De la lutte des classes aux antagonismes diffus
Exposé présenté au colloque international
Exclusion, discipline, terreur : à partir de Michel Foucault
11 et 12 avril 2014, Strasbourg
Dans mon exposé j’aimerais prendre en compte une notion que Foucault met au cœur de ses analyses de la pénalité en particulier dans le cours de 1973, intitulé La société punitive.
Il s’agit de la notion de guerre civile. Foucault ne cesse pas de se référer à cette notion aussi dans les années qui suivent le cours au Collège de France de 1973 ; mais, au fil des années, il soumet cette notion à des rectifications ; il critique les usages que lui-même en avait fait, et ce faisant il fait surgir un nouveau paysage conceptuel qui, surtout à partir de la deuxième moitié des années 1970, tourne autour des notions de gouvernement et de gouvernementalité. Foucault dut croire, comme il le dit, que ces notions sont plus opératoires pour analyser les phénomènes de pouvoir qui traversent nos sociétés.
En essayant de dégager des considérations sur ce sujet, je ne vais pas suivre chronologiquement la trajectoire de l’évolution intellectuelle de Foucault : ceci impliquerait qu’on s’arrête sur les critiques, sur les rectifications que Foucault a développé à l’égard de l’organisation de son travail. Ce serait une démarche sans doute riche d’enseignements, mais elle pourrait abriter aussi un piège, parce qu’elle risquerait de privilégier le regard que le dernier Foucault, pour ainsi dire, a porté sur l’ensemble de ses recherches. Donc, je voudrais éviter d’approcher l’œuvre de Foucault tout en ayant comme perspective d’analyse sa dernière production, comme si celle-ci était la seule à être légitimée à éclairer l’ensemble de sa production intellectuelle. J’aimerais, par contre, au moins en un premier temps, m’en tenir à la valeur heuristique d’une telle notion de guerre civile et voir si elle peut valoir encore aujourd’hui comme un catalyseur analytique capable d’expliciter des phénomènes de pouvoir qui traversent nos sociétés contemporaines.
En 1973, Foucault met la notion de guerre civile au centre de ses analyses sur la pénalité. La guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir. Il veut montrer qu’elle est l’état permanent à partir duquel peut et doit se comprendre un certain nombre de tactiques de lutte. Il montre qu’un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir consiste à nier la guerre civile, à la recouvrir, à affirmer qu’elle n’existe pas. La guerre civile, dans la pensée politique moderne, est considérée comme un accident, une anomalie, ce qu’il faut éviter, car il s’agit d’une monstruosité théorético-pratique (p. 14-15 SP). Il ajoute que la guerre civile est une notion philosophiquement, politiquement, historiquement assez mal élaboré. Foucault s’adresse à Hobbes pour montrer comme dans les analyses du philosophe anglais la guerre civile n’est jamais considérée comme quelque chose de positif, de central, qui puisse servir en soi de point de départ de l’analyse. Bien au contraire, Hobbes la neutralise ; il la ramène à la fiction d’une guerre de tous contre tous, qui serait liée à une dimension naturelle, universelle des rapports entre les individus en tant qu’individus. Elle est présentée comme quelque chose précédant le pacte social et mené par l’individu. Cette référence à l’individu est d’autant plus importante, car l’individu comme entité singulière, joue une fonction anti- sociale : il détruit la vie sociale et la collectivité.
Or, Foucault montre au contraire que la guerre civile a lieu comme affrontement d’éléments collectifs et que loin d’être ce qui précède le pacte social ou ce qui s’impose de l’extérieur comme lutte contre l’état, elle se déroule sur le théâtre du pouvoir (p. 30). Elle est ce qui hante le pouvoir. L’exercice quotidien du pouvoir doit pouvoir être considéré comme une guerre civile : exercer le pouvoir, c’est d’une certaine manière mener la guerre civile. (p. 33). Le pouvoir ne supprime pas la guerre civile, mais la mène et la continue.
Si un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir, comme Foucault le dit, consiste à nier la guerre civile, à la recouvrir, à affirmer qu’elle n’existe pas, à l’expurger de la scène du pouvoir politique, je crois qu’il y a aussi une autre démarche dans notre culture, qui s’est imposé de plus en plus à partir de la fin du XIX siècle et qui a pesé de tout son poids dans la disqualification de cette notion de guerre civile. Il s’agit d’une démarche tout à fait spéculaire à celle qu’on vient d’évoquer ici par la référence à la philosophie de Hobbes, une démarche qui sans doute lui doit beaucoup aussi ; mais qui, à mon sens, a pour fonction d’inverser le signe de cette critique. Si, d’une part, la pensée politique moderne, en quelque sorte, se mobilise pour conjurer les dangers qui viennent de la notion de guerre civile, et pour ce faire elle a besoin de l’expulser du théâtre de l’action politique, d’un autre coté, à la fin du XIX siècle, nous assistons à l’émergence d’un type nouveau de discours, qui ne situe plus la guerre civile à l’extérieur de la scène politique, mais, au contraire, lui fait une place au cœur même des affrontements politiques. Toutefois, une fois placée au cœur de l’action politique, il faut la priver de toute sa force et de tout son pouvoir et montrer ainsi qu’elle est porteuse uniquement d’un énorme pouvoir de destruction. C’est ainsi que la guerre civile peut être inscrite dans les formes les plus aveugles du nihilisme contemporain.
Dans la deuxième moitié du XIX siècle, ce sujet s’éclaire d’un jour nouveau sous la plume d’un de plus grands romanciers de ce siècle. Je pense à Fédor Dostoïevski. Son roman Les Démons (parfois traduit en français aussi avec le titre Les Possédés), est un document historique et psychologique majeur pour interpréter ce sujet. Sous forme sombre et réactionnaire, Les Démons décrit une pratique et une théorie qui influence le futur politique et social de l’Europe. Dostoïevski s’en prend notamment à la théorie politique de Sergeï Netchaïev et donne tout au long de son roman une représentation renversée du processus moderne de révolution sociale.
Sergei Netchaïev était un anarchiste russe né près de Moscou en 1847. Il s’était attribué à un moment donné la paternité du Manifeste du Parti communiste écrit par Marx et Engels. Il n’avait pas hésité à utiliser tous les moyens de la violence, de l’attentat, du mensonge au sein même de son organisation révolutionnaire, pour libérer – dit-il- l’homme des chaînes de son esclavage. Lorsque en 1869 Ivan Ivanov, un membre de l’organisation de Netchaïev est trouvé mort, tué par Netchaïev lui-même qui l’exécute pour trahison, les membres de l’organisation de Netchaïev, qui s’appelle « Justice du peuple », sont arrêtés. Netchaïev réussit à échapper à l’arrestation et à s’enfuir en Suisse. Les autorités tsaristes entament un procès contre les membres de son organisation en 1871 et publient les écrits du groupe. Sur invitation de l’internationale ouvrière Marx attaque et dénonce l’action de Netchaïev, en la qualifiant de criminelle et d’anti- ouvrière. Son but étant de dévaloriser le mouvement anarchiste, il y inclus Bakounine. Et c’est à ce moment là que Dostoïevski s’implique dans l’affaire Netchaïev, pour en tirer dans son roman Les Démons l’image d’une action révolutionnaire, produit tragique de l’humanisme et du socialisme moderne. Ce que Dostoïevski décrit sous la forme mystique du tragique n’étant rien d’autre que la forme renversée du processus de subversion sociale qui traverse la société moderne.
Dostoïevski insiste sur la dynamique de destruction intérieure, subjective des valeurs existantes. Dans les pages de son roman, la guerre civile prend une forme microphysique ; elle s’infiltre dans le quotidien, dans sa dimension la plus intime, dans l’ordre social et en démonte ainsi les éléments de stabilité, de sécurité, de garantie. La guerre civile (ce ne sont pas les mots de Dostoïevski) est rupture et subversion de l’existant.
Toute la dimension de la moralité individuelle et intersubjective est mise en cause : la personne humaine, la famille, l’état, le bien et le mal, la beauté, la foi, la religion, l’espoir, les idéologies. La guerre civile prend la forme d’une révolution sociale, c’est à dire d’une révolution qui n’a plus aucun caractère idéologique et politique. Elle n’est pas l’expression d’une classe déterminée ; elle n’est pas l’essor d’un projet politique ; et comme telle elle doit être différenciée de la révolution politique, car cette dernière, est, par contre, le produit historique de la culture et de la conscience moderne libérale, socialiste et/ou anarchique.
Si, d’un coté, la révolution politique exprime la forme rationnelle et accomplie de l’action du sujet, d’un autre coté, la révolution sociale est déclenchée par une misère extrême et un désespoir absolu ; misère et désespoir qui sont vécus dans les formes de l’abjection et de la dégradation de la condition humaine. C’est pourquoi l’action des révolutionnaires ne peut être décrite que dans la forme du démoniaque. L’action démoniaque des révolutionnaires se développe comme une nécessité tragique, comme si elle opérait au-delà et indépendamment de la volonté des individus, au delà des sujets et de leur conscience. Le scandale, la corruption, la faute, le remords, le mensonge, l’abus, l’ironie, le paradoxe, la criminalité, la trahison, la dissolution jusqu’à la dégradation, l’assassinat, le suicide sont la série réelle d’un processus social qu’exprime l’action révolutionnaire, lorsqu’elle est dépouillée de sa forme idéologique et reconnue comme guerre civile. Ici, la guerre civile et la révolution n’opèrent pas comme alternative à l’existant ; elles ne proposent pas un autre modèle social, mais elles sont le fondement sur quoi l’existant repose. D’où le caractère impersonnel de la révolution sociale et son inexorabilité. L’action révolutionnaire déborde de la possibilité de contrôle des sujets et met en mouvement toute la potentialité destructrice du renversement social. La catégorie éthique et religieuse, dont Dostoïevski se sert, c’est à dire le démoniaque, indique précisément le fait que l’action révolutionnaire échappe des mains ; elle s’autonomise des sujets qui cependant lui ont donné son premier élan ; elle les traîne dans son cours de destruction qui prend la forme de l’inexorabilité et de l’impersonnalité.
L’analyse de Dostoïevski a un but précis : elle vise à écraser la révolution sociale en la réduisant à la forme totalitaire du terrorisme politique. C’est le nihilisme et le terrorisme de Sergei Netchaïev qui est ici la cible de la critique. C’est sans doute aussi la forme d’existence à laquelle Netchaïev donne vie, qui doit être ici démolie.
Netchaïev, ce géant de la révolution, comme le définit plus tard Lénine, est aussi un géant de l’immoralisme politique. Il se sert de tout le monde ; il utilise Bakounine jusqu’au moment de leur rupture irréparable, qui se produit autour du problème étique et politique de la violence et de la science révolutionnaire en 1870. Après la rupture avec Bakounine, il s’installe à Paris pour participer aux événements de la Commune, ensuite il sera à Londres, où il fonde une revue qui s’appelle La Commune, dans laquelle il théorise l’amoralisme politique plus effréné. Netchaïev sera arrêté en Suisse en1872, ramené à Moscou, il y sera condamné à vingt ans de travaux forcés en tant que criminel commun. Même en étant en prison, il sera capable de garder ses contacts avec les membres de l’organisation de la "Volonté du peuple", l’organisation révolutionnaire russe qui a hérité la pratique et les principes de l’organisation de Netchaïev. Son organisation organise aussi, sans réussir, son évasion. Il participera activement aussi à l’assassinat du Tsar Alexandre II.
Dostoïevski soumet à une critique radicale le Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev, c’est à dire le manifeste politique de ce révolutionnaire russe dans lequel la liberté absolue vient se confondre avec le totalitarisme absolu. Si l’armée des damnés de Dostoïevski est peuplée d’assassins, d’ivrognes ; si elle se compose d’une variété infinie de turpitude, c’est parce que la révolution sociale doit être disqualifiée et reléguée dans le sous-sol de la damnation en tant que produit d’une sous-humanité. Prendre le devant de la scène est le pouvoir destructeur et suicidaire de la révolution sociale. Le démoniaque est le cœur et la synthèse de la révolution sociale comme pouvoir destructeur et catastrophique inscrit dans le développement moderne.
Si Dostoïevski s’attache à l’action et à la pensée de Netchaïev, c’est parce qu’il comprend la nécessité tragique de l’œuvre et de la pensée de ce révolutionnaire. Tout en renversant le sens historique et social de la révolution sociale, Dostoïevski met en évidence, en quelque sorte, que le netchaïevisme est le produit et le point d’aboutissement inévitable et irremplaçable de l’histoire et de la théorie moderne de la liberté, qui, en tant que liberté absolue et illimitée, se transforme ainsi en despotisme.
Parmi les grands lecteurs de l’œuvre de Dostoïevski, nous retrouvons Nietzsche aussi. Dans les fragments posthumes de 1887, Nietzsche prête une grande attention au roman de Dostoïevski. Les fragments consacrés à l’élaboration de la notion de volonté de puissance témoignent de cette fascination pour l’écrivain russe. J’oserais dire que la volonté de puissance recèle en partie le principe de Netchaïev de la violence comme principe qui anime et régit le devenir de l’histoire et de la nature, qui règle le lien antagoniste qui unit désespoir et libération, angoisse et bonheur. Offense, violence, exploitation, oppression, appropriation, ne sont pas seulement des éléments et des formes nécessaires de la vie, mais elles sont aussi les conditions et les instruments pour libérer la vie. Nietzsche exprime ainsi une idée que nous retrouvons aussi à la base de la critique de l’économie politique de Marx, à savoir l’idée d’après laquelle l’exploitation est la condition de libération, c’est à dire la forme concrète de réappropriation de la vie.
Ce mouvement s’exprime, comme je l’ai dit, dans l’impersonnalité de l’action destructrice, qui domine les volontés individuelles. L’action se produit avec une nécessité impersonnelle, comme un destin qui oblige à tuer et à être tué. La violence et le mensonge envers soi-même et envers les autres deviennent une nécessité et une condition naturelle de vie. C’est une sorte de désespoir, qu’on pourrait nommer à l’aide de Kierkegaard « maladie mortelle », ou à l’aide de Nietzsche « inversion de toutes les valeurs » ; c’est un désespoir qu’on pourrait mieux comprendre aussi, si l’on se référait à Marx lorsqu’il parle de la violence comme maïeutique de l’histoire, comme lutte politique non seulement entre les classes, mais entre les individus, les groupes sociaux, en un mot lorsqu’il analyse le passage de la lutte des classes à la guerre civile et à l’antagonisme social diffus.
Toutefois, dans ce parcours Marx est un cas très particulier, car il définit les rapports entre la révolution sociale et la révolution politique dans une forme très complexe. Marx définit ce rapport comme un rapport de radicale différentiation ; dans ses écrits de jeunesse cette différentiation passe par l’idée qu’il y a, d’une part, l’émancipation humaine, totale, s’identifiant avec le socialisme et le communisme et, d’autre part, une émancipation politique, partielle et déterminée par l’état moderne. (Je pense ici à Marx, La question juive). Or, cette différentiation est aussi une relation, c’est à dire une exclusion incluante, car, pour Marx, l’action révolutionnaire sociale nécessite l’action politique. En même temps, pour renverser le pouvoir existant et dissoudre les vieux rapports sociaux, l’action politique a besoin de la destruction et de la dissolution. La révolution politique nécessite l’action sociale.
Mais dans la théorie de Netchaïev ce rapport ne se présente pas ainsi. Netchaïev accentue l’autonomie sociale de l’action révolutionnaire par rapport à la politique. Il met l’accent sur le caractère de l’insurrection de masse comme désespoir. Le désespoir est ce qui permet la négation sociale et politique de l’état présent, de sa morale, de ses valeurs. La révolution politique est pour Netchaïev la reproduction du pouvoir formel ; elle reproduit le système dominant de la domination et de l’exploitation. La révolution sociale, au contraire, produit et présuppose un sujet antagoniste, le prolétariat social, qui, par sa nature, est égalitaire et collectif, et refuse, la logique de la domination, de la hiérarchie de la division sociale du travail.
Dans le Catéchisme révolutionnaire, écrit par Netchaïev (mais longtemps attribué à Bakounine), la révolution sociale est définie comme le mouvement qui détruira totalement l’idée d’état. Il s’agira d’une destruction tellement radicale qu’elle renversera toute tradition, loi et classe sociale (§§ 23 et 24). La révolution sociale se différencie de toute révolution politique ou révolution d’inspiration démocratique –bourgeoise en ceci qu’elle ne se bornera pas à substituer une formation politique avec une autre. Si le modèle classique de la révolution bourgeoise et socialiste s’est arrêté au seuil de la propriété et de l’ordre social traditionnel, la révolution sociale détruira la civilisation, la morale et l’ordre qui a régné jusqu’à présent. Dans le § 24, Netchaïev affirme que la tâche du révolutionnaire est d’accomplir la totale, terrible, implacable destruction universelle. Nous ne voulons pas imposer au peuple aucune organisation autoritaire, car la future organisation naîtra "par le mouvement de la vie" écrit-il. La destruction, centre de l’activité révolutionnaire, doit être totale, et affecter toute la société ; elle doit frapper toutes les formes de pouvoir dominant, toutes les classes et l’état. La lutte révolutionnaire doit s’approprier tous les instruments de la lutte, de la conquête et de l’utilisation du pouvoir afin d’empêcher que la lutte des classes, individuelle ou sociale, reproduise le pouvoir de nouvelles classes et de nouveaux rapports de domination. La destruction est libératrice si elle est totale, si elle détruit toute forme de reproduction de la domination. L’action révolutionnaire est totale et sociale parce qu’elle attaque le système en tant que tel. L’anarchie et le nihilisme sont ainsi les caractères spécifiques de la révolution sociale. La révolution sociale n’a plus aucun caractère particulier, lié à une classe sociale ou à un sujet spécifique, mais elle est le mouvement qui libère toute les forces du sous-sol.
Nous savons que ces principes de la théorie de Netchaïev sont passés au crible de la critique de Marx. Marx attaque comme anti-ouvrière, réactionnaire, criminelle et totalitaire une révolution dirigée par le sous-prolétariat. L’immoralisme de Netchaïev, la violence aveugle et criminelle, la terreur, le mensonge ne font que renverser la place centrale que la classe ouvrière et l’international occupe dans la révolution. Marx définit l’idéologie anarchiste comme une sorte de haine du petit commerçant ou artisan qui se sent menacé par l’Etat et par toute centralisation de forces laborieuses. L’anarchie pour Marx n’est rien d’autre que l’instrument d’un nouveau, despotique assujettissement des masses ouvrières. Ce que l’ambition de Bakounine et de Netchaïev veut réaliser n’est rien d’autre que le rêve d’une société où on travaille beaucoup et on consomme peu.
Or, il faut le dire, cette critique féroce de Marx est aussi une paradoxale déformation idéologique de l’anarchisme de Bakounine. En un sens, elle montre l’incapacité de Marx de se soustraire à la solidarité de parti du marxisme des ouvriers professionnels qui dominent l’International marxiste contre lesquels Bakounine et Netchaïev ont exalté la valeur révolutionnaire des ouvriers manuels, des ouvriers non qualifiés, de la racaille, des millions de non civilisés, de pauvres et d’analphabètes qui existent sur terre. Il s’agit de cette partie du prolétariat, que Marx et Engels ont appelé, de manière méprisante et pittoresque, le Lumpen-Proletariat. Mais il s’agit d’une partie du prolétariat qui, en réalité, n’a pas sa place théorique et historique à l’extérieure du développement capitaliste, mais à l’intérieur de son développement. C’est d’autant plus paradoxal car Marx lui même explique avec une force inouïe la structure et la genèse de ces couches sociales, lorsqu’il analyse les formes du "travail abstrait" et le développement de la grande industrie et de la production sociale dans les Grundrisse. La logique capitaliste produit et reproduit la "deuxième société", c’est à dire la société des sous-prolétaires, des nouveaux sujets expulsés, criminalisés et marginalisés par le développement capitaliste ; elle produit l’armée des "abreki", comme le dit Netchaïev, à savoir des combattants du désespoir, autrement dit, l’armée des précaires, des marginalisés, des exclus, des migrants. A la fin du dix-neuvième siècle il est désormais clair qu’il existe une classe composite d’ouvriers non spécialisés, non qualifiés, qui se distingue du prolétariat industriel, des ouvriers qualifiés, professionnels et politiquement organisés. Comment conjurer les dangers qui viennent d’une telle classe, qui bien sûr, politiquement n’en constitue pas encore une, est le problème qui se pose et s’impose par exemple dans le débat du Verein für Sozialpolitik, l’association de politique sociale, fondée en 1872 et dissoute par les nazis en 1933, qui compte parmi ses membres des gens comme Werner Sombart, Lujo Brentano, Gustav Schmoller, Max Weber, pour en citer quelques-uns.
Désarmer le sous-prolétariat est un problème qui s’impose dans le développement du capitalisme industriel de la fin du XIX siècle. Il va de paire avec l’expansion d’un contrôle qui vise les classes les plus basses, comme le souligne Foucault dans le cours La société punitive (p. 113), et finalement les ouvriers.
Dans son œuvre Foucault n’a pas cessé, en effet, de montrer que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner avec un système de pouvoir politique indifférent aux individus : « Il est venu un moment où il a fallu que chacun soit effectivement perçu par l’œil du pouvoir – écrit-il. Lorsqu’on a eu besoin, dans la division du travail, de gens capables de faire ceci, d’autres de faire cela, lorsqu’on a eu peur aussi que des mouvements populaires de résistance, ou d’inertie, ou de révolte viennent bouleverser tout cet ordre capitaliste en train de naître, alors il a fallu une surveillance précise et concrète sur tous les individus ».(1)
Cette surveillance a pris la forme d’une lutte contre les formes nouvelles de déprédation liées aux risques nouveaux pris par la fortune en train de se capitaliser. Le capital s’expose au brigandage, au pillage, à la déprédation quotidienne. « On est dans la guerre sociale, écrit Foucault - non pas dans la guerre de tous contre tous, mais dans la guerre des riches contre les pauvres, des propriétaires contre ceux qui ne possèdent rien, des patrons contre les prolétaires ». (2)
C’est à l’intérieur de ce contexte historique, de cette guerre sociale, que Foucault situe l’émergence de la figure de l’ennemi social, du criminel, et, d’un point de vue psychopathologique ou psychiatrique, de l’individu dangereux. Une des premières analyses de la délinquance au XVIII siècle, souligne Foucault, se concentre sur la pauvreté et la mendicité. L’oisiveté est considérée comme la mère de tous le vices et de tous les crimes. Le crime commence quand on n’a pas d’état civil, c’est à dire de localisation géographique. L’émergence de la figure du vagabond est liée à l’idée de quelqu’un qui perturbe la production, qui est hostile aux mécanismes normaux de la production. Le vagabond est quelqu’un qui refuse de travailler : il joue une fonction anti-productive. Le crime du vagabond est le refus du travail. Mais un lien entre refus du travail et violence se noue aussi, car le vagabond n’est pas seulement quelqu’un qui refuse de travailler, mais aussi quelqu’un qui pour survivre s’approprie des richesses.
Foucault souligne aussi que ce thème du crime comme rupture du pacte, du criminel comme étant en guerre avec la société, de l’ennemi social, peut bien être un héritage de la pensée de Hobbes et de la pensée politique moderne. Le criminel étant celui qui rompt le pacte social. La figure du criminel, du bandit, du vagabond n’est pas non plus nouvelle dans l’espace politique de l’Europe moderne. Les essayistes politiques du 16e et 17e siècles se soucieront, par exemple, de conjurer les dangers qui viennent de certaines figures sociales composites, qu’ils regroupent sous le label du rebelle. Force est de constater, toutefois, que le rebelle en tant que tel n’est pas considéré comme porteur d’une subversion politique. La protestation sociale, des émeutes aux jacqueries paysannes, n’implique pas nécessairement de subversion politique. Et même si les jacqueries paysannes ont joué un rôle très important en Europe, elles n’ont pas déterminé des modifications de la structure étatique. Ce qu’on craint ce n’est pas la jacquerie en tant que telle, mais la possibilité qu’elle soit exploitée politiquement. De la même manière on ne craint pas le rebelle en tant que tel, mais la possibilité qu’il devienne un rebelle politique, c’est à dire que sa force soit exploitée politiquement par d’autres sujets politiques intéressés à renverser une situation de pouvoir. Une grande partie du débat autour de la raison d’état à la fin du 16e siècle se développe autour de ces thèmes. Il suffit de regarder l’œuvre de Giovanni Botero et de Justus Lipse, par exemple. C’est d’autant plus intéressant car nous retrouvons, dans les analyses d’un auteur comme Botero les premières esquisses d’une idée de disciplinarisation et de contrôle social. Ces programmes prennent souvent une forme souple : Botero sera convaincu, par exemple, qu’il faut développer des programmes de divertissement pour le peuple. Programmes qui doivent inclure aussi des spectacles de punition, où seront punis entre autre des rebelles.
Mais à la fin du 18e siècle et au début du 19e la situation a changé. L’accumulation du capital requiert de nouveaux mécanismes de contrôle. Si, d’une part, l’appareil de production requiert d’entretenir et d’utiliser les hommes de façon différente afin d’augmenter la productivité du travail, d’un autre coté, tout phénomène de révolte, ou tout simplement tout ce qui ralentit la production ne peut plus être toléré. C’est à l’intérieur de ce nouveau paysage d’affrontement que les questions de l’ennemi social et de la guerre civile prennent toute leur ampleur.
J’avais mentionné au début de mon exposé que Foucault s’engage, à partir de la deuxième moitié des années 1970 dans une trajectoire de rectifications de certaines thèses et hypothèses qu’il avait utilisé auparavant. C’est le cas de la référence à ces notions de guerre civile et ennemi social. J’aimerais m’y référer brièvement pour approcher la fin de mon exposé.
Trois ans après le cours La société punitive, auquel j’ai fait principalement référence dans mon exposé, Foucault reprend, dans le cours Il faut défendre la société, l’"hypothèse de Nietzsche" pour essayer, en deux temps, à la fois de détruire/déconstruire la notion de répression et de récupérer la théorie de la guerre comme principe historique de fonctionnement du pouvoir. Il écrit : « Sous le pouvoir politique, ce qui gronde et ce qui fonctionne c’est essentiellement et avant tout un rapport belliqueux ». (3)
La référence à l’hypothèse de Nietzsche, en opposition à l’hypothèse de Reich, a pour fonction de ramener l’analyse, d’une part, au schéma guerre-répression ou domination-répression, et d’autre part au rapport belliqueux comme fondement du pouvoir politique. Pour ce qui concerne le premier aspect, il s’agira de questionner radicalement le modèle d’opposition entre lutte et soumission, tout en sachant que cette critique vise ses propres analyses, à cause de leur précédent enracinement dans le modèle lutte-répression. Ainsi, une partie du cours sera destinée à « montrer en quoi et comment cette notion si courante maintenant de répression pour caractériser les mécanismes et les effets de pouvoir, est tout à fait insuffisante pour les cerner ». (4)
Cependant, l’essentiel du cours est consacré à l’autre volet : l’analyse du problème de la guerre.
« Est-ce bien exactement de la guerre qu’il faut parler pour analyser le fonctionnement du pouvoir ? […] Le pouvoir, tout simplement, est-il une guerre continuée par d’autres moyens que les armes ou les batailles ? Sous le thème devenu maintenant courant, thème d’ailleurs relativement récent, que le pouvoir a en charge de défendre la société, faut-il entendre, oui ou non, que la société dans sa structure politique est organisée de manière que certains puissent se défendre contre les autres, ou défendre leur domination contre la révolte des autres, ou, simplement encore, défendre leur victoire et la pérenniser dans l’assujettissement ? »(5)
Tout laisserait croire que la théorie de la guerre est encore au cœur de l’analyse de Foucault. En 1976, il la considère comme principe historique de fonctionnement du pouvoir. Cependant, il avance un peu dans l’analyse et met la guerre en relation avec le problème de la race, puisqu’il considère que c’est dans le binarisme des races qu’a été perçue, pour la première fois en Occident, la possibilité d’analyser le pouvoir politique comme guerre. A la fin du XIXe siècle, lutte des races et lutte des classes deviennent les deux grands schémas selon lesquels on tente de repérer le phénomène de la guerre et les rapports de force à l’intérieur de la société politique. Il reste néanmoins que ce projet d’écrire ou d’analyser la complexité des rapports de pouvoir, comme rapports de force et de guerre, s’interrompt en 1976.
Qu’est-ce qui s’est passé durant les mois qui succèdent à la conclusion de ce cours ? En 1977, Foucault n’enseigne pas au Collège de France, puisqu’il bénéficie d’une année sabbatique. On peut néanmoins suivre son évolution intellectuelle à travers le nombre important de documents, d’articles et d’interviews de cette époque.
Dans un entretien, accordé à un magazine allemand, publié en décembre 1977, Foucault est sollicité pour répondre à la question de savoir si ses œuvres ne tracent pas une histoire des perdants. Sa prompte réponse est la suivante :
« Oui, j’aimerais beaucoup écrire l’histoire des vaincus. […] Mais il y a deux difficultés. Premièrement, ceux qui ont été vaincus – dans le cas, d’ailleurs, où il y a des vaincus – sont ceux à qui par définition on a retiré la parole ! Et si, cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. […] Mais je voudrais poser cette autre question : peut-on décrire l’histoire comme un processus de guerre ? Comme une succession de victoires et de défaites ? C’est un problème important dont le marxisme n’est toujours pas venu complètement à bout. Quand on parle de lutte des classes, qu’entend-on par lutte ? Est-ce qu’il est question de guerre, de bataille ? Peut-on décoder la confrontation, l’oppression qui se produisent à l’intérieur d’une société et qui la caractérisent, peut-on déchiffrer cette confrontation, cette lutte comme une sorte de guerre ? Les processus de domination ne sont-ils pas plus complexes, plus compliqués que la guerre ? »(6)
En se référant aussi à une série de documents ayant trait précisément à l’internement et à l’incarcération aux XVIIe et aux XVIIIe siècles (7), Foucault souligne davantage sa déprise d’un modèle d’analyse du pouvoir en terme d’autorité et de répression. L’internement et l’incarcération ne sont pas, d’après lui, des mesures autoritaires, venues d’en haut, mais plutôt des mesures que les gens, même dans les familles les plus pauvres, ressentaient eux-mêmes comme nécessaires pour résoudre les problèmes qu’ils avaient entre eux.
Foucault s’est toujours méfié de la notion de répression. Ces références marquent de manière plus nette son incertitude vis-à-vis d’une interprétation des relations de pouvoir en termes de guerre, de domination des vainqueurs sur les vaincus. Ce n’est pas que ce modèle de la répression soit entièrement faux ; il est simpliste et insuffisamment élaboré pour cerner la complexité des relations qui traversent le champ social.
Dans un entretien accordé en 1977 Foucault dit :
« Le rapport de force dans l’ordre de la politique est-il une relation de guerre ? Personnellement, je ne me sens pas prêt pour l’instant à répondre d’une façon définitive par oui ou non. […] Ce thème de la lutte ne devient opératoire que si on établit concrètement et à propos de chaque cas, qui est en lutte, à propos de quoi, comment se déroule la lutte, en quel lieu, avec quel instruments et selon quelle rationalité. » (8)
C’est pourquoi la notion de gouvernement dût apparaître à Foucault plus opératoire pour décrire les processus réels.
D’après Foucault, les relations de pouvoir ne doivent pas être considérées d’une manière quelque peu schématique comme, d’un côté, il y a ceux qui ont le pouvoir et, de l’autre, ceux qui ne l’ont pas ; d’un côté, il y a la classe dominante, de l’autre, la classe dominée. On ne trouvera jamais ce dualisme chez Marx, parce que Marx sait parfaitement que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir, c’est qu’elles ne finissent jamais, mais passent partout. Privilégier l’appareil d’état, la fonction de conservation, la superstructure juridique, est "rousseauiser" Marx.(9)
Ces rectifications ont certainement une force importante et laissent peu de doute sur la trajectoire dans laquelle Foucault allait impliquer ces dernières réflexions.
Toutefois la question se pose de savoir si elles gomment la dimension de la guerre ou des antagonismes diffus ou si elles ne la replacent pas dans un nouveau cadre riche d’enseignement.
A ce propos, je voudrais me référer, pour conclure, à un texte très connu, que Foucault écrit en 1982, intitulé Le sujet et le pouvoir, et le lire en le croisant avec les analyses de Félix Guattari, qui me semblent prolonger ces réflexions.
Dans l’article Le sujet et le pouvoir, Foucault affirme que pour comprendre les relations de pouvoir il faut analyser les formes de résistance. Ces formes d’opposition au pouvoir ne sont pas uniquement de l’ordre de la lutte contre l’autorité. Les luttes des femmes contre les hommes, des malades contre les psychiatres, des patients contre les médecins, des gens contre les administrations ce sont des luttes transversales qui ont pour cible le fonctionnement du pouvoir en tant que tel. Ce sont des luttes immédiates qui visent le pouvoir dans son fonctionnement immédiat. Ce sont des luttes qui ne cherchent pas des ennemis numéro Un, mais l’ennemi le plus proche. Ce sont des luttes qui ne naissent pas de l’idée que la résolution d’un problème sera dans la libération ou dans la révolution, mais des luttes anarchiques qui mettent en cause le statut d’individu. Elles questionnent la forme de gouvernamentalisation de l’individu. Donc, on peut parler des luttes contre les formes de domination éthique, sociale et religieuse ; des luttes contre l’exploitation, des luttes contre ce que lie l’individu et qui le soumet aux autres.
Cette notion de transversalité des luttes à laquelle Foucault se réfère ici, nous la retrouvons aussi dans les analyses de Félix Guattari. Guattari utilise la notion de transversalité pour indiquer les nouvelles formes de pratiques révolutionnaires. La transversalité s’oppose à la verticalité, à la structure pyramidale du pouvoir, qui voit à son sommet le chef. Elle présuppose une sorte d’horizontalité. Le modèle de la transversalité se substitue à toutes les formes d’organisation centralisées. S’opposer à la verticalité des organisations politiques veut dire renverser la relation d’obédience et de commande ; cela veut dire s’opposer à toutes les formes d’autorité et de domination qui s’installent même dans les groupes politiques les plus menus. Il s’agit d’une critique qui ne vise pas uniquement le conformisme bourgeois, mais aussi les micro- fascismes traversant les groupuscules politiques et les mouvements sociaux (voir Guattari, Transversalité, dans Psychothérapie, Politique et les tâches de l’analyse institutionnelle).
L’attention que Guattari affiche à l’égard de la micro-politique, de la révolution moléculaire, du devenir révolutionnaire ou devenir minoritaire, pour employer des formules assez connues présentes dans Mille Plateaux (écrit avec Gilles Deleuze), est symptomatique d’un changement non pas uniquement de perspective théorique, mais de transformation historique. Deleuze et Guattari décrivent des nouvelles formes de militantisme, d’activité politique, des nouvelles formes ou expériences d’existence, ils se réfèrent à des nouvelles expérimentations politiques. Et ils ne cessent de questionner, de soumettre à critique les formes cristallisées de l’engagement politique, les microfascismes qui traversent les mouvements et les sujets qui se croiraient à l’abri de ces dérives ou de ces devenirs.
Dans son texte Chaosmose (Galilée, 1992), Guattari, par exemple, pose la question de la production de la subjectivité et il met l’accent sur le fait qu’elle « soit produite par des instances individuelles, collectives et institutionnelles » (p. 11). Donc, ceci n’implique aucun retour aux traditionnels systèmes de détermination binaire, infrastructure matérielle-superstructure idéologique ; il est plutôt question de poser la relation entre éthique, esthétique et existence dans des termes entièrement immanents ; cela veut dire que ces trois dimensions n’entretiennent aucun rapport hiérarchique obligé, fixé une fois pour toutes. La subjectivité se produit par des mécanismes qui ont affaire aux modes d’existence. Ce n’est pas que l’esthétique ou l’éthique surdéterminent les modes d’existence ; au contraire, elles s’y forment elles-mêmes pendant que les modes de subjectivation ou les formes de vie se constituent.
Aussi bien dans le propos de Foucault que dans celui de Guattari l’éthique et l’esthétique ne jouent aucun rôle d’instance moralisatrice ; c’est pourquoi on peut parler à ce niveau d’un profond spinozisme de Foucault et Guattari, dans la mesure où le paradigme esthétique ne fonctionne jamais comme un modèle auquel la vie doit se conformer. (Je laisse de coté pour l’instant le fait qu’une esthétisation de la vie peut aussi jouer un rôle prescriptif, l’esthétisation de l’existence peut aussi devenir la prison dans laquelle la subjectivité se laisse piéger). Dans les propos de Guattari et de Foucault il n’est pas question de définir une éthique, de donner une idée générale de ce que l’éthique ou une existence esthétisée pourrait être ; il est plutôt question de décrire des singularités, des modes de subjectivation ; il est question de comprendre comment des formes d’existence se forment, se constituent. Il s’agit de s’interroger sur les modalités de production des nouveaux modes d’existence ou d’autres formes de subjectivité. Ce n’est pas tant le problème de définir ce qu’une vie devrait être, mais plutôt de comprendre la vie en terme d’expérience.
Ce profond spinozisme de Foucault et Guattari n’a de sens que si un deuxième mouvement vient le surdéterminer, le rectifier, le préciser : c’est, je dirais, leur profond nietzschéisme, qui leur permet, en effet, de poser la question de l’analyse historique ou généalogique de la formation du sujet. Pour Guattari et Foucault, l’esthétique fonctionne comme une sorte d’attention adressée vers la production de l’existence subjective. Lorsqu’on pose la question de l’esthétique de l’existence chez Foucault ou Guattari on est très loin de toute approche existentialiste. Leur approche n’amène pas vers l’existentialisme, mais plutôt vers une analyse en termes de pratiques constitutives du soi et des modes de subjectivation qui produisent des nouvelles formes de vie et des nouvelles manières d’existence.
Dans les dernières années de sa vie, Foucault réorganise sa recherche autour de la question d’une lente formation d’une herméneutique du sujet et concentre ses recherches sur la période gréco-romaine. Il déplace ses recherches de la période moderne à l’antiquité pour étudier les modes de subjectivation des être humains. On devrait interpréter son dernier effort d’analyser l’herméneutique du sujet dans la culture ancienne comme une tentative d’envisager de nouvelles pratiques pour la création d’un nouveau sujet et d’une nouvelle politique. C’est peut-être l’enjeu majeur de ses dernières analyses dans ses derniers cours au Collège de France.
En particulier, il faudrait s’interroger de plus près sur le lien qui lie la critique foucaldienne d’un certain type d’utopisme révolutionnaire et l’efficacité de certaines pratiques et expériences révolutionnaires avec la trajectoire dans laquelle il engage sa pensée à la fin de sa vie. A la fin des années 1970 l’échec de certains modèles de militantisme est un fait presque accompli et la réflexion de Foucault s’installe dans cette conjoncture à la recherche aussi de nouvelles formes d’action politique.
Guattari reprend les remarques critiques de Foucault sur les relations de pouvoir pour montrer que ces relations impliquent des processus de subjectivation. Si, d’une part, Foucault pose la question de l’esthétique de l’existence et essaie de tracer une généalogie de l’attitude critique allant de l’expérience artistique du 20e siècle, à travers l’activité politique et révolutionnaire des groupes politiques au 19e siècle, jusqu’à la question du franc parler et de la parrhesia comme pratique du soi chez les cyniques, d’un autre coté Guattari développe un modèle basé sur l’écologie du virtuel et des territoires existentiaux. A partir de là, l’esthétique de l’existence ne peut pas être considérée comme le retrait dans une tour d’ivoire, mais comme la tentative de construire des nouvelles manières d’être ensemble.
Guattari et Foucault analysent les relations transversales qui déterminent la production de subjectivité. La production de subjectivité a affaire à un territoire existentiel sur lequel s’articulent les transformations sociales, éthiques et politiques. Ce sont les pratiques d’auto-gouvernement, les pratiques du soi qui sont au centre de l’analyse ici. Un mode de subjectivation n’est pas une pratique qui crée des sujets ex nihilo, comme le souligne Jacques Rancière. Il les crée tout en transformant des identités définies et placées dans un ordre naturel et social en des instances d’expérience et de conflit. Toute subjectivation présuppose une désidentification, une désubjetivation, une sorte de suppression, de retrait de ce qui semble être la place naturelle du sujet ou la naturalité d’une place. Les technologies de soi ou le souci de soi doivent être interprétés dans leur sens politique, c’est à dire en tant que pratiques impliquant une subjectivation politique, comme capacité de produire des scènes polémiques, des conflits, des lignes de fuites, des nouvelles formes d’existence. La subjectivation politique redessine le champ politique de l’expérience, forme l’organisation de la communauté. La subjectivation politique doit être interprétée comme une réelle expérience politique, comme une expérience qui permet la déprise du sujet de lui-même et de sa condition actuelle ; une expérience qui change l’ontologie du sujet.
Guattari met l’accent sur la transversalité comme l’élément à l’intérieur duquel les processus de subjectivation prennent forme. L’écologie est pour Guattari non pas un système fermé, mais un complexe ouvert où différents modes d’existence ont lieu.
L’insistance sur l’esthétique dans sa relation avec l’existence n’a rien à voir avec l’esthétisation de la politique déjà critiquée par Walter Benjamin aux alentours des années 1930. Guattari et Foucault utilisent l’esthétique comme une manière pour signifier le potentiel créatif de l’expression : langages, codes visuels qui produisent des territoires collectifs. Chaosmose définit une pratique et est un instrument d’analyse en même temps. Il s’agit d’un activisme immanent, d’une force qui forme.
1 M. Foucault, Le pouvoir, une bête magnifique, (1977) DE, III, p. 374. (voir également M. Foucault, L’impossible prison, dans DE, vol. IV, p. 20-34).
2 M. Foucault, La Société Punitive, op. cit. p. 18.
3 M. Foucault, Il Faut défendre la société, cit. p. 18.
4 Ibidem, p. 18.
5 Ibidem, p. 18.
6 M. Foucault, La torture, c’est la raison, dans DE, vol. III, p. 390-391.
7 Voir M. Foucault/A. Farge, Le Désordre des Familles, Juillard/Gallimard, Paris, 1982, 366 p., 79 F.
8 M. Foucault, L’œil du pouvoir, dans DE, op. cit., vol. III, p. 206.
9 M. Foucault, L’œil du pouvoir, op. cit., p. 189.