De l’âge des idéologies à celui du gaslighting [3/3]

, par Alain Brossat


L’humanité digitale a congédié l’Histoire comme milieu, elle est devenue étrangère à la durée (la temporalité) historique, elle est éloignée aussi de toute notion de l’événement qu’elle confond avec les péripéties de l’ « actualité » ; elle a un sérieux problème avec le temps, ses enchaînements et ses ruptures – elle est de plus en plus confinée dans l’instant, une temporalité fractionnée, sans suite, où le sujet humain saute d’une échéance, d’une occurrence, d’une séquence, d’une humeur, d’un message, d’une image, d’un stimulus à l’autre. On a donc là un monde qui ne vit plus du tout au rythme des histoires, des récits, avec leurs rythmes et leurs continuités, mais plutôt des impulsions, des successions d’instants et d’intensités variables, des dispositions éphémères.
C’est la raison pour laquelle, du point de vue de la communication, de la circulation de l’information, le message, bref, compact, uniforme, simplifié à l’extrême est devenu l’unité de compte universelle, pour tous.tes. C’est pour cela d’ailleurs qu’on dit « voilà » à tout bout de champ, la préposition qui signale l’incapacité d’enchaîner et sanctionne la pure et simple juxtaposition des messages, la panne de la pensée désormais incapable d’argumenter, de construire des raisonnements.
C’est aussi la raison pour laquelle on peut avoir aujourd’hui sous les yeux cet objet vraiment singulier qu’est un fascisme proliférant, omniprésent, tout aussi nihiliste, porté par une pulsion de mort débordante que le classique, mais allégé, c’est-à-dire ayant remplacé le lourd appareillage de l’idéologie (particulièrement pachydermique dans les fascismes classiques) par de courtes idées fixes (l’immigration, le mauvais étranger), des intensités affectives, des ritournelles (l’insécurité), des incantations (davantage de police !), mais, pour le reste, sur les questions « de fond » (celles qui sont censées engager le programme fondamental, le fonds doctrinal), capable de changer de posture comme de chemise – sur l’Europe, l’homosexualité, les Juifs, un fascisme d’un opportunisme sans rivage, surfant sur l’actualité, allant là où le vent le pousse, se délestant au fur et à mesure qu’il se rapproche du pouvoir, de l’Etat, de tout le legs idéologique encombrant, faisant flèche de tout bois, prêt à tous les retournements, bouffon et acrobate, comme quand, à l’occasion du 7 octobre et des suites, il devient le meilleur ami des Juifs, le plus zélé des remparts contre l’antisémitisme – et le pire, signe de l’asthénie des temps, c’est que ce devenir insubstantiel de l’idéologie des fascistes, cela n’attire l’attention de personne, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, plutôt qu’un signe diagnostique irrécusable de la maladie du présent.

Ce fascisme désidéologisé n’est pas moins prometteur de désastres et de catastrophes que le classique, il est plus mobile, protoplasmique, insidieux aussi. Plus insaisissable aussi, plus difficile à identifier et nommer comme tel. Un fascisme ludion, feu follet.
Il s’étend en nappe, il sature le présent, mais sans bouleverser les structures de la société, sans avoir besoin de la transformer en profondeur, de la militariser. Sa conquête de l’Etat ne produit pas le même effet de commotion que celle des fascismes classiques – pas de vagues d’immigration politique lorsqu’il arrive au pouvoir, pas de séisme politique – un fascisme insidieux – rien ne change, en apparence [1].

Un indice probant de sa désidéologisation, c’est qu’il demeure, pour la majorité des gens, coupé de son vrai nom, un nom en « isme » – fascisme. Or, les « ismes », c’est, au XXème siècle, la marque même de la prévalence, de l’omniprésence de l’idéologie – là où il y a du « isme », ça sent l’idéologie, or, au XXème siècle, il y en a partout, et de toutes les espèces et toutes les couleurs – « keynésianisme, poujadisme, panafricanisme, péronisme... »... Les « ismes » fonctionnaient comme les étais des idéologies pour autant que celles-ci construisaient des mondes vécus et vivants, partagés, produisaient du commun, de consistants effets de réalité et de vérité. Dans l’époque des « post-ismes », il s’agit à l’opposé de rendre la réalité et la vérité poreuses et poudreuses, d’une consistance telle qu’elle file entre les doigts des sujets humains vivant en société. Ce n’est pas pour rien qu’on gouverne, dans nos sociétés mêmes, supposées solides, charpentées, soutenues par des appareillages complexes, toujours davantage à la précarité, en s’activant à rendre précaires des formes de vie qui, naguère encore, étaient stables, durables, prévisibles, reproductibles. La précarisation de la vie est devenue un mode de gouvernement – faire en sorte que toujours davantage de gens ne soient pas assurés du lendemain, comme s’il s’agissait là de la formule magique propre à les tenir en éveil, les empêcher de tomber dans les routines, de succomber à la tentation de se laisser aller, de s’en remettre au soin et à la protection de l’Etat, du pampering de l’Etat social...
Il s’agit bien de faire en sorte que le sol sur lequel se déplacent les gens, où ils sont censés avoir leurs assises et leurs appuis [2] soit toujours moins assuré, plus friable et fragile, plus accidenté, ce qui est une façon, bien sûr, de saper l’élémentaire confiance en le monde sur laquelle nos existences étaient supposément établies... C’est (ou plutôt c’était) même là l’un des points de séparation et de différenciation essentiels entre pays du « Nord » et pays du « Sud », pays « développés » et « sous-développés », pays « riches » et pays « pauvres » – toutes ces terminologies tournant autour du partage entre des mondes où prévaut, pour la majorité, une certaine confiance dans le monde fondée sur la solidité du sol sur lequel nous nous déplaçons et la prévisibilité du lendemain et d’autres où, au contraire, rien n’est assuré du point de vue des conditions élémentaires de l’existence et de la continuité des choses.
La destruction de la réalité, rendue friable et précaire, fuyante, évanescente, sans cesse changeante, non-durable (unsustainable), non-fiable (unreliable), discontinuée, c’est bien en ce sens, la production d’une autre réalité, celle que vivent et affrontent les sujets sociaux, celle qui les enveloppe et constitue le milieu de leurs existences, celle dont est faite l’atmosphère qu’ils respirent. Il s’agit bien, en précarisant et en digitalisant l’existence des gens (l’un et l’autre entretenant d’étroites corrélations et interactions), de les astreindre à un nouveau régime du réel placé sous le double signe d’une plus grande fragilité, en permanente expansion, et d’une croissante indécidabilité entre réel et imaginaire – les fake news comme emblème d’époque et « phénomène de société ».
Ici, le problème se formule moins que jamais dans les termes d’une opposition entre réalité et fiction, la fiction étant entendue du côté de l’illusion, par opposition à la réalité ou la vérité – ou, pire encore, la fiction comme mensonge. Le problème serait plutôt que les pouvoirs contemporains, au temps de la modernité plus que tardive, exténuée, en phase terminale, auraient perdu l’essentiel de leurs ressources fictionnelles, de leurs capacités fictionnantes – ils n’ont plus ni la force ni le goût, ni l’inspiration de construire des récits et raconter des histoires, ils sont devenus short of stories, ils ont déserté les grands récits, à moins que ce ne soit l’inverse, ils ont donc substitué à l’occupation ou l’aménagement du présent, des espaces communs par des récits solides et durables (à l’exemple de ce que des historiens ont appelé le roman national) la saturation de ces espaces par le bruit et les stridences des messages et des images. Ou, plus précisément, disons qu’il s’agit là d’un processus en cours, dont les traits saillants sont toujours plus distincts, au point de signaler distinctement un changement d’époque – du temps des idéologies à l’époque du gaslighting appareillé par le digital.
Il s’agit bien, avec ce qu’on appelle le marché de l’attention, de saturer des milieux sensoriels, la version soft d’un procédé expérimenté à Guantanamo sur les supposés terroristes islamistes – le modèle, la matrice sont au fond les mêmes. Les idéologies étaient des grands récits édifiés à grand renfort de penseurs, de théoriciens, de visionnaires, de prophètes, de normalisateurs dogmatiques, etc., le formatage contemporain de l’opinion transformée en public passe par la production d’un bruit continu, celui de la com’, le modèle, ça serait plutôt le concert électro ou la rave – boum-boum-boum, en continu [3]. D’où l’importance de la répétition lancinante (par opposition à la reprise qui comporte toujours une dimension créatrice).

Le paradoxe de la capture de l’attention saute aux yeux : son but n’est pas de rendre les gens attentifs ou vigilants mais au contraire de les plonger dans un état de distraction perpétuelle face à ce qui, dans le présent, devrait retenir leur attention toutes affaires cessantes – un état qui, parfois, en vient à confiner à un semi-coma, comme le montre l’absence de réaction du « public » (la masse appareillée par la com’) aux événements les plus intolérables du présent. La capture de l’attention et la formation d’un marché de l’attention, cela suppose la saturation des capacités perceptives et cognitives et la mise en équivalence, l’indifférenciation générale de toutes les « nouvelles » débitées sous forme de messages ; donc la production réglée de l’incapacité de sélectionner, hiérarchiser, juger ce qui importe et ce qui est insignifiant, et, en conséquence se concentrer sur tel motif, l’approfondir, s’y consacrer, etc. Le but ultime de la formation de ce marché sur lequel les nouvelles (conditionnées comme de la charcuterie sous cellophane et en barquette dans les supermarchés), c’est la généralisation d’une culture de la futilité. Le trait premier d’une culture de la futilité ainsi entendue, c’est de mettre sur le même plan le dernier en date des massacres de population civile à Gaza et l’incrimination, sur la place de Paris, de telle personnalité publique accusée de harcèlement sexuel – ou plutôt : la primauté accordée au second « message », plus excitant, sur le premier.
Les « captés » sont des somnambules qui se déplacent les yeux wide shut à travers la jungle luxuriante de l’actualité. Ils savent tout, ils ne savent rien. Le but ultime de l’opération, c’est l’abolition du jugement des sujets individuels, mais à l’échelle collective aussi bien – l’abolition de la faculté de juger et son remplacement par cette forme dégradée de l’acquiescement qu’est l’écholalie – les sujets addicts à la com’ et appareillés par elle (télé, radio, réseaux, messageries, etc.) répètent en écho des débris des messages qui les ont plus ou moins récemment (généralement plus que moins) impactés. Et ils les répètent comme s’il s’agissait de leur jugement propre et assurés que c’est bien le cas. Ici, l’effet gaslighting est patent : ils se font l’écho de ce que la machine (les appareils de com’) vient de leur inculquer, greffer dans le cerveau. Ils n’enchaînent pas, à leurs propres conditions, ils psittacisent sans fin. Et, comme la psittacose, c’est une maladie contagieuse. Il n’y a, dans le gaslighting, pas de consentement : le sujet qui y est exposé fait plutôt l’objet d’une contamination par le discours toxique de l’autre. Que l’autre soit un autre sujet humain ou une machine, un appareil, cela ne change rien quant au fond.

Il faut s’arrêter ici sur la différence substantielle entre gaslighting et bourrage de crâne : le bourrage de crâne met l’accent sur les énoncés, les éléments de croyance, les items idéologiques (« idéologèmes ») tandis que le gaslighting a pour enjeu principal l’infection d’une subjectivité (ici, le gaslighter pourrait être rapproché du vampire, voire du mort-vivant). Ce ne sont pas, dans ce dernier cas, les contenus qui importent, ce que la victime du gaslighter croit, ce qui compte, c’est la transformation de fond en comble de sa disposition et de sa position subjective : elle cesse entièrement de se fier à elle-même, en ce sens, elle devient, moralement et mentalement, l’esclave de son bourreau qui s’est emparé de son cerveau, littéralement, qui l’a empoisonné [4].

Mais cette colonisation/infection d’une subjectivité en forme d’anéantissement se double bien, dans la figure dessinée par le film de Cukor, d’une entreprise de prédation – les bijoux de la vieille tante sont l’idée fixe du mari. C’est cet agencement qui fait que cette figure ne saurait se réduire aux conditions de la psychologie individuelle – le mari comme monstre sadique, pervers, fripouille et assassin. On a vu ses affinités, proximités et collusions avec le fascisme, le nazisme. Mais plus généralement, cet alliage de la prise de possession avec la destruction, de l’accaparement avec l’instinct de mort (l’extermination de l’altérité), c’est ici ce qui fait signe en direction du capitalisme lui-même. Le capitalisme, comme automate et force-qui-va, précisément, plutôt que comme système économique d’abord. Le capitalisme comme totalité vivante ou force animée ayant comme première propriété sa capacité d’investissement total et de remodelage de toutes les formes de vie. Le capitalisme ainsi envisagé, ce n’est pas seulement, ni même en premier lieu, un mode de production, c’est aussi, toujours une pulsion ou une énergie animée par des mouvements contraires – la pulsion entrepreneuriale et la pulsion de destruction (de mort). C’est cette combinaison même qui a pour effet que le capitalisme est perpétuellement résilient, increvable, qu’il se nourrit de ses crises (à tort perçues comme agoniques par les marxistes en tant qu’effet de ses « contradictions ») – le capitalisme ne crève pas de ses « contradictions », il en vit, il s’y reprend en s’en relevant sans relâche. Il faudrait ici reprendre l’image platonicienne du tissage (ici : entre des forces de vie et des forces de mort) pour remonter à la racine de ce qui fait que le capitalisme (qu’on le voie comme un automate ou un organisme vivant) repart toujours, rebondit, se relance sur un mode moins dialectique que purement énergétique. Le mari, dans le film de Cukor, est traversé par un flux d’énergie qui le pousse à entreprendre les actions les plus risquées, les plus immorales, tendu vers un but obscur – la récupération des bijoux. Il est à ce titre l’entrepreneur capitaliste type qui ne se soucie pas de la moralité des moyens pourvu que son entreprise prospère, et dans l’action duquel, soutenue, acharné, les forces vitales sont indissociables de la pulsion de mort – il veut devenir riche et prospère, respectable, ayant pignon sur rue, grâce aux bijoux, et il est prêt à tout, pour arriver à ses fins, prêt à semer sur son parcours, mort et dévastation – une image assez réaliste de l’entreprise capitaliste. Lorsqu’il parvient au terme de son parcours, démasqué, mis hors d’état de nuire par le représentant de la justice immanente, attaché sur une chaise, il fait face à son épouse et, enfin dégrisé, se sachant promis à la pendaison, confesse : il ignore tout de la force obscure qui l’a conduit à s’acharner à la recherche de ces bijoux, à ne reculer devant aucun moyen, incluant le crime, pour mettre la main sur ceux-ci [5]. Il a agi sous l’effet d’une impulsion dont il ignore tout et qui le conduit à la mort, après qu’il a lui-même semé mort et désolation sur son passage. Encore une fois, une assez précise description de la ligne de pente selon laquelle s’écoule le flux de l’énergie capitaliste. Le mari est une figure d’entrepreneur perverti, mais c’est bien le secret de toute espèce d’entreprise capitaliste que trahit l’aveu lâché, in fine, par ce personnage, une fois que sa folle fuite en avant a été stoppée net : à quoi bon cette effrénée course au trésor, cette mobilisation d’une énergie prête à tout renverser sur son passage ? Tout ça pour ça, ce désastre, ce paysage de ruines... [6]

Les marxistes ont tort de voir le capitalisme comme un système dysfonctionnel voué à s’effondrer sous l’effet de ses contradictions. Ils voient bien que ce système est fondé sur une combinaison de forces de vie et de forces de mort, mais ils se trompent tout à fait quand ils associent les forces de vie à la production et, par contraste, les forces de mort à l’exploitation, aux crises, aux rivalités entre des puissances concurrentes. Le capitalisme n’est pas un système, c’est une bête, un monstre, un automate, c’est-à-dire un personnage (donc le sujet d’une puissante fiction) dont nous devons nous efforcer de percer à jour les arcanes. Ce ne sont pas les références classiques qui nous manquent pour avancer dans cette recherche. Machiavel : le secret de la puissance du capitalisme est calqué sur celui de la puissance de Rome (Discours sur les Décades de Tite-Live) : l’agonisme matriciel, l’affrontement permanent des forces contraires qui dope l’organisme vivant – la Ville dans un cas, la Bête capitaliste dans l’autre. Hobbes : le capitalisme ne peut être vraiment saisi qu’à la condition, comme le Souverain, d’avoir été allégorisé, que son visage, sa tournure n’aient pris consistance, que son nom propre soit apparu – Léviathan, et le célèbre frontispice gravé par Abraham Bosse [7]. Ou bien, dans d’autres récits : le fascisme comme Béhémoth. Pour bien approcher le capitalisme, il faut le voir non pas comme un système (l’abstraction par excellence), mais plutôt comme un personnage vivant ou simulant la vie – un Golem, peut-être, ou alors un mort-vivant. Cette mise en fiction est indispensable pour que nous puissions nous assurer une prise sur ses aventures (et ce qu’elles nous coûtent de mésaventures) – si la dialectique peut avoir des aventures, pourquoi pas le capitalisme ? On ne se bat pas contre un système, on se défend avec l’énergie du désespoir contre un monstre, une bête, un automate, même. Inversement, lorsque des histoires viennent à notre rencontre, comme celle que nous raconte Cukor, avec talent, dans Gaslight, il nous faut apprendre à y reconnaître notre ennemi sous ses différents atours et travestissements – ici, le gaslighter comme le double de l’honorable bourgeois, notable, capitalisme portant haut-de-forme, jaquette et plastron. L’entrepreneur rogue – mais dans le monde du capitalisme, tous le sont par quelque biais, depuis Benjamin Franklin, le collecteur d’épingles.

Le capitalisme est animé par une passion de la destruction non moins que par celle de la production et de l’accumulation. Plus exactement : la passion de l’entreprise tournée vers la production et l’accumulation est indissociable de la passion de mort. C’est ici que nous nous séparons des marxistes qui persistent à être productivistes, accumulationnistes, croissantistes et qui voient la pulsion de mort à l’œuvre dans le capitalisme par le petit bout de la lorgnette – les guerres impérialistes, la quête effrénée du profit – pas l’accumulation et le « développement des forces productives ». Bien sûr, la production et l’accumulation peuvent faire l’objet de toutes sortes de tentatives de rationalisation, de justification, de légitimation (rendre la vie meilleure), mais l’instinct de mort rôde comme un fantôme (et bien plus activement que celui du communisme) sur le monde mis en coupe réglée par le capitalisme ; et c’est ce qui se tient résolument hors de portée de toute approche providentialiste de celui-ci. C’est la force obscure, innommable par excellence, le Mr Hyde du capitalisme – comme le gaslighter Gregory (le mari) est le Mr Hyde du bourgeois respectable qu’est censé être l’époux de la malheureuse Paula.
Il n’est pas de production sans exploitation, au sens le plus extensif du terme, et pas d’exploitation qui ne soit, par quelque biais, une entreprise de prédation, c’est-à-dire de dévastation – tournée vers la mort. Un exemple contemporain : en France prospère aujourd’hui dans des régions entières tout un vandalisme forestier, à la faveur du renchérissement du bois, dans tous ses usages. Des pans entiers de forêts sont dévastés, c’est un désastre global, pour la faune, la stabilité des sols, les paysages, etc. C’est une vignette d’époque – le capitalisme propre, ça n’existe pas, ni à la ville, ni à la campagne – l’exploitation agricole en forme industrielle, c’est beaucoup plus de la prédation et du vandalisme à courte vue que de la mise en valeur – ceux qui se risquent à le dire dans ces termes s’exposent d’ailleurs à être qualifiés d’écoterroristes. Et pourtant, c’est un fait : les haies sont saccagées, les chemins forestiers élargis aux dimensions des machines agricoles au gabarit toujours plus impressionnant, bitumés pour que les semi-remorques puissent venir y charger les pans de forêt débités en rondins.
Le capitalisme est résilient, increvable – mais exactement comme l’est le mari criminel dans Gaslight – jusqu’à ce qu’il vienne se fracasser contre le mur d’un réel que le film, dans le ton d’un optimisme réglementaire (on est à Hollywood) associe à la justice et la raison. En effet, sa capacité d’esquive (celle du capitalisme), de relance semble infinie, comme celle de Gregory qui, tout au long du film, rebondit littéralement sur les obstacles qu’il rencontre et trouve une issue avantageuse à toutes les situations délicates dans lesquelles la machination qu’il a patiemment construite le placent. Constamment exposé au danger d’être démasqué, il s’en tire chaque fois avec brio – c’est qu’il est un maître du calcul, de la ruse, de l’esquive – le plus talentueux des imposteurs. Mais un jour, il touche sa limite, heurte son plafond de verre – le retour au réel lui sera fatal. C’est qu’au fond la rationalité instrumentale qu’il a su déployer tout au long de l’opération conduite en vue de récupérer les bijoux est surplombée par le motif fondamentalement irrationnel qui l’a mis en mouvement – le lucre.
Il en va de même exactement pour la bête capitaliste – maîtresse des expédients, des ruses, des calculs d’intérêt et des rétablissements, elle ignore tout de ses propres fins. Alors, elle rebondit sans fin, mais c’est là une figure soumise à une condition de finitude. Un jour, ce ne sera pas le détective qui viendra lui mettre la main au collet mais le point de non-retour qui viendra, sous une forme ou sous une autre, s’imposer comme le réel. Alors, pour revenir à un autre exemple récent, il s’avérera (mais trop tard) que la décision de protéger l’industrie automobile européenne en imposant des taxes faramineuses à l’importation de véhicules électriques chinois est une sorte de « Viva la muerte ! » prononcé dans l’horizon borné de la défense par le capital de ses propres intérêts. On voit prendre forme ici un de ces moments-limites où le capital assume explicitement sa dimension nihiliste – à l’image du fameux « plutôt mort que rouge » des temps de la Guerre froide. Plutôt asphyxiés sous les gaz d’échappement qu’envahis par les voitures électriques chinoises...

Gaslight, ce n’est donc pas seulement, si l’on veut, une fable sur le nazisme, mais sur le capitalisme aussi – le pacte mortifère entre la prise, l’emprise et la mort. Le capitalisme valorise ce dont il s’empare en le détruisant. C’est à l’heure de l’anthropocène, du capitalocène que ce trait devient parfaitement visible, entièrement exposé. Ce dont il s’empare, le capitalisme le détruit aussi de l’intérieur – il ne se contente pas de saccager l’environnement, il ravage et assèche aussi les subjectivités, il robotise et mécanise l’humain. Il produit la désolation, la solitude et la souffrance morales à la chaîne, la névrose, la folie aussi. C’est la raison pour laquelle il faut saisir le gaslighting dans sa pleine dimension collective et politique, au temps de la gouvernementalité post-idéologique. Il est tout à fait symptomatique qu’en règle générale, cette notion ait prospéré depuis des décennies aux conditions d’une psychologie, d’une psychopathologie, d’une sociopathie de café du commerce. Aujourd’hui, l’expertise psychiatrique de supermarché en fait son miel, en plein accord, notamment, avec le féminisme punitif d’époque : Tariq Ramadan, roi de l’emprise, gaslighter en chef – une belle ratonnade judiciaire en perspective, annoncée pour les mois à venir.
Déjà, dans leur Histoire du cinéma (1948), les deux compères fascistes Bardèche et Brasillach parlaient de Gaslight comme d’un « film freudien ». Toute cette glose psychologisante voire psychanalysante ou sociologisante sur le gaslighting prospère sur un fond de déni persistant de l’enjeu politique qui s’associe à cette figure ou bien, dit autrement, de l’énergie politique qu’est susceptible de fournir ce concept.

Insistons, pour finir : Ce ne sont pas les « contradictions » du capitalisme qui en font une machine de mort, c’est son appareil pulsionnel qui ne peut être réduit à la dimension économique. Le capitalisme est une fabrique de subjectivités qui sont intrinsèquement nihilistes autant qu’entrepreneuriales. Grattez le zèle et l’énergie entrepreneuriales telles qu’ils prospèrent sous les conditions générales du capitalisme, dans l’environnement capitaliste, et vous tomberez infailliblement sur la passion obscure de détruire. La production est le faux-nez de la destruction. La raison pour laquelle, de plus en plus, l’industrie de l’armement est le fleuron de l’industrie capitaliste. Sans oublier celle de l’automobile, l’aéronautique qui fabriquent des machines indissociables de la destruction et la mort. L’analytique marxiste n’est jamais allée jusqu’à interroger la notion même de production. Or, le fond de l’affaire est là : la production elle-même, saisie dans les rouages du capitalisme, est indissociable de la destruction. Anecdote : dans les années 1970, le courant politique dont est issu Mélenchon croyait dur comme fer que le capitalisme était entré dans une crise agonique parce que « les forces productives avaient cessé de croître » – c’est dire, inversement, combien cette doxa adhérait tout naturellement à l’idée (la croyance, plutôt) selon laquelle le « développement des forces productives », c’est la vie...
Le capitalisme ne croule pas sous ses « contradictions », il y trouve son carburant le plus précieux – le jeu agonistique des forces de vie (produire, entreprendre) et des forces de mort (détruire, produire le chaos, massacrer...). En ce sens, il est une machine parfaitement intégrée, mais comme une force aveugle, sans aucune connaissance de ce qui la meut ni prise sur son destin. Juste une bête qui charge, tête baissée, droit devant elle. Ou bien, dans un autre registre d’images, un astéroïde, plutôt que comme un organisme vivant – mais si on parle d’astres morts, c’est donc bien qu’il doit en exister de « vivants »....
De là découle la fascination des arts contemporains pour toute espèce de « force qui va » – le monstre, l’aérolithe, l’animal préhistorique, la superpuissance, le dictateur fou, le magnat, le mégalomane, le tycoon, le mogul, le Titanic, le conquérant, le tyran, le tueur en série – Trump. Chacun d’entre eux est une miniature ou une allégorie du capitalisme non pas comme système mais comme force qui va et dont la puissance ne peut se maintenir qu’à la condition de la poursuite de son mouvement perpétuel vers l’avant. D’où la nécessité d’innover en permanence, de se redéployer, réinventer, réorganiser et muter en permanence. Ne jamais se retourner, aller de l’avant, effacer les traces, déchirer les pages, tourner à plein régime comme une machine amnésique, équipée de tous les dispositifs autorégulateurs imaginables, mais pas d’une marche arrière. On fonce. D’où le culte de toutes les machines où la vitesse de trouve associée au décuplement de la puissance – l’automobile, le train, l’avion, le hors-bord, la fusée, la moto... – pas la bicyclette qui, dans son principe même est la machine poétique et géniale, plébéienne, qui fait la nique au capitalisme. Cette association de la vitesse à l’augmentation de la puissance a pour corollaire la violence, le couplage du dispositif avec la mort – l’accident de voiture, la catastrophe ferroviaire ou aérienne, etc. Le capitalisme ne peut pas décider de ralentir, de faire une pause. Il peut connaître des passages à vide, des moments d’effondrement, des crises majeures – mais ces irrégularités sont ce qui lui permet de se relancer, l’essentiel étant de rester en mouvement. Pour le capitalisme, la mort, ce serait l’immobilité, l’état constant fondé sur la répétition, la reproduction du même, l’état stable.
A cette figure de la mort, qu’il fuit comme la peste, il oppose la mort utile et nécessaire – celle qui constitue la rançon du « progrès », de la marche en avant, de l’innovation, de l’expérimentation, de la conquête, du culte du nouveau. Le prix de la marche en avant, c’est un certain quota de morts requises, le prélèvement nécessaire, le prix du sang – les accidents, les guerres, la consommation et la consumation du matériau humain – les mines, les maladies et les accidents du travail, les massacres coloniaux – le saccage de la planète... En ce sens, le capitalisme est bien une machine cannibale qui carbure au sang humain, dont la chair humaine graisse les rouages. Metropolis, Soylent Green, les romans de H. G. Wells – Moloch.

Alain Brossat

Notes

[1Comme je demandais, il y a quelques semaines, à un ami italien, philosophe prolétarisé, ce que l’arrivée de Meloni avait changé à sa vie, au quotidien, il se contenta de secouer la tête d’un air perplexe avant de détourner la conversation vers des motifs généraux – la politique antisociale et xénophobe du gouvernement Meloni...

[2Sur la question des appuis, voir Philippe Roy : Appuis – essai sur la liberté, Les presses du réel, 2023.

[3D’où l’importance du concert électro qui se tenait au bord de la prison à ciel ouvert de Gaza, à la veille de l’incursion sanglante du 7 octobre 2023 : ceux qui y participaient étaient bien de souverains anesthésiés totalement indifférents au sort des Palestiniens et voués, de ce fait même et au hasard de circonstances pour eux inconcevables, à devenir les innocents de ce massacre...

[4Si l’ énoncé « You’re imagining things » est la matrice discursive de la guerre d’extermination livrée par le mari à son épouse, alors, on peut remarquer que cette matrice se retrouve au cœur de la gouvernementalité dans les démocraties capitalistes. Les maîtres de l’économie et les gouvernants ne cessent de s’adresser aux salariés et aux gouvernés sur ce mode même – vous pensez que vous êtes exploités – pure imagination, nous vous fournissons du travail ; vous pensez que la suppression de l’impôt sur la fortune est un cadeau fait aux ultra-riches – pure imagination, il s’agit de favoriser l’investissement ; vous croyez que la réforme des retraites est un tour d’écrou destiné à vous faire travailler davantage – pas du tout, il s’agit avant tout d’assainir les finances publiques – you’re imagining things, on vous dit... Le gouvernement à l’idéologie (idéologocratique) s’adresse aux gouvernés sous ce registre : « Telle est la vérité et nous vaincrons sous ce signe ». Le gouvernement au gaslighting, lui, se situe dans un tout autre registre : « You’re imagining things, vous êtes hors-sol, nous seuls sommes en prise sur le réel – laissez-nous faire... ».

[5« Between me and you were the jewels », dit-il – The jewels, I wanted them all my life, I don’t know why ». Le mot de la fin est là : l’entrepreneur/prédateur, acharné à poursuivre son but, accomplir son œuvre ignore tout de la provenance ou de la source de cet acharnement...

[6Au terme du parcours, on s’avise que celui qui s’acharne ainsi à acculer l’autre à la folie est le vrai fou de l’histoire – il le confesse à demi-mot au moment de sa chute. Il cherche à faire entrer l’autre dans sa propre folie. C’est aussi bien, si l’on veut, ce que font les nazis lorsqu’ils entraînent le peuple allemand dans leur folie, ce que fait aussi aujourd’hui le capitaliste digital, motoriste et spatial à la Elon Musk – une folie qui embarque la planète et ses habitants, à l’échelle globale. Sur ce motif de la folie qui embarque, voir aussi Lilith de Robert Rossen, avec Jean Seberg et Warren Beatty (1964).

[7Voir sur ce point l’essai de Ninon Grangé : Philosophie avec personnage – essai de fictionnalisme politique, Mimesis, 2024.