Demander l’impossible (l’hétérotopie terrible – Michel Foucault et la justice populaire)
Il y a quelques semaines, je lisais cette information dans un journal de Taïwan : une pétition demandant que la peine du fouet soit établie dans ce pays pour un certain nombre de délits – conduite en état d’ivresse, agressions sexuelles, pédophilie, rencontrait un vif succès. En peu de jours, elle avait recueilli plus de 5000 signatures, ce qui, selon la loi en vigueur, permettait à ses initiateurs de demander que l’adoption de cette disposition soit envisagée par l’Assemblée législative. Je ne m’attarde pas sur les détails de la pétition, le nombre de coups de fouets prescrits selon les délits ou crimes commis, selon qu’ils l’aient été en état de récidive ou non – tout y était prévu, dans les moindres détails [1].
Mais ce n’est pas en l’occurrence cette sinistre ou pittoresque, comme on voudra, comptabilité qui m’intéresse, mais mon propre premier mouvement de répulsion, en tant que sujet occidentalo-centré d’une « civilisation des pénalités » sûre d’elle et dominatrice et qui, d’emblée, va me porter à cataloguer comme rétrograde, barbare et obscurantiste, une telle proposition. Car ce qui, en l’occurrence, va constituer le fondement de ma propension à juger sévèrement ce type d’imagination punitive, c’est la présupposition subreptice mais indéracinable selon laquelle il existe, en l’occurrence, une normalité universelle – laquelle se trouve être, providentiellement, celle qui m’inspire et m’établit dans la position du juge. Une normalité fondée, pour dire vite, sur une certaine notion de l’immunité des corps et dont la traduction, dans nos sociétés est le règne sans partage de l’enfermement comme matrice et point de référence de toutes les pénalités.
L’horreur que m’inspire spontanément la proposition des adeptes du fouet (ou de la canne comme à Singapour et en Indonésie) repose naturellement sur la version la plus niaise et impensante qui soit des philosophies du progrès – celle qui, précisément, prévaut sous nos latitudes, en matière de pénalités. Le type de normativité et de normalité qui se fonde sur cette idéologie du progrès, est ce qui permet de rejeter dans l’instant du côté du barbare ce qui présente un écart significatif avec nos propres façons de punir. C’est sans doute le premier des ponts-aux-ânes que nous ayons à franchir si nous voulons retrouver le fil de l’inspiration foucaldienne lorsque nous envisageons des objets aussi massifs que l’appareil de justice, les prisons, l’évolution du traitement des crimes et des délits dans nos sociétés. Et comprendre, donc, comment un philosophe de haute réputation, Foucault, donc, peut prendre suffisamment au sérieux le motif de la Justice populaire, ce Mr Hyde de la justice d’institution, pour y consacrer une partie substantielle d’un de ses cours au Collège de France, à quoi s’ajoutent quelques remarquées interventions publiques, dans le contexte de l’après 1968 en France.
Franchir le pont-aux-ânes évoqué plus haut, cela commencerait donc par s’efforcer de cesser complètement de voir M. Badinter comme le héros de la suppression de la peine de mort et par lui donner toute sa place dans la généalogie du tout carcéral tel que celui-ci brille de tous ses feux dans la France contemporaine. Cela consisterait à méditer sur cette ruse de la Raison particulièrement grossière et déprimante qui fait de la disparition d’une peine réputée « inhumaine » la prémisse d’un tour de vis général et sans précédent, en matière régime des pénalités et d’exercice quotidien de la justice – en avant vers les 100 000 détenus dans les prisons françaises !
Franchir ce pont, cela consisterait donc à poser, en tout premier lieu que s’il est un domaine où le discours historiciste du progrès (des Lumières...) est particulièrement inopérant et, pour tout dire, strictement ornemental et continuellement fourvoyant, c’est celui qui prospère interminablement, de Beccaria en Badinter, de la civilisation progressive des peines. Le jour où l’on m’aura démontré de manière irrécusable que trois vigoureux coups de fouet appliqués sous surveillance médicale sont un outrage à la civilisation des mœurs et au progrès moral de l’humanité sans commune mesure avec quinze ans en centrale, peine incompressible – je me démettrai dans l’instant du peu qu’il me reste de mes titres, fonctions et autres distinctions académiques et savantes. Après tout, Taïwan n’est pas une dictature tropicale égarée au fond des âges, c’est une démocratie moderne et bouillonnante, nullement épargnée pour autant par la peu avenante tentation singapourienne en manière de pénalités.
Si l’on souhaite redonner un peu de tranchant à la notion d’utopie, pas mal émoussée à force d’avoir servi à toutes sortes d’usages, la première des bifurcations à effectuer serait de la lier indissolublement au motif de l’impossible – comme dans le slogan de Mai 68 – « Soyez réaliste – demandez l’impossible ! ». Il me semble que si l’on voulait redonner du tonus à l’utopie, la première des propositions à soutenir serait la suivante : l’utopie susceptible de soutenir et appareiller toutes les autres, l’utopie des utopies, la méta-utopie, ce serait celle qui consisterait à imaginer l’impossible - que ceux qui fabriquent la loi et ceux qui sont chargés de l’appliquer, ceux qui s’en disent les garants aussi, que ceux-là même deviennent un jour sensibles à la relativité absolue (et pas seulement aux imperfections ou aux ratés) de ce dont ils sont les promoteurs et les agents ; c’est-à-dire qu’il y aurait mille et une autre façons d’envisager le droit, de fabriquer la loi et de l’appliquer que celles qui les enveloppent et les mettent en mouvement... Ou bien, pour dire la même chose autrement : que le régime qui prévaut à leur fonctionnement, le diagramme où ils sont inscrits ne sont pas placés, pour peu que l’on se donne la peine de se desceller un peu de la pseudo- sous le signe du « naturalité des choses » qui font autorité en notre monde, sous le signe des sempiternels « cela va de soi », « pas moyen de faire autrement », mais bien plutôt, d’une inquiétante, très inquiétante, étrangeté.
Bref, s’il existe une tribu ou une peuplade qui, sauf exception, n’est pas celui/celle de l’utopie, c’est bien celles de faiseurs de lois et des juristes : que leur job soit la fabrication des normes légitimées et contraignantes ou bien l’application généralement répressives de celles-ci – leur approche du réel et du présent tend constamment à bannir rigoureusement les lignes de fuite vers d’autres possibles ou d’autres topographies – leur maxime persiste à être, en son fond : c’est ainsi, et il ne saurait en aller autrement !
J.M. Coetzee, prix Nobel de littérature, le relève en passant dans une stimulante nouvelle intitulée The Lives of Animals [2] : les présomptions de l’Occident en matière de pénalités, dit-il en substance, sont sans limites : il n’en finit pas de vouloir exporter vers tout les autres « mondes » sa propre manière de faire - toute entière organisée autour de l’emprisonnement – , il va de soi dans cette perspective que toutes les autres formes punitives demeurées en faveur dans d’autres sociétés – mutilations, tortures, exécutions - doivent être dénoncées comme barbares avec la dernière des énergies ; ce qui ne l’a jamais empêché de faire revenir par la fenêtre, dans ses propres pratiques, cette barbarie chassée par la porte des principes et des valeurs – Abu Graib, Guantanamo, les couloirs de la mort, les exécutions ciblées par drones et les bavures policières comme forme de justice expéditive furtive – une institution de facto.
L’utopie des utopies, donc, ce serait que non seulement les professionnels du droit, de la loi et de la Justice, mais, plus généralement, les gardiens des discours légitimés en la matière, entrent dans des dispositions où ils commencent à révoquer en doute cette idéologie évolutionniste et progressiste de supermarché qui les porte à considérer comme allant de soi qu’il existe un progrès constant de l’humanité en matière de pénalités, chemin certes encombré de ronces et de fondrières, mais dont la direction, dans sa dimension morale, n’en demeure pas moins constante et irrécusable ; la suppression de la peine de mort et son remplacement par les peines incompressibles, c’est la voie royale du progrès, en la matière, comme le sont le suffrage universel étendu aux femmes et le mariage pour tous en d’autres domaines et circonstances.
Cette idéologie simplette et bétifiante, c’est le plafond de verre du discours hégémonique sur la Justice et les pénalités, c’est le cœur du consensus discursif le plus écrasant qui impose ses conditions dans nos sociétés – et c’est la raison même pour laquelle je serais porté à placer tout pas de côté destiné à s’en déprendre sous le signe de l’utopie vitaminée à « l’impossible ».
En ce sens, on pourrait dire par exemple que Foucault propose, dans Surveiller et punir, une lecture ironiquement utopique de Bentham et de son Panopticon ; ceci, en faisant la démonstration de ce qui, dans les sociétés modernes d’Occident du moins, caractérise le fondateur ou le grand réformateur, en matière de doctrines pénales : il est totalement ignorant de ce qu’il fait, c’est-à-dire de ce que seront les conséquences effectives, à moyen et long terme, dans les pratiques punitives comme dans le fonctionnement des institutions pénales, de ce dont ils ont été les hérauts [3]. On pourrait en dire tout autant de Beccaria lorsqu’il associe si étourdiment le nom des Lumières à celui d’un régime de pénalités repeint aux couleurs de la modernité ou de Badinter, donc, lorsqu’il fait son petit Condorcet, gravissant les marches du progrès moral constant de l’humanité en matière pénale – en substituant le tout-prison à la guillotine.
La lecture que propose Foucault de Bentham, apprenti sorcier inventeur des disciplines plutôt que généreux philanthrope promoteur de cet adoucissement des peines qui ménage les corps, entretient une connivence indirecte avec un certain esprit de l’utopie en ce sens qu’elle expose la façon dont le tout-autre, la différence radicale ou le différend d’avec soi-même viennent se loger inéluctablement au creux, au cœur de tout programme punitif ou de toutes les doctrines pénales. Foucault « utopise » ou plutôt « dystopise » Bentham en faisant apparaître les lignes de force et de fuite qui se produisent tout autour de sa propre utopie – celles qui conduisent, entre autres, du panoptique aux pénitenciers de haute sécurité états-uniens et autres : c’est à ses « fuites » (leaks) au fil du temps que se juge une utopie, en la matière.
L’utopie est réversible, porteuse d’espoir ou de terreur, salvatrice ou massacrante, utopie ou dystopie, pour la bonne raison qu’elle repose sur l’opération très simple selon laquelle le tout-autre vient se loger dans un objet donné, réel ou imaginaire, présent, passé, futur, ici ou ailleurs. Elle s’organise, comme récit, autour d’un système de fuites vers le tout-autre. Or, celui-ci, par définition, s’ordonne au pire comme au meilleur. Ce que montre Foucault, avec Bentham, c’est que, dans le domaine des pénalités et le monde des institutions punitives, cette fuite de l’inspiration utopique se produit généralement, si ce n’est toujours, vers le pire. On pourrait par exemple se couler dans le geste de Foucault auscultant la part d’utopie du Panoptique et en tirant un cruel diagnostic, pour qualifier la petite musique d’utopie républicaine, progressiste et parfumée aux Lumières qui accompagne la mise au rencart de la guillotine par Badinter en 1981 – une qualification qui tiendrait dans une simple question – et après ?, what next ?, Messieurs les humanistes au cœur d’or, un demi-siècle plus tard, où se détecte donc la trace, dans nos pratiques et institutions punitives et pénales de ce progrès auquel s’attacherait, pensiez-vous, votre nom, pour la postérité ?
La très amère ironie de tout cela étant qu’à l’époque, Foucault et Badinter parlaient de tout cela à peu près à l’unisson – ce qui montre suffisamment qu’il existe quelque chose comme un régime spécifique du temps des pénalités et des peines, comme régime de l’expérience collective que font les vivants dans ce domaine – ce régime, c’est celui des illusions perdues, des espérances brisées, des utopies hachées menues, sur fond de relance de la même plainte immémoriale surgie du tréfonds des lieux de confinement – la prison pénitentiaire comme cloaque, plus que jamais et sous toutes ses espèces, dans notre présent.
Si Foucault peut placer son analyse du Panoptique sous le signe du tout-autre ou tout-autrement (que ce que recouvraient les intentions de son inventeur), c’est précisément que celui-ci est appelé à produire, dans sa rencontre avec le réel des pratiques pénales et pénitentiaires, des effets insoupçonnés. Cette fuite est le trait commun de tous les discours et programmes punitifs qui s’énoncent et tentent d’établir leur autorité, dans nos sociétés. Qu’ils soient, comme c’est le cas le plus souvent, enfermés dans un présentisme sans horizon (l’urgence, toujours l’urgence, les impératifs de sécurité...), qu’ils portent la marque de la présomption ethnocentrique la plus décomplexée (ceux qui, en la matière, ne s’alignent pas sur nos normes sont des barbares) ou que, de plus en plus exceptionnellement, ils fassent entendre la petite musique de l’utopie (justice transactionnelle...), ces discours et ces programmes ont en commun d’être infectés par la plus naïve des illusions du progrès ; c’est le motif tous azimuts de la « réforme » qui, ici comme ailleurs, constitue le rideau de fumée déployé devant aussi bien les motifs réels des acteurs des changements (l’horizon sécuritaire) que devant le mécanisme effectif des évolutions et ajustements en la matière – la quête d’efficacité, une meilleure fonctionnalité (adéquation des moyens employés aux buts recherchés).
Ce que Foucault tente de saisir, dans le cours Théories et institutions pénales (1971-72), c’est le point aveugle, l’angle mort de tout appareil de justice, de toute doctrine pénale dans nos sociétés – là où il s’avère que le fondement de la justice telle qu’elle s’exerce, ce n’est pas le droit ou la loi, c’est la guerre civile [4]. De cela, seule une démarche généalogique peut établir l’évidence, et c’est donc le sens de la recherche que Foucault entreprend dans ce cours, sur le passage de la justice féodale à la justice royale, justice d’Etat centralisée. Cette justice royale se met en place, distinctement, pour réprimer les séditions populaires, aussi bien celles des paysans pauvres (c’est la révolte des Nu-Pieds au XVII° siècle) que celles de la plèbe des villes, étudiées notamment par l’historien soviétique Boris Porchnev [5]. La justice armée du roi se met en place pour réprimer des révoltes qui se cristallisent notamment autour de la question de l’impôt. En même temps que le capitalisme se développe dans les interstices de la féodalité, le pouvoir royal se dote d’un appareil spécifique de répression destiné à affronté les formes de pouvoir populaire qui s’ébauchent à l’occasion de chacune de ces séditions et le menacent directement. Foucault insiste sur ce point : le système de justice répressive qui se met en place alors ne se destine pas tant à affronter la délinquance ou les illégalismes que la lutte populaire elle-même, le pouvoir populaire comme alternative au pouvoir royal.
Cette guerre civile constamment refoulée mais jamais éteinte, c’est cela qui, pour Foucault, constitue l’arrière-plan invisible de l’exercice effectif de la justice dans nos sociétés. La justice, en ce sens, c’est comme les disciplines : plus elle se sent assurée des savoirs dont elle procède et des procédures dans lesquelles elle est établie, plus elle est ignorante et cultive l’ignorance de cet arrière-plan nébuleux et pour tout dire peu avouable que constitue la féroce répression par le pouvoir royal, à l’aube de la monarchie absolue, des séditions paysannes et plébéiennes.
En termes généalogiques, il ne fait aucun doute pour Foucault que le régime temporel qui prévaut ici est celui de la continuité : « L’important, pour une analyse de la pénalité, c’est de voir que le pouvoir ce n’est pas ce qui supprime la guerre civile, mais ce qui la mène et la continue ». De ce point de vue, le présent le plus immédiat se lit à la lumière du passé le plus enfoui - l’invention d’un appareil de justice armée par le chancelier Séguier sous Louis XIII et XIV. C’est la raison pour laquelle Foucault peut, dans un débat tendu sur les « tribunaux populaires » avec un leader maoïste des années 1970, Pierre Victor (Benny Lévy), établir un lien direct entre ce que lui a appris la lecture de Porchnev et Roland Mousnier, un autre spécialiste des soulèvements populaires à l’époque de la Fronde, et le projet des maos de mettre sur pied des tribunaux populaires destinés à juger les responsables d’un accident de mine dans le Nord de la France [6].
Ce que la Justice ne saura jamais et ne voudra jamais entendre, c’est le grondement de cette guerre civile qui jamais ne s’éteint. La même chose peut se dire autrement. Foucault cite, dans son cours, cette déclaration d’un député du Var, en 1831 : « Il est vrai, cependant, que la presque totalité des délits, surtout certains délits, est commise par la partie de la société à laquelle n’appartient pas [je souligne, A. B.]le législateur » [7]. Ce que Foucault entend comme une façon de dire que rendre la Justice, c’est une manière, pour une partie de la société, d’exercer le pouvoir au détriment d’une autre, c’est-à-dire en réprimant et criminalisant l’aspiration fondamentale de celle-ci à ne pas être gouvernée, à se gouverner elle-même ou, dans les termes de Foucault, à asseoir son propre pouvoir, en brisant celui de ses ennemis, le pouvoir central, la royauté. Les séditions des XVI°, XVII° et XVIII° siècles sont pour lui non pas la scène primitive, puisque ce qui prévaut ici, c’est vraiment un régime de l’immémorial, mais plutôt dans cette scène d’ouverture ou ce prologue à la modernité répressive et pénale, où il apparaît que la guerre des classes ou des espèces (ici plèbe paysanne et urbaine contre pouvoir royal plutôt que prolétariat contre bourgeoisie) est toujours ce déjà-là qui constitue le diagramme dans lequel va opérer ce que Foucault appelle, à l’époque de ces cours, le « système répressif » - il reviendra pas la suite sur l’emploi de ces termes – répressif, répression, trop connotés à son goût par une rhétorique soixante-huitarde pas très assurée de ses fondements analytiques.
La lutte contre la délinquance et les illégalismes, contre le crime dans son sens usuel, est une construction discursive, l’effet de tactiques visant à rompre la continuité entre différentes manifestations donnant forme à l’opposition au pouvoir central et à ses prétentions à prélever sur le corps social les moyens d’exercer et étendre sa puissance. L’affirmation de la vocation de la Justice à combattre la délinquance et les illégalismes qui mettent à mal l’ordre social vise à dissimuler la fonction directement politique de son exercice : tenir en lisière les classes dangereuses, en tant que celles-ci représentent en permanence une menace pour le pouvoir en place. Si Foucault se focalise sur la scène d’ouverture des luttes autour du pouvoir aux XVII° et XVIII° siècle - pouvoir royal contre pouvoir populaire - c’est que dans celles-ci se détecte à l’oeil nu ce qui est devenu dans la suite des temps le secret le mieux gardé de l’exercice de la justice et de ce qu’il appelle « la société pénale » : sa fonction de dispositif destiné à tenir en lisière l’ennemi intérieur en le fractionnant, en frappant de terreur ou anéantissant les irréductibles, en intégrant les domesticables, etc. Pour Foucault, « aux XVII°-XVIII° siècles, [se manifeste] une continuité entre illégalismes divers, luttes politiques, brigandages et criminalité. Le rôle du système répressif consistera à rompre cette continuité, en opérant des partages entre crimes politiques et délits de droit commun, entre plèbe délinquante et bourgeoisie/prolétariat encadré, etc. » [8]
Sur ce point, Foucault n’a jamais bougé : le fondement de l’exercice de la Justice et de l’administration des pénalités, dans nos sociétés, c’est l’opération de ce partage entre l’irrécupérable et le récupéré, entre plèbe indomesticable, quelles qu’en soient les incarnations, et gouvernés « encadrés » et encadrables. Cette séparation n’est pas fondée sur des principes ou des valeurs, elle est tactique. Elle est une manière de conduire cette guerre entre des espèces que tout oppose et qui ne se masque que pour mieux se perpétuer.
Car c’est bien cela qu’il s’agit d’entendre dans le récit dystopique que fait Foucault des aventures de la justice (Justice) dans nos sociétés, en tant qu’elles sont occidentales et modernes : « la justice ne s’oppose pas à la guerre – c’est une manière de la faire [je souligne, A.B.] » [9]. Nous voici là dans la position qui nous est familière lorsque nous sommes face à un dystopie : dans la situation où il nous faut bien voir, entendre, prendre acte de... ce qu’au demeurant, nous ne souhaitons ni ne pouvons, sans doute, comprendre et entériner dans toutes ses conséquences. La raison pour laquelle nous sommes souvent portés à nous armer face à la dystopie en disant que le narrateur « pousse le bouchon un peu loin », histoire de s’amuser à nous faire peur. Mais bien illusoire consolation, en l’occurrence, Foucault, lorsqu’il présente ses analyses aux auditeurs du Collège de France, en 1971-72, est d’un sérieux de pape – à supposer que les papes soient sérieux, ce qui reste entièrement à prouver.
Ce qui montre bien que Foucault évoque le temps des séditions paysannes et plébéiennes au temps des commencements balbutiants de la monarchie absolue comme une scène non pas éloignée mais pleinement actuelle, dès lors qu’on l’envisage sous l’angle de la naissance de ce qu’il appelle la justice « armée » : ce qu’il élabore dans le cours savant du Collège de France trouve son emploi immédiat dans l’analyse de tel procès contemporain qui défraie la chronique, de son action dans le cadre du Groupe d’Information sur les Prison (GIP) ou bien, ce dont je voudrais parler maintenant, d’une discussion sur les tribunaux populaires avec un petit chef mao.
Nous sommes donc bien là, avec la justice qui prend la forme du tribunal comme lieu d’exercice du pouvoir par excellence, dans une temporalité homogène ou du moins, une durée suffisamment continuée pour que la façon dont le chancelier Séguier met en place les formes judiciaires destinées à liquider la sédition en éliminant ses chefs, notamment, trouvent un écho distinct dans les préoccupations du jour concernant la façon dont la justice est rendue, en France, dans les années 1970, ou bien encore les révoltes dans les prisons, etc.
L’idée, c’est que « dans sa forme, la justice est toujours ’armée’ » - par de justice sans police. Dès lors que la justice est appropriée par l’Etat, elle devient le lieu où, par excellence, le pouvoir s’exerce comme tel. Pour cette forme de justice, le crime n’est pas en premier lieu irrégularité, trouble de l’ordre public, il est avant tout une attaque contre le pouvoir. C’est-à-dire, distinctement le fait d’un ennemi – l’ennemi social prompt, sous telle ou telle de ses incarnations multiples et variables, à se transformer en ennemi politique, en hyper-ennemi, ennemi du genre humain – voire la façon dont la supposée racaille des cités est aujourd’hui susceptible de basculer dans l’instant, dans la langue du pouvoir, dans la catégorie du terrorisme.
C’est la raison pour laquelle Foucault, dans son débat avec Pierre Victor, l’un des stratèges de la Gauche prolétarienne, s’oppose frontalement à ce dernier sur la question de la forme tribunal, c’est-à-dire récuse absolument l’idée selon laquelle celle-ci, de quelque manière que ce soit, puisse être récupérée ou accommodée aux conditions d’une justice populaire. Cette forme même est l’instrument de l’ennemi, son invention, l’un de ses outils tactiques les plus importants dans le jeu de la division que le pouvoir royal puis la bourgeoisie se sont évertués à introduire dans les classes populaires.
Je vais en venir tout de suite aux arguments que Foucault oppose au promoteur des tribunaux populaires, mais je voudrais, avant cela faire une mise au point sur le bon usage de Foucault dans les disciplines connexes, proches ou moins proches de la philosophie. Il est de notoriété publique que Foucault est devenu la boîte à idées (c’était son souhait), mais plus fréquemment encore le supermarché où viennent faire leurs emplettes, selon les besoins du moment, les disciplines, empruntant libéralement à son vocabulaire et à son appareil conceptuel, c’est ainsi que les architectes et urbanistes ont fait leur miel de l’hétérotopie, les politistes de son analytique du pouvoir, les sociologues d’autres choses encore, la tribu analytique elle-même, pas rancunière ou sans vergogne n’hésite pas, à l’occasion à missionner Mme Roudinesco pour venir se nourrir sur la bête...
Pourquoi pas, si tel est le destin des penseurs d’exception, mais cela à une condition : que l’on renonce à faire le tri parmi les textes, à hiérarchiser ceux auxquels on accorde une valeur académique voire canonique et ceux que l’on reléguera dans les derniers rayons, au titre d’écrits de circonstances oubliables voire regrettables. Tout est écrit de circonstances chez un penseur de l’actualité, comme l’est Foucault au premier chef, et ce qui se profère dans tel début autour d’un magnétophone avec un chef mao fait partie intégrante de l’oeuvre et doit être pris au sérieux au même titre que, disons, Surveiller et punir ; ceci à partir du moment où cela figure dans les Dits et Ecrits, ce qui veut dire a été validé par l’auteur. Il n’y a pas d’écrits secondaires chez Foucault, et c’est la raison pour laquelle lorsqu’il soutient à l’occasion de cette conversation que, tant qu’à faire, les Massacres de Septembre feraient meilleure figure au titre de la justice populaire que la Terreur robespierriste, je ne prends pas ça comme une sortie de route ou une divagation à mettre sur le compte de la fatigue, je le prends comme une proposition analytique à considérer tout à fait sérieusement, à propos de l’écart béant entre justice populaire et justice d’Etat, royale ou bourgeoise.
Dans le débat qui les oppose, Pierre Victor prend pour modèle la Révolution chinoise et la notion de justice populaire fondée sur la délégation de pouvoir accordée par les masses à des instances adéquates – l’armée populaire, le parti communiste. Foucault part, lui, de l’expérience historique française. Il dit : « En France et, je crois, dans l’Europe occidentale, l’acte de justice populaire est profondément antijudiciaire et opposé à la forme même tribunal ». Cette tradition enracinée dans l’expérience des luttes populaires, des séditions et des révoltes contre la fiscalité et la collecte des impôts remonte loin : au début du XVI° siècle en France. La justice populaire, constamment, c’est ce qui s’oppose à l’instance judiciaire associée à « un appareil d’Etat représentant de la puissance publique et instrument du pouvoir de classe ». La justice populaire conserve et revitalise un certain nombre de gestes archaïques que l’on va retrouver tout au long de la Révolution française, à commencer par la prise de la Bastille – les têtes promenées au bout des piques, etc. Ce qui revient périodiquement dans ces gestes de la justice populaire, à l’occasion des séditions populaires, ce sont des « actes antérieurs à l’instauration du judiciaire ». Les actes de justice réellement populaires sont résolument antijudiciaires, dans la mesure même où le judiciaire, c’est l’Etat, la justice de l’Etat.
Pour ce Foucault (il en est d’autres, ultérieurs, qui « compliquent » la question du gouvernement des vivants, sans revenir explicitement sur la question de la Justice et des pénalités), « il n’y a que deux termes, les masses et leurs ennemis ». Les actes de justice populaire sont tout entiers pris dans cet antagonisme. Il n’est donc pas question que les masses « délèguent » quoi que ce soit dans l’exercice de la justice tel qu’elles le conçoivent, comme le font, selon Pierre Victor, les masses chinoises dans leur cours de leur révolution. C’est qu’avec la figure de la délégation ressurgit immédiatement celle de l’Etat, de l’inscription de la justice dans la dimension étatique – ce à quoi s’opposent, précisément, les masses, de toute leur force. C’est, à la base, la forme même du tribunal qui est incompatible avec l’exercice d’une justice effectivement populaire. « Je ne sais pas comment ça se passe en Chine, dit Foucault, mais regardons un peu méticuleusement ce que signifie la disposition spatiale du tribunal, la disposition des gens qui sont dans ou devant le tribunal. Cela implique à tout le moins une idéologie » [10].
Cette idéologie, c’est évidemment celle de la neutralité de la justice se tenant au dessus de l’affrontement des classes et des intérêts, c’est l’illusion selon laquelle les juges écoutent les deux parties et prennent leurs décisions « en fonction d’idées de justice qui valent absolument », impartialement. Cette disposition tripartie et les rites judiciaires qui en découlent apparaissent à Foucault radicalement « étrangers à l’idée même d’une justice populaire » [11]. Quand les masses identifient un ennemi et le tort qu’il leur a infligé, en se référant à leur expérience propre, elles l’affrontent directement, sans intermédiaire, sans s’appuyer sur « un appareil d’Etat qui a la capacité de faire valoir des décisions » [12].
L’utopie de Foucault, ici, si utopie il y a, c’est celle d’une justice sans Etat, qui oublie l’Etat, n’en passe pas par l’Etat, voire s’oppose farouchement à lui. De la même façon que Foucault sera, dans ses reportages d’idées sur le soulèvement iranien, à la fin des années 1970, fasciné par la figure d’un soulèvement populaire unanime qui, dans sa phase active, dans le déploiement de sa puissance irrésistible, récuse toute forme de représentation, de la même façon, il trouve dans l’éclat des séditions d’Ancien régime un point d’appui pour la notion d’une justice-autre (au sens où il définit les hétérotopies comme des espaces-autres) qui récuse absolument toute notion de délégation (du désir de justice des masses) et rejette toute espèce de culte de l’Etat.
Ce Foucault en quête non pas de modèles historiques alternatifs aux formes modernes de la représentation politique (le régime des partis) ou de l’exercice de la justice par une corporation supposée représentante de la souveraineté populaire, mais du moins de formes autres, de figures du tout autre, autour desquelles pourraient s’agencer des lignes de fuite hors du discours mortifère du « c’est ainsi et il ne saurait en être autrement », ce Foucault fasciné par ces scènes où se trouve suspendue la puissance « naturelle » de l’Etat, ce Foucault n’est évidemment pas celui sur lequel sont le plus portées à s’étendre les savantes études foucaldiennes – mais il existe, je l’ai rencontré, et il suffit de s’attarder un peu dans les Dits et Ecrits pour se persuader que je ne l’ai pas inventé de toutes pièces.
Ce Foucault n’est pas « utopique » au sens où il n’entre nullement dans son propos d’imaginer une fable ou d’imaginer une « île » sur laquelle le monde des pénalités se trouverait tout entier repensé, redressé à l’aune d’une rationalité supérieure ou d’un renversement normatif du genre de celui auquel procède Samuel Butler dans Erhewon, lorsqu’il punit non pas le voleur mais le volé, gardien négligent de ses biens [13].
Cet esprit de l’utopie est totalement étranger à Foucault dont le propos est de desceller les contemporains des évidences discursives et des habitudes pratiques qui les enracinent dans leur présent – les choses pourraient se dire tout autrement, on pourrait faire tout autrement. Dans le domaine des pénalités et des formes de justice, cela veut dire qu’une approche analytique de ces phénomènes se rend sensible au motif du multiple et du relatif – rien de plus singulier, et pour tout dire, bizarre, qu’une société (la nôtre) qui agence au fond tout le système des pénalités non pas sur la violence exercée sur le corps, non pas sur la saisie des biens mais, fondamentalement sur celle du temps de vivre ou de vie – l’emprisonnement. Un système qui, remarque Foucault, se fonde sur l’homologie ou l’homogénéité entre forme salaire ou travail salarié et forme prison – dans les deux cas, c’est sur le temps vécu par l’individu que s’effectue la prise ou la saisie par le capitaliste (l’employeur) ou l’Etat qui punit. Percevoir et nommer, au rebours des sensibilités dominantes, la monstruosité absolue d’un tel dispositif de saisie par l’autorité d’une portion variable du temps de vie de ceux qu’elle épingle comme infracteurs, c’est cela la tâche que s’assigne la philosophie de l’actualité pratiquée par Foucault.
Devenir sensible à la singularité et la bizarrerie de ce dispositif dont la supposée naturalité n’a cessé, dans nos sociétés, de s’enraciner dans notre notion du civilisé, c’est rendre visible la topographie des pénalités selon les temps et les lieux – un archipel, un champ de dispersion infini, sur lequel peuvent s’essayer des modes de classification variés – sociétés enfermantes (les nôtres), sociétés qui exilent, sociétés qui massacrent, etc. – suggère Foucault.
Cette façon de détricoter les évidences discursives et pratiques du présent et de détrôner les formes idéologiques (ici l’idéologie du progrès dans sa version immunitaire notamment) qui les soutiennent, c’est ce que Foucault appelle la critique. La critique est en ce sens ce qui s’oppose à l’utopie. L’utopie dope la critique, ouverte ou subreptice, du présent à l’imagination en opposant les puissances de la fiction aux travers ou à l’étouffante emprise du présent. La critique s’enracine dans le présent en le fissurant, l’excavant en présentant les failles et, à la limite, en exposant l’inconsistance. Mais elle ne fabule pas, elle ne rêve pas – elle est analytique et ce qu’elle a à dire, elle le dit sans détour, que ce soit via des îles enchantées où des peuplades imaginaires. C’est ce que fait Foucault, en ne se contentant pas d’écrire Surveiller et punir, mais en s’investissant dans le soutien aux luttes des prisonniers et en se mêlant des affaires de la Justice sur un mode plutôt offensif et dont le ton ne se retrouve plus guère aujourd’hui, en faisant de la critique une activité et une expérience – « J’ai essayé, en travaillant dans le GIP, sur les problèmes des détenus, d’effectuer une expérience à fond », souligne-t-il dans son entretien avec Ducio Trumbadori [14]. L’expérience, condition de la critique, s’oppose ici à la rêverie, rose ou noire, c’est-à-dire à l’utopie.