D’une raison l’autre ? Mythe, littérature épique et discours philosophique en Grèce ancienne

, par Cédric Cagnat


« Je crois et conçois mille contraires façons de vie. »
Montaigne (I, 37, « Du jeune Caton »)

Une Grèce mythifiée au service de l’européocentrisme

Je voudrais, dans un premier temps, poser deux textes en regard [1]. Presque un siècle et demi sépare leurs publications respectives. Il s’agit de la fameuse Prière sur l’Acropole, d’Ernest Renan, parue en 1899 ; et d’un livre de Philippe Borgeaud tout récemment édité, La pensée européenne des religions.
Cette confrontation aura pour dessein de circonscrire les enjeux éminemment actuels d’une question classique, pour ne pas dire rebattue, à savoir les rapports d’opposition ou de préfiguration qu’entretient la pensée mythique telle qu’elle s’exprime dans les littératures épique et théogonique des IXe et VIIIe siècles avant l’ère chrétienne en Grèce ancienne avec le logos philosophique qui lui succède à partir des physiologues présocratiques.
Eminemment actuels, disais-je, les enjeux de ce que je vais tenter d’articuler dans ses grandes lignes ne relèvent donc nullement de la pure érudition. N’étant ni helléniste ni spécialiste de l’Antiquité grecque, loin s’en faut, ma perspective sera celle d’un praticien de la discipline philosophique qui situe l’intérêt de cette dernière avant tout dans sa vocation à penser l’époque, à dessiner les contours de ce que Michel Foucault a appelé une « ontologie du présent ». Car une illusion peut bien avoir été dissipée depuis longtemps d’un point de vue académique – celle, en l’occurrence, et pour anticiper sur ce qui va suivre, d’un prétendu « miracle grec » – sans pour autant que les préconceptions intellectuelles, les dispositions culturelles ou les nécessités politiques qui l’ont produite aient cessé d’informer plus ou moins subrepticement le corps social auquel elles appartiennent.

Pour se faire une idée de ce que fut – de ce qu’est – cette illusion, abordons-la à son état naissant, dans son expression pour ainsi dire la plus pure, la plus outrancière aussi, et la plus fanatique. Lisons la Prière sur l’Acropole [2] :

« Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin.
L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. […]
(pp. 10-11)

O noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères. (p. 16)

Pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je n’aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas […]. J’arracherai de mon cœur toute fibre qui n’est pas raison et art pur. (pp. 29-30)

Tous ceux qui, jusqu’ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. (p. 32)

Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait. Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin […]. Le monde entier alors me parut barbare. (p.12) »

Chacun de ces fragments, comme l’opuscule dont ils sont extraits, mériteraient bien entendu une analyse minutieuse. Contentons-nous pour l’heure de les qualifier : il s’agit ni plus ni moins de ce que l’on pourrait nommer, non sans une pointe d’intention polémique, le bréviaire de l’impérialisme épistémologique européen – ou occidental, comme on voudra dire.
Dans cette authentique profession de foi, qui se revendique d’ailleurs comme telle, Renan contribue à circonscrire les éléments définitoires et axiologiques de la civilisation dont il se réclame et qu’il s’attache à célébrer : la pensée logique, la connaissance rationnelle, le positivisme scientiste. Ce faisant, il établit, dans un geste pour le moins paradoxal, les bases de ce que Teilhard de Chardin considérera avec d’autres comme une « Religion de la Science » [3] : l’Europe donne son congé au mythe non sans en forger un nouveau.

Ce geste définitoire, comme nous l’a appris la linguistique structurale saussurienne, ne pouvait fonder le sens de la « civilisation européenne » sans la détermination concomitante de son autre. Conformément à la nature oppositionnelle de tout signe, le vocable « Europe » ne peut se comprendre pleinement que dans sa confrontation à ce qui n’est pas elle et qui dès lors peut être relégué dans la nuit d’un irrationalisme inculte et archaïque : si le logos que l’on doit à la Grèce classique confère son essence à la civilisation européenne, alors cette dernière est la civilisation tout court, et le reste du monde, dépourvu de cette propriété éminente, peut en effet nous « paraître barbare ».

Mais à cette première opposition, externe et synchronique – civilisation vs barbarie –, que le lyrisme outrancier d’un Renan expose si ingénument, et qui peut aujourd’hui nous faire légitimement sourire, vient s’en superposer une seconde, cette fois diachronique et interne à la civilisation européenne elle-même. On sait, en effet, que dans le roman historiographique des hellénistes du XIXe siècle, et au moins jusqu’aux bouleversements opérés par les travaux de Louis Gernet, puis de Marcel Detienne, de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, le logos grec est envisagé comme un surgissement miraculeux qui fait rupture avec ce qui lui précède, à savoir la parole mythique, le muthos propre aux récits épiques ou théogoniques. A l’aune de cette perspective discontinuiste, l’Europe ne germe et ne commence véritablement à être l’Europe qu’au moment où ce divorce est consommé, par l’entremise des premiers « physiologues », Thalès, Pythagore, entre autres, aux VIIe et VIe siècles avant l’ère chrétienne, puis des philosophes athéniens qui en sont les héritiers directs. Avant ce fameux « miracle grec », point de rationalité, mais l’adhésion naïve et les croyances non questionnées, spécifiques aux peuples mal dégrossis.

C’est à un tel simplisme binaire que nous permet d’échapper le livre de Philippe Borgeaud que j’ai évoqué en commençant :

« Les “dieux” n’ont pas attendu les philosophes grecs et les polémistes monothéistes pour qu’on parle d’eux. Dès qu’on les rencontre, que ce soit dans des textes égyptiens, mésopotamiens ou grecs, on les voit rattrapés par la critique, à tel point que s’il faut […] donner un sens au mot “religion”, nous choisirons de dire qu’il s’agit d’un système de pratiques et de croyances faisant intervenir des instances surnaturelles, des “dieux”, et revendiquant une autorité plus qu’humaine ; mais nous ajouterons aussitôt qu’il s’agit d’un système qui doute de lui-même. Ce doute est à l’œuvre dès les récits les plus anciens qui nous sont parvenus. On le perçoit depuis Homère et la Théogonie d’Hésiode […] » [4]

Là encore, limitons-nous à quelques remarques très succinctes :

En historien des religions, Borgeaud rattache classiquement le champ de la divinité à la sphère du discours narratif : au sein de ce que l’on a coutume de nommer à gros traits la « culture occidentale », mythe et littérature entretiennent en effet une sorte de relation consubstantielle, dans la mesure où « faire littérature » consiste avant tout à raconter des histoires, le moment inaugural de cette forme narrative se situant bien, en Occident, dans les œuvres épiques et théogoniques – c’est-à-dire mythologiques – de ces deux figures que sont Homère et Hésiode. Si une telle caractérisation généalogique a pu tracer les contours d’un territoire esthétique particulier – La littérature –, elle a, elle aussi, dans un mouvement qui fait écho à celui que l’on a repéré chez Renan, délimité les frontières de son autre – l’autre du mythe, le logos –, césure par laquelle s’est déterminée, et se détermine encore, à quelques nuances près, la « division du travail » culturel et intellectuel de l’aire européenne : au littérateur le récit de belles et édifiantes histoires ; au philosophe puis au scientifique les exposés rationnels du discours argumentatif.

Toutefois, l’intérêt du texte de Borgeaud réside dans la corrélation qu’il relève entre la littérature mythologique et la disposition au doute, à la distanciation critique, dont elle s’avère imprégnée, et ce dès avant les récits fabuleux de la Grèce archaïque, dans les systèmes religieux les plus anciens de la Mésopotamie et de l’Egypte. On parlera alors d’une théo-logie d’avant le logos, d’une « théologie de l’écart », écrit-il un peu plus loin, où s’atteste une « capacité d’extériorisation » inhérente aux mythes, dont la visée est certes de « renforcer la croyance aux dieux et héros », mais qui ne cessent, dans leurs narrations mêmes, de maintenir à l’égard de cette croyance une attitude réflexive. Le doute, la critique, sont évidemment des modalités d’une appréhension du monde que l’on qualifiera de « rationnelle » ; mais le registre de cette théologie de l’écart que Borgeaud repère dans la littérature mythologique n’est pas celui de la raison raisonnante, de la logique et de la science que glorifie la Prière sur l’Acropole, dont l’exclusivisme identitaire se trouve ici radicalement démenti : c’est à travers le registre du rire sarcastique, de la satire, de l’ironie irrévérencieuse, que se déploie ce qu’il convient de nommer la raison littéraire – celle-là même, soit dit en passant, dont on a cru un peu vite devoir situer l’origine dans la modernité romanesque inaugurée par Rabelais, Cervantès ou Laurence Sterne. Citons à nouveau Borgeaud :

« Chez Homère déjà, les dieux peuvent rire d’un autre dieu. L’échanson illustre et boiteux, Héphaïstos, provoque un rire inextinguible quand il s’affaire, clopinant, à verser le nectar dans la coupe des Immortels réunis au banquet de l’Olympe [5]. […]
L’Odyssée met dans la bouche d’un aède, Démodocos, un poème capable de faire oublier leurs soucis aux humains. Il chante comment Aphrodite, l’épouse d’Héphaïstos, et son amant Arès furent pris sur le fait, immobilisés dans un piège magique tissé par le mari trompé, prodigieux artisan. Ce spectacle déclenche le rire qui convient au bonheur des dieux [6]. Déesse parmi les plus puissantes et honorées, Aphrodite est moquée sans vergogne. Dans l’Iliade, elle se réfugie comme une petite fille dans les bras de sa maman (Dioné) après qu’un humain (Diomède) a égratigné son immortel poignet [7].
Et Borgeaud de conclure : « La possibilité d’une telle irrévérence interne, celle des mythes, précède l’émergence d’une irrévérence externe, celle des philosophes et des historiens » [8].

S’il est possible de repérer, comme nous venons de le suggérer très schématiquement, dans la littérature épique et le discours mythologique, les traces d’une rationalité qui leur appartient en propre, peut-on également y trouver les linéaments d’une logique analogue à celle de la raison philosophique ?

Le logos dans le mythe

Il convient, pour esquisser une réponse à cette question, de partir de la polysémie originelle de la notion de muthos : si sa définition courante et minimale consiste à y voir un ensemble de légendes traditionnelles relatives à l’origine de toute chose, aux temps primordiaux, aux puissances divines, elle avait à l’époque archaïque une signification beaucoup plus large, très proche de celle de logos : « parole, propos, récit ». L’opposition ne se met en place que dans l’émergence de l’enquête historique et de la spéculation philosophique (Ve s.) qui vont reléguer le muthos au rang d’une « assertion vaine, dénuée de fondement faute de s’appuyer sur une démonstration rigoureuse ou sur un témoignage incontestable [9] » et dépréciée comme telle, au regard de l’exigence de vérité inhérente à l’histoire et à la philosophie – le muthos ne concerne toutefois pas exclusivement les récits sacrés ni une « forme particulière de pensée », mais tout ce qui circule en fait de discours social : la rumeur, les on-dit, proverbes, devinettes, sentences, etc. – Il est protéiforme et ne saurait se réduire à un état de la pensée pré-logique localisable dans un prétendu cours continu de l’évolution des mentalités. Aussi, ce flottement sémantique qui caractérise à la fois les deux termes de logos et de muthos, leur quasi synonymie originelle, débouchent forcément sur des interpénétrations et des parentés dans leurs usages respectifs qui empêchent de dessiner clairement une frontière entre les deux notions : Homère et Hésiode offrent sous leurs récits fabuleux une certaine conception de l’ordre des choses, du temps, de la nature humaine ; de même que des philosophes aussi rationalistes que Platon empruntent la voie du mythe pour transmettre les éléments de leur doctrine.

Le mythe poursuivrait-il donc au travers de ses narrations des buts similaires à ceux des premiers philosophes ? Chez Hésiode, la théogonie, en fournissant le récit des genèses divines, explicite un ordre du monde, fonde les structures du cosmos : mondes céleste, souterrain, terrestre, leur séparation et les équilibres qu’ils entretiennent les uns par rapport aux autres (comme le fera Aristote, dans sa bipartition entre mondes céleste et sublunaire). Ce faisant, Hésiode transmet certaines conceptions et valeurs qui s’étendent à d’autres domaines que la seule cosmologie, conception du temps qui s’apparente à une vision pessimiste et décliniste d’une quasi histoire (succession des races) ; conception d’ordres juridique et sociale (droit d’ainesse de Zeus) ; voire politique (fondement du pouvoir dans la violence : Cronos tuant Okéanos, Zeus tuant Cronos pour établir leurs règnes successifs).
Chez Homère, Okéanos est appelé le père des dieux et l’origine de toutes choses : il est possible de percevoir dans cette généalogie mythique la quête d’une archè proche de ce à quoi s’attacheront les physiologues. L’analogie n’est pas que de forme puisque Thalès situera aussi le principe générateur du monde dans l’élément aquatique, et ce sur la base d’éléments qu’on pourrait presque qualifier d’ « observationnels », aussi bien que spéculatifs, par exemple la « fluidité et absence de forme » à partir desquelles l’indéterminé peut être informé sans résistance ni limitation morphologique ; ou la nature humide des phénomènes vitaux comme la nourriture et les semences.

Du mythe à la philosophie il n’y a donc pas rupture radicale mais processus d’abstraction. Il s’agit davantage d’une laïcisation de la symbolique religieuse, d’un même questionnement que dans les mythes cosmogoniques, à savoir : « Comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ? »
Malgré ces parentés, la philosophie n’est plus le mythe : où se situent les discontinuités ?
En premier lieu dans le contexte politique : le mythe raconte la naissance d’un ordre que reproduit le Roi-magicien au cours des cérémonies rituelles. L’ordre n’a pas à être expliqué : il est symbolisé et effectué par le Souverain, reflet du dieu ordonnateur. L’émergence de la cité et de ses nouvelles formes politiques détache la souveraineté de sa portée cosmique. Le cosmos devient donc un problème à expliquer, d’où le recours à l’argumentation, à la parole-logos.
En second lieu dans les mutations de l’étonnement : « s’étonner, la philosophie n’a pas d’autre origine », disent et répètent Platon et Aristote. Dans le mythe, la notion de thauma renvoie au merveilleux : le mythologue s’émerveille de la présence du divin dans la nature, qui suscite en lui une vénération qu’il doit raconter. Pour le philosophe, l’étonnement vient de ce que la phusis se présente comme un problème, suscite le questionnement et doit aboutir à une explication. Là encore, il y a dans cette césure une dimension politique : le mystère de la nature, comme tout mystère, n’est révélé qu’à certains initiés, alors que dans le cadre de la cité, le questionnement philosophique s’expose à tous, doit se justifier par des raisons, et se soumettre à l’appréciation et aux réfutations éventuelles de chacun.
Néanmoins, il est possible de déceler dans le logos philosophique certaines persistances ou transpositions mythiques. [10]

Le logos saisi par le mythe

Chez Parménide, figure même du métaphysicien spéculatif, chronologiquement proche de l’apogée de la philosophie grecque classique (il s’est peut-être entretenu avec Socrate), on trouve des éléments qui rapprochent sa doctrine (dans son contenu comme dans son mode d’exposition) des caractéristiques de la pensée mythico-religieuse :
– Sa doctrine est exposée en vers, comme les théogonies
– L’accession à la vérité se fait sur le mode de la révélation : emporté sur un char guidé par les filles du Soleil, le poète, élu inspiré, est amené à la porte gardée par Dikè et est accueilli par la Déesse qui va lui livrer les secrets de la Vérité.
– Les images et symboles employés proviennent des rites orphiques d’initiation : le char, la Lumière du Soleil, la porte de la vérité.

La philosophie résonne des échos de la pensée mythique antérieure mais annonce aussi parfois certains caractères de la mentalité religieuse à venir : dans la figure d’Empédocle, exemplairement, conforme à celle du présocratique rationaliste, dont les poèmes philosophiques foisonnent d’éléments autobiographiques empreints de mysticisme et de magie. Il se présente lui-même comme un dieu, homme devenu immortel par sa sagesse. Dans les villes, la foule se presse autour de lui pour lui demander oracles et guérisons. Il commande aux éléments et a la faculté de ramener les morts à la vie. L’analogie avec le Christ vient immédiatement à l’esprit.

Enfin, jusque chez Platon, on retrouve les thèmes religieux de l’élection divine, ou de l’initiation : dans les sectes mystiques il s’agit, par le rite et l’ascèse, de se rendre « semblable aux dieux ». Le « divin Platon » est capable, par la contemplation, de sortir de son corps, « tombeau de l’âme ». Chez lui, l’aptitude à la connaissance philosophique est un don, une « part divine ». Ce que permet la contemplation, c’est la Vision d’un autre monde, favorisée par l’état d’enthousiasme (mania) proche de celui des devins initiateurs de mystères. Rites et initiations se déroulaient d’ailleurs traditionnellement dans des grottes, particularité que l’on peut aisément rapprocher du mythe le plus célèbre de Platon.

Je conclus.
« D’une raison l’autre » : cet intitulé voulait rappeler que ce que l’on nomme la raison est soumis à des processus historiques. Non seulement il est illusoire de lui assigner un acte de naissance qui situerait son apparition soudaine en un point donné sur la ligne temporelle de l’histoire humaine, mais tout porte à postuler que la rationalité revêt des formes variées selon les lieux et les époques où elle se déploie. Ce n’est donc que par une convention assez fautive que l’on parle de la raison. Il faudrait plutôt évoquer des rationalités, des modes de penser divers, pluriels.
Ce qui a tendance à nous empêcher de reconnaître cette pluralité, c’est que nous autres, occidentaux, ou tributaires par consentement ou par force de l’histoire occidentale [11], sommes les héritiers d’une forme particulière de rationalité, la raison positive, scientifique, dans laquelle nous sommes encore immergés presque sans partage et qui, au surplus, dans le contexte globalisé qui est le nôtre, s’est généralisée à la quasi-totalité du monde.

Or, cet héritage, nous le recevons précisément des Grecs, d’une civilisation qui a donné naissance à un type de rationalité, celui de la démocratie et de son règne de la parole argumentée, de la philosophie et de leurs prolongements qui ont ouvert la voie aux « sciences ».
La démocratie et la science : malgré les mutations que leur ont imprimées vingt-cinq siècles d’histoire, elles demeurent parmi les éléments définitoires de notre univers mental.

C’est pourquoi j’ai commencé en affirmant que cette problématique des rapports entre littérature mythique et rationalité philosophique concerne au plus haut point notre présent. Elle participe en effet d’une dichotomie fondatrice encore pleinement agissante. A ce titre, son traitement doit être repris à sa base et renouvelé, de manière à s’inscrire dans ce chantier intellectuel et politique éminemment actuel qu’ont ouvert les études dites « décoloniales », et dont les fondements ont été énoncés par Boaventura De Sousa Santos dans son ouvrage inaugural, Epistémologies du Sud, paru en 2009 : « 1- La compréhension du monde dépasse largement la compréhension occidentale du monde. 2- Il ne peut y avoir de justice sociale globale sans justice cognitive globale. 3- Les transformations émancipatrices intervenant dans le monde peuvent suivre des rhétoriques et des scénarios différents de ceux développés par la théorie critique occidentalo-centrique, et cette diversité doit être valorisée. »

Cédric Cagnat

Notes

[1Ce texte retranscrit une intervention à l’université d’Errachidia (Maroc), le 26 novembre dernier.

[2E. Renan, Prière sur l’Acropole, Paris, Edouard Pelletan éd., 1899.

[3Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Seuil, 1955.

[4Ph. Borgeaud, La pensée européenne des religions, Seuil, 2021, p. 21.

[5Iliade, I, 597-600.

[6Odyssée, VIII, 266-305.

[7Iliade, V, 336-374.

[8Ph. Borgeaud, La pensée européenne des religions, Seuil, 2021, p. 25.

[9M. Conche, Essais sur Homère, Puf, 1999, p. 115.

[10A partir de L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique.

[11La grande majorité de l’auditoire était évidemment constituée de Marocain-e-s.