’école que présente le texte) qui se dérobent aux injonctions de la démocratie sexuelle intégrale. Le viol comme exercice d’un « droit » bafoué. Le trait ouvertement fasciste de cet enchaînement nous rappelle que les Etats-Unis ne sont pas seulement le pays de la marchandise reine, un espace dans lequel les corps humains se transforment naturellement en fétiches sexuels, mais aussi assurément, avec Israël, l’un des pays les plus fascistes du monde, au sens où la circulation de flux fascistes y est la plus dense, que ce soit dans la sphère sociale, la vie de l’Etat, les formes de pouvoir et de violence, légitimée ou non. Un fascisme transversal dont cette figure d’une violence extrême infligée comme prix d’un tort supposé est un équipement très ordinaire (la plupart de ceux qui « passent à l’acte » dans l’espace états-unien, des sommets de l’Etat au comté perdu d’un Etat du Sud le font en réaction à un danger ou une menace imaginaire - c’est le paradigme du Noir « armé » d’un smartphone, comme des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein). Il est intéressant et terrifiant à la fois de constater que cette figure vient prospérer, aussi bien, dans le domaine des relations sexuelles. Mais ce n’est pas la première fois que la sexualité apparaît comme ce terreau fertile sur lequel prospère un fascisme ou un autre.
Mais avec tout cela, il demeure constant que les réponses purement immunitaires et individualistes à ces divagations sont trop courtes. Ce n’est pas seulement qu’elles n’épuisent pas la question, c’est qu’elles éludent le différend qui se dévoile à cette occasion. Ce que l’on pourrait appeler le dissensus sexuel, ce qui fait qu’une sollicitation sexuelle n’est pas seulement rejetée mais irrecevable, pour toutes sortes de raisons qui se dérobent - ceci s’inscrit simultanément dans le champ de la lutte des classes et dans celui du différend entre les sexes ou encore de l’hétérogénéité des genres. C’est qu’il ne suffit pas de mettre en évidence l’absurdité ou le caractère odieux de certaines des « solutions » ou compensations proposées face au différend - il importe davantage d’en élaborer d’une manière toujours plus radicale (y compris au sens du « doute radical », c’est-à-dire du questionnement des évidences fondatrices de nos assurances et nos discours) le fondement. Prenons par exemple un énoncé empoisonné classique du genre : « Je sais bien que si tu me repousses, c’est parce que je suis ce que je suis - Noir, Arabe, musulman, juif (il n’y a pas si longtemps), donc tu es raciste ! », c’est ton racisme qui fait que tu ne veux pas de moi ». Cet énoncé est empoisonné dans la mesure même où celui ou, généralement, celle auquel il est adressé est dans l’impossibilité absolue de faire la preuve de la fausseté de l’incrimination - c’est la « scène » élémentaire du différend défini par J.F. Lyotard. Ce n’est pas seulement que la « ficelle » de cette incrimination est un peu grosse, qu’elle est intrinsèquement déloyale – c’est que cet éñoncé prospère dans cette atmosphère empoisonnée - celle de l’ère du soupçon généralisé dans laquelle chacun-e sera susceptible d’être accusé d’être antisémite, arabophobe, ennemi des femmes, homophobe, etc. - sans jamais pouvoir, face au caractère infamant de cette accusation, se « blanchir » (tiens, tiens...) en en démontrant le caractère injuste et mensonger.
Mais d’un autre côté, bien sûr, ce n’est pas dans n’importe quel monde, dans n’importe quelle situation que cette rhétorique corrompue de l’incrimination pourra prospérer : c’est bien dans un monde saturé par les préjugés, les discriminations, voire les discours de haine contre des catégories particulières - les Arabes, les Juifs, les femmes, les homosexuels que cette opération du ressentiment peut se produire. Quand nous énonçons publiquement ce que nous avons sur le cœur à propos de la politique conquérante de l’Etat d’Israël et du suprémacisme juif qui en constitue le fondement, nous pesons soigneusement nos mots pour la bonne raison nous n’ignorons pas qu’innombrables sont les vigilants défenseurs, envers et contre tout, de cette cause perdue, et qui n’attendent que l’occasion de lancer leur trait empoisonné (Pierre Vidal-Naquet) : « Mais oui, bien sûr, la politique de Netanyahou n’est qu’un prétexte, le fond de l’affaire, c’est que vous êtes antisémites ! ». Des précautions, donc, dont nous n’aurions pas à nous embarrasser s’il nous venait à l’idée de dire du mal des politiciens mexicains ou des dirigeants birmans... Car c’est un fait que le type d’énoncé corrompu, détourné dont il est ici question (« Si tu ne veux pas de moi, c’est que... ») prospère sur un fond où, l’arabophobie, la négrophobie, l’islamophobie sont des réalités sociales, politiques et culturelles massives et structurelles, en tant que legs de l’histoire coloniale notamment, tout comme l’antisémitisme est un legs de préjugés religieux et de discours pseudo-scientifique de la race en Occident. Le différend ne peut se perpétuer que sur ce fond où les préjugés et les discriminations sont susceptibles de préempter un choix affectif ou sexuel. Et c’est bien sûr de ce côté que fuient (au sens où un robinet fuit) tous les énoncés en forme de « c’est mon choix, mon libre choix, mon choix souverain ».
Sans doute sommes-nous beaucoup plus porté-e-s à accepter l’idée que des déterminations sociales, culturelles pèsent sur nous en matière de choix professionnels, d’habitat, de fréquentations amicales, de goûts artistiques... que le choix de partenaires affectifs ou sexuels, pour ne pas parler d’orientation sexuelle. C’est avec une constance impeccable que l’on confond, dans nos sociétés, depuis Molière, l’ordre des familles (au sens du conformisme matrimonial) avec la liberté des jeunes gens de convoler entre eux. Fourier a bien montré quel était le point aveugle de ce conformisme générationnel - les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux - la fabrication de catégories de laissés-pour-compte affectifs et sexuels. Il n’est pas de motif autour duquel s’agence plus puissamment le conformisme social déguisé en philosophie de la liberté que celui de la discordance des âges - le vieux dégoûtant, forcément dégoûtant, qui fait des avances à une avenante jeunette. Ici encore, la fixation sur la dimension sexuelle joue comme un puissant inhibiteur voué à appauvrir l’imagination des relations, toutes formes de relations, entre humains, de même sexe ou du sexe opposé. Le cinéaste canadien Bruce Labruce a su déconstruire ce conformisme tenace et pour ainsi dire universel dans un film éloquemment intitulé Gerontophilia - les aventures d’un beau jeune homme, soignant dans un établissement pour vieillards (mâles), et dont la passion est de coucher avec ceux-ci... impeccable manifeste contre la standardisation des relations sociales, affectives et sexuelles.
De ce point de vue, la dite « lutte contre le harcèlement » produit un peu l’effet d’un bulldozer moral, aplatissant toutes les singularités sur son passage. Prenons par exemple le milieu universitaire où entrent en interaction de jeunes adultes, les étudiants, et de moins jeunes ou plus tout à fait jeunes adultes, les enseignants. L’expérience montre qu’en effet, il n’est pas rare du tout que des profs abusent de leur position de pouvoir et d’autorité pour obtenir des faveurs sexuelles de la part d’étudiant-e-s - c’est un visage parmi d’autres du mandarinat, certains (des hommes, dans l’immense majorité des cas) se conduisent en la matière comme des porcs, en effet, en vrais potentats et délinquants affectifs et sexuels, assurés, jusqu’à une époque récente, de leur impunité. Ils harcèlent ou harcelaient, comme d’autres soutiennent et publient des thèses plagiées, détournent pour leur profit personnel des crédits de recherche, transforment leurs thésards en petites mains, pour des recherches dont ils vont publier les résultats sous leur nom propre...
Mais, tout aussi dommageable qu’éluder ce constat, cette réalité rampante et persistante, serait le déni du fait que l’Université est également un espace dans lequel prospèrent toutes sortes de relations entre adultes de conditions variables, ceci à partir de ce dispositif appelé enseignement et à l’occasion duquel se produit une multitude de phénomènes d’intensités variables d’interaction entre les uns et les autres, voire d’entre-exposition des uns aux autres et qu’il serait absurde de réduire à la dimension de l’abus de pouvoir en vue d’un bénéfice trivial ou sordide. L’Université n’est pas le grand séminaire ou le couvent, c’est un lieu d’aventure(s), une hétérotopie d’intensité variable mais distincte, dans ses relations aux mondes de la famille, de l’emploi, de la conduite gouvernementale des populations, etc. Non pas un vase clos ni un monde à part, mais un espace décentré, décalé, assurément. C’est la raison pour laquelle peuvent y prospérer toutes sortes de relations de courte ou de longue durée qui portent la marque de ce décentrement. Des relations entre enseignants et étudiants, entre autres, et qui, belles ou moches, ne sont en rien susceptibles d’être rangées sans exception dans le casier noir du « harcèlement ». Ceci tient, entre autres choses, au fait que, comme on le sait un peu depuis Platon, quand même, l’enseignement n’est pas totalement étranger à ou immunisé contre la séduction - non moins qu’il l’est contre les penchants et gestes disciplinaires. Cela ne veut dire en rien que la salle où l’on enseigne est un lieu de drague, mais que c’est un espace dans lequel circulent, à l’occasion de l’enseignement, au milieu de l’enseignement, des affects, toutes sortes d’affects, que se nouent des affinités comme s’éprouvent des aversions et que tout ceci, qui est bien loin de se réduire à la dimension du « maître » au « disciple » (surtout pas) n’est pas étranger à l’eros. Mais à qui faire entendre aujourd’hui ces vérités somme toute assez communes ?
Frantz Fanon montre bien comment les énoncés empoisonnés qu’on signalait tout à l’heure, et qui sont parfaitement réversibles (reproche peut être fait à quelqu’un de rejeter un(e) partenaire sexuel(le) à raison de sa couleur, par exemple, car en cela il ferait preuve de racisme, comme le même reproche peut lui être adressé à une autre occasion, pour une raison exactement inverse : de faire de l’autre, de couleur, un(e) partenaire sexuel(le) et donc de le/la réduire à sa sexualité, c’est-à-dire de tomber dans une imagerie orientaliste, raciste), ne pourront être dépassés qu’en parvenant à dépasser le différend entre les supposées races – propos qu’on peut élargir au différend entre les genres, entre les classes sociales, entre les âges, etc. Fanon écrit ces mots, au début du chapitre 2 de Peau noire, masques blancs, intitulé « La femme de couleur et le blanc » :
« Il s’agit pour nous, dans ce chapitre consacré aux rapports de la femme de couleur et de l’Européen, de déterminer dans quelle mesure l’amour authentique [influence, au moins dans le vocabulaire, du Sartre de L’être et le néant – BN] demeurera impossible tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d’infériorité ou cette exaltation adlérienne, cette surcompensation, qui semblent être l’indicatif de la Weltanschaaung [vision du monde] noire » [8].
Autrement dit, un amour « authentique » entre une femme noire et un homme blanc ne sera possible, à suivre l’auteur, qu’à la condition que la femme noire ne voit (voie ?) pas dans l’homme blanc le moyen d’échapper à sa couleur, de compenser ainsi ce qu’elle vit comme son infériorité. Certes, cette façon de raisonner, pour pertinente qu’elle soit, repousse aux calendes grecques la possibilité d’une telle relation posée comme « authentique ». Et c’est bien toute la difficulté dans laquelle on se débat dans la présente discussion : il y a bien un tort éprouvé par celles/ceux jugé(e)s imbaisables, mais ce tort ne disparaît pas nécessairement - ou plutôt il peut toujours surgir de nouveau - dans le cas inverse, c’est-à-dire lorsque l’imbaisable est jugé(e) baisable : pourquoi m’as-tu choisi(e), moi, qui suis pourtant « imbaisable » ? Car si la femme noire sait pourquoi elle choisit cet homme blanc (lequel ne se posera pas tellement la question des raisons pour lesquelles il a été choisi, s’il se juge structurellement baisable), elle peut en effet se demander pourquoi, lui, l’a choisie. Si un dépassement de tels différends semble difficilement réalisable, c’est qu’il faudrait imaginer une société ayant réalisé une parfaite égalité entre les êtres humains, non seulement d’un point de vue matériel, mais aussi du point de vue des représentations (qu’un vieillard ne soit pas, a priori, moins désirable qu’un jeune homme par exemple – et c’est bien l’horizon, pour ainsi dire utopique vers lequel nous oriente Gerontophilia lorsqu’un homme de 82 ans devient l’objet désiré autour duquel deux jeunes hommes, par jalousie, en viennent aux mains).
Tout autant empoisonné serait, symétriquement, l’amour d’un homme noir pour une femme blanche, comme le montre le même Fanon, dans le chapitre suivant, « L’homme de couleur et la Blanche » :
« De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être tout à coup blanc.
Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc.
Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc.
Je suis un Blanc » [9].
Dans ce cas de figure, le Noir est conduit à se nier comme Noir pour accéder à cet amour. Il n’est donc reconnu (comme fuckable si l’on s’en tient à notre vocabulaire) qu’à la condition de se faire autre, ou plutôt, c’est son élection qui lui confère la blanchité, à laquelle il aspirait. Et c’est bien là qu’est le danger d’une assomption de l’imbaisable au baisable, lorsqu’elle se fait au prix d’une négation de soi. Dans ce cas en effet, on n’a rien changé aux normes en vigueur, on a seulement fait en sorte d’accéder soi-même à une telle inclusion, en en payant le prix, celui qui consiste alors à se confondre avec le simple masque apposé sur son propre visage (Peau noire, masques blancs).
C’est en ce sens que le film de Bruce Labruce, décidément bien instructif en la matière, et plus intéressant que la simple mise en scène d’utopie, nous permet d’envisager un dépassement de cet écueil : le vieillard aimé par le jeune homme (ce vieil homme de 82 ans, Melvin, qu’il emmène dans un voyage digne d’un road movie passablement déjanté) ne devient pas lui-même un jeune homme, même s’il aime toujours s’habiller élégamment pour séduire. Le jeune homme travaillant dans l’établissement pour vieillards le dit clairement à Melvin, lorsque celui-ci lui montre une photo de lui, alors jeune homme : il le préfère avec ses rides. Le jeune homme ne l’entraîne donc pas sur la voie d’un reniement de soi, les moments où le vieil homme se rajeunit correspondant seulement à cette pratique courante (chez les femmes et chez les gays, mais pas seulement) consistant, passé un certain âge, à se donner quelques années de moins.
Quant à la manière de filmer du réalisateur, elle ne cherche pas à gommer les rides, à effacer les escarres, et c’est là qu’elle atteint à ce que le cinéma peut produire de meilleur, par les moyens mêmes du cinéma. Il ne s’agit pas de faire passer une idée généreuse (le jeune répète à plusieurs reprises qu’il n’est pas un saint), mais de montrer des corps âgés, d’une façon telle qu’elle peut constituer une première étape, et comme un début de mise en œuvre, déjà, d’une révolution, indiscernablement politique et esthétique.
Lorsqu’on passe d’une société coloniale classique (dans laquelle la couleur de la peau est un marqueur essentiel et où l’aversion à la couleur du colonisé joue un rôle déterminant dans la sexualisation du rapport social et politique entre maîtres et serviteurs) à une société post-coloniale dans laquelle ce qui, naguère, suscitait la répulsion, est susceptible de s’inverser - le Noir devenant un fétiche sexuel, dans les « images » (la mode...) comme dans la vie réelle, pour certaines femmes ou certains hommes blancs - ce n’est en effet pas à un dépassement du préjugé racial que l’on assiste, mais à un déplacement. Cette figure a une portée générale : bien souvent, dans nos sociétés, une aliénation, un scandale, une calamité ne sont « dépassés », en apparence surmontés que par l’apparition d’un autre fléau, d’une autre forme d’aveuglement, d’une autre aliénation - c’est l’enrayement de la dialectique comme moteur du « progrès », notamment dans le domaine de la vie sociale, et donc de son opérateur central, la résolution-dépassement de la ou des contradiction(s), la fameuse Aufhebung hégélienne. La dialectique à l’arrêt. Cet enrayement de la dynamique de la « résolution » des contradictions porte un coup mortel à la version naguère hégémonique de la philosophie du progrès, celle qu’au fond libéraux et marxistes avaient, dans ses grands traits, en commun. Ce phénomène général porte bien au delà du domaine des relations entre les sexes, même si cette involution y est particulièrement perceptible aujourd’hui ; comme nous le remarquions dans un texte antérieur, la montée des pulsions répressives et férocement normatives en réaction à l’ordre sexiste, l’apparition de nouveaux règlements en matière de morale sexuelle, l’apparition distincte d’un nouvel ordre moral - tout ceci ne constitue qu’une résolution en trompe-l’oeil des calamités et outrages incriminé - le harcèlement sexuel, l’impunité du viol, l’exposition de l’enfance à des violences sexuelles, etc. Ces inflexions ont des conséquences tout à fait distinctes, et régressives, en termes de liberté d’expression et de création : impossible d’imaginer l’apparition sur nos écrans aujourd’hui d’un film qui fit partie de la Sélection officielle lors du Festival de Cannes de 1981 – Beau-Père de Bertrand Blier : c’est qu’il y est question des amours charnelles disconvenantes entre un homme de 29 ans et une jeune femme de 14, fille de la compagne décédée du premier - circonstances aggravante si l’on rapproche ce film de faits divers judiciaires récents, et qui ont défrayé la chronique... Ce film qui ameuterait aujourd’hui contre lui toutes les ligues de vertu ne suscita pas d’émoi particulier ni de levée de boucliers. C’était hier - 1981 -, et pourtant le changement d’époque est ici des plus distincts.
Plutôt que se contenter de ces exutoires des plus illusoires, nous sommes conviés, dirions-nous, à élaborer sans relâche le différend entre les sexes, la querelle autour des genres et, d’une façon générale, tous les faux-semblants de ce que le néo-libéralisme et la démocratie de marché affichent en matière de morale sexuelle, de relations entre les sexes. Nous avons évoqué tout ce que l’approche cumulative des droits ou la notion de l’extension progressive de leur champ peut avoir, en la matière, de spécieux. Plus les droits des gays sont proclamés, protégés et encadrés et plus ce qui fait la spécificité de leur condition dans leur diversité et même leur hétérogénéité va tendre à s’effacer au profit d’une norme générale qui les enveloppe inéluctablement dans des formes hégémoniques - le « couple monogamique avec amour » (Engels). Cette normalisation prospère sur toute une série de dénis et de refus de prise en considération. L’un d’entre eux concerne la multiplication découlant des dynamiques même du système, de catégories de vivants privées de vie sexuelle - le point d’où nous étions partis. Toute énumération de ces catégories se condamne à demeurer incomplète ; mentionnons donc un peu au hasard : la précarisation extrême de la vie des migrants victimes des politiques d’inhospitalité étatique et qui, de camps improvisés en « jungles » ou centres de rétention, sont évidemment voués à des conditions aussi peu propices que possible à une vie sexuelle ; l’enfermement des vieillards dépendants dans des institutions dont les règlements et codes disciplinaires incluent la privation de relations intimes entre les sexes ; une politique du logement qui fabrique sans cesse de nouvelles catégories de sdf - la rue, comme lieu de survie, n’étant pas le meilleur espace où se puissent nouer des relations sexuelles ; la croissance constante de la population enfermée dans les prisons et leurs dépendances et où la diète sexuelle demeure la règle générale, en dépit des effets d’annonce, jadis et naguère, de motifs démagogiques (les « lieux de vie » où les condamnés à de longues peines auraient la possibilité de rencontrer leurs proches pour la durée d’un week-end...) ; les malades hospitalisés pour des durées plus ou moins longues et qu’un ordre hospitalier de plus en plus placé sous état d’exception contraint à une abstinence sexuelle sans failles... En matière sexuelle comme en général, les sociétés néo-libérales produisent un système d’inégalités toujours croissantes : la plèbe sexuelle exclue du champ des échanges sexuels est le pendant de la prospérité d’un vaste marché de l’échange sexuel, désormais géré et régulé par internet, mais aussi bien de cette maladie d’époque qu’est le weinsteinisme, le strausskahnisme entendus comme pathologie du pouvoir, cannibalisme sexuel prospérant dans les élites politiques, médiatiques, culturelles, académiques, sportives, religieuses... La sexualité se manifeste ici comme une sphère dans laquelle la division (Claude Lefort) ou si l’on veut, pour recourir à un syntagme inépuisable envers et contre tout, la « lutte des classes » se manifeste, sur le front de la vie sexuelle, précisément, d’une manière particulièrement stridente, si stridente, d’ailleurs, que nombreux sont ceux-celles qui ne l’entendent plus ; on a eu l’occasion de le constater lors de l’épisode du Sofitel de New-York qui mit aux prises un membre éminent de l’élite blanche globalisée et une subalterne noire issue du monde colonial. Au temps de la société globale, de la démocratie globale, la lutte des classes se globalise aussi en infiltrant toutes sortes de domaines - la sexualité, la religion, la langue, etc. Nombreux sont ceux-celles qui tirent parti de ces déplacements pour s’établir dans des stratégies du déni : ce sont ceux-celles qui haussent les épaules quand on leur dit que l’affaire Charlie enchaîne sur l’histoire coloniale de la France, que l’Islam est aujourd’hui, en France, la religion des subalternes plutôt que des fous d’Allah et que l’affaire Merah, c’est aussi le contentieux colonial entre la France et l’Algérie qui n’en finit pas de ne pas passer... Ce déni n’épargne pas l’ordre sexuel, la morale sexuelle : l’idéologie du choix souverain comme voile jeté sur les inégalités devant le sexe et ce que, dans une brochure fameuse les « situs » nommèrent « la misère sexuelle ».
Le discours libéral et humaniste contemporain ressasse l’exhortation d’avoir à placer le domaine sexuel sous un régime de tolérance croissante, à en expulser les préjugés et les discriminations. La loi est appelée en renfort de l’éducation du public que sont censés prendre en charge ici les institutions de l’Etat, le système de formation, les médias, la publicité, etc. Mais ce qui demeure dans l’angle mort de cet effort censé épouser et soutenir le mouvement même de la civilisation des moeurs est distinct : envisagé sous l’angle des émotions, des inclinations, des pratiques, des conduites, le domaine sexuel est, avec le domaine politique l’une des sphères de la vie humaine est la plus exposée à la division et conflits les plus tranchés ; et ceci pas seulement du fait que le différend entre les sexes ou leur hétérogénéité est, par définition, non soluble dans la bonne volonté, la tolérance et les bonnes dispositions morales. De bons auteurs comme Julien Green ou Yukio Mishima excellent à construire des intrigues autour de ce que l’on pourrait appeler le malentendu fondamental - la femme amoureuse d’un homosexuel, l’homosexuel attiré par un garçon de l’autre bord, etc. Là, il ne s’agit pas d’agencements qui ne s’établissent pas du fait de défauts supposés présentés par l’une des parties, comme dans le cas d’où nous sommes partis plus haut, il s’agit d’une équivoque fondamentale liée au fait que le genre tend à s’affirmer comme une singularité qui en exclut une autre et, à ce titre, n’est pas soluble dans une affectivité générale où les attractions se produiraient sous le ciel sans nuage de l’amour et la sexualité humains. La sexualité, à ce titre, c’est par excellence, avec la politique, répétons-le, le domaine où bien souvent « ça casse », et brutalement, et douloureusement, pour des raisons insurmontables - celles qui font qu’un désir est « mal orienté », une demande « mal adressée » dans la mesure où il y a confusion sur le genre de la personne vers laquelle elle est dirigée. Des « malentendus » qui peuvent être levés dans un éclat de rire mais finir lugubrement aussi (Julien Green : Le malfaiteur). Ce n’est sans doute pas pour rien que c’est la littérature plutôt que des savoirs soucieux de légitimité scientifique, médicale ou assimilée qui explore ces labyrinthes.
Encore faut-il, pour y être sensible, ne pas se satisfaire de la répétition en boucle des mantras de la NMS (Nouvelle morale sexuelle) dont le fond n’est pas une nouvelle forme d’austérité (on pourrait en discuter, l’austérité est un motif intéressant), mais purement et simplement l’esprit de police des nouveaux Metternich, étendu au domaine sexuel.
(à suivre...)